LA SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE EN RÉSUMÉ

Louis HÉBERT
Université de Rimouski


La sémantique interprétative fondée par F.Rastier, élève de Greimas et de Pottier, est une synthèse «de seconde génération» de la sémantique structurale européenne, développée à la suite des travaux de Bréal et Saussure, puis Hjelmslev, Greimas, Coseriu, Pottier. (On trouvera plus loin une représentation visuelle synthétique des décompositions et classements qui rendent compte de l'appareil conceptuel de la sémantique interprétative : «L'arbre de la sémantique interprétative».)

Selon la sémantique interprétative, quatre composantes structurent le plan sémantique des textes (le plan du contenu, des signifiés, par opposition à celui de l'expression, des signifiants): la thématique (les contenus investis), la dialectique (les états et processus et les acteurs qu'ils impliquent), la dialogique (les évaluations modales, par exemple véridictoires : le vrai/faux, thymiques : le positif/négatif) et la tactique (les positions linéaires des contenus). La microsémantique est rattachée aux paliers inférieurs du texte (du morphème à la lexie), la mésosémantique, aux paliers intermédiaires (du syntagme fonctionnel à la période, ce dernier palier pouvant dépasser une phrase) et la macrosémantique, aux paliers supérieurs du texte (au-delà de la période et jusqu'au texte). En simplifiant, nous dirons que ces trois groupes de paliers correspondent, respectivement, au mot, à la phrase et au texte.

REMARQUE : Les signes conventionnels qu'emploie la sémantique interprétative permettent, notamment, de distinguer «signe», signifiant, 'signifié', /sème/ ou /isotopie/, //classe sémantique//,  --> |réécriture|.

Les unités sémantiques connaissent deux statuts. Le type est une unité manifestée plus ou moins intégralement à travers ses occurrences (ainsi le contenu en langue du morphème «eau» est un type susceptible de varier en fonction de ses occurrences dans diverses locutions ou phrases). Le signe linguistique minimal s'appelle un morphème. Une lexie est une unité fonctionnelle regroupant plusieurs morphèmes (fût-ce par syncrétisme dans une même position linéaire morphémique) et qui peut correspondre à plus d'un mot («eau», «pomm-e d-e terr-e», «march-er») [1].Le sémème est le signifié d'un morphème et lasémie, le signifié d’une lexie. Pour simplifier la représentation de l'analyse des sémèmes, un sémème est généralement désigné par le mot dans lequel il figure (par exemple 'couteau'et 'fourchette'désignent les sémèmes 'cout-'(cf. «couteler») et 'fourch-'(cf. «fourche»)). L'allotopieest la relation d'opposition induite entre deux sémèmes (ou groupes de sémèmes, comme une lexie par exemple) comportant des sèmes incompatibles (par exemple dans ‘neige noire’). Deux types de connexions sont possibles entre sémèmes (ou groupes de sémèmes). Laconnexion métaphorique relie deux sémèmes présents dans la suite linguistique (dans une comparaison, par exemple). La connexion symbolique (par exemple, dans une métaphore in absentia, c’est-à-dire dont le terme comparé est absent) relie deux sémèmes dont l'un seulement appartient à la suite, l'autre appartenant à sa lecture: dans « L'Aigle a terrassé l'Ours », |'États-Unis'| et |'URSS'| sont des réécritures et appartiennent uniquement à la lecture. Dans une connexion, les deux sémèmes connectés possèdent au moins un sème (générique) incompatible et au moins un sème (spécifique) identique. Ainsi dans « Cette femme est une fleur », la connexion métaphorique implique les sèmes incompatibles /humain/ et /végétal/ tandis qu'un sème comme /beauté/ se trouve dans les deux sémèmes.

