Quand sur
vos cheveux blonds, et fauves au soleil,
Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,
Je pense au tigre dont le pelage est pareil :
Fond roux, rayé de noir, splendeur de l’épouvante.
Quand le rire fait luire, au calice vermeil
De vos lèvres, l’éclat de nacre inquiétante,
Quand s’émeut votre joue en feu, c’est un réveil
De tigre : miaulements, dents blanches, mort qui
tente.
Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,
Quoique plus belle, enfin vous ressemblez toujours
A celui que parfois votre bouche dénigre.
D’ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois ?
On ne peut pas savoir qui l’on rencontre au bois :
Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre.
Commentaire composé de ce sonnet
Exactement
contemporain du poème étudié de Corbière (1873), ce sonnet
jovial dédié à cette jolie "Madame" qu'il apostrophe à la
chute humoristique (on verra à quoi est dû cet humour) est à
l'opposé du pessimisme du Crapaud. Il s'agit d'une esquisse de
BLASON (portrait du corps féminin, plus précisément du visage,
dans les quatrains), genre mettant à l'honneur l'éclat de la
parure. Mais les tercets suivent une autre logique, car ils
substituent un discours de mise en garde à la première
description reposant sur la métaphore filée de la Féline, dans
le sillage du roman de Balzac : La Cousine Bette (qui elle est
une lionne).
Le thème du bestiaire sert ici à identifier moins le locuteur
(= le poète) que son interlocutrice.
Observation de la tigresse
Les deux quatrains sont unis par un parallélisme syntaxique, puisqu'ils répètent la subordonnée temporelle antéposée : "Quand sur vos cheveux blonds… Quand le rire fait luire… Quand s'émeut votre joue…" : ANAPHORE.
Autre point commun grammatical : l'abondance de groupes nominaux (noms + épithètes) au détriment des verbes ; on remarque ainsi que le REJET du groupe "De tigre" au v. 8, qui répond à celui "De vos lèvres" au v. 6, met en relief le mot-clé du poème.
Un point
commun au niveau rythmique : chacun des deux se termine sur un
groupe ternaire que découpent les virgules :
"Fond roux" (A) "rayé de noir" (B) "splendeur de l'épouvante"
(C) "De vos lèvres" (A) "l'éclat de nacre" (B) "inquiétante"
(C) "miaulements" (A) "dents blanches" (B) "mort qui tente"
(C) Une progression est évidente : alors que le premier
quatrain est consacré au "pelage blond roux, rayé de noir" des
cheveux, le second passe au vermeil du "calice des lèvres" (le
calice sacré de la religion sert ici de comparant au détail
sensuel : voilà une provocation du poète), au feu de la joue
(embrasée par l'émotion amoureuse), enfin à "l'éclat de nacre"
des "dents blanches, mort qui tente" où l'on sent les CROCS
(=? Cros) de la tigresse. D'un quatrain à l'autre se précise
ainsi l'art du peintre coloriste.
Cette agressivité innocente trouve une explication par rapport à l'observateur de la belle tigresse, c'est-à-dire celui qui dit "JE pense" au troisième alexandrin. En effet la douceur "des rubans de velours" dont elle se pare ne font violence qu'à celui qui l'appelle "méchante", sans doute pour d'obscures raisons qui tiennent à la relation amoureuse.
On note le goût de l'antithèse : au-delà des couleurs contrastées ("Fond roux, rayé de noir" et vermeil des lèvres sur la blancheur éclatante des dents), chacun des quatrains se termine sur "splendeur de l'épouvante" et "mort qui tente" qui associe le négatif au positif : le poète est à la fois épouvanté et tenté par cette beauté fatale. Mais la parure dans le premier quatrain, et le rire à base de "miaulements" dans le second, dédramatisent cet aspect "inquiétant".
Du reproche à l'invitation
La relance du premier tercet par "Et puis," semble vouloir rajouter autre chose à la comparaison qui vient d'avoir lieu. En effet avec l'impératif "regardez-vous" (qui rompt avec les indicatifs précédents), le poète se permet de donner un conseil, celui de la d'exercer la lucidité sur soi : il demande à la jeune tigresse d'être consciente de ce qu'elle est, de qui elle est, une fois ôtée sa parure ("Même sans ce velours").
