EST-CE AINSI QUE LES SIGNES VIVENT ?
Ecaterina
BULEA
Université de Genève
SOMMAIRE :
1. Une « vie » qui n’est pas
d’ordre biologique
2. De l’essence double…
3. … à l’unité sémiotique
essentielle
3.1. L’arbitraire comme principe social de
structuration
3.2. Identité, valeur, signification
3.3. La transmission du signe
4. « …et l’essentiel est d’avoir
compris la vie »
Il n’y a aucun moment où la genèse diffère caractéristiquement de la vie du langage, et l’essentiel est d’avoir compris la vie. (Saussure, ELG, p. 228) |
En dépit de la fermeté de ton de cet énoncé, conférant à la « compréhension de la vie » un statut fondamental dans l’étude des faits langagiers, Saussure n’a, semble-t-il, jamais commenté l’acception [1] qu’il se donnait du terme de « vie », qui traverse pourtant l’ensemble de son œuvre, de manière à la fois subtile et solidaire. Subtile parce que le signifié du terme reste généralement « voilé » par les thèmes abordés dans les co-textes de ses occurrences, et qu’il peut dès lors paraître métaphorique, voire passer inaperçu. Solidaire parce qu’il est présent à tous les points nodaux de la théorie, et que sa valeur est relative à celle du poids théorique des objets qui y sont discutés : le langage, la langue, le système, le signe :
« On
peut entendre par vie du langage premièrement le fait
que le langage vit à travers le temps, c’est-à-dire
est susceptible de se transmettre. » (ELG, pp. 53-54) [2]
« Passé
un premier moment, la langue entrera très probablement
dans sa vie sémiologique ; elle se transmettra par des
lois qui n’ont rien de commun avec celles de la création
réfléchie, et l’on ne pourra plus revenir en
arrière. » (CLG, p. 111)
« C’est
seulement le système de signes devenu chose de la
collectivité qui mérite le nom de, qui est un
système de signes : parce que l’ensemble de ses
conditions de vie est tellement distinct depuis ce moment de tout ce
qu’il peut constituer hors de cela que le reste apparaît
comme inimportant. » (ELG, p. 289)
« Le
contrat est conventionnel entre [ ], mais c’est un contrat qui
ne peut plus être brisé, à moins de supprimer la
vie du signe, puisque cette vie du signe repose sur le
contrat. » (ibid., p. 103)
« Ce
qu’il y a de particulier dans le signe conventionnel,
c’est que les disciplines qui pouvaient avoir à s’en
occuper ne se sont pas doutées que ce signe était […]
transmissible, et par là doté d’une seconde
vie […] » (ibid., p. 229).
Au vu de cette solidarité du terme avec les objets majeurs de la théorie saussurienne, la notion de « vie » ne peut y être considérée comme ayant seulement un statut marginal ou accidentel. Il serait de même hâtif de n’y voir qu’une sorte de référence implicite à la Vie du langage de Whitney, malgré les convergences théoriques des deux auteurs. Son usage récurrent révèle plutôt une trame heuristique, un « motif souterrain du texte » (Fehr, 1992, p. 75) qui, d’une part fait apparaître une propriété fondamentale commune au langage, aux langues et aux signes, d’autre part articule cette propriété à la spécificité irréductible de la science dont ils sont l’objet : la sémiologie, définie comme « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » (CLG, p. 33).
L’objectif de cet article est de tenter de comprendre ce qu’entend Saussure par « vie » du langage, des langues et des signes. Sans sous-estimer l’intérêt d’une approche historique et/ou philologique de cette question, nous adopterons pour notre part une perspective épistémologique : quels sont les enjeux et les implications théoriques de l’attribution d’une « vie » à l’ensemble des dimensions des phénomènes sémiologiques ?
1. Une « vie » qui n’est pas d’ordre biologique
On le sait, Saussure rejette clairement tout vitalisme, toute conception organiciste et finaliste des langues, et récuse donc l’emploi des concepts et termes de la biologie pour analyser les faits langagiers [3]. Ses critiques de la conception de Schleicher, ou de celle de Hovelacque, formulées dans la Première conférence à l’Université de Genève de 1891, témoignent de la fermeté de sa position sur ce point :
« On lit presque à la première page d’un ouvrage de M. Hovelacque sur la linguistique : “la langue naît, croît, dépérit et meurt comme tout être organisé“. Cette phrase est absolument typique de la conception si répandue même chez les linguistes, qu’on s’épuise à combattre, et qui a mené directement à faire de la linguistique une science naturelle. Non, la langue n’est pas un organisme, elle n’est pas une végétation qui existe indépendamment de l’homme, elle n’a pas une vie à elle entraînant une naissance et une mort. Tout est faux dans la phrase que j’ai lue : la langue n’est pas un être organisé, elle ne meurt pas d’elle-même, elle ne dépérit pas, elle ne croît pas, en ce sens qu’elle n’a pas plus une enfance qu’un âge mûr ou une vieillesse, et enfin elle ne naît pas comme nous allons le voir. » (ELG, p. 154)
En des propos tout aussi catégoriques, il refuse également à l’anatomie ou à la physiologie le statut de modèles ou d’appuis épistémologiques (ou même analogiques) pour l’étude des objets langagiers, et cette opposition à toute approche naturaliste des langues est fondée sur l’analyse des faits linguistiques concrets, dans leur histoire et leur fonctionnement.
Supposer qu’une langue puisse « naître » revient d’abord à admettre une sorte d’acte originaire, spatio-temporellement situé, et ensuite une genèse, dont il serait possible d’attester. Assimiler les langues à des organismes implique en outre : - que les langues seraient naturellement délimitées ou individuées ; - qu’elles suivraient toutes immuablement la même route « génétiquement » (pré-)déterminée ; - que leur « âge » interviendrait comme un facteur déterminant pour expliquer leur évolution, ou encore que, selon leur « étape de développement » (enfance, jeunesse, vieillesse), elles seraient pourvues ou dépourvues de certaines propriétés ; - enfin qu’elles disparaîtraient inéluctablement par une sorte d’« épuisement intérieur » (ibid., p. 154).
Or, selon Saussure, rien de tout cela ne les caractérise. Les langues n’ont ni naissance ni mort et le principe organique de la procréation leur est étranger ; ce qui les caractérise, c’est une absolue continuité, conjointement à une perpétuelle transformation dans le temps : transformation ayant l’allure d’un mouvement incessant, se produisant « lentement, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année et de siècle en siècle », sans qu’il n’y ait jamais et nulle part « procréation d’un idiome nouveau par un idiome antérieur » (ibid., p. 153). En outre, l’individuation spatiale ou temporelle des langues, dont la réalité est incontestable, n’est pour autant ni naturellement donnée ni immuable, mais relève de processus d’ordre socio-historique. Enfin, le sentiment de la continuité temporelle des langues, comme les dénominations spécifiques qui leur sont attribuées (latin, français, etc.), relèvent d’une « façon tout arbitraire et conventionnelle » de concevoir la pluralité et la diversité linguistiques, d’une nécessité gnoséologique d’introduire des repères dans la continuité/transformation des faits langagiers. Et en ce sens, les noms des langues procèderaient d’une sorte d’attribution de valeur :
« …il n’existe littéralement aucune autre façon d’introduire une division, si ce n’est cette façon tout arbitraire et conventionnelle. Ainsi nous nions – non seulement qu’une langue puisse naître sans être précédée d’une autre, – non seulement en second lieu qu’une langue puisse subitement naître d’une autre, mais troisièmement même nous nions qu’une langue déterminée naisse graduellement d’une autre, car il n’y a aucun instant où la langue soit moins déterminée ni plus déterminée qu’à un autre ; il n’y a jamais de caractères permanents, mais seulement transitoires et de plus délimités dans le temps ; il n’y a que des états de langue qui sont perpétuellement la transition entre l’état de la veille et celui du lendemain » (ibid., p. 165).