Le signifié des unités sémantiques se décompose en sèmes. Un sème générique note l'appartenance du sémème à une classe sémantique (un paradigme sémantique). Un sème spécifique distingue un sémème de tous les autres de la même classe. Les sèmes spécifiques d'un sémème forment son sémantème; ses sèmes génériques, son classème. Il existe trois sortes de sèmes génériques: microgénérique, mésogénérique et macrogénérique. Ils correspondent à trois sortes de classes sémantiques : respectivement, les taxèmes (classes minimales d'interdéfinition), les domaines (liés à l'entour socialisé et correspondant souvent aux indicateurs lexicographiques, par exemple : chim., phys.) et lesdimensions (classes de généralité supérieure regroupées par oppositions, par exemple, //animé// vs //inanimé//, //concret// vs//abstrait//, //humain//vs //animal//, //animal// vs//végétal//, etc.). Par exemple, le taxème des //couverts// (ustensiles) comporte trois sémèmes. Chacun contient le sème microgénérique /couvert/ et se distingue des autres sémèmes du même taxème par un sème spécifique, respectivement: /pour piquer/ dans 'fourchette', /pour couper/ dans 'couteau'et /pour contenir/ dans 'cuillère'. Comme ce taxème est englobé dans le domaine //alimentation//, les trois sémèmes contiennent aussi le sème mésogénérique /alimentation/. Enfin, les trois sémèmes participent également de dimensions communes définissant des sèmes macrogénériques, comme /inanimé/.

Les sèmes appartenant au sémème-type en langue sont appelés sèmes inhérents et sontactualisés en contexte, sauf instruction de virtualisation (neutralisation). Les sèmes afférents sont des sèmes présents uniquement dans le sémème-occurrence, c'est-à-dire uniquement en contexte. L'ensemble des sèmes actualisés en contexte, qu'ils soient inhérents ou afférents, définit le sensde cette unité. La signification est alors l'ensemble des sèmes (inhérents) d'une unité définie hors contexte et hors situation. L'itération en contexte d'un même sème — peu importe qu'il soit inhérent ou afférent — fonde une isotopie. Ainsi, la phrase «Je me sers d'un couteau uniquement pour cueillir les petits pois» contient notamment l'isotopie (mésogénérique) /alimentation/ qui indexe les sémèmes 'couteau'et 'pois'. Elle virtualise le sème inhérent spécifique /pour couper/ dans 'couteau'et y actualise le sème afférent /pour prendre/.

L'interprétation est une opération stipulant le sens d'une suite linguistique. Une lectureest son produit. L'interprétation intrinsèque met en évidence les sèmes présents dans une suite linguistique et donne unelecture descriptiveou une lecture réductive méthodologique (limitée consciemment). L'interprétation extrinsèque ajoute des sèmes ( lecture productive ) ou en néglige erronément ( lecture réductive ). Uninterprétant est un élément du texte ou de son entour (contexte non linguistique) permettant d'établir une relation sémique, c'est-à-dire en définitive d'actualiser ou de virtualiser au moins un sème. Par exemple, l'identité des signifiants phoniques (homophonie) permet d'actualiser simultanément les sèmes mésogénériques /religion/ et /sexualité/ dans le «Cachez ce sein que je ne saurais voir» du faux dévot Tartuffe (Molière). Un topos( topoïau pluriel) est un interprétant socionormé souvent formulable en un axiome (par exemple, la campagne est préférable à la ville, dans le récit du terroir). La production d'une lecture s'opère par des réécritures. Uneréécriture est une opération interprétative de type X -> Y(instaurant un micro-parcours interprétatif), par laquelle on réécrit un ou plusieurs signes, signifiants, signifiés en un ou plusieurs signes, signifiants, signifiés différents. (La réécriture = opération interprétative ou opération permettant de représenter les interprétations, peut relever d'une intérprétation intrinsèque ou extrinsèque, sauf dans la réécriture par conservation. En définitive, une réécriture permet de lexicaliser une unité non lexicalisée ou de la lexicaliser différemment [de suppléer]. Une réécriture permet de mettre en évidence un contenu d'une unité.) [2].L'unité-source appartient au texte-objet et l'unité-but, à sa lecture (bien qu'elle puisse avoir des correspondances dans le texte-source).

