L’ILLUSION DES MÉTHODES ET LES PRATIQUES D'INTERPRÉTATION DES TEXTES
Éléments de réflexion pour une didactique de l'interprétation

Jean-Paul SANFOURCHE
Directeur de l’IUFM de Poitou-Charentes

(Étude inédite)

" ...parler des oeuvres en termes d’oeuvres, non de sujets et de monde. "

F.Rastier

" La pratique n’est pas une simple concrétisation de la théorie, c’est un monde à part, obéissant à ses propres règles. "

T. Todorov

La question des enjeux didactiques des théories textuelles dans l’enseignement du français ne peut être dissociée de la réflexion actuelle qui rassemble, dans une préoccupation commune du sens, des disciplines comme la linguistique, l’histoire et l’anthropologie. Le problème de la lecture et de l’écriture pose, dans toutes ces disciplines, deux questions étroitement liées: celle de l’altérité et celle de l’interprétation. Evénement singulier de langage, le texte est aussi un objet culturel. L’actuelle recomposition des études des textes, dans le domaine des sciences sociales et humaines, semble vouloir éviter les écueils d’une restauration du sujet tout comme ceux du formalisme dogmatique. La question du sens cherche aujourd’hui des réponses non dans des modèles aprioriques, mais dans ce qu’on pourrait appeler une herméneutique de l’altérité. Dans son domaine, la didactique du français doit prendre conscience que l’étude des textes, de leur lecture et de leur écriture est aujourd’hui à un tournant. Qu’elle est à la veille de remises en question, déjà largement amorcées dans d’autres disciplines.

La réflexion didactique semble actuellement contrainte par deux apories corrélatives. (i) L’enjeu didactique d’une théorie textuelle ou d’un paradigme théorique réside en même temps dans l’étendue de sa validité - son aptitude à révéler l’altérité du texte - et dans sa possibilité de généralisation. Le pragmatisme forcément réducteur de la méthode tend à effacer le singulier au profit de la répétition, le différent au profit de l’identique, le variable au profit de l’invariant. (ii) L’opposition entre le paradigme logique et le paradigme herméneutique qui paraissent " dominer la tradition épistémologique occidentale " et qui traversent par conséquent notre enseignement de la lecture et de l’écriture. C’est dans le champ tendu entre ces deux paradigmes que se déploie la problématique des enjeux didactiques des théories des textes.

Se trouve ainsi posée la question des pratiques interprétatives à l’école. La question de l’interprétation apparaît comme le point d’articulation entre théories du texte et didactique du français solidaire d’une didactique du texte. Dans notre champ disciplinaire, la question de l’interprétation est aujourd’hui la pierre de touche du travail de la transformation et de l’élaboration didactique.

L’exigence d’une présentation synthétique et la nécessité d’ aborder le problème fondamental des rapports entre texte et signe nous invitent à limiter notre analyse aux quatre premiers cycles de la scolarité. C’est en effet dès l’école primaire que ce problème se pose, et détermine le reste de la scolarité. Nous poserons donc d’abord schématiquement les termes didactiques d’un conflit théorique entre problématique du signe et problématique du texte. Dans un second temps, nous montrerons que toute tentative de dépassement de ce conflit par recours aux théories du discours retrouve toujours plus ou moins la voie d’un positivisme logique prégnant. L’enjeu d’une théorisation textuelle serait donc de permettre à la didactique de sortir de ce faux dilemme, peut-être de rompre cette apparente solution de continuité entre une interprétation selon les sciences du langage ou une interprétation selon " les sciences de l’esprit ". Dans un troisième mouvement, nous tenterons de réexaminer ces enjeux dans la perspective d’une didactique de l’interprétation, en termes de pratiques interprétatives des textes selon le projet actuel de la sémantique interprétative

Au fil de cette réflexion didactique, s’esquissera et se précisera la distinction suggérée dans notre titre, entre méthode - au sens où on l’entend généralement quand on parle, par exemple, de méthode de lecture - et pratiques interprétatives. Pour délimiter grossièrement ces notions, nous dirons qu’une méthode s’inscrit résolument dans un paradigme théorique, alors qu’une pratique les traverse, voire travaille à les unir dialectiquement, ou à les subvertir.


