Thierry Mézaille : THÉMATIQUES LITTÉRAIRES


Chapitre 3. Expérimentation pédagogique au niveau collège (classe de 3e)

En guise de prolongement à la séquence didactique consacrée au Romantisme, l’exercice suivant se propose de faire sélectionner des contextes en fonction de cooccurrences lexicales, puis de faire comprendre quelles relations contextuelles unissent de tels corrélats. Pour cela, on a fait rouvrir la sous-base EXEMPLE d’Hyperbase, ne contenant que les corpus des cinq auteurs dont on a parlé supra (Nerval, Sand, Baudelaire, Rimbaud, Verne).
Comme précédemment, le mot vedette arbitrairement proposé à l’enquête, en vue d’un groupement thématique, a été "esprit". Il s’est avéré représentatif avec 81 occurrences, obtenues par la commande CONTEXTE. Illustrées par chacun des auteurs, comme suit : Nerval 27 occ., Sand 18, Baudelaire 26, Rimbaud 1, Verne 9.

En utilisant ensuite la commande THÈME, on a obtenu quatre cooccurrents statistiques du mot vedette, soit par ordre décroissant : loisir, avec un écart réduit de + 7.0, sorcière de + 6.64, caractère de + 5.71, repos de + 5.24.

N.B. : Rappelons que "plus le score d’écart réduit est élevé, moins la cooccurrence s’explique par le hasard" (É. Bourion, 2001:21). Aussi adopte-t-on la logique de sa démarche : "Les documents contextuels renouvellent l'antique présentation en concordances qui a largement fait la preuve de son utilité dans les sciences du texte, en distinguant les cooccurrents sélectionnés en majuscules, afin que la lecture non-linéaire du texte soit enrichie de la mise en évidence des associations non aléatoires, probablement en lien avec la tâche : les processus interprétatifs sont sollicités par ce soulignement, et la discrimination des traits pertinents facilitée par cette contextualisation pondérée." (2001: 73)
On n’a retenu qu’un seuil > 5. Leur sélection par ce test probabiliste leur confère un fondement scientifique bien supérieur à la simple fréquence absolue de chacun de ces 4 cooccurrents. En les dotant ainsi une significativité a priori, ce test statistique est à même d'attiser la curiosité de l'apprenti chercheur tout autant qu'une dominance quantitative immédiatement visible (telles les 81 occ. du mot vedette).

Toutefois, le lexème minute, crédité pourtant du plus haut score de + 7.52, avec ses deux contextes suivants, a été exclu car il n’apprend rien sur l’esprit, si ce n’est la localisation temporelle de la vie mentale : " Puis, ouvrant ses grands yeux bleus, et les tenant fixés vers les branches pendant une MINUTE, il parut rêver tout éveillé, ou être frappé d’une idée qui avait glissé dans son ESPRIT durant le jour, et qui s’y formulait à l’approche du sommeil."  (G. Sand) ou la désespérance, associée à l’allusion au Chronos dévoreur de vies humaines :

ESPRIT vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le printemps adorable a perdu son odeur !
Et le temps m’engloutit MINUTE par MINUTE,
Comme la neige immense un corps pris de roideur. (Baudelaire)

On note que l’isotopie /résignation/ procède par l’assimilation du syntagme « le temps m’engloutit minute par minute » avec « [mon] esprit vaincu, fourbu ».

En revanche, parmi les lexèmes retenus, tous les auteurs, sauf Rimbaud, sont concernés, avec
- 3 cooccurrences de loisir (toutes chez Baudelaire)
- 6 cooccurrences de sorcière (4 pour Baudelaire, 1 pour Nerval, 1 pour Sand)
- 3 cooccurrences de caractère (2 pour Nerval, 1 pour Verne)
- 5 cooccurrences de repos (2 pour Baudelaire, 2 pour Nerval, 1 pour Verne)

C’est à partir de ces contextes – stockés grâce à la commande NOTES d’Hyperbase – que les cooccurrents ont été transformés en corrélats sémantiques, au cours du passage du niveau des signifiants à celui des signifiés, et que le mot vedette a subi des remaniements interprétatifs précisément en fonction des contextes où il est apparu (cf. par exemple le dualisme Esprit mythique vs Esprit pratique, etc.)
Du numérique au support papier, l’activité pédagogique a enchaîné deux orientations : des comparaisons orales concernant le contenu des différents contextes à la production écrite (dans le cadre de la composition) soit d’un récit de genre merveilleux-fantastique dans le sillage de G. Sand (thème esprit-sorcière) ou réaliste-fantastique de la rencontre nervalienne d’une Angélique (thème esprit-caractère), soit d’une argumentation concernant l’activité spirituelle (active en loisir ou passive au repos). L’élève est invité à traiter ces sujets à partir d’exemples pris dans sa vie quotidienne, et sans lien obligatoire avec les contextes étudiés. Il convient maintenant de passer ceux-ci en revue en fonction des 4 corrélats :

A) Loisir

Gloses : Par la présence de la paresse et de la caresse, les deux contextes activent la molécule /sensualité/, /ondulation/, /métamorphose/ (des cheveux féminins en mer ou en pelage animal), /imperfectif/, /euphorie/ (« enivre » reprend « ivresse », de même que « nagent » renvoie au « noir océan »). En outre, dans les deux cas la subtilité concerne indirectement le « parfum ». Mais sur ce fond lexico-thématique commun, « mon esprit subtil » (sème /finesse/) diffère de « je vois ma femme en esprit » (pourtant associée à « un air subtil ») par deux versions du merveilleux : factuelle, pour la spiritualité poétique ; contrefactuelle, pour la réincarnation spirituelle de la femme en chat.
On a séparé le troisième contexte baudelairien suivant car il ne présente pas les mêmes similitudes. Certes y réapparaît « mon esprit » amoureux mais la volupté euphorisante se teinte d’une tristesse nouvelle (« à loisir » rime avec « mourir ») et d’une liquidité dysphorique (« soleils mouillés »,« larmes »,« traîtres yeux »), selon le topos des doux tourments de la passion :