Une molécule sémique est un groupement de sèmes (spécifiques) co-récurrents (apparaissant ensemble) diversement lexicalisé dans des occurrences qui reprennent un nombre variable des sèmes constitutifs du type [3].En particulier, un acteur, unité de la dialectique macrosémantique, est une molécule sémique lexicalisée dans ses occurrences au palier mésosémantique, appelées actants (sans lien direct avec la notion homonyme de Greimas). Par exemple, l'acteur 'cigale'dans «La cigale et la fourmi» se manifeste dans les occurrences suivantes, dans leur ordre d'apparition tactique: 'la cigale', 'se', 'elle', 'sa', 'lui', 'je', 'elle', 'animal', 'vous', 'cette emprunteuse', 'je', 'vous'.Un acteur n'est pasa priori limité à une classe particulière de l'ontologie naïve (humain, objet, concept, etc.). Un faisceau isotopique est un groupe d'isotopies indexant plus ou moins les mêmes unités (au niveau d'analyse le plus fin, les mêmes sémèmes). Une molécule induit, produit un faisceau d'isotopies (spécifiques).

Enfin, les primitives, sèmes non encore construits, sont des universaux de méthode (et non de fait) qui permettent d'indiquer les relations entre sèmes et donc de structurer l'inventaire sémique d'une unité. Sans exclusive, la sémantique interprétative emploie principalement lescas sémantiquessuivants: ACC (accusatif): patient d'un processus; ATT (attributif): caractéristique; BÉN (bénéfactif): entité bénéficiaire [4] ; DAT (datif): entité qui reçoit une transmission; ERG (ergatif): agent d'un processus; FIN (final): but; INST (instrumental): moyen employé; LOC (locatif): localisation spatiale (LOC S) ou temporelle (LOC T); RÉS (résultatif): résultat, conséquence; COMP (comparatif): comparaison. Par exemple, le sémème-type en langue 'tuer'recouvre certes un processus impliquant les sèmes /inanimé/ et /animé/ [5],mais ceux-ci sont alternatifs à l'ergatif (ce qui tue sera animé ou inanimé) et seul le second se retrouve à l'accusatif (ce qui est tué est, par définition, animé ; cependant /animé/ pourra être virtualisé en contexte et remplacé par /inanimé/, par exemple dans tuer le temps). Les graphes sémantiques (inspirés de Sowa, 1984) sont un formalisme permettant de représenter visuellement des structures sémiques, c’est-à-dire des sèmes et les primitives qui les unissent. Les cas sont alors des liensreliant des sèmes (par exemple des acteurs) constitués en noeuds. Les graphes sémantiques connaissent deux formats: propositionnel et (proprement) graphique. Dans le format propositionnel, textuel, les liens figurent entre crochets et les nœuds entre parenthèses. Par exemple, la structure évoquée précédemment peut se représenter ainsi: [animé] ou [inanimé] <- (ERG) <- [TUER] -> (ACC) -> [animé]. Dans le format proprement graphique, on emploie, respectivement les cercles elliptiques et les cartouches rectangulaires. Dans les deux formats d’un graphe sémantique, les flèches indiquent l’orientation de la relation entre nœuds.


NOTES

[1] Le mot est une unité surtout définissable relativement aux signifiants graphiques : elle est précédée et suivie d’un espace. On lui préfère la lexie.

[2] D’un point de vue pratique, la réécriture permet notamment de désigner clairement le signifié visé par l’analyse, en particulier dans le cas des homonymes, par exemple de distinguer pour ‘faux’ : |’instrument agricole’| et |’erroné’|.

[3] Dans l'analyse, il est possible d’élargir le sens initial de molécule, groupement des sèmes spécifiques, aux groupements impliquant des sèmes génériques et/ou spécifiques.

[4] On peut opposer le cas BÉN au cas MAL («maléfactif»): entité affectée négativement par quelque chose.

[5] Inanimé est employé, non pas pour désigner ce qui ne bouge pas où est mort, mais ce qui ne peut être doté de vie (par exemple, une pierre, la liberté).


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© Texto! juin 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : HÉBERT, Louis. La Sémantique interprétative en résumé. Texto ! juin 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Reperes/Themes/Hebert_SI.html>. (Consultée le ...).