Il résulte de ces prises de position que si la notion de « vie » subsiste néanmoins dans la théorie saussurienne, elle ne peut y être porteuse d’aucune connotation biologique ou naturaliste. Elle a trait en réalité à la socio-histoire du langage, envisagée sous l’angle de « ce qui se passe tous les jours dans la langue », des « conditions permanentes » des faits langagiers, et relève du mouvement inépuisable de ces derniers ou de leur perpétuel devenir. Fondamentalement opposée non pas à la mort, mais à l’ordre immuable ou à « l’immobilité absolue », et posée comme une sorte d’évidence immanente aux faits de langage, la vie sémiologique demeure toutefois un objet difficile à circonscrire et à définir. Son statut est à re-construire, en une (en)quête qui porte en définitive sur les fondements mêmes du projet épistémologique saussurien.
Ce projet se différencie clairement des autres paradigmes linguistiques mobilisant la notion de « vie ». Il rompt non seulement, comme on l’a vu, avec celui de la linguistique naturaliste, mais il est également nettement distinct des approches centrées sur « la vie des significations », telles que celle de Darmesteter (La vie des mots, 1887). Le projet de cet auteur relève d’une psychologie des significations et se situe dans la continuité des grammaires logiques, tout en exploitant les outils épistémologiques de la biologie. Il consiste en une étude des significations et de leurs changements au cours du temps (et non pas en une étude des changements phonétiques), visant à déceler les procédés logiques et les causes psychologiques qui déterminent l’évolution du sens des mots. La « vie des mots » est dans ce cadre la « vie intellectuelle et morale que notre pensée donne aux mots » (op. cit., p. 26), une vie qui est prêtée aux sons par l’esprit lorsque ce dernier les charge d’exprimer des idées. Mais bien que les causes en soient d’ordre psycho-logique, les procédés de changement des significations sont conçus et formalisés sous forme de stades, à l’aune de l’évolution organique : les significations naissent, se développent et meurent sous l’action de la pensée et selon les besoins d’expression de l’esprit. Outre sa connotation biologique, une telle conception pose pour Saussure un problème philosophique et épistémologique majeur, à savoir que le processus évolutif évoqué relèverait d’un transformisme affectant séparément et/ou successivement soit les sons, soit les significations. Ce type de position repose donc sur l’acceptation de la séparation entre forme et contenu, saisis dans leurs propriétés premières : physique pour la première, psychique pour le second. Dans cette perspective, réalité phonique et signification seraient données d’avance, vivant et changeant chacune dans leur ordre propre, indépendamment du système de la langue. Chaque ordre comporterait des unités saisissables et étudiables en elles-mêmes, en tant qu’entités relevant de deux domaines différents, tout en ayant quand même en commun le principe d’évolution, telle est notamment la conclusion de l’étude de Darmesteter. De la même manière, pour Whitney (La vie du langage, 1875), le traitement distinct des changements de sons et des changements de sens, non seulement est justifié du point de vue méthodologique, mais correspond à une « distinction naturelle », l’argument de l’auteur étant qu’un mot peut changer de forme sans que son sens change, qu’il peut changer de sens tout en gardant sa forme, ou encore qu’il peut subir les deux types de changement, sans pour autant qu’il y ait homologie entre eux :
« Dans ce fait fondamental que le signe articulé était un signe conventionnel et qu’il n’était lié au concept que par le lien d’une association mentale, se trouve la raison qui rend possibles ses changements de forme et ses changements de sens. Si le lien était naturel, interne, nécessaire, il s’ensuivrait que tout changement dans le concept, produirait un changement analogue dans le signe. Or, dans le cas qui nous occupe [il s’agit de l’exemple évêque], l’idée a grandi pendant que le mot s’est contracté et a été réduit partout à n’être plus qu’un fragment de lui-même. » (Whitney, op. cit., pp. 40-41)
Saussure était au moins autant opposé à ce dualisme associé à la notion de « vie » par certains de ses contemporains qu’il l’était au transformisme naturaliste, et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il contestera le conventionnalisme traditionnel, y compris celui de Whitney : le lien sémantique ne s’établit pas entre unités délimitées d’avance ; l’individualité et l’unité du signe ne sont pas le résultat de l’association de deux entités positives, tout comme la nature du signe n’est pas psycho-physique à proprement parler. La spécificité de la « vie sémiologique » est de la sorte, pour Saussure, étroitement liée à la spécificité de « l’entité qui vit », entité dont le caractère dual doit être fondamentalement repensé.
Comme le montrent nos citations initiales, la « vie » sémiologique évoquée par Saussure se décline en plusieurs problématiques, que nous traiterons dans ce qui suit : le caractère conventionnel du lien sémantique ; le fondement de l’identité, voire de l’objectivité des faits langagiers ; les rapports que les unités linguistiques entretiennent à l’intérieur du système ; la circulation et la transmission des langues et des signes ; leur fonctionnement ouvert eu égard à l’activité sociale et psychologique. Tournée autant vers des dimensions « essentielles » que vers des dimensions fonctionnelles, la vie sémiologique peut s’appréhender aussi bien au niveau de la langue qu’au niveau du signe. Langue et signe étant non pas des réalités « vivantes » disjointes, mais plutôt des entrées méthodologiques différentes pour appréhender un même phénomène : le perpétuel devenir d’une essence double.
2. De l’essence double…
Le problème de l’essence double est étroitement lié à question de la bi-facialité du signe et à celle du fondement de son identité (cf. 3.2.) en tant qu’unité sémiotique. Comme on l’a souvent souligné, une des originalités de l’approche saussurienne réside dans son appréhension de la nature même des deux éléments qui se trouvent reliés en un signe. La dualité du signe ne concerne pas le rapport entre mots et choses, pas plus que le rapport entre sons et idées, mais consiste en une dualité interne à « l’ordre spirituel », les deux éléments concernés étant de nature psychique :
« […] notre point de vue constant sera de dire que non seulement la signification mais aussi le signe est un fait de conscience pur. » (ELG, p. 19)
En d’autres termes, le signe procède d’une double saisie psychologique (sous forme d’images mentales résultant de classements) des phénomènes physiques sonores d’une part, et des « objets » d’autre part, et ce sont les produits de cette saisie psychologique qui sont mis en correspondance. Le signe apparaît donc, de prime abord, comme une « entité psychique à deux faces » qui « unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique » (CLG, pp. 98-99) ; ou encore comme « association de deux éléments également immatériels, mais absolument différents » (in Godel, 1957, p. 190), « dualité incessante », « association de deux éléments hétérogènes », « point de jonction de deux domaines », « accouplement d’objets hétérogènes » (ELG, pp. 17-20).
Mais de manière apparemment paradoxale, cette problématisation de la dualité s’articule en fait chez Saussure à la tentative de conceptualiser l’unité du signe : concevoir ce dernier en tant qu’entité cohérente bien que non simple, qu’« être total » bien que fondé sur une hétérogénéité irréductible. L’insistance de Saussure sur l’indissociabilité des deux domaines est récurrente, même obstinée, ce qui exige de re-penser l’essence duale en termes d’union et non de séparation, de synthèse et non d’addition, les deux domaines étant en interaction structurante [4]. L’étude du fait langagier requiert dès lors un véritable renversement méthodologique, consistant à traiter d’abord l’union associative pour en (re-)saisir ensuite les deux éléments qui s’y intègrent, plutôt que de traiter d’abord les deux éléments disjoints pour en analyser les conditions d’association.
Ce renversement décisif appelle quelques commentaires, en raison de ses implications épistémologiques, mais aussi – comme le note Pétroff (1993) – en raison de sa regrettable réduction ultérieure en une antinomie [5], ce qui est en opposition absolue avec le noyau dur de la théorie saussurienne et avec l’esprit général qui la sous-tend.