1. Les violences faites au signe comme au texte

1.1. Epistémologie et déontologie

Les théories du texte sont, depuis une vingtaine d’années, tirées, déformées, adaptées, contradictoirement appariées afin de répondre immédiatement aux exigences pédagogiques. On ne retient d’elles que les modélisations transposables, applicables. Entre théorisation, didactisation et prolongements pédagogiques, l’inévitable simplification totalisatrice opère. Il faut bien reconnaître que les procédures pédagogiques ne s’enracinent pas toujours sciemment dans des choix théoriques réfléchis. Les références théoriques des didacticiens sont encore trop souvent perçues par les enseignants comme des effets contemporains de mode. Pourtant, la question des enjeux didactiques des théories des textes est déontologique autant qu’ épistémologique. Aucune décision théorique, aucune modélisation didactique n’est innocente. Aucune lecture n’est neutre. Adopter par exemple la perspective des analyses greimassiennes, ce n’est pas reconduire un schéma commode, mais d’abord comprendre que le sémioticien postule " l’existence d’une organisation immanente du narratif antérieure à la réalisation textuelle ". Que les structures prédéterminent le sens. Mais comment l’approche didactique du récit dans la perspective sémiotique peut-elle intégrer et rendre pédagogiquement opératoire la pensée sémiotique du signifié sans recours au sens perçu? Des partis-pris théoriques ne peuvent être toujours didactiquement reconduits. L’enjeu d’une théorie des textes pour l’enseignement du français dépend d’abord du rapport que le didacticien construit avec la théorie de référence. Soit il en adopte fidèlement les présupposés, les points de vue et les démarches pour les penser dans leur possible orientation didactique, soit il isole de leur contexte épistémologique les résultats pensés comme transférables et cède ainsi aux sirènes de l’applicationnisme. Dans le premier cas, le travail de l’élaboration didactique s’attache à la mise en place d’une méthode. Dans le second cas, c’est une opération de transposition qui ne peut déboucher que sur des techniques. La mise en place de pratiques semblent exiger le travail dialectique continu entre l’élaboration et la transformation didactique. Nous trouvons là les termes de notre première aporie: étendue de validité – généralisation. La pensée d’une pratique ne rejette ni n’adopte une théorie sur un accord ou un désaccord axiologique, mais sur l’estimation d’un enjeu que l’on peut résumer dans cette question: en quoi une théorie du texte permet-elle une didactique de l’interprétation du sens dans l’apprentissage de la langue? Car toute théorie du texte, quelles que soient ses réponses, est motivée par la question inlassablement posée du sens textuel et de sa saisie. La conception du sens est la pierre angulaire de toute théorie textuelle. Elle doit l’être de toute didactique du français. A moins de faire violence au texte: violence rationaliste ou violence heidegerrienne. Rappelons ce que dit Bakhtine dans sa méditation sur le problème du texte: " Si derrière le texte il n’y a pas une langue, ce n’est plus un texte mais un phénomène naturel. " La problématique des enjeux didactiques qui nous préoccupe ne peut-être plus clairement posée.

1.2. Le malaise de l’interprétation

Ces enjeux mal appréciés expliquent le malaise de l’interprétation à l’école. Si nous parlons d’interprétation, dès l’école primaire, dès les apprentissages fondamentaux, c’est que les textes de 1995 utilisent ce mot pour l’école maternelle et l’école primaire. Paradoxalement d’ailleurs. Une lecture critique des Nouveaux Programmes prouve que la conception du sens qui s’y développe tendrait plutôt vers une compréhension plus explicative que véritablement interprétative, ne serait-ce que parce qu’elle occulte le problème du texte.

1.2.1. Le signe et le texte

On reconnaît ici notre seconde aporie: celle du signe et du texte. L’apprentissage premier de la lecture est dominé par l’apprentissage du code linguistique aux dépens du travail sur le sens textuel. La problématique du signe l’emporte largement sur celle du texte, et le sens, que l’on sait indexé sur le texte, se confond avec la signification, indexée sur le signe. Le débat bien connu qui oppose le code, d’ailleurs parfois assimilé au système de la langue, à la compréhension du sens, entretient en partie le différend entre idéographistes et phonographistes. Différend qu’il ne faut cependant pas sous-estimer, car les faux problèmes renvoient parfois aux vraies questions. L’opposition caricaturale du code et du sens renvoie indirectement à la problématique du rapport entre signe et texte. Le code a ses méthodes, pas le texte. Si l’on entend par méthode un ensemble défini de procédures scrupuleusement respectées, appliquées aux mêmes objets, elles produisent nécessairement les mêmes résultats. Cela explique peut-être que les théories textuelles ne soient guère explicitement convoquées dans la didactique de l’apprentissage premier de la lecture. La simplicité du code, qui fait l’objet des manuels encore fréquemment utilisés au cours préparatoire, est souvent opposée à la complexité du texte. Ce qui permet peut-être à un inspecteur général d’écrire:

" Les classes qui obtiennent les meilleurs résultats quel que soit le groupe auquel elles appartiennent, se caractérisent, à une exception près, par l’utilisation d’un manuel d’apprentissage de la lecture. Ce manuel est toujours complété par des textes (...) Ce facteur est particulièrement discriminant dans les classes urbaines et dans celles qui appartiennent à une zone d’éducation prioritaire. "

Le discrédit dont souffre encore le texte dès ces apprentissages précoces ne peut que retarder le travail interprétatif qui dépend en priorité de l’unification des problématiques du signe et du texte. Au mieux, le texte est un support. Il s’informe selon les processus de compréhension d’un cognitivisme classique, qui inspire partiellement la formule " Lire c’est comprendre " des instructions de 1985. Le langage réduit au signe et à la syntaxe de la phrase ou de la proposition grammaticale exclut tout travail de la compréhension textuelle. Les modèles cognitifs dominent effectivement, puisque le cognitivisme s’inscrit dans le paradigme d’une pensée rationnelle qui envisage le linguistique en termes de logique. " L’inhibition " des concepts non pertinents par le lecteur dépend des procédures de segmentation de la chaîne écrite. La partie détermine le tout. Le texte n’est qu’un support de lecture, la textualité n’en est pas la dynamique.

