Rousseau : Cinquième Promenade solitaire des Rêveries
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image: mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'allait coucher content de sa journée et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cette île durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on me dise à présent ce qu'il y a là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer à cette habitation chérie sans m'y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir.
J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d'y trouver enfin la suprême félicité.
Toute est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être: il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire: Je voudrais que cet instant durât toujours; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Commentaire composé de cette description
Une idée
reçue sur Rousseau est son retour simpliste à la nature (cf.
l'ironie de Voltaire à son égard). Or ce texte célèbre
des
Rêveries
prouvera à l'inverse la
complexité, la réflexion étayée que recèle cette position.
Par conséquent l'on étudiera d'abord les aspects descriptifs
du tableau qu'il dépeint à son lecteur, pour ensuite passer à
la philosophie que lui inspire cette nature, ce qui correspond
globalement au mouvement du texte allant de l'individuel
concret au général abstrait.
Premier point
: esthétique du rythme binaire.
L'eau du lac où se passe la scène insulaire ("parcourir
l'île"), faite de "flux et reflux" (l. 12), inspire à
l'écrivain une organisation binaire de la description : au
"Quand le lac agité" initial et diurne répond au second § le
"Quand le soir approchait", tous deux suivis de l'imparfait
dominant qui instaure le règne des habitudes, que l'on sentait
dans les promenades solitaires et rêveuses.
Cette répartition temporelle reprise par "tantôt les réduits"
(lieu à vue limitée) / "tantôt les terrasses" (vue non
"bornée" grâce à l'élévation) a pour corollaire l'organisation
spatiale en "d'un côté les montagnes", elles-mêmes comme des
vagues "bleuâtres" (l. 6) / "de l'autre les plaines" qui
semble prolonger la surface des eaux calmes. Ajoutons qu'au
privilège sensoriel (cf. "fixant mes sens" l. 9) du "coup
d'œil", du regard dans le premier § succède celui du "bruit
des vagues" (l. 8), "bruit continu" (l. 13) du deuxième § qui
quitte le terrestre pour revenir au lacustre.
L'effet
produit est que ce qui est signifié par les mots coïncide
parfaitement avec la forme du style.
Si Rousseau pouvait dire qu'un tel paysage "me berçait" (l.
27), le lecteur peut en dire autant par le rythme binaire des
phrases et les antithèses qu'elles recèlent, distribuées de
façon régulière :
Second point
: le goût du jeu avec les contraires fait évoluer la
description vers le complexe.
C'est au moment où le jour et la solitude de
JE-Jean-Jacques
finissent
(par l'interruption du groupe
anonyme "nous" / "on" qui reprend ses droits autour
d'activités en commun, au § 3) que l'expérience
introspective
commence
.
C'est aussi le moment où l'espace naturel (extérieur) de
Jean-Jacques promeneur le cède à l'espace mental (intérieur)
de Jean-Jacques poète. Avec "âme" (l. 9), "en moi" (l. 17) et
"mouvements internes" (l. 16), on sent que quelque chose de
plus profond - comme sous la surface du lac - se joue dans
cette prose, dont le côté poétique et ludique, perceptible
dans l'oisiveté et le jeu des rythmes, cède la place à une
réflexion plus sérieuse.
En effet, il faut et suffit une concentration du jeune homme
assis "dans quelque asile caché", devant le clapotis de l'eau
calme comme lui, pour qu'il éprouve "avec plaisir" le
sentiment de son "existence" (l. 19). Un lecteur du XXè s. ne
peut s'empêcher de rapprocher cette expérience de celle des
phénoménologues et autres existentialistes, dont Sartre a fixé
le modèle dans son roman
La
Nausée
. Toutefois, comme l'indique ce titre négatif, Sartre se situe
à l'opposé de l'optimisme idéaliste de Rousseau qui tente ici
de définir un bonheur que ne vient troubler aucun désir
extérieur.
Cette
philosophie sera plus évidente dans le dernier § avec les
réécritures insistantes : l'expression "choses passent et
changent nécessairement" (l. 48) paraphrase la "réflexion sur
l'instabilité des choses" (l. 22), mais sur un ton plus grave.