On relèvera d’abord que, bien que fondée sur la dualité des phénomènes, l’essence double constitue inéluctablement un dépassement de celle-ci : elle a sa propre cohérence en ce que sa constitution coïncide avec et repose sur un principe de structuration interne qui lui est propre, à savoir la discrétisation arbitraire. N’étant ni pré-structurée, ni unilatéralement structurée (par les sons ou par les idées) selon un principe qui lui serait dès lors antérieur et externe, l’essence double ignore toute organisation préétablie, pour s’établir en et selon un ordre propre, ce qui comporte – outre la prise de conscience d’une réalité – des conséquences méthodologiques incontournables :
« Les deux chaos, en s’unissant, donnent un ordre. Il n’y a rien de plus vain que de vouloir établir l’ordre en les séparant. Personne, nous le savons, ne songe à les séparer radicalement. On se borne à les dégager l’un de l’autre et à partir ad libitum de ceci ou de cela après avoir préalablement fait de cela ou de ceci une chose censée exister par soi même. C’est là justement ce que nous appelons vouloir séparer les deux chaos, et ce que nous croyons être le vice fondamental des considérations grammaticales auxquelles nous sommes habitués. » (ELG, pp. 51-52)
Dans cet extrait, comme dans les notes saussuriennes en général, la notion d’ordre ne renvoie pas à une harmonie « sereine » qui s’opposerait au chaos. Elle sert à désigner un domaine en tant que tel et son mode spécifique d’organisation : il s’agit de l’« ordre de faits » à considérer, en l’occurrence celui des faits langagiers, qui est complexe en tant que double. L’ordre complexe ne réside pas en l’addition de deux ordres simples et opposés, mais en une forme d’organisation corrélative, qui exploite leur hétérogénéité en même temps qu’elle les dépasse chacun qualitativement et dans leurs caractéristiques premières, d’où, pour la linguistique, « le malheur de courir sur deux ordres de faits séparés, où la corrélation seule crée le fait à considérer » (ibid., p. 238).
Soulignons ensuite que cette conception de la dualité comme dyade non antinomique s’inscrit pour Saussure dans une problématique philosophique fondamentale, qui transcende la question du signe comme unité ou structure, et qui a trait à la nature même du signe, et ce faisant à celle du langage humain :
« Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental ; c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal COMME TEL, et du phénomène vocal COMME SIGNE– du fait physique (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait « physique » du son par opposition au fait « mental » de la signification. Il y a un premier domaine, intérieur, psychique, où existe le signe autant que la signification, l’un indissolublement lié à l’autre ; il y en a un second, extérieur, où n’existe plus que le « signe », mais à cet instant le signe réduit à une succession d’ondes sonores ne mérite pour nous que le nom de figure vocale. » [6] (ibid., pp. 20-21)
Cette réflexion porte, comme on le constate, sur des « domaines », des « phénomènes », des « faits », sur leur statut les uns par rapport aux autres, et déploie un lieu abstrait qui fait coïncider la nature du langage avec celle du signe. Elle instaure de la sorte primordialement le langage en tant que lieu de production des signes [7] et fournit un éclairage particulier quant au statut de la dualité, en ce qu’elle pose un rapport entre les domaines physique et psychique exprimé non en termes d’opposition et/ou antinomie, mais en termes d’intériorité–extériorité eu égard à la nature du signe. La position épistémologique ici formulée, et dont Saussure ne s’écarte jamais, consiste en la rupture avec une double tradition dualiste. Il refuse d’abord d’asseoir la réflexion sur le langage sur la toile de fond du dualisme « primaire », ou « de substance », qui sépare radicalement le physique et le psychique, le son matériel et l’idée, et qui est en soi une « façon facile et pernicieuse » de concevoir l’essence double. Il récuse ensuite le dualisme « dérivé » qui consiste à admettre (implicitement) la disjonction radicale entre pensée et langage et qui s’exprime à travers la thèse de la prééminence d’une pensée pré-organisée dont le langage ne serait qu’une traduction ou un reflet (cf. 3.1.) :
« Ce qui est faux, c’est de penser qu’il y ait quelque part des formes (existant par elles-mêmes hors de leur emploi) ou quelque part des idées (existant par elles-mêmes hors de leur représentation). » (ibid., p. 31)
Cet affranchissement de l’arrière-fond dualiste n’est en rien contradictoire avec l’affirmation de la dualité phénoménale que le langage crée et dans laquelle il s’inscrit. Le langage crée la dualité, en l’instaurant entre le phénomène vocal comme substance, c’est-à-dire fonctionnant selon un régime proprement physique, et le phénomène vocal « comme signe », qui n’existe qu’en vertu du signe dans sa totalité. Le langage s’inscrit dans la dualité dans la mesure où le phénomène vocal « comme signe », fonctionnant selon un régime psychique, ne se transforme pas pour autant en idée, mais préserve, comme un prolongement immatériel de la substance, la caractéristique « vocale » à la fois différente de l’idée et associée à celle-ci. Le fait vocal « comme signe » réalise un versant de la « vocalité » dont la propriété essentielle est d’être dégagé du régime matériel de fonctionnement, externe au signe (et qui « ne mérite que le nom de figure vocale »), pour exister en un régime de fonctionnement distinct et nouveau, immatériel et associatif, et donc interne au signe. Si le fait vocal « comme signe » n’est pas une substance, si –en partie pour des raisons semblables– le statut mondain du référent n’est pas concerné par le signe, si l’essence du langage tout court n’est pas substance, c’est parce que le fait langagier ne repose pas sur une exploitation de la substance en tant que telle, dans ses caractéristiques et son organisation proprement physiques.
Ce dégagement de la substance –largement commenté par l’exégèse saussurienne [8]– est néanmoins en soi insuffisant pour saisir la nature du langage dans la mesure où ce processus a lieu conjointement à un autre : le dégagement eu égard à la pensée primaire. Cette dernière, si elle a une existence indépendante du langage, n’est pourtant « qu’une masse amorphe et indistincte » (CLG, p. 155), qui n’est pas en tant que telle exploitée (et exploitable) par le fait langagier. Il en découle que, signe ou langage, la dé-substantialisation dont il est question ici n’est pas automatiquement psychologisation, ce qui équivaudrait à une simple absorption perceptive et passive des sons :
« Il n’y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait en quelque sorte mystérieux que la ‘pensée-son’ implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. » (ibid., p. 156)
Puisque l’essence double ne réside pas en un mécanisme de conversion (des sons en pensées ou des pensées en sons), ni ne relève du remplacement (d’un domaine par l’autre), sa nature dyadique apparaît d’emblée comme un « parallélisme de dégagement » au travers de la fusion ; autrement dit, comme création ou émergence d’un nouvel ordre, qui est une forme autonome de ré-exploitation conjointe des deux domaines, un « accouplement » de ceux-ci par-delà leur hétérogénéité constitutive.
Cette coexistence immatérielle des deux domaines en une essence autonome et cohérente est en outre active. Elle se réalise et se manifeste essentiellement sous une forme processuelle, thèse qui sous-tend, selon nous, l’ensemble de la théorie saussurienne, ce dont témoignent certaines occurrences du terme « action » :
« Comme le langage n’offre sous aucune de ses manifestations une substance mais seulement des actions combinées ou isolées de forces physiologiques, physiques, mentales, et comme néanmoins toutes nos distinctions, toute notre terminologie, toutes nos façons de parler sont moulées sur cette supposition involontaire d’une substance, on ne peut se refuser, avant tout, à reconnaître que la théorie du langage aura pour plus essentielle tâche de démêler ce qu’il en est de nos distinctions premières. » (ELG, p. 197)
Habituellement,
c’est la « forme » qui est opposée à
la substance. Et c’est précisément pour cette raison
que l’« action » comme terme substitutif de
cette opposition [9]
nous semble significatif, car il désigne une combinatoire de
forces et induit de la sorte une saisie dynamique de la forme.