Dans un tel contexte, dont les praticiens n’ont pas toujours conscience, toute tentative d’interprétation méthodique des textes au cycle 2 sombre la plupart du temps dans une recherche atomisée d’indices, privilégiant la reconnaissance des formes à la construction du sens par mise en réseau des signifiés. Une conception instrumentaliste du langage prévaut, et la distinction logique, traditionnelle, entre sens littéral et sens en emploi nous fait mesurer le degré d’isolement dont souffre le signe par pure et simple décontextualisation.

En termes d’enjeux didactiques, le problème est de savoir si la signification peut se penser sous la rection du sens. Quelle conception du sens, quelle théorie du texte didactisable permettrait de porter solution à cette question cruciale pour les sciences du langage?

1.2.2. Le signe isolé de son contexte

Rien n’est donc neutre, et dès le départ, une conception du sens et du rapport au texte engage, oriente et informe le rapport de la didactique à la théorie textuelle. Au cours préparatoire, lorsque la didactique pense le récit comme support de l’apprentissage de la lecture, les travaux narratologiques sont assez régulièrement convoqués et leurs syntaxes narratives permettent généralement la segmentation, le séquençage du texte. Le postulat que l’apprentissage de la lecture est motivé par la dynamique du récit entraîne une convergence des conceptions compositionnelle et computationnelle du sens. Le jeu purement conjectural des hypothèses narratives suppose en effet un lien logique de prévisibilité entre segments. La séquentialité se fait textualité et le " calcul du sens " fait office, assurément, de narrativité. La compréhension se fait alors explication, justification. La dynamique de la lecture mime la dynamique narrative et la logique du sens se confond avec une succession d’informations et d’instructions. Le local déterminant le global, la lecture se réduit parfois à une simple suite d’opérations matérielles ou mentales. Illusion d’une méthode qui, inscrite dans le paradigme logique, s’assigne un but qu’elle ne peut atteindre, puisqu’elle ne peut s’en donner les moyens. La textualité absente, efface toute possibilité de travail interprétatif et fait que la langue est l’impensé de cette lecture ou du moins se réduit à une morphosyntaxe.

Dans les nouveaux programmes pour l’école élémentaire de 1995, la dynamique qui rabat le sens sur la signification va jusqu’au bout de sa logique. Puisqu’elle s’inscrit dans le même paradigme logique d’une linguistique restreinte qui rabat le texte sur la phrase, la phrase sur le signe, la performance sur la compétence. Violence faite au texte, mais aussi violence faite au signe. A contre-sciences du langage, le signifié fait scission d’avec le signifiant, et le signe est réduit au symbole. Signe écartelé à contre Saussure...Cet scission du signe occulte radicalement la dimension du texte, et la langue n’est plus dès lors l’impensé de l’apprentissage de la lecture. Elle en est devenue l’impensable. L’enjeu didactique d’une théorie textuelle est de résoudre sans tarder la double faillite du texte et de la langue. Car lire n’est plus comprendre, slogan après tout assez imprécis pour laisser penser au didacticien que le signifiant était envisagé comme identifiable par une pratique du sens. Désormais, la lecture précède, prépare " l’accès " à un sens hypostasié. L’empirisme logique, sinon le cognitivisme positiviste qui oeuvrent de concert au creux du même paradigme logico-grammatical, font du signe un objet physique comme un autre. " Les processus spécifiques sont ceux qui précèdent et qui préparent la compréhension. " écrit J. Morais. Le sensible précède l’intelligible, et le symbole, n’ayant qu’une syntaxe, renforce le point de vue de la compositionnalité du sens, à laquelle, on le sait, les signes se soustraient. Toute sémantique est alors exclue. L’enjeu didactique des théories textuelles est de contrecarrer cette naturalisation du sens, en tentant de résoudre notre seconde aporie sans sortir du cercle herméneutique. Si elle prenait à la lettre ces textes, une méthode de lecture, confondant systématicité et efficacité, s’enfermerait dans la logique du signe écartelé, et, dans l’enchaînement réglé de ses procédures, répondrait à cet objectif pédagogique qui n’appelle aucun commentaire: " l’acquisition des langages, français et mathématiques... ".

L’enjeu didactique d’une théorie des textes est de rompre ce paradoxe extraordinaire d’un empirisme sans sémantique, ou d’une sémantique sans interprétation. Il est de ne pas couper l’apprentissage de la langue et l’étude du langage du substrat textuel.

1.2.3. Le mot privé de contexte

La valeur judicatoire de ces textes officiels a beau être limitée, leur apparente valeur programmatique a de quoi inquiéter le didacticien du texte et de la langue. Une vraie progression se dessine, esquisse même, tout en s’en défendant - éloquente prétérition - une codification des procédures possibles. Le cycle des apprentissages fondamentaux s’inscrit dans la perspective logique déjà tracée. " Ces différents apprentissages se conjuguent pour donner accès au sens et ne trouvent leur pleine valeur qu’en associant l’intelligence du sens des mots, la perception de l’organisation des phrases et la compréhension des idées exprimées. " On notera l’absence du mot texte, la non-intégration des paliers linguistiques qui le constituent, l’influence constante de la partie sur le tout. Toute référence à la variation du sens des mots " selon le contexte " disparaît. Or qu’est-ce que le contexte, sinon le texte? On exclut ainsi toute possibilité de compréhension interprétative, c’est-à-dire de toute investigation linguistique du texte. Il est vrai qu’un sens donné n’appelle pas d’interprète. Cette mise à l’écart est pire qu’une mise entre parenthèse méthodique du sujet.


