DISCOURS ET TEXTE
(Première partie)

François RASTIER
C.N.R.S

L'opposition entre discours et texte est devenue banale dans les sciences du langage en France, dans des « champs disciplinaires » aussi différents que l'Analyse du discours et la sémiotique d'inspiration greimassienne. Dans ses formulations ordinaires, elle nous paraît cependant soulever des difficultés considérables.

Petite doxographie. — L'assimilation apparente du texte au discours (discourse) chez Harris et les néo-positivistes cache tout simplement l'absence du concept philologique de texte : le discours se réduit simplement à une étendue de plusieurs phrases ou propositions (cf. la théorie de Hans Kamp, celle de N. Asher, etc.).

S'appuyant tout d'abord sur Harris, l'Ecole française d'Analyse du discours a dépassé cependant cette conception macrosyntaxique, et introduit une opposition explicite entre texte et discours. On ne peut la comprendre sans revenir aux objectifs idéologiques formulés par cette école. Principal théoricien de l'Analyse du discours, Pêcheux, entend stipuler « les éléments structurants des conditions de production du discours » et conclut : « il existe dans les mécanismes de toute formation sociale des règles de projection établissant les rapports entre les situations (objectivement définissables) et les positions (représentations de ces situations) » (1990 [1969], p. 118). Ces règles, dans lesquelles on reconnaît la théorie léniniste du reflet, rendent compte en outre de la détermination du social sur l'individuel, l'énonciation manifestant la détermination de l'individu socialement situé sur ses productions linguistiques. Cela explique pourquoi dans le propos de Pêcheux position signifie ici tout à la fois position de classe et position de parole, comme si cette identification allait de soi.

Le rapport entre situations et positions relève du matérialisme historique, ce pourquoi l'analyse du discours s'appuie alors explicitement sur « l'analyse de la superstructure idéologique dans son lien avec le mode de production dominant la formation sociale considérée » (Pêcheux et Fuchs, 1975, p. 15). Ce serait alors à la théorie des idéologies, dépendant d'une instance politique, et non bien sûr à une sémantique, que revient la caractérisation du sens textuel.

Au regard des déterminations sociales que met en œuvre le discours, le texte fait donc pâle figure. En témoigne la directive de Louis Guespin : « La notion de texte, vague et inopérante (sauf à retrouver sa validité à l'occasion du travail de D. Slakta), se verra substituer les concepts d'énoncé et de discours » (1971, p. 3 ; parmi les nombreuses reprises, cf. Viala, 1999, pp. 12-15, la section intitulée Discours plutôt que texte). D'où le schéma bien connu présenté par Maingueneau (1976, p. 12) :

Le texte n'est qu'une sorte d'énoncé. Charaudeau (1973, p. 28) synthétisait déjà ainsi l'opposition énoncé/discours.

Charaudeau reformule encore la séparation entre les notions de discours et texte. D'après lui, le texte est « un objet qui représente la matérialisation de la mise en scène de l'autre langage. Il est un résultat toujours singulier d'un processus qui dépend d'un sujet parlant particulier et de circonstances de production particulières. Chaque texte se trouve donc traversé par plusieurs discours qui s'attachent, chacun, à des genres ou à des situations différents. Par exemple, le genre politique peut être traversé par un discours didactique ou par un discours humoristique » (1988, p. 69). La confusion entre discours et genres est ici patente (qu'est-ce que le genre politique ?).

Quoi qu'il en soit, l'opposition discours / texte reste aujourd'hui souvent réaffirmée : « Nous admettrons, avec les tenants de l'Ecole française d'Analyse du discours qu'un discours est une production linguistique formant avec ses conditions de production socio-idéologiques un tout accessible à la description. Nous admettrons en outre à la suite des théoriciens de la linguistique textuelle (J-M. Adam, 1990) qu'il convient de distinguer le discours (entendu avec l'acception précédente) du texte (objet empirique et tout à la fois objet de la réception) » (Sarfati, Remarques sur la notion de discours lexicographique, à paraître).