Cette dernière, bien que (co)produite, n’est pas pour autant
un produit statique ou figé, ce qui implique qualitativement
que son mode d’existence coïncide avec sa perpétuelle
(re)production ; ce qui implique structurellement, puisque la
« ‘pensée-son’ implique des divisions »
qui brisent la continuité amorphe, que le processus de
discrétisation même est illimité et
potentiellement reproductible à l’infini. Signe ou langage,
l’essence double est une réalité formelle active, et
c’est en cela que sa dualité est proprement « incessante »
et s’oppose à tout « repos absolu ».
Et même si cette « activité incessante »
ne détermine pas en soi les formes sociales de réalisation
du langage que sont les langues naturelles, pas plus qu’elle ne
détermine les manifestations concrètes de la parole, ni
ne suffit à elle seule à expliquer leur continuelle
transformation, elle constitue néanmoins le substrat actif qui
les sous-tend et qui « affecte » leur
fonctionnement/transformation de l’intérieur.
3.
… à l’unité sémiotique essentielle
3.1. L’arbitraire comme principe social de structuration
Ainsi posé, le problème de l’essence double se situe, théoriquement, en amont de toute linguistique ou de la distinction méthodologique entre langage, langue et parole. Logiquement en amont mais nullement en dehors, car langue et langage doivent être conçus dans une « réciprocité permanente », le langage étant « à la fois l’application et le générateur continuel de la langue » (ibid, p. 129). Le langage ne se manifeste qu’au moyen des langues naturelles – qui elles-mêmes n’ont pas de « corps [...] en dehors des individus parlants » (ibid.) –, les signes n’existent effectivement qu’en vertu du système qui les structure perpétuellement, ce qui revient à dire que cette essence double n’est ontologiquement ni antérieure ni extérieure à sa réalisation sociale dans le cadre d’une langue naturelle [10]. Autrement dit, son mode d’existence « naturel » est autant (doublement) psychologique que social, car la potentialité structurante de l’essence duale se réalise en acte à travers un principe social de structuration : le contrat, la convention ou le consentement collectif. Issu de la vie sociale et trouvant ses origines dans l’activité collective, le caractère conventionnel de la structuration concerne d’abord le lien sémiotique ou la « vie interne » du signe :
« Le contrat est conventionnel entre [ ], mais c’est un contrat qui ne peut plus être brisé, à moins de supprimer la vie du signe, puisque cette vie du signe repose sur le contrat. » (ibid., p. 103)
L’arbitraire du signe, dans son acception de lien immotivé entre les deux instances qu’il unit, avait été mis en évidence par les conventionnalistes de l’Antiquité grecque, notamment par Aristote, et il semble admis par tout le monde. S’il désigne bien, chez Saussure aussi, l’absence d’affinité naturelle entre la face « contenu » et la face « expression » du signe, il subit en même temps un déplacement qui lui fait acquérir une dimension nouvelle, due principalement à la localisation du lien sémiotique dans l’ordre du « spirituel ». Saussure, on le sait, rejette la conception de la langue comme nomenclature : le caractère immotivé du signe ne concerne donc pas l’immotivation de l’application des mots à des objets, ce qui reviendrait à considérer ces derniers comme préformés, mais il s’applique à la construction du « mot » lui-même en tant qu’entité de et dans l’ordre spirituel. Plus précisément, il s’agit de l’immotivation de « l’appel » réciproque entre deux sortes de représentations, respectivement entre un concept et une image acoustique :
« il n’y a point d’image vocale qui réponde plus qu’une autre à ce qu’elle est chargée de dire » [11] (ibid., p. 219).
« Non seulement les deux domaines reliés par le fait linguistique sont confus et amorphes, mais le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. » (CLG, p. 157)
Cela signifie que, bien que les concepts et les images acoustiques soient élaborés au niveau psychologique, ce niveau n’assure pas de manière autarcique leur mise en correspondance : l’association génératrice d’unités sémiotiques se réalise nécessairement sous forme sociale, faute de quoi les unités (pour autant qu’elles puissent se constituer, ou que l’humain en éprouve le besoin) demeureraient des produits idiosyncrasiques et la communication serait impossible. Or, et c’est là la subtilité de la conjonction opérée, le lien sémiotique conventionnel gère socialement le rapport psychologiquement immotivé entre concepts et images acoustiques. Il en découle que, tout comme « arbitraire » et « conventionnel » ne sont pas synonymes (cf. Coseriu, 1967), « immotivé » et « nécessaire » ne sont pas dans un rapport antinomique parce qu’ils ne se situent pas au même niveau : le lien est non motivé psychologiquement au sens où l’appartenance des deux éléments à l’ordre spirituel n’exige, ni ne conditionne, ni n’impose une certaine mise en rapport (« spirituellement » motivée ?), directe et univoque. Cependant, le lien est tout aussi nécessaire [« c’est un contrat qui ne peut plus être brisé »] car c’est en vertu de ce lien que les unités-signes existent [« cette vie du signe repose sur le contrat »], et que l’ordre langagier émerge et fonctionne comme ordre de faits distinct de l’ordre psychique même, ayant donc une certaine autonomie par rapport à ce dernier, tout en étant en interaction avec lui. L’immotivation d’appel psychologique n’est donc en rien contradictoire avec la nécessité d’appel sémiotique [12].
Dès lors qu’il s’instaure entre des produits de nature psychique, le « contrat collectif » institue l’(inter)action sociale comme facteur interne du processus de réorganisation psychologique à travers l’élaboration d’unités sémiotiques (cf. Bronckart, 2002 ; 2003). Et ces dernières, que leur siège soit dans l’individu ou dans « la masse parlante », ne peuvent disjoindre le principe social qui les fonde d’emblée comme unités communicatives, de leur caractère biface qui les institue en tant qu’unités de représentation. Une première conséquence de cet arbitraire-là revient à admettre, dès le départ et par principe, le versant social de la structuration sémiotique individuelle, conjointement au travail psychologique individuel d’élaboration effective d’unités sémiotiques. Une seconde conséquence a trait à l’indissociabilité constitutive – qui n’est pas pour autant indistinction – de l’aspect structurel et de l’aspect fonctionnel du signe, ce dernier étant dès son émergence et indissolublement une unité de représentation et de communication (cf. 3.3 : le statut de la transmission).