2. " Statique du texte " ou dynamique du discours ?

Coupé du signe et de son vrai et seul fonds, la langue, le texte n’est plus un phénomène singulier, culturel.

2.1. Grammaire textuelle et interprétation

Nos deux apories corrélatives de départ gardent encore toute leur force. L’enjeu didactique d’une théorie textuelle est de ne pas sacrifier le système de la langue au caractère hétérogène de la langue du texte. L’enjeu serait que la perspective idiographique ne soit pas effacée par la perspective nomothétique. L’urgence des besoins pédagogiques, la nécessité incontestable à l’école élémentaire d’articuler la lecture avec l’écriture expliquent en partie la préférence que marque la didactique contemporaine pour les types, archétypes et universaux. Pourtant, une telle méthode du texte contrarie une pratique du sens.

2.1.1. Syntaxe et textualité

Quitte à limiter l’étendue de sa validité interprétative, toute méthode préfère la répétition à la singularité. Il n’est plus question de verser de nouvelles pièces au procès souvent instruit contre les grammaires textuelles. Appartenant au paradigme du positivisme logique, elles souscrivent au projet idéaliste des grammaires universelles, et s’inscrivent naturellement dans les perspectives théoriques du cognitivisme. L’évidence de l’ordre montré, syntaxique, construit une approche syntagmatique du texte qui occulte d’autres ordres, moins accessibles, plus paradigmatiques, plus sémantiques. Michel Charles reconnaît à l’interprétation la " fonction d’assurer la reconnaissance du même dans l’autre ", l’autre ne renvoyant pas à l’altérité du texte, mais à sa reconfiguration après son " passage dans un système de valeurs ". De ce point de vue, les grammaires textuelles dont les grammaires narratives, peuvent être considérées comme des doctrines reconfigurantes, normatives et donc méthodologisables. Descriptives de fonctionnements textuels, et non interprétatives du texte. Le texte pourrait même devenir alors un véritable obstacle théorique... L’étude des procédés détourne non seulement de la singularité du texte, mais du texte lui-même. Ce qui est occulté, c’est la réflexion du texte dans la langue, et de la langue dans le texte. La langue comme point de vue sur le texte, en même temps que le texte comme point de vue sur la langue. La textualité médiatisant le rapport texte-langue. Mais la textualité n’est pas l’objet des grammaires textuelles.

Les références des instructions officielles aux grammaires textuelles, leur large implantation pédagogique, prouvent à l’évidence le profit méthodologique que les maîtres en retirent, sinon leurs élèves. Gain assurément dans l’articulation des activités de lecture avec celles de l’écriture, gains dans la génération et l’évaluation critériée des écrits. Mais perte du sens, qui ne procède pas exclusivement de la forme. La lecture à l’école élémentaire est un jeu de dupes. La méthode descriptive qui fait aujourd’hui autorité, suit la démarche scientifique que dénonce Bakhtine dans Le problème du texte: " On réduit au donné préalable et au tout fait. " L’illusion du donné ne peut qu’entraîner l’illusion de la méthode. La compréhension est explication (dépli des structures). Cette compréhension syntaxique n’est pas interprétative. Elle marginalise l’interprétation, scotomise l’interprète, puisque le sens est rabattu sur " la fonction signifiante ". Le profit justifie-t-il la perte?

Quelle théorie du texte - mais une théorie du texte existe-t-elle vraiment qui réponde à de telles exigences didactiques - permettrait de rompre cette division artificielle du syntaxique et du sémantique? L’enjeu didactique du sens et de son interprétation est de faire converger, coopérer les ordres complémentaires du syntaxique et du sémantique.

2.1.2. Linguistique textuelle: des ouvertures ignorées

L’approche des modèles constitutionnels du texte à l’école et au collège relève trop souvent d’une didactique réductrice. La référence explicite et permanente à un modèle séquentiel, à un sens compositionnel, ne permet pas de penser le travail sémantique du texte. Les modèles linguistiques conjugués aux modèles cognitifs écartent conjointement une réflexion sur la langue et la textualité. Mais les enjeux didactiques des théories des textes sont, après tout, à la mesure de l’interprétation que le didactique veut bien faire du théorique. Le didacticien ne perçoit que ce qu’il veut bien concevoir, et omet de problématiser certaines mises en garde, précautions ou autres ouvertures théoriques. L’entreprise de naturalisation du sens qui guette aujourd’hui l’enseignement du français était pourtant clairement dénoncée par Bronckart, qui affirmait en 1985, dans la préface de son ouvrage Le fonctionnement des discours, " sa volonté stratégique de résister aux forces d’attraction qui ré-alignent inlassablement les sciences humaines sur les vieux postulats rationalistes... ". Cette lucidité concernant les enjeux de la recherche dans le domaine du texte n’ a guère entraîné, à l’époque, une tentative de réévaluation des enjeux didactiques... Malgré son approche séquentielle des textes, A. Adam exprime des objectif propres à prévenir toute réduction didactique extrême de son système: " La réflexion typologique n’a pas pour but de réduire le complexe au simple. Elle doit, à mon sens, tout au contraire, tenter de penser la complexité compositionnelle des discours ". Le rapport donné-créé, certes envisagé dans la perspective de l’écart, ouvre ici une voie pour penser didactiquement et de manière critique la singularité compositionnelle des textes, et non reconduire des textes en " modèles réduits ". Et même si l’unique point de vue des arrangements linéaires marginalise le sémantique, malgré une conception minimale du contexte, les progressions thématiques, telles que B. Combettes les a présentées dans sa contribution à la grammaire textuelle permettaient une traversée didactique allant du paradigme logique au paradigme herméneutique. Rendait peut-être possible une didactisation conjointe de la théorie sémantique des isotopies avec celle de la dynamique de l’information dans l’énoncé. Or, les essais de didactisation se sont enfermés dans le paradigme logique, et les méthodes se sont assujetties aux perspectives de l’école pragoise, c’est-à-dire au binarisme prédicatif. Seule une pratique, en un sens irrespectueuse du paradigme source, pouvait tenter d’articuler dialectiquement succession syntaxique et contiguïté sémantique, et troubler ainsi le concept d’une textualité que la méthode réduit à un saut de phrase en phrase. En ce sens, une pratique textuelle pourrait apparaître comme un mode d’action herméneutique.