Gloses : Les menues actions itératives du loisir font de lui un faux parasynonyme du repos, car il signifie un temps de liberté, de désir, de plaisir (non d’inactivité, de relâche, de répit) comme il apparaît dans les contextes ci-dessous, où Baudelaire, toujours au niveau sentimental, cherche la paix de l’âme, si contraire aux songes et à la curiosité. Toutefois le premier de tels songes, ne serait-ce que par la noirceur, est difficilement séparable de la précédente « caresse » du « roulis » ainsi que du « pavillon de ténèbres tendues » de La Chevelure, en dépit de l’opposition entre l’aspect /cessatif/ (de La fin de la journée) et /inchoatif/ (du départ dans un voyage spirituel, qu’il soit « funèbre » ou « voluptueux »). Il ressort ainsi de la substitution d’un corrélat (repos) à l’autre (loisir) que les modifications sémantiques entraînées ne rompent pas l’unité thématique établie entre les poèmes de Baudelaire.

B) Repos

Gloses : De même, on constate chez Nerval que l’activité de l’imagination et de l’étude s’opposent au repos de l’esprit, qui n’est donc pas physique, comme chez Verne. Seul ce dernier extrait manifeste une hyperactivité euphorique, conformément à l’homonyme sous-jacent : ardent. Les cooccurrences de repos confirment leur opposition à celles de loisir par la substitution de l’insatisfaction et du combat au climat de volupté et de plénitude précédentes.

C) Sorcière

Gloses : Le syntagme « destructeur et gourmand comme la courtisane » explique le thème libertin de la « belle sorcière » qui harcèle le désir, comme le remords torture l’esprit, dans un goût macabre. Cette analogie baudelairienne (cf. supra la curiosité qui tourmente comme le diable) n’a pas l’innocence de la comparaison de G. Sand : « tu sais faire le feu comme une petite sorcière de nuit », qui dédramatise son « bûcher » et explique la reconnaissance : « tu es une fille d’esprit ». Alors que la fleur du mal relève de la dimension /mort/ (cf. « agonisant »), la sorcière convertie en « petite Marie » n’est pas dans le feu mais ranime par le feu, ce qui l’indexe à /vie/. Cela se répercute sur le sens de ‘esprit’ : /péjoratif/ (‘comblé d’angoisse’) vs /mélioratif/ (dans le contexte campagnard merveilleux où flambe la fougère).

A ce paganisme jovial s’oppose le thème de la folie associée à la religion chez Nerval (« église », « égarée », « traité de la divination », « bohémienne »).

Remarque. Afin de profiter de l'hypertexte des Fleurs du mal mis au point par J.-M. Viprey – cf. ANNEXE 2 – une activité pédagogique pourrait consister à faire réagir les élèves devant la présentation des cooccurrents statistiques (sur la limite contextuelle de la strophe) des 4 mots vedettes sélectionnés chez Baudelaire, au premier rang desquels le vocable ESPRIT, qui, comme le confirme Viprey (2002, p. 67), fait partie des 10 substantifs les plus fréquents du corpus. Ainsi à partir des 4 requêtes correspondantes dont les tableaux affichent les résultats :

Pour LOISIR :

Pour REPOS :

Pour SORCIERE :

Enfin pour le mot vedette ESPRIT :

on peut attendre des constats allant dans le sens de :

D) Caractère

Gloses : Soient deux aspects de l’esprit, deux versions du « charme » nervalien qu’il subit (toujours sur l’aspect /imperfectif/) : /amoureux/ + /provincial/ pour cette Angélique au caractère mélancolique, macabre et innocent vs /religieux/ + /exotique/ pour ces participants au culte des divinités égyptiennes. Par son prénom, la jeune fille devient un de ces êtres immatériels (cf. « Chimère ») qu’incarnent Isis ou Osiris (connexion symbolique de ‘fille’ avec ‘déesse’, compatible avec la "créature" antérieure). En revanche, à la transsubstantiation magique, le contexte suivant de Verne, mondain et militaire, oppose une ferme rationalité : le "caractère inébranlable" converge vers cet "esprit éminemment sérieux et concentré" du protagoniste masculin. Ressortissant au topos du flegme anglo-saxon, sa froideur s’oppose à la chaleur des réactions affectives signifiées dans les segments antérieurs.

Épilogue

L’objectif pédagogique a consisté à provoquer la perception de similitudes et différences thématique entre extraits – ce qui n'implique pas forcément que l'on emploie le vocabulaire métalinguistique "sème, isotopies, aspect imperfectif, etc.". Pour reprendre l’exemple du corpus Verne, la présence du thème de l’hyperactivité euphorique, aux consonances anglo-saxonnes de gun et club, transcende les corrélations lexicales, statistiquement fondées, entre esprit, caractère et repos.
La comparaison du contenu textuel mène ainsi l’élève de la dissémination du mot vedette, avec ses cooccurrents, à la cohésion thématique. Et ce, non seulement pour l’œuvre d’un auteur, mais dans des textes d’auteurs distincts. Inversement, outre la perception des différences de genres (à quoi réfèrent les deux types de ‘sorcières’ par exemple), l’élève a été sensible a la façon dont les textes peuvent exploiter les sens d’un même mot (de là le retour vers le lexique et l’étude de la polysémie).

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