Le caractère conventionnel de la structuration concerne ensuite la vie du système dans son ensemble et les « limites » configurantes des signes, en ce que chaque langue naturelle « découpe », différencie et réorganise collectivement les images ou les représentations d’une manière radicalement arbitraire, qui n’obéit nullement à l’organisation des objets dans le monde :
« Enfin, il est à peine besoin de dire que la différence des termes qui fait le système d’une langue ne correspond nulle part, fût-ce dans la langue la plus parfaite, aux rapports véritables entre les choses ; et que par conséquent il n’y a aucune raison d’attendre que les termes s’appliquent complètement ou même très incomplètement à des objets définis, matériels ou autres. » (ELG, p. 76)
Si « la différence des termes qui fait le système » ne repose pas sur les rapports entre les choses, elle ne repose pas davantage sur le pré-établissement d’unités logiques :
« Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts pour le sens ; or il n’en est pas ainsi. Le français dit indifféremment louer (une maison) pour « prendre à bail » et « donner à bail », là où l’allemand emploie deux termes : mieten et vermieten ; il n’y a donc pas correspondance exacte des valeurs. » (CLG, p. 161)
Mieux et davantage encore, la différenciation des termes se dérobe totalement au contrôle rationnel ou à toute règle logique. Comme il ressort clairement des notes pour un article sur Whitney, les signes sont fondés « sur l’irraison même », et l’organisation du système de la langue n’est pas « corrigeable ou dirigeable par la raison humaine ». L’arbitraire radical pose le caractère social de la structuration sémiotique comme intrinsèque à l’organisation des signes en système, cette dernière n’étant ainsi ni un reflet des « rapports entre les choses », ni « à l’image de notre raison individuelle » :
« parce qu’en effet rien ne garantit plus depuis le moment où le système de signes appartient à la collectivité que ce soit une raison intérieure, une raison faite à l’image de notre raison individuelle, qui va continuer à gouverner le rapport du signe et de l’idée. Nous ne savons plus quelle force et quelle loi (forces et loi ou par quelles lois au pluriel) vont être mêlées à la vie de ce système de signes, nous ne pouvons pas le savoir, deviner, avant précisément de les avoir étudiées, observées par une étude profondément différente de celle qui consiste à se représenter les conditions normales ou purement rationnelles du signe vis-à-vis de l’idée (selon une mesure rationnelle, [ ]). » (ELG, p. 289)
Cette contingence de structuration fonde l’autonomie de chaque langue dans la mesure où chaque système s’organise en une co-dépendance, socialement gérée, des signes entre eux : ces derniers se partagent nécessairement mais aléatoirement la « matière » à représenter/communiquer. Cette deuxième dimension de l’arbitraire dépasse et prolonge l’immotivation du lien sémiotique, en s’adressant précisément au formatage des signes à l’intérieur d’un système, en leur conférant une autonomie eu égard aux objets référés et à leur organisation dans le monde, ainsi qu’au fonctionnement psycho-logique à strictement parler. Il en découle que ce n’est que relativement au système de la langue que les notions de signifiant et de signifié prennent véritablement sens : d’une part signifiant et signifié sont chacun des produits socialement organisés (et donc non équivalents ou superposables aux images acoustiques, respectivement aux concepts, qui demeurent des produits psychologiques) ; d’autre part ces deux entités ne peuvent avoir ce statut qu’en vertu de l’unité-signe dans sa totalité : « les sons n’existent, ne vivent et ne se modifient qu’au sein des mots. » (ibid., p. 180)
Malgré les nombreuses discussions du principe de l’arbitraire saussurien [13], ce dernier ne semble pas encore avoir été perçu sous toutes ses facettes. Ou, pour le dire avec les mots de Saussure, bien que ce principe « domine toute la linguistique » et que ses conséquences soient innombrables, « elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est bien après des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe » (CLG, p. 100). En effet, considéré en soi, vu uniquement sous l’angle de sa qualité première, il apparaît encore et toujours comme convention, comme l’alternative sociale au naturalisme ou à l’essentialisme. Il garde évidemment cette qualité chez Saussure ; néanmoins, la mise en rapport de sa nature sociale avec la nature des « entités » formelles qu’il relie en même temps qu’il configure, le révèle comme un principe unique de structuration sémiotique, sous-tendu par une double orientation de l’action sociale, cette dernière interagissant continuellement avec l’élaboration psychique individuelle. Cette action se manifeste d’une part à l’intérieur du signe sous forme de mise en correspondance immotivée mais nécessaire qui produit le signe de l’intérieur ; elle se manifeste d’autre part à l’intérieur du système, comme façonnage aléatoire mais indispensable qui configure les signes en configurant leurs faces. Comme union de deux instances de nature psychique mais façonnées socialement, le signe est par nature l’arène d’une incessante tension entre individuel et collectif, un organisateur social de l’élaboration psychique individuelle en même temps que le moyen par lequel cette dernière est en permanence confrontée à celle d’autrui [14] :
« […] si ce milieu de la collectivité change toute chose pour le système de signes, ce milieu est aussi dès l’origine le véritable endroit de développement où tend dès sa naissance un système de signes : un système de signes proprement fait pour la collectivité comme le vaisseau pour la mer. Il n’est fait que pour s’entendre entre plusieurs ou beaucoup et non pour s’entendre à soi seul. C’est pourquoi à aucun moment, contrairement à l’apparence, le phénomène sémiologique quel qu’il soit ne laisse hors de lui-même l’élément de la collectivité sociale : la collectivité sociale et ses lois est un de ses éléments internes et non externes, tel est notre point de vue. » (ELG, pp. 289-290)
Eu
égard à notre analyse de l’essence double, si le
signe peut en effet apparaître de prime abord comme une
« entité psychique à deux faces »,
cela ne reflète qu’une partie de sa nature, à savoir
son appartenance à « l’ordre spirituel »
ou son immatérialité active, porteuse d’une capacité
de structuration. Toutefois, en dehors de son principe de
structuration doublement arbitraire et éminemment social,
cette capacité n’est qu’une potentialité non
réalisée, une disposition psychique à jamais
enfouie dans la rencontre non consommée de deux masses
amorphes.
Cet examen de l’essence double et du principe de l’arbitraire, malgré le caractère inévitablement artificiel des découpages au travers desquels nous l’avons mené, nous permet néanmoins de saisir quelques-unes de leurs « innombrables conséquences ».
Premièrement, si le langage est une capacité commune à tous les humains, cette communauté relève essentiellement de la capacité dynamique de combiner des « forces physiologiques, physiques, mentales » et de disposer ainsi, potentiellement, d’une dynamique de la structuration susceptible d’accueillir toute langue naturelle. Les fondements du langage sont donc de nature éminemment praxique.
Deuxièmement, puisque le langage ne se réalise que dans le cadre des langues naturelles, cette essence double, bien qu’active, ne se manifeste jamais en tant que telle, mais uniquement à travers de multiples formes sociales de réalisation. Il en découle que le trait commun des langues naturelles n’est pas de l’ordre de la structure en tant que produit, mais de la structuration effective en tant que processus. Et bien que relevant in abstracto de l’essence du langage, cette structuration ne peut se réaliser que sous une forme praxéo-sociale.
Troisièmement, le signe comme unité linguistique est à la fois le résultat du processus de structuration tel qu’il est réalisé par une langue, et le perpétuel véhicule de ce même processus, en ce qu’il porte en lui l’arbitraire, c’est-à-dire le principe même de sa (re)structuration. Et toujours en tant qu’unité linguistique, il n’a pas de stabilité intrinsèque : sa stabilisation est le produit d’une convention, d’une indexation sociale qui peut, secondairement, porter sur le rapport que les signes entretiennent avec la réalité extralinguistique. Dès lors, la stabilité du signe n’est que produite par l’usage, ressentie par le locuteur ou la communauté, temporaire par rapport au système, et relative vis-à-vis d’autres signes.
Quatrièmement enfin, le rapport que les signes entretiennent avec les objets du monde n’est pas de l’ordre de l’application ou de la correspondance directe :
« [Les signes] n’ont à aucun moment la prétention de s’appliquer à un objet défini en soi, et n’abordent en réalité cet objet, quand il existe, qu’obliquement, par et au nom de telle ou telle idée particulière d’où il résultera. » (ELG, p. 75)
Cela signifie que si les signes peuvent être considérés comme des unités de représentation, le statut de cette représentation doit être clarifié : elle ne désigne nullement une forme « d’adéquation » des signes aux choses, mais leur ouverture vers les choses, ou la possibilité d’interaction des signes avec le monde et les objets, que ces derniers soient matériels ou idéels. Si le signe langagier n’est pas une « image » dont les contours correspondraient à ceux de l’objet, ni ne relève de la nomenclature, son statut d’unité autonome ne l’enferme pas pour autant dans une cécité autosuffisante : tout en ne s’appliquant pas à l’objet, il peut l’aborder « obliquement », son fonctionnement étant ouvert à la réalité extra-langagière. Et puisque la représentation n’est dès lors qu’une saisie « oblique », incomplète et imparfaite, il en découle, – même si Saussure ne le formule pas explicitement – qu’en vertu de cette inadéquation même, le signe fournit à l’humain un moyen d’aborder (inter-)activement et continuellement la réalité, qu’il n’est rien d’autre qu’un moyen d’interprétation procédant par production de significations, et par là un moyen d’(inter-)connaissance.