2.2. Le discours comme issue

On pourrait exciper de la " statique du texte " et du dogmatisme des méthodes pour justifier la tentation qu’exerce aujourd’hui le paradigme herméneutique philosophique. Le langage n’y est plus instrument de représentation, mais moyen de communication. La langue s’accomplit dans l’événement premier de la parole vive. Il est légitime que la subjectivité revendique contre l’esprit de système. La didactique du français s’est trop pensée depuis vingt ans selon le discours des sciences exactes, qui, contrairement au discours philosophique, ne se construit pas sur l’expérience subjective de l’intériorité. Dans son rapport à la théorie textuelle, il semble que l’enjeu de la didactique soit d’intégrer dans la problématique de la langue et du texte celle du sujet interprétant. S’il s’agit de rédimer, par recours au discours, l’ontologie pauvre du positivisme logique, alors l’enjeu du didactique est d’examiner les conditions et les limites de l’investissement subjectif de l’interprétation.

2.2.1. Eclectisme théorique

Cette double problématique du texte et du discours s’accentue aujourd’hui, mais elle est déjà présente dans les textes de 1985 pour l’école élémentaire. Elle s’atténue considérablement dans les instructions de 1995, où le concept de texte domine. Ce sont les nouveaux programmes pour la classe de sixième qui affirment le primat du discours sur le texte. " On entend par discours toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l’écrit comme à l’oral. ". Installé dans une tradition rhétorique, il devient le " discours fixé par l’écriture " de Ricoeur, puisqu’il est défini comme " la forme concrète sous laquelle se présente un discours ", et repose sur la notion de communication. Les enjeux ne semblent plus les mêmes entre cycle 3 et cycle d’adaptation. La pédagogie du texte et de la langue s’y pensent dans la tension contradictoire de deux pôles, entre un sens qui se donne dans les normes qui le régissent et un sens élaboré et compris dans le mouvement d’une formation discursive.

Ces programmes de 6 ème font et feront assurément l’objet de nombreuses critiques. Celles-ci tiendront d’ailleurs à l’ ambition du législateur de vouloir didactiquement tenir ensemble le signe et le texte, ou plus exactement le sémiotique et le rhétorique herméneutique. L’effacement de l’opposition sémiotique traditionnelle entre texte et discours semble se justifier par la double problématique de l’ articulation de l’écriture avec la lecture, de l’oral avec l’écrit. Mais aucune conception dominante du discours, du texte ou du sens n’inspirent avec évidence ces nouveaux textes. Les multiples théories de référence apparemment convoquées brouillent leurs points de vue, parfois antagonistes. Dans un cadre vaguement phénoménologique, et dans un espace d’accueil élargi grâce à une pragmatique maximalisée, on assiste au mariage (sera-t-il pédagogiquement consommé?) de deux esthétiques: celle de la réception et celle de la création verbale.

Ces références croisées à Jauss, et à Bakhtine, pour ne citer qu’eux, sur fond de structures sémiotiques devenues intentionnelles témoignent de la dispersion pédagogique, de l’ éclatement, voire de l’incertitude théorique dont souffrent aujourd’hui les approches pédagogiques du texte et de la langue à l’école primaire comme au collège. Le rapport didactique du texte et du discours reste artificiel, et est d’ailleurs difficilement pensable puisque les analyses de discours évacuent le concept philologique de texte.L’aspect déontologique et épistémologique des enjeux soulignés plus haut nous rappelle ici la responsabilité de la spéculation didactique qui, nous semble-t-il, ne peut s’enfermer impunément dans la politique des opportunismes pédagogiques

Ce sont là de nouvelles violences faites au texte, et partant à la langue. Violences d’autant plus dérisoires qu’elles pensent favoriser l’investissement subjectif de l’interprétation, et qu’elles croient peut-être ainsi échapper à l’orientation positiviste du logico-grammatical, alors qu’elles en sont encore tributaires.