Cela est dû à l'abandon de la perspective individuelle (JE
subjectif avec imparfait du vécu personnel) au profit de la
généralisation au présent de vérité : "tout est dans un flux
continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et
arrêtée" (l. 47), où l'on retrouve le besoin des
antithèses.
L'eau du lac n'est plus alors qu'un prétexte à cette
démonstration sur la mobilité dans l'immobilité, sur le
discontinu au cœur même du "mouvement continu" (l. 26) - de là
l'antanaclase que l'on établit entre ce flux et le tout
premier "flux et reflux" (l. 12) moins abstrait que
maintenant.
Par une comparaison géométrique au § 5 (l. 41-43), l'auteur
en vient à comparer les "courts moments de délire et de
passion, des plus douces jouissances et des plaisirs les plus
vifs" à des "points biens clairsemés (= discontinuité) dans la
ligne de la vie" (= continuité). Or, contre cette
fragmentation : "Ils sont rares et trop rapides pour
constituer un état", Rousseau en vient au thème central de
cette page, qui n'avait pas été nommé explicitement jusque-là
: "le bonheur que mon cœur regrette, n'est point composé
d'instants fugitifs mais un état simple et permanent" (l.
43-45).
Cette définition n'intervient qu'après une conclusion amorcée au § 4 par "Telle est… la manière dont j'ai passé…" et distanciée par l'usage du passé composé. De sorte que le bonheur vécu sur l'île appartient à un passé révolu, coupé de l'actualité du locuteur, et s'appréhende sur le mode des "regrets" (l. 37), de la nost (retour)-algie (douleur), c'est-à-dire du souvenir négatif.
Avec les deux derniers § (5 et 6), l'expérience insulaire n'apparaît plus alors que comme un exemple, parmi d'autres, de durée heureuse trop courte. Du fait même que tout n'est qu'un "flux continuel" (l. 47), la démonstration aboutit au constat pessimiste : "rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe" (l. 50-51). Ce n'est ainsi qu'après coup que le "séjour" dans l'île perd de sa valeur, du fait même qu'il n'apparaît plus que comme un instant passager, qui, rétrospectivement, fait souffrir par "les élans du désir" (l. 39).
Après l'ESPACE, Rousseau avoue donc son échec à saisir le TEMPS dans sa "durée", sa continuité, qui offriraient "le charme" voire "la suprême félicité". Le texte s'achève ainsi sans surprise sur une tonalité angoissée qui contraste avec la sérénité du début : "comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?" (dernière phrase) L'antithèse affecte ici la temporalité des deux époques de la vie de Jean-Jacques, où règnent désormais éphémère et vacuité.
Finalement,
ce qui nous aura le plus marqué dans cette antithèse entre
- l'avant / plein / continu / à l'imparfait, et
- l'après / vide / discontinu / au présent,
c'est ce retournement actuel du moi philosophe triste (échec
lié au temps, abstrait : cf. l. 53 l'oxymore du souhait
irréalisable "Je voudrais que cet instant durât toujours") sur
l'heureux moi poétique du passé (réussite liée à l'espace,
concret).
Ce basculement vers le type textuel argumentatif, après la
description de l'île, s'est opéré subtilement avec un
interlocuteur anonyme fictif : "Qu'on me dise à présent ce
qu'il y a là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des
regrets si vifs…" (l. 34, au § 4), comme si le narrateur avait
besoin qu'on lui objecte une raison pouvant justifier que des
plaisirs simples, vécus près d'un lac qui annonce au XIXè s.
celui, Romantique, de la poésie versifiée de Lamartine aux
accents similaires (lyrisme devant l'inévitable écoulement :
"O Temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
suspendez votre cours !"), puissent ultérieurement déclencher
tant de nostalgie et de mélancolie. Si bien que la
démonstration abstraite prend sa source dans un mystère
"sensible" à élucider ; n'est-ce pas là une noble origine du
discours philosophique si à l'honneur en ce XVIIIè siècle
?