3.2. Identité, valeur, signification
En raison de la nature duale du signe, la recherche de ce qui constitue une identité linguistique en tant que base absolue de toute investigation devient centrale, dans la mesure où c’est l’identité qui garantit la continuité du signe dans le temps, ainsi que la réalité d’une unité linguistique comme unité, que ce soit en synchronie ou en diachronie. D’où la difficulté du linguiste dans son entreprise de saisie, d’étude et de classement des faits linguistiques, et son erreur « lorsqu’il essaie d’y échapper » ou de la contourner …
« en partant par la tangente, c’est-à-dire en classant comme il semble logique les idées pour voir ensuite les formes, - ou au contraire les formes pour voir ensuite les idées ; et dans les deux cas il méconnaît ce qui constitue l’objet formel de son étude et de ses classifications, à savoir exclusivement le point de jonction des deux domaines. » (ELG, p. 18)
Puisque l’objet d’étude est précisément le point de jonction entre deux domaines, en eux-mêmes hétérogènes et variables, cette identité ne saurait être fondée exclusivement par l’un des deux car ceci reviendrait à quitter « l’espace » de jonction et à attribuer à l’identité un fondement unilatéral, externe au signe. Comme le relève De Mauro (1969), et contrairement à la présentation du CLG qui distingue les dimensions synchronique et diachronique de l’identité, Saussure affronte cette question dans sa totalité [15]. Il rejette et la voie « de la forme », qui fonde l’identité linguistique sur l’identité du matériau acoustique, et la voie « du contenu » qui assoit l’identité du signe sur la stabilité du concept exprimé, pour emprunter une troisième voie, dont la particularité sera de poser le fondement de l’identité à l’intérieur de « l’espace » de jonction, tel qu’il est structuré par une langue naturelle. Dans le prolongement de la nature active de la forme duale, l’identité du signe est praxéologique, car elle n’est appréhendable qu’à partir de l’activité langagière, au travers de ses concrétisations : l’identité du signe est l’identité de ses exécutions [16]. Dans le prolongement du principe de l’arbitraire, elle est systémique, faute de quoi le « signe » ne serait qu’une figure vocale et l’identité serait celle d’un matériau acoustique (un produit purement perceptif situé en dehors de l’espace de jonction et pouvant voyager d’une langue à l’autre). Le véritable fondement de l’identité se trouve pour Saussure dans l’usage et à l’intérieur du système, dont la principale caractéristique est d’instaurer des relations entre les signes, ces derniers n’existant et ne circulant que les uns à côté des autres. Les signes sont des grandeurs co-dépendantes et, en raison de leur structuration radicalement arbitraire, dépourvus de toute détermination absolue et isolée. Leur identité et leur objectivité sont avant tout les produits de leur différence, appréhendable dans l’usage, ratifiée par la convention et instaurée par le système, ce qui conduira Saussure à affirmer que la réalité d’un signe consiste en sa valeur.
La théorie de la valeur est un renversement de perspective eu égard au statut de la signification. Conçue comme valeur, cette dernière n’est plus un moyen de stabilisation définitive des sons ; elle est un produit contingent et variable qui repose sur des jugements d’identité et de différence, témoignant de la « loi tout à fait finale du langage » qui reprend sous forme intra-systémique l’inéluctable processus de discrétisation [17] :
« …il n’y a jamais rien qui puisse résider dans un terme (par suite directe de ce que les symboles linguistiques sont sans relation avec ce qu’ils doivent désigner), que a est impuissant à rien désigner sans le secours de b, celui-ci de même sans le secours de a ; ou que tous deux ne valent donc que par leur réciproque différence ». (ibid., p. 218)
Cette conception de la valeur est complexe pour deux raisons. La première concerne la pluralité de rapports différentiels que la valeur subsume : le rapport entre un signifiant et un signifié ; les rapports des signifiés entre eux ; les rapports des signifiants entre eux ; enfin les rapports des signes entre eux :
« Il n’y a pas la forme et une idée correspondante ; il n’y a pas davantage la signification et un signe correspondant. Il y a des formes et des significations possibles (nullement correspondantes) ; il y a même seulement en réalité des différences de formes et des différences de significations ; d’autre part chacun de ces ordres de différences (par conséquent de choses déjà négatives en elles-mêmes) n’existe comme différences que grâce à l’union avec l’autre. » (ibid., pp. 42-43)
Tous ces rapports différentiels co-existent, co-fonctionnent et convergent dans la mise en œuvre d’un processus permanent et d’une certaine manière homogène : le processus sémiotique conçu comme production de signification. Ce mécanisme n’est en réalité que le corrélat fonctionnel de la structuration arbitraire, et c’est à travers lui que l’usage « affecte » nécessairement et continuellement le signe [18], ce qui « empêche » à jamais ce dernier d’atteindre un degré de stabilité absolu, et donc une signification intrinsèque, statique et immuable. La valeur est au fondement du caractère systémique et du caractère social du signe par ce que c’est en vertu de la différenciation entre signes que tout signe devient une unité, et que c’est en vertu de l’arbitraire que la différenciation devient un mode sémiotique de (re)structuration permanente. La seconde raison tient à ce que la notion de valeur contrevient à la façon naturelle [19], c’est-à-dire positive, voire statique, de penser ontologiquement l’« être ». L’unité sémiotique est une forme qui ne peut être définie positivement (par ce qu’elle est), mais seulement « négativement » : par ce qu’elle n’est pas, ou par ce qu’elle vaut vis-à-vis des autres unités :
« FORME = Non pas une certaine entité positive d’un ordre quelconque, et d’un ordre simple ; mais l’entité à la fois négative et complexe : résultant (sans aucune espèce de base matérielle) de la différence avec d’autres formes COMBINEE avec la différence de signification d’autres formes. » (ibid., p. 36)
Du point de vue théorique, la valeur conceptualise de la sorte un mode d’individuation corrélative et instable des formes linguistiques. Elle est toujours et uniquement générée, établie, temporairement stabilisée, sous-tendue par la solidarité systémique des signes et produite « négativement » par la non-coïncidence des signes entre eux. Ayant une base relationnelle et dynamique, la valeur est un mécanisme de production sémiotique nécessairement interactif, qui repose sur deux modalités de corrélation des signes agissant simultanément : les coordinations syntagmatiques et les séries associatives ou paradigmatiques. La distinction entre ces deux modalités de corrélation peut être abordée de plusieurs points de vue. Nous n’en allons retenir qu’un, à savoir leur base temporelle de fonctionnement.
On remarquera d’abord, en prenant appui sur les réflexions de Saussure ayant trait à l’uni-spatialité des sèmes (ibid., pp. 101-119), que la temporalité est une dimension constitutive du signe qui touche non seulement sa réalisation effective dans la parole ou le discours, mais sa structure même. Si « la particularité du mot est d’être un sème colligible, mais reposant sur la succession des syllabes » (ibid., p. 110) qui vont toujours dans la même direction (qui sont temporellement uni-directionnées), c’est que le signifiant juxtapose en une suite « colligible faisant un tout » une succession de sons, de telle sorte que le signe, comme unité (et non pas le signifié seul), a la propriété de s’uni-spatialiser ou de réabsorber la linéarité dans la simultanéité. Cette linéarité subsiste néanmoins, parce que la simultanéité uni-spatiale n’implique ni la destruction de la suite colligible (ou du signifiant), ni le désordre phonémique. Ceci se traduit notamment dans le fait que la linéarité se maintient comme un facteur discriminatif entre les sèmes, même en dehors de leur manifestation discursive. Par exemple, la différenciation intra-systémique entre termes comme « enseigner » vs « enseignement », ou « omnes » vs « omnia », tout en reposant en soi sur les mêmes mécanismes de jugement que la différenciation entre « enseignement » et « ignorance », exploite la forme linéaire de la temporalité comme facteur discriminatif, éventuellement conjointement à l’attribution d’une fonction à cette même différence linéaire, se répercutant sur le signe. Le facteur « temps » n’intervient donc pas seulement dans la profération concrète du signe : le signe comme unité en est tributaire en même temps qu’il est porteur d’une tension temporelle, générée par la coexistence en son sein du linéaire et de « l’instantané » (ou de l’uni-spatialisé). En d’autres termes, même si la linéarisation n’est manifeste que dans le discours, le signe « n’oublie » pas pour autant la qualité linéairement temporelle du signifiant, qui demeure active au-delà et indépendamment de sa concrétisation.