2.2.2. Permanence du positivisme

La dispersion des orientations de la pédagogie de la lecture à l’école élémentaire témoigne aussi parfois d’ enthousiasmes théoriques passagers qui tiennent beaucoup aux effets contemporains de mode, d’un rejet plus ou moins avoué de l’entreprise sémiotique, et d’un profond désarroi. A quel saint textuel se vouer? Dans ce paysage un peu tourmenté, soit les méthodes se renforcent, et radicalisent leurs ancrages dans le territoire du signe. Soit elles cèdent le terrain à de vagues techniques textuelles, d’inventaires et de codages. Description positiviste de la lettre radicalement séparée de l’esprit du texte. Quelles théories et quels modèles du texte dominent et cohabitent aujourd’hui dans la tranche scolaire qui nous occupe?

Ce sont les trois axes principaux de la pragmatique qui, ensemble ou séparément, à des degrés divers, organisent à l’école comme au collège, les rapports des lecteurs aux textes. La recherche atomisée des marques énonciatives, le recours aux actes de langage, sur lesquels se fondent les typologies de discours, et la compréhension du sens par l’intentionnalité, les schémas de l’analyse conversationnelle enfin sur lesquels se greffe assez grossièrement la théorie de la compréhension responsive de Bakhtine. Assimilation exemplaire du dialogue au dialogisme, l’énonciation vive est confondue avec l’énonciation énoncée. Faut-il cependant rappeler que la pragmatique " procède du positivisme logique "? Rastier rappelle en effet qu’elle est " une des trois parties de la sémiotique selon Morris et Carnap ". Une explication par l’intention (explication causale des sciences physiques) s’inspire non seulement d’un thème de l’herméneutique générale, plus préoccupée d’idées que de texte, mais aussi des thèses positivistes du Cercle de Prague, qui définit la langue " comme un système de moyens d’expression appropriés à un but. " . A ces trois orientations majeures, s’ajoute celle, permanente, de la référentialisation. Mais le rapport à un destinataire, le rapport au monde, les conjectures sur l’émetteur sont-ils des modèles textuels? En fait, le discours envisagé selon ces trois relata non linguistiques n’est qu’une résurgence du modèle sémiotique fonctionnel de Bühler où le signe est réduit à une épiphanie matérielle. L’organe étant comme on sait déterminé par ses fonctions, le langage demeure le serviteur zélé de la pensée. Ainsi, malgré le recours au discours, malgré ce faux bougé du texte doublé par l’énoncé, on assiste de nouveau à une double faillite du texte et de la langue. Parce que, une fois de plus, les problématiques solidaires du sens, de la langue et de la textualité ne peuvent pas être posées.

Si l’analyse du discours a pour but l’analyse des processus constitutifs d’une énonciation subjective, ces objectifs dépassent largement les ambitions d’une sémantique interprétative, car la dynamique du discours excédant le texte, ne peut faire l’objet que de conjectures dont la plausibilité n’est guère contestable, puisqu’elle est invérifiable. Ce serait une reconstruction dont la richesse serait proportionnelle à celle de l’imagination ou de l’habileté du lecteur, mais qui se couperait encore du substrat du texte et de la langue. Le concept Bakhtinien d’ énonciation dialogique peut donner l’impression qu’on puisse rapporter le sens textuel à des ensembles d’opérations mentales, inscrivant l’interprétation dans l’itinéraire qui irait du mental au linguistique, un peu dans l’esprit de la théorie énonciative de Culioli. Nous ne sommes pas ici éloignés des modèles interprétatifs extérieurs au texte et qui, pour cette raison, ne peuvent être considérés comme des modèles textuels.

Après cet examen critique rapide des modèles théoriques qui sous-tendent couramment la lecture (et l’écriture) des textes et des discours à l’école et au collège, au moment où la préoccupation herméneutique n’est plus du tout étrangère aux sciences du langage, l’enjeu didactique d’une théorie des textes doit s’évaluer en fonction du gain interprétatif qu’apporterait une prise de distance par rapport à une positivité qui détourne du sens, de la textualité et du langage.


3. Eléments pour une pratique interprétative des textes

3.1. Interprète-interprétation

En évitant, ou en occultant la problématique de la textualité, on contourne celle du texte, de la langue et du sens. Peu ou prou, le travail de l’interprétation est toujours marginalisé. Parce qu’on ignore l’interprète, ou parce qu’on le dilue dans des perspectives énonciationnistes, ou qu’on lui substitue une instance extérieure au texte.Penser l’interprète et l’interprétation fait aussi partie des enjeux didactiques des théories des textes.

3.1.1. Phénoménologie de l’interprétation

Il est vrai que la phénoménologie qui inspire une herméneutique , pense l’interprète à travers le concept d’esthétique comme un lecteur affecté. C’est la théorie de la réception comme action interprétative. Théorie souvent invoquée par la didactique, mais qui n’a fait, à notre connaissance, l’objet d’aucune transformation ou élaboration didactique cohérente. Peut-être parce que, comme le rappelle P.Ricoeur, " c’est bien du lecteur réel qu’il s’agit dans une phénoménologie de l’acte de lecture. " La " refiguration " du texte, telle que Ricoeur la pose, n’est possible qu’en termes d’expérience. Même si la démarche d’Iser se distingue de celle de Ricoeur en cela qu’elle dénie toute fonction référentielle au texte, même s’il faut distinguer la démarche de Jauss, ne serait-ce qu’à travers une approche différente de l’effet esthétique, le texte produit toujours " quelque chose qu’il n’est pas ". Le sens du texte est un sens vécu, dans un parcours qui va de la vie au texte et qui retourne à la vie. L’herméneutique est finalement une herméneutique de soi, et sa portée philosophique la détourne d’une philosophie du langage. Le réalisme phénoménologique s’oppose au non réalisme méthodologique des sciences du langage. Une didactique des textes et de la langue peut-elle s’engager, par réaction, dans la voix de ce réalisme?

