Ionesco : Rhinocéros

Lecture méthodique de ce dénouement

RHINOCÉROS. Pièce en trois actes créée dans sa version française à Paris à l’Odéon-Théâtre de France le 22 janvier 1960. Elle s’appuie sur une expérience personnelle traumatisante (le jeune Roumain avait fui la «nazification» de son pays en 1938), partagée par de nombreux contemporains. Ce sérieux tragique a pour contrepartie le comique grotesque qui repose sur la métamorphose, laquelle, comme toute action chez Ionesco, passe par le dérèglement du langage, symbolisé par le discours d’un «Logicien professionnel». Au premier acte, celui-ci emporte l’adhésion d’un «Vieux Monsieur» à l’aide de sophismes: «Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat», usant de prémisses fallacieuses au moment même où il prétend expliquer le principe des syllogismes. La naïveté et l’égocentrisme de son interlocuteur, facteurs de comique («C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate»), dénoncent la séduction des «intellectuels, idéologues et demi-intellectuels à la page» à qui Ionesco attribuera, dans Notes et Contre-notes, une grande responsabilité dans la montée du nazisme: «Ils étaient des rhinocéros. Ils ont, plus que la foule, une mentalité de foule. Ils ne pensent pas, ils récitent des slogans “intellectuels”.»

La pièce met en scène une petite ville tranquille soudain bouleversée par la métamorphose de ses habitants en rhinocéros. Seul Bérenger, un marginal qui refuse toutes les formes de conformisme, n’est pas atteint. Au dénouement, il s’interroge sur sa situation : ne serait-il pas plus simple de faire comme tout le monde ? Mais il garde ses certitudes : « Un homme qui devient rhinocéros, c’est indiscutablement anormal », et son langage, initialement fantaisiste, s’ancre peu à peu dans un fonctionnement cartésien qui annonce la « résistance » finale à la folie générale. Ainsi accède-t-il au statut de «héros», si peu prévisible dans l’œuvre de l’inventeur des Bobby Watson (voir La Cantatrice chauve).

RESUME. La soudaine apparition d’un rhinocéros provoque la stupeur et occupe quelque temps la conversation des passants : Bérenger, plumitif timide et velléitaire, son ami Jean, avec lequel il se dispute, et un chœur de personnages falots que domine un «logicien»; puis, malgré le passage d’un second animal, tout semble rentrer dans l’ordre (Acte I). Le lendemain, au bureau où travaillent Bérenger et Daisy, une jolie dactylo qui a également assisté à l’incident, employés (Dudard et Botard) et chef de service (M. Papillon) se montrent incrédules. Mais, bientôt, apparaît un nouveau pachyderme que Mme Bœuf reconnaît pour son époux, dont elle était venue excuser l’absence (Acte II, premier tableau). Dans sa chambre, Jean se métamorphose lui-même en rhinocéros sous les yeux de Bérenger (Acte II, deuxième tableau). Traumatisé par ce bouleversement, Bérenger, reclus dans sa propre chambre, découvre l’ampleur de l’épidémie de «rhinocérite» à laquelle, un moment, il aspire à succomber. Abandonné de tous, même de Daisy, pourtant éprise de lui, il vacille un instant puis, s’armant d’une carabine, décide de ne pas «capituler» (Acte III).

Dans cette fin de pièce, 2 parties se dégagent à la lecture du monologue du personnage héros Bérenger :
(a) Sa prise de conscience que, n'ayant pas été métamorphosé comme autrui en rhinocéros, il est moins beau que ses "semblables" et désespère, de façon pessimiste.
(b) Sa décision inverse de résister "contre tout le monde", de façon optimiste – car il refuse de se laisser contaminer par cette maladie qu'est la rhinocérite, qui est le versant physique de la maladie mentale de la contagion par des idéologies.
On interprète ces deux volets contradictoires comme un réveil faisant passer du cauchemar du premier à la réalité plus positive du second.
Avant d'entrer dans l'étude de détail, un mot sur l'importance de la biographie : Ionesco a vécu ou bien connu en Roumanie cette contagion de l'idéologie imposée par un régime totalitaire : on comprend que son dernier mot soit un cri de révolte.

