Leconte de Lisle : Paysage Polaire

Commentaire composé de ce sonnet extrait des Poèmes barbares

Introduire sur le stéréotype parnassien de l’animal peu à peu cerné dans son décor (Condor, Jaguar chez Leconte de Lisle), cette fois dans un exotisme septentrional qui refroidit plus encore le lecteur. Annoncer les deux directions suivies :

1) Une description évolutive dans une ambiance dysphorique

Le sonnet va du " monde mort " à une vie de " volupté " : comment cela est-il rendu possible ?
Par contraste avec les tercets, les quatrains sont d’abord similaires de plusieurs points de vue :
Chacun coïncide avec la dimension d’une phrase ; et une phrase nominale, qui procède par juxtaposition de groupes que conclut une relative dans laquelle apparaît enfin un verbe d’action attendu : " un monde mort… qui vont dans le brouillard ", " un ciel rugueux… qu’un vent sinistre arrache ".
Chacun privilégie un SENS :
- visuel pour le premier avec cette antithèse des deux directions : " gouffre d’ombre " (vers le bas) et " jets de pics " c’est-à-dire geyser, jet de vapeur qui monte pour se confondre avec les brouillards (vers le haut), dont l’amertume reprend celle de " l’écume de mer " ainsi que le côté péjoratif de cette " ombre stérile " - auditif pour le second, où " les clameurs sépulcrales " sont détaillées au vers suivant très haché : " Les rires, les sanglots, les cris aigus, les râles " et expliquées par ce " vent sinistre " polaire qui " arrache " ces sons au ciel devenu solide (" blocs ") et donnant lieu à la métaphore péjorative du " clairon de fer " (instrument discordant qui diffère totalement d’un cuivre harmonieux). En outre, les quatrains, auxquels on peut ajouter le premier vers du premier tercet (avant que n’apparaissent " les Dieux "), sont unifiés par les seuls éléments naturels d’un même espace désolé : de l’eau pulvérisée au ciel, dans lequel bruit le vent, jusqu’à la banquise de " caps branlants, rongés " par les flots. Sans parler de ces blocs roulants qui ont été attribués par hypallage aux nuages, dont la sonorité rugueuse est obsédante dans ce sonnet par sa constante allitération. Tout cela unifie la description initiale du décor sauvage.
L’évolution de ce premier " bloc " du sonnet avec le second se manifeste aussi par le passage du dynamisme (des flots, du ciel, du vent, de la banquise instable) au statisme, cette fois de ces dieux de la mythologie nordique-scandinave (on est en Islande ici) qui " se roidissent ", comme le justifie la blancheur glaciale du décor – affectionnée des Parnassiens : ils sont " congelés ", de même que semblent l’être ces ours polaires " blanchis par les neiges ". C’est finalement par eux, relancés dans le dernier tercet par un ET d’enchaînement, que se manifeste la seule forme de vie, animale (puisque les dieux semblent morts, par leur " lividité " de cadavres). Mais leur démarche oscillatoire leur confère un aspect maladif : ils auraient des " cous épileptiques ", ce qui expliquerait leur " bave de volupté ". Ce dernier mot sur lequel se fait la chute du poème, de même que leur dynamisme incertain (ils vont en " balançant " comme un être " ivre "), est alors teinté encore de dysphorie.
Il ne nous aura pas échappé que, par ses seules premières phrases nominales, Leconte de Lisle instaure une atmosphère mystérieuse. Il convient maintenant d’en approfondir les procédés.

2) La création d’un univers étrange et fantastique

La première allitération, en M, de l’alexandrin initial, souligne la force de l’univers macabre : même cette " immense écume ", traditionnellement blanche est étrangement noircie en un " gouffre d’ombre " : c’est la là reprise de l’abîme marin typiquement hugolien, ce qui montre au passage combien le Parnasse s’appuie sur les clichés romantiques. Quant aux seules " lueurs ", elles sont " spectrales ", épithète qui appelle à la rime " sépulcrales ", et appartiennent aux flammes de cet " âpre enfer ", lequel n'est pas justifié et questionne le lecteur : pourquoi une telle métamorphose infernale, si ce n'est par fatalité ? Le côté fantomatique du spectre sera repris par ces Dieux congelés qui ne peuvent rajeunir : comme les ours " antiques " de l’Arctique, ils appartiennent aux " vieilles races " et ne parviennent pas à revivre, à se manifester par une renaissance dans ce monde de blancheur désolée qui annonce la " blanche agonie " du cygne mallarméen, dans un sonnet aussi froid.
En revanche, ce sont les éléments traditionnellement inanimés du décor polaire qui se trouvent ici personnifiés. Tel cette épithète " convulsifs " qui, dès le troisième alexandrin, concorde avec les mouvement d’un être " ivre " ou, mieux encore, " épileptique ". Le poète a calculé ce détail pour unifier le mouvement du geyser aérien, dont " éperdument " lui confère un caractère mental (il en va de même pour ces " flots voraces " qui eux aussi attaquent), avec celui de l’animal pesant, qui se trouvent ainsi rapprochés.
De même, une vie de l’au-delà anime ces " clameurs sépulcrales ", quasi identifiées à des oiseaux invisibles qui " passent à plein vol ", et dont " les rires, les sanglots, les cris aigus, les râles " semblent ceux de tous ces explorateurs, lesquels, atteints par une ivresse du monde polaire, se sont perdus dans ce trop vaste et trop inhumain décor. Il ne reste d’eux que ces traces auditives qui le hantent sous l’action " d’un vent sinistre ".
Mais, selon un processus descriptif de suspense, le paroxysme de l’étrange et du fantastique est atteint sur les hauteurs que dépeignent les deux tercets. Sur ces sommets instables puisque situés sur la mer, donc en se " balançant " comme les cous des ours, voici que se manifestent les dieux nordiques, dont l’épithète " brumeux " reprend " le brouillard " du premier quatrain. Une question reste en suspens à leur sujet : sont-ils réels dans leur congélation de cadavres livides sous la glace, ou bien n’existent-ils que dans " leur rêve " ? Avec ce mot, le poète parnassien atteint une intériorité de type romantique : comme Hugo devant les ruines de Heidelberg qui sent la présence de l’au-delà dans son rêve mélancolique, de même Leconte de Lisle se prend à vouloir faire rêver le lecteur/auditeur devant une Islande métamorphosée, en lui donnant l’impression qu’elle est hantée par Thor ou Odin revenus chez les " vieilles races ", notamment celle des Viking...
Mais devant une telle invraisemblance, le poète se rattrape en assimilant ces divinités aux ours, comme si leur grandeur et leur monstruosité maladive, héréditaire, qui fait le sel de la chute du sonnet, était leur réincarnation dans ce monde " barbare ".
Par le rythme binaire saisissant dans cette dernière strophe : cf. la coupure entre " grands ours " et " blanchis par les neiges ", " çà et là ", " balançant (= verbe) leurs cous (= c.o.d.) ", " Ivres et monstrueux ", " bavent (= verbe) de volupté (= c.c. cause) ", on a la sensation que leur démarche en deux temps, aussi pesante que l’est le destin fixé par les dieux, écrase ces banquises, dont le côté " branlant " se trouve ainsi justifié. Une malédiction cette fois animale semble alors frapper ce paysage où la subjectivité de l’observateur / auditeur ne s’est nullement manifestée.