Les enjeux didactiques s’inscrivent aujourd’hui à ce même carrefour théorique où la philosophie du langage croise celle de l’esprit. Ce qui semble certain, c’est qu’une théorie du texte est indissociable d’une théorie de l’interprétation, qu’une théorie de l’interprétation renvoie à une théorie du sens, par conséquent de la manière dont l’ordre herméneutique relève ou peut relever des sciences du langage.

3.1.2. Problèmes méthodologiques

3.1.2.1. Herméneutique intégrante: la dialectique de P.Ricoeur

Poser dans le cadre de l’herméneutique le problème des enjeux didactiques d’une théorie du texte suppose que cette théorie existe dans le paradigme herméneutique. Or, on le sait, elle n’existe pas. La science du texte s’inscrit, comme le souligne Ricoeur, dans le paradigme du signe. Ricoeur tente de dépasser la dialectique oecuméniste de la structure et de l’interprétation vive. Il élargit la théorie du texte, objet de la sémiotique, en la pensant analogiquement par rapport à celle de l’action et de l’histoire. Le texte devient ainsi l’objet d’une " anthropologie philosophique ". A une théorie sémiotique du texte se substitue une théorie de la compréhension du texte défini comme un " quasi individu ". " Comprendre un texte, c’est suivre son mouvement du sens vers la référence, de ce qu’il dit à ce sur quoi il parle ". Le modèle référentiel subsiste, le texte est la projection sémiotique d’un monde. Ce qui permet, dans une certaine mesure, de mettre dans un rapport dialectique intelligence structurale et intelligence herméneutique, dans le cadre d’une réflexion philosophique.

3.1.2.2. Herméneutique intégrée: la sémantique de F.Rastier

Si l’on oublie la tradition philologique du texte, on peut comprendre la tentation de substituer au paradigme logico-grammatical le paradigme de l’herméneutique philosophique. Cette opposition systématique est héritée de Dilthey, dont la lecture perspectiviste de Schleiermacher entache l’interprétation de psychologisme. L’enjeu didactique d’une théorie du texte est désormais de troubler cette contradiction, d’en démentir l’évidence fallacieuse mais tenace. " Passer, dit Bakhtine, toujours sur ce ton de la réflexion intérieure propre au Problème du texte, passer du sujet de la langue aux sujets des oeuvres. " F. Rastier, répondant à P. Ricoeur lui fait aussi un peu écho: "  ...parler des oeuvres en termes d’oeuvres, non de sujets et de mondes. "

L’enjeu d’une sémantique interprétative est étroitement lié à celui d’une didactique du texte dans son ajointement à la langue. Elle suppose une rupture avec les sciences de la vie, avec une linguistique textuelle déterministe, avec des modèles textuels qui ne procèderaient pas du texte lui-même. Elle pense le sens non à travers les dérives de la subjectivité coupée du substrat textuel, mais dans sa dimension linguistique. Si elle refuse le subjectivisme, ce n’est pas pour le nier . Mais, consciente de ses limites et refusant toute conjecture mentaliste, la sémantique interprétative rétablit l’interprète comme sujet situé et l’interprétation comme pratique sociale. Les enjeux didactiques sont aujourd’hui en train de se redéfinir. Ils tiennent désormais à cette conscience croissante que prennent les sciences du langage de ne pouvoir " écarter la dimension interprétative de leur objet et de leur méthodologie ".

3.2. Sémantique et interprétation

Poser ainsi les conditions de l’activité interprétative affaiblit notoirement nos deux apories de départ, pour ne pas dire qu’elle les rend caduques. D’abord, la sémantique interprétative telle que F.Rastier la fonde, en référence à l’herméneutique matérielle de Peter Szondi, unifie herméneutique, philologie et linguistique comparée. A ce titre, elle n’appartient donc pas " à un paradigme herméneutique " unique, mais crée, en même temps qu’elle s’y inscrit, une perspective intégrative de plusieurs paradigmes. Par conséquent, aucune méthode, comprise comme illustration d’un corps doctrinal, ne peut s’y penser. Seule des pratiques de lecture, tel que nous définissons ici ce concept, peuvent y prendre forme sans s’y inféoder.

Il n’est pas question de codifier ici dans le détail une pratique interprétative. Nous rappellerons seulement quelques principes de base à partir desquels un travail d’élaboration didactique peut s ’accomplir.

3.2.1. Pour une pratique interprétative

La sémantique interprétative s’élabore dans la perspective unifiante de l’herméneutique non philosophique et de la linguistique. Dès lors, l’enjeu didactique se dégage des contraintes insurmontables des deux apories de départ. Il est tout entier dans la problématique de la prise en compte effective du rôle central que joue le texte. Dans la prise en compte d’une conception linguistique du sens, donc d’une textualité qui s’élabore sans rompre son rapport à la langue. L’enjeu didactique est de penser des pratiques interprétatives dans cette perspective sans concession, mais réunifiant linguistique et littérature.