Partie 1, dominante :

Les didascalies permettent la compréhension de la scène : sans elles, on ignorerait qu'il s'agit de portraits auxquels Bérenger se compare. Plus généralement, elles sont indispensable à ce genre de théâtre dit de l'absurde (ici absurdité de la situation rhinocérite) où elles abondent, car ce sont elles qui indiquent les changements importants quand il y en a.
Est-ce à cause de l'émotion ? en tout cas,
- les phrases simples et courtes à point d'exclamation,
- le vocabulaire limité avec l'emploi par le protagoniste de mots peu recherchés, banals, dont la naïveté est enfantine, et dont la répétition a quelque chose de lassant : "C'est moi, c'est moi. Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. Je n'ai pas de corne, hélas ! Que c'est laid, un front plat. Mais ça ne pousse pas ! etc."
tout cela traduit une situation qui a perdu de son sens. Il s'agit pour l'instant d'un autoportrait où le protagoniste passe en revue successivement sa tête, ses mains (qu'il voudrait rugueuses), sa peau (qu'il voudrait dure, vert sombre et glabre), cela pour constater de visu qu'il ne ressemble pas à ce rhinocéros que sont devenus les siens. De là son sentiment d'impuissance et son auto-dévalorisation.
Mais la vue de son corps nu, car Bérenger est passé aux actes en se déshabillant, ne suffit pas et il passe à l'ouïe en voulant copier les barrissements de pachyderme qu'il se met à pousser avec des interjections répétées ("Ahh, brr !") qui augmentent l'impression de non-sens.
La nuance "Je n'arrive pas à barrir. Je hurle seulement." révèle l'emprisonnement dans la condition humaine, laquelle est déplorée. Il aboutit alors à ce renversement paradoxal de valeurs qui lui fait dire, toujours dans la répétition, "Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre." pour signifier son obsession de n'être qu'un homme ; en revanche le rhinocéros n'a pour lui rien de monstrueux et reste le modèle à adopter.
La partie que nous avons isolée se termine par un élargissement : effet, en guise de conclusion sur son sort, Bérenger passe de sa situation actuelle JE-ICI-MAINTENANT à la généralisation se son cas : malédiction à celui qui ne peut être conforme à la norme de ses semblables : "Comme je suis laid ! Malheur à qui veut conserver son originalité !"

Partie 2, minoritaire :

Aux présents qui décrivent son actualité succèdent les futurs avec la promesse réitérée : "Je me défendrai !", comme si soudain le "brusque sursaut" évoqué par la didascalie était celui du réveil d'un cauchemar : non, Bérenger n'est pas prisonnier mais bien libre dans sa condition d'être humain. Il a pris son parti de ne pas pouvoir être l'animal en question : "Eh bien, tant pis !" et affirme cette fois au contraire sa volonté d'anti-conformisme : "contre tout le monde", puisqu'il sait qu'il est radicalement différent d'autrui. On peut d'autant plus parler de résistance que le champ lexical est celui de la guerre : "Ma carabine, ma carabine ! Je ne capitule pas !"
Cette apologie de la Révolte qui fait songer à cet autre auteur de l'Absurde qu'est Camus n'est pas sans rappeler au XIX siècle Rimbaud mais surtout Hugo qui proclamait, comme ici Bérenger, "Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là."

En conclusion, au ton de dérision pathétique de la première section (constat amer de ne pouvoir imiter) succède l'enthousiasme exalté de la seconde : la chasse aux rhinocéros (= autrui) reste ouverte, comme l'indique la dernière didascalie, primordiale pour la compréhension, comme les précédentes. L'absurdité d'une situation sociale et politique n'est faite que pour être combattue, tel semble être le message optimiste lancé par Ionesco à ceux qui, comme lui, ont dû subir la pression du conformisme.