Cette analyse montre que la dé-substantialisation propre au phénomène sémiotique n’équivaut pas à sa dé-temporalisation, et que le signe n’est jamais en dehors du temps ; ou, mieux, elle montre que puisqu’il est impliqué dans sa constitution comme unité, le temps n’est jamais en dehors du signe.
De ce point de vue, les deux modalités de coordination des signes, syntagmatique et paradigmatique, reprennent et prolongent cette propriété temporelle au niveau des rapports entre unités, avec une différence toutefois, tenant à ce que le syntagme n’est pas « une suite recolligible faisant un tout » au même titre que le signifiant. Comme le signifiant, l’organisation dans le successif propre aux coordinations syntagmatiques exploite la temporalité linéaire, alors que les rapports paradigmatiques la transgressent, y compris au plan des règles d’organisation, se caractérisant ainsi par une « uni-spatialisation » d’un autre niveau [20], qui a trait à la pluralité de trajectoires associatives simultanées. La soumission à la temporalité linéaire des corrélations dites in praesentia (syntagmatiques) se manifeste concrètement comme obligation d’alignement, et requiert l’adoption/construction d’une « solution » parmi les possibles, tout en respectant les règles d’organisation établies par la communauté. La valeur du signe est générée co-textuellement, au travers des rapports que ce signe entretient avec ceux qui l’entourent immédiatement. Le régime des corrélations dit in absentia (associatif) repose sur le dégagement de la temporalité linéaire et de l’organisation qui lui est propre, la valeur du signe étant générée par sa position en tant que nœud de bifurcations plurielles, simultanées et virtuelles. Or, comme le remarque Fehr, « l’absence » des séries associatives par rapport au syntagme concret est toujours aussi « présence », dans la mesure où « la virtualité de ces séries latentes flottant autour des termes présents dans la série syntagmatique contribue à la détermination et à la reconnaissance de celle-ci » (2000, p. 155). Le signe existe indissociablement dans les deux sphères, et chacune de ses manifestations en tant que « maillon » appartenant à une trajectoire linéaire actualise sa qualité de « maillon » de bifurcations associatives. Double existence, ou « jeu » incessant en vertu duquel le signe vaut en permanence.
Les deux régimes de coordination des signes ne sont donc ni antinomiques ni disjoints, et leur co-fonctionnement repose sur le même type de tension temporelle entre linéarité et simultanéité, entre l’unicité effective de la trajectoire syntagmatique et la pluralité simultanée des trajectoires du « carrefour » associatif, ce qui montre que le temps est un facteur interne au processus de génération de valeur. Et le fonctionnement conjoint permanent des deux régimes constitue la base systémique de l’infinité des réalisations possibles d’un signe en tant qu’infinité des valeurs qu’il peut intégrer :
« Dans chaque signe existant vient donc S’INTEGRER, se postélaborer une valeur déterminée [ ], qui n’est jamais déterminée que par l’ensemble des signes présents ou absents au même moment ; et, comme le nombre et l’aspect réciproque et relatif de ces signes changent de moment en moment d’une manière infinie, le résultat de cette activité, pour chaque signe, et pour l’ensemble, change aussi de moment en moment dans une mesure non calculable. » (ELG, p. 88)
Dans la mesure où la valeur ne relève pas d’une catégorie positive fixe, ni ne se voit imposer un contenu immuable depuis l’extérieur de l’activité langagière, et précisément parce qu’elle n’est qu’un jeu incessant de redistribution différentielle, le signe apparaît comme une entité éminemment dynamique, dont « l’être » coïncide avec sa « capacité pour la valeur ». Cette valeur se dérobe en outre à toute logique additive et rend compte d’un « contenant » dont « l’intérieur » est mouvant, illimité, imprévisible et (potentiellement) infini :
« Aucun signe n’est donc limité dans la somme d’idées positives qu’il est au même moment appelé à concentrer en lui seul ; […] et il est donc vain de chercher quelle est la somme des significations d’un mot. » (ibid., p. 78)
3.3. La transmission du signe
Mais quel est le substrat de la continuité de cette dynamique, de ce changement « de moment en moment » et « d’une manière infinie » du « nombre et de l’aspect réciproque et relatif » des signes ? En outre, puisqu’« il n’y a aucun instant où la langue soit moins déterminée ni plus déterminée qu’à un autre » (cf. 1), en vertu de quoi le changement linguistique ne procède-t-il pas par ruptures radicales et divisions périodiques ? Questions qui se rattachent aux problèmes généraux posés par Saussure dès le départ : pourquoi les langues changent-elles continuellement ? Quel est le substrat de leur absolue continuité et de leur transformation dans le temps ? Pourquoi, une fois la convention établie, ne se maintient-elle pas imperturbablement et éternellement ? Et si la réponse à ces questions est essentiellement fondée sur le principe de l’arbitraire, elle mobilise autant la problématique de la transmission.
La première des citations de notre introduction évoque la transmission qui caractérise la vie du langage à travers le temps. Bien que présente dans le CLG, cette notion de transmission n’y a cependant pas le même statut que dans les notes saussuriennes [21]. Certains des aspects qu’elle recouvre sont certes déductibles du Cours, mais à condition de concevoir comme un tout temporalisé et fonctionnel, signe, arbitraire, immutabilité et mutabilité. En effet, si la convention sociale peut être considérée à la fois comme un facteur de conservation, de stabilité et de résistance à l’innovation et comme le support de l’altération des signes due au déplacement du rapport entre signifiant et signifié, cette discussion n’a de sens et ne peut être logiquement conçue qu’en regard de la circulation et de la transmission des signes (et des langues) dans le temps. Dans cette perspective toutefois, la transmission apparaît tantôt comme un processus diachronique (les langues se transmettent d’une génération à l’autre), tantôt comme l’« épreuve » du temps advenant au signe de l’extérieur, ou encore comme un attribut fonctionnel post-élaboré eu égard à l’élaboration des signes eux-mêmes ; ce qui est partiellement réducteur et partiellement inexact par rapport à ce que Saussure semble vouloir conceptualiser à travers cette notion. Dans les notes, même si elle n’apparaît que de manière éparse, la notion de transmission a un tout autre statut : elle s’y révèle comme une véritable propriété du signe ; elle ne désigne ni un mouvement provoqué par une force externe qui s’exercerait sur le signe, ni une éventualité fonctionnelle indépendante de sa structure, mais bien un processus permanent situé dans le signe et qui a trait à sa mission ou à sa « destinée » interactive en tant qu’intrinsèque à sa propre constitution.
« Ce sera la réaction capitale de l’étude du langage sur la théorie des signes, ce sera l’horizon à jamais nouveau qu’elle aura ouvert [ ], que de lui avoir appris et révélé tout un côté nouveau du signe, à savoir que celui-ci ne commence à être réellement connu que quand on a vu qu’il est une chose non seulement transmissible, mais de sa nature destiné à être transmis, 2° modifiable. Seulement pour celui qui veut faire la théorie du langage, c’est la complication centuplée [ » (ELG, p. 220)
« Tout un côté nouveau du signe » et « complication centuplée » en effet, car la transmission consiste en un mode spécifique de circulation, celui des « choses » négatives et différentielles, et pose que toute interaction verbale est nécessairement une (trans)formation des signes, ne relevant ni de l’absorption passive (et atemporelle), ni de la création ex nihilo, ni de la reconstitution « à l’identique » d’une unité originaire. En cela, la transmission est indissolublement liée au caractère conventionnel du signe, et le dote d’une (perpétuelle) « seconde vie » :
« Ce qu’il y a de particulier dans le signe conventionnel, c’est que les disciplines qui pouvaient avoir à s’en occuper ne se sont pas doutées que ce signe était 2°) transmissible, et par là doté d’une seconde vie, dont on peut bien dire que ces disciplines (de même que le public (en général) n’ont aucune espèce de notion » (ibid., p. 229).