Sans concession, par exemple, aux modèles extérieurs. Il n’est pas question d’entretenir l’illusion d’un solipsisme linguistique, mais de penser les pôles extrinsèques comme des positions de sens et non comme des positions psychologiques. C’est en effet le sens textuel qui détermine le recours aux pôles extrinsèques.

De plus aucun modèle de lecteur ne vient informer la lecture. Chaque lecteur entre dans le plain pied du sens, et ses performances sont bien les siennes et non celles d’emprunt d’un lecteur modèle, qui seraient étrangères à la situation d’interprétation dans laquelle s’élabore toute lecture. S’efface également toute conjecture sur un destinataire. Enfin, aucune structure préexistante ne détermine le sens, mais desparcours interprétatifs linguistiquement contraints.

Pratique textuelle sans concession, mais qui, dans le respect de l’interprète et de la singularité du texte, ne peut s’assujettir à aucune tutelle dogmatique, ni engendrer des techniques applicationnistes.

On pourrait nous reprocher d’avoir épuisé deux apories en y substituant une troisième. Celle d’une interprétation sans recours au sujet psycho-philosophique. Mais cette aporie fonde l’exigence de la sémantique interprétative. Elle fonde l’aspect déontologique que nous assignions en introduction, aux enjeux didactiques. Mais elle fonde aussi l’éthique de l’interprétation, au sens où Schleiermacher l’entend. C’est-à-dire saisir une pensée autre afin de comprendre ou de modifier la sienne.

3.2.2. La volonté de comprendre

Sans entrer dans le détail des nombreuses lectures interprétatives que nous avons expérimentées à tous les niveaux de l’école élémentaire, il convient cependant de mesurer la portée effective de ces nouveaux enjeux pédagogiques, tels que nous proposons de les envisager désormais. L’activité des enfants sur les textes illustre concrètement les trois thèmes principaux de cette pratique herméneutique. D’abord le thème critique. Chaque enfant trace ses propres parcours sémantiques, les comparent à ceux des autres, et comprend, défend ou remet en question des cheminements textuels différents des siens. Puis le thème de la description empirique. Le sens n’étant ni donné, ni vécu, mais construit et immanent à la situation d’interprétation, il exige la description méthodique des parcours qui le régulent. Enfin le thème du doute. Le sens n’est que le témoignage d’une lecture. Il l’engage, et exige que l’interprète en assume la responsabilité. Le caractère anti-dogmatique, anti transcendantal et anti-onlogique de cette herméneutique ambitieuse et exigeante permet de penser didactiquement les textes dans leur diversité. De mettre en oeuvre aussi cette herméneutique qui est, chez Schleiermacher, " une volonté de comprendre ". La textualité, solidaire de la langue est totalement pensée et construite dans l’action interprétative, qu’elle informe aussi.

***

Ceux qui ont la responsabilité de l’apprentissage de la langue dans l’approfondissement de la lecture des textes ressemblent aux héros que Borgès met en scène, dans Fictions ou l’Aleph. Ils le disent eux mêmes, et c’est la raison du désarroi que nous évoquions plus haut: ils ne soupçonnent pas le rôle qu’ils jouent, parce qu’ils ne savent plus les points de vue qu’ils servent... ou desservent. L’ enjeu didactique d’une théorie des textes nous semble donc aujourd’hui largement tributaire des rapports qui sont en train de se construire entre philosophie de l’esprit et philosophie du langage.

Le rapport du didactique au théorique est complexe. Les gains l’emporteront peut-être sur les pertes lorsque des pratiques d’interprétation sauront, aux limites des paradigmes, en lisière des clôtures, dans les passages, s’affranchir des théories trop puissantes. Les conformismes sémiotiques ont entraîné des conformismes didactiques. Les méthodes et les techniques - quand elles ne se confondent pas, s’inscrivent dans ces conformismes. Une pratique est non-conformiste. Si nous osions, nous dirions qu’elle relève d’un désir méthodique. Elle ne connaît pas l’ordre des procédures exténuant le sens, ni le désordre de l’atomisation technique. Elle ne connaît qu’une démarche inquiète, celle de l’expérience de la textualité singulière, non dans la linéarité du donné, non dans la fascination du vécu, mais dans la difficulté de l’assignation du sens dans des parcours construits. Par une analogie qui semble ici justifiée, une pratique interprétative est un art, au sens même que lui donne Schleiermacher : " ...une production composée au cours de laquelle nous sommes conscients de règles générales, dont l’application particulière ne peut plus être ramenée à des règles. "

Parce que le concept de pratique consacre l’autonomie partielle de la didactique, l’équilibre des enjeux didactiques des théories des textes dépend de la capacité qu’aura cette didactique à s’affranchir des paradigmes théoriques trop puissants, quels qu’ils soient.


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©  mars 2001 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : SANFOURCHE, Jean-Paul. L'illusion des méthodes et des pratiques d'inetrprétation des textes. Texto ! mars 2001 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Reperes/Themes/Sanfourche_Illusion.html>. (Consultée le ...).