Bizarrement, cette distinction est tout bonnement reprise, d'ailleurs sans mention d'origine, par Greimas et Courtés (1979, p. 389) : « Considéré en tant qu'énoncé, le texte s'oppose au discours, d'après la substance de l'expression - graphique ou phonique - utilisée pour la manifestation du procès linguistique. Le texte serait alors un énoncé qui peut s'actualiser en discours. Autrement dit, le texte pourrait être considéré comme un produit, une substance (du coté de la langue) et non comme un processus ».

On voit mal comment un texte pourrait préexister à l'énonciation qui va le transformer en discours, alors même qu'il se trouve défini comme expression et produit. Mais l'essentiel demeure que Greimas et Courtés ont ici besoin de l'opposition discours / texte pour créer un espace d'étude propre à la sémiotique discursive et autonome à l'égard de la sémantique textuelle, bien que jugé cependant déterminant à son égard.

Le contexte, c'est tout le texte. — Si personne n'a encore expliqué comment faire pour soustraire ou ajouter le contexte, c'est sans doute un indice que le contexte est constituant.

Tant pour le contenu que pour l'expression, le contexte d'un passage quelconque, c'est le texte tout entier, inclus dans un corpus. Il reste impossible de supprimer le contexte, car du même coup on supprime la spécificité herméneutique de l'objet linguistique, réduit alors à une chaîne de caractères. Or une chaîne de caractères est ininterprétable et n'a ni sens ni signification assignable. Comme toute performance sémiotique complexe, un texte connaît des paliers de complexité, qui sont à rapporter à des échelles diverses. Elles sont telles que l'on ne peut transposer directement les propriétés d'un palier sur celles d'un autre ; par exemple, un texte est fait de mots, mais un mot n'est pas une unité textuelle.

Dans l'opposition texte / discours, le contexte se réduit à la situation de communication : c'est là un héritage du positivisme logique, comme en témoigne la levée progressive des frontières entre l'Analyse du discours et la pragmatique. En effet, le contexte linguistique n'est pas véritablement pris en considération : le texte est conçu comme une dimension du langage plutôt qu'un élément d'un corpus où il prend son sens. C'est pourquoi le mot texte, comme d'ailleurs le mot discours, reste au singulier ; on demeure ainsi dans des caractérisations abstraites, alors même qu'une typologie des textes, des genres et des discours reste nécessaire pour le développement théorique comme pour les applications.

On ne peut séparer texte et discours, ni théoriquement, ni méthodologiquement.  Selon la tradition greimassienne, le texte est de l'ordre de l'expression et le discours de l'ordre du contenu. Le texte relèverait de la linguistique, le discours de la sémiotique. Parler de « perspectives différentes » ne serait ici qu'un euphémisme, car une perspective ne peut s'opposer ou se concilier à une autre qu'au sein d'une discipline, alors que linguistique et sémiotique demeurent séparées.

La séparation des objets et des disciplines ne va pas sans difficultés : par exemple, les auteurs du Dictionnaire de sémiotique parlent de la polyphonie du discours et des isotopies du texte - mais les isotopies sont bien des phénomènes sémantiques. Le statut de la sémantique devient ici problématique : impossible en effet de différencier la sémantique des textes et la sémiotique discursive, si l'on convient du moins que la linguistique est la sémiotique des langues. Si l'on pose que le discours relève de la sémiotique discursive et le texte de la linguistique textuelle, on introduit une division de l'objet qui devient un obstacle épistémologique tout à la fois inutile et infranchissable.

En effet, l'opposition texte / discours conduit à une division de l'objet fort difficile à soutenir. On sait que la tradition logico-grammaticale a toujours maintenu la séparation de l'expression et du contenu, la première assimilée au langage, le second à la pensée. Cette séparation traditionnelle a été encore renforcée par le dualisme romantique.