Du fait que "dénigre" rime avec "tigre" (mot-clé au bout du dernier vers), c'est à lui qu'elle ressemble, à ce poète dont elle dit du mal, sans doute par le simple fait de ne pas le considérer à sa juste valeur, celle du soupirant qui veut la séduire. Ce qu'il fait précisément, à travers ce sonnet blason, et en continuant de la flatter : "Quoique plus belle".
On assiste ainsi à la mise en place d'une stratégie de séduction de la part du locuteur poète (= Charles Cros), qui procède à demi mots et par sous-entendus. En faisant cesser la description au profit d'une conversation (cf. l'acte de parole du dénigrement), un tigre reproche à une tigresse de ne pas avoir reconnu leur similitude, voire leurs affinités naturelles.
Si bien que le premier vers du second tercet relance cette fois par "D'ailleurs", en émettant l'hypothèse interrogative d'une rencontre plausible : " si vous tombiez sous sa griffe, une fois ?" La menace de tomber sous la griffe du tigre équivaut ici, toujours par sous-entendu, à la douceur de se laisser séduire par le poète, qui parle ainsi de lui à mots couverts et à la 3ème personne. Le démonstratif indéfini "celui que" cesse d'être mystérieux une fois que l'on a identifié ce tigre qui veut être si proche de sa tigresse. Et le "une fois" ressemble encore à une prière : cédez-moi ne serait-ce qu'une fois...
Suggérer ainsi la douceur de l'amour à travers la menace de la griffe constitue une ANTIPHRASE (cf. L'esclavage des nègres de Montesquieu sur cette autre figure de rhétorique).
Quant aux deux derniers vers ils résonnent comme un avertissement allant dans le même sens, en paraphrasant "dénigre" par "dire du mal de". Il peut se traduire comme l'acte de parole suivant : méfiez-vous du tigre (= moi) que vous risquez de "rencontrer au bois", c'est-à-dire dans son repaire (= à l'abri du regard d'autrui).
La répétition de l'indéfini ON sert à justifier la rencontre des deux personnes en particulier, en les englobant dans une vérité générale (cf. le présent) : "on ne peut pas savoir". Cet indéfini est lié à l'interdiction impersonnelle "il ne faut pas" (proche de l'impératif précédent) : comme la 3ème personne, ils masquent la présence du locuteur, qui évite ainsi de dire JE (je vous interdit de me fuir). Un jeu de masque, donc, à mots couverts, qui concorde parfaitement avec le thème du Félin dont on connaît la duplicité (cf. Les Chats de Baudelaire).
Finalement, y a-t-il respect ou irrespect de l'interlocutrice appelée "Madame" ? Si le poète s'affiche ouvertement au vers 3 ("Je pense"), c'est durant la description flatteuse ; mais s'il s'absente ensuite, en se cachant derrière "celui que", c'est parce qu'il a l'audace de la provoquer ; or n'est-ce pas risqué de défier ainsi une tigresse ?
Le fait de vouloir l'amadouer en lui suggérant qu'elle aussi puisse être victime, et encourt un risque ("si vous tombiez sous sa griffe, une fois ?"), contredit l'idée que le poète veut la dompter, et possède une position de supériorité par rapport à celle qu'il désire. Son conseil ("regardez-vous") masque à peine une invitation à l'amour partagé (la rencontre au bois : lieu mythique des interdits à transgresser). C'est un sonnet visant à séduire la Belle, dans la tradition des poètes de la Renaissance (Ronsard, Scève, Du Bellay, etc.), qui avaient inauguré ce genre du blason.
En
conclusion, on dira que ce qui fait l'originalité de ce sonnet
c'est assurément son net partage entre le contenu des
quatrains (comparaison filée) et celui des tercets (le retour
demandé de la tigresse vers le tigre). Leur unité provient de
la stratégie argumentative qui leur est sous-jacente et que
l'on résumera ainsi : regardez-vous, tigresse pareille, même
sans parure, à un tigre dont vous ne pouvez donc pas dire de
mal, mais au contraire rejoindre au bois...
Quant au bestiaire d'une tigresse face à son tigre, il n'a
pour but que de suggérer l'union d'un couple, qui est le
"Conseil" central du poème.