Cependant, tous les auteurs importants du courant saussurien, et particulièrement Hjelmslev, ont insisté sur le caractère indissoluble des plans du langage. Notamment, les unités de l'expression ne sont identifiables elles-mêmes que par des parcours interprétatifs qui mettent évidemment en jeu des contenus. Même les grammaires formalistes, chomskiennes notamment, ont fini par en convenir.

Si donc l'on sépare le discours et le texte pour faire du texte une manifestation superficielle, on revient, à nouveaux frais, à la situation antérieure à la formation de la linguistique, celle des grammaires philosophiques issues de Locke (Condillac, Tracy), qui se sont poursuivies à l'époque contemporaine dans la philosophie analytique du langage.

Dans l'Analyse du discours (à la française), le discours a partie liée avec l'énonciation et le texte avec l'énoncé, si bien que le texte peut se définir comme du discours décontextualisé, le travail du linguiste consistant alors à remonter du texte vers le discours, et ultimement à ses "conditions de production" en s'appuyant notamment sur les prétendues "marques" de l'énonciation, que l'on croit localisables.

Par l'opposition entre texte et discours l'Analyse du discours à la française, suivie en cela par la sémiotique greimassienne, maintient l'idée traditionnelle qu'une instance prélinguistique conditionne et détermine le linguistique - peu importe ici que ce prélinguistique soit fait de conditions sociales de production, d'un modèle constitutionnel sémiotique, d'un sujet sémiotique, cognitif ou transcendantal.

À la fin du parcours génératif greimassien, le texte était devenu une variable, une manifestation "de surface", somme toute inessentielle, et paradoxalement, ce caractère inessentiel garantissait la transposabilité du modèle théorique aux sémiotiques les plus diverses. Cependant, il me semble que rien n'est plus "profond" que le texte : un moraliste disait d'ailleurs que dans l'homme rien n'est plus profond que la peau.

On peut certes considérer que le but de la sémiotique est de concilier texte et discours ; mais il eût été plus simple de ne pas les séparer. La sémiotique discursive a postulé cette séparation pour se créer un objet disciplinaire indépendant de la linguistique. Il s'agit là toutefois de politique académique plus que de problématique scientifique : de fait, le sens des textes relève bien de la linguistique et non spécifiquement de la sémiotique.

J'ai pour ma part utilisé les termes de texte et de discours dans des acceptions différentes de celles qu'a définies l'Analyse du discours à la française et reprises par la sémiotique greimassienne : les textes et les discours (au pluriel !) se trouvent (à mon avis) exactement au même niveau ontologique : par exemple, le discours littéraire est fait de tous les textes littéraires ; le texte littéraire n'est pas considéré comme l'énoncé produit par le discours littéraire, et l'étude de ce discours n'est pas censée expliquer les textes qui en relèvent.

Ici se pose un problème d'interdisciplinarité et de statut disciplinaire : il conviendrait d'éclaircir le rapport de l'Analyse du discours à la linguistique et à l'histoire ; le rapport de la sémiotique (et de la "sémio-linguistique") à la linguistique ; de la socio-sémiotique à la sociologie ; de la psycho-sémiotique avec la psychologie clinique, etc.

Or l'interdisciplinarité reste incompatible avec une hiérarchie des disciplines et des objets, fût-elle appuyée sur une détermination postulée. Par exemple, le psychique (abusivement défini comme prélinguistique) ne détermine pas le linguistique : il se construit dedans, il opère avec, etc., mais la sémantique ne se réduit pas pour autant à la psychologie cognitive (comme le prétend Jackendoff par exemple). Postuler une détermination interdirait de véritables rapports interdisciplinaires entre linguistique et psychologie cognitive. Il en irait de même, toutes proportions gardées, pour une détermination de la sémiotique discursive sur la linguistique textuelle qui s'appuierait sur une hiérarchie entre texte et discours.


BIBLIOGRAPHIE

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©  juin 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Discours et texte. Texto ! juin 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Reperes/Themes/Rastier_Discours.html>. (Consultée le ...).