Comme il ressort des analyses qui précèdent, le signe n’a aucun ancrage externe (dans les objets qu’il aborde) ; sa base de constitution n’est ni purement matérielle ni conceptuelle, mais éminemment sociale et son identité n’est autre que l’identité de ses exécutions. Il en découle que le seul ancrage du signe est non seulement socio-praxéologique, mais inéluctablement et dès le départ pluriel et interactif. L’exécution [22] est toujours autre, en regard de celle des autres, et adressée aux autres. Puisque le signe n’est pas une entité naturellement donnée, ni « adamiquement » créée pour être reprise et propagée (voire dégradée) par la suite, son unique « unité » repose d’emblée sur la diversité, sur une pluralité d’actes, qui est un ensemble de variantes de cette même « unité » à travers des exécutions distinctes [23]. Mais pas plus que le signe n’a de souche unique, la convention ne relève à son tour d’un moment fixe, originaire et fondateur (celui de l’établissement de l’accord), et qui serait différent et antécédent à la circulation des signes : « le contrat primitif se confond avec ce qui se passe tous les jours dans la langue ». C’est précisément cet aspect fondamental qui est visé par la transmission du signe : outre sa qualité sociale, la convention qui le constitue est une sorte de « permanence sociale en circulation », en vertu de laquelle les signes sont reconstruits et ressentis comme identiques parce que congruents ou différents des autres, au-delà de leur irréductible non-coïncidence :
« Si
un objet pouvait, où que ce soit être le terme sur
lequel est fixé le signe, la linguistique cesserait
instantanément d’être ce qu’elle est, depuis le
sommet jusqu’à la base ; du reste l’esprit humain du
même coup, comme il est évident à partir de cette
discussion. […]
Il est malheureux certainement qu’on commence par y mêler
comme un élément primordial cette donnée des
objets désignés, lesquels n’y forment aucun
élément quelconque. […]
Beaucoup plus grave est la seconde faute où tombent
généralement les philosophes, et qui est de se
représenter :
2°
qu’une fois un objet désigné par un nom, c’est
là un tout qui va se transmettre, sans autres phénomènes
à prévoir ! » (ibid., pp.
230-231)
Dans cette perspective, convention et circulation des signes ne se succèdent pas, elles se superposent, et en cela, la transmission annule, selon nous, le décalage entre structuration du signe et communication : les signes n’émergent et ne se réalisent que dans l’interaction, et en tant que permanente confrontation/négociation de leur propre production. La transmission n’est dès lors pas une épreuve externe au signe, ni un attribut fonctionnel qui s’y serait rajouté, mais désigne la propriété du signe d’intégrer sa circulation à l’intérieur de sa (re)structuration même. Cet aspect est indissolublement lié au fait que le signe n’a de réalité et ne se transmet qu’en tant que valeur. Cette dernière n’étant pas une entité positive et statique, la transmission « du signe » est de fait une mise en circulation de différences entre signes (présents ou absents), malgré le sentiment « positif » ou d’« unité » que le locuteur peut avoir à l’égard des mots :
« Comme il n’y a aucune unité (de quelque ordre et de quelque nature qu’on imagine) qui repose sur autre chose que des différences, en réalité l’unité est toujours imaginaire, la différence seule existe. » (ibid., p. 83)
Ce qui signifie que toute transmission relève à son tour d’une processualité d’ordre qualitatif, en ce que la valeur « de départ » et la valeur « d’arrivée » ne peuvent coïncider. Le signe ne se transmet pas à la façon d’un objet matériel qui serait donné, reçu, échangé sans (possibilité de) modification de ses propriétés internes, car sa transmission est nécessairement un perpétuel (ré)établissement de valeur, au travers des mécanismes différentiels toujours à l’œuvre.
Si elle sous-tend ainsi nécessairement la constitution du signe, la transmission sous-tend tout aussi nécessairement son devenir. C’est à travers elle que le signe « se montre » comme une unité toujours en cours de variation, et conjointement comme un facteur de redistribution des valeurs d’autres signes. Et c’est sa nature d’être « destiné à être transmis » qui enlève à la dynamique du signe toute possibilité de déploiement atemporel et qui relie effectivement et concrètement son instabilité à la temporalité :
« […] constatons tout de suite l’entière insignifiance d’un point de vue qui part de la relation d’une idée et d’un signe hors du temps, hors de la transmission, qui seule nous enseigne (expérimentalement) ce que vaut le signe. » (ibid., p. 231)
Et le signe ne fait que valoir. Il est une unité non seulement instable, mais doublement transitoire : en transit social et/ou interactif d’une part, car son destin est de « courir entre les hommes » (CLG, p. 94) ; en transit temporel d’autre part, car il est toujours entre ce qu’il aura été la veille et ce qu’il sera le lendemain. La propriété du signe de faire fusionner en son sein instabilité, altérité et temporalité, comme base interne et active de sa propre altération, fait que la transmission soit à son tour un processus dont les conséquences peuvent être analysées du point de vue synchronique ou diachronique. L’intérêt bien connu porté par Saussure à la question du temps ne se résume donc pas à sa dimension historique. Plus précisément, la problématique de la transmission montre que la synchronie saussurienne, qu’elle soit conçue sous l’angle méthodologique ou qu’elle soit vue comme le sentiment –par ailleurs nécessaire– de stabilité du système que les sujets parlants ont à un moment donné, n’est pas pour autant a-chronie ; et que s’il y a une caractéristique permanente des faits langagiers, c’est bien celle du processus de leur (re)structuration interactive et temporalisée.
Outre que cette conception de la transmission met à mal (voire interdit) toute vision mécanique de la communication, elle explique en quoi le changement linguistique est à son tour un mécanisme interne au système : si toute transmission est de fait une (re)construction différentielle des propriétés mêmes de l’entité transmise, ce sont précisément ces transmissions successives qui aboutissent inéluctablement à un déplacement du rapport entre signifiant et signifié, déplacement qui n’a pas de base extérieure et qui est, finalement, en soi, un perpétuel ré(établissement) de convention :
« Mais
nous n’avons pas dit, je le reconnais, pourquoi ils [les
signes] doivent s’altérer.
Et il m’est facile d’indiquer la raison de cette abstention. Dès
l’abord, j’ai indiqué qu’il y avait des facteurs
d’altération distincts, mais tellement mélangés
dans leur effet qu’il n’est pas prudent de vouloir à
l’instant même les séparer. J’ai dit que le fait
total ne pouvait se traduire avec sûreté que par le mot
de déplacement du rapport total entre signifiant et
signifié, soit que l’altération soit dans le
signifiant, soit qu’elle soit dans le signifié.
Donc
nous prenons l’altération sans séparer ses causes ni
ses formes, parce qu’il y a quelque danger à vouloir le
faire sans autre forme de procès. » (ELG, pp.
329-330)
4.
« …et l’essentiel est d’avoir compris la vie »
Pour Saussure, le signe constitue donc une entité dynamique, « vivante », réfractaire tant à l’immobilité ou au statisme qu’à sa fermeture, ce qui interdit de se donner une conception positive de son unité. Le signe est en soi activité incessante ; il émerge dans et par son fonctionnement, comme une entité toujours en tension, reposant sur un ensemble de non-concordances constitutives : immotivation entre concepts et images acoustiques ; non-coïncidence entre ce couple et le couple signifié–signifiant ; tension temporelle entre signifiant et signe ; pluralité et diversité des exécutions au sein même de son identité. Le signe est tributaire de ces non-concordances et il les perpétue lors de sa transmission et de sa transformation dans le temps. Mais celles-ci constituent en fait un faisceau de rapports interactifs qui annulent, d’une part la logique dualiste disjonctive (entre les deux faces du signe, ou entre les signes et la pensée), d’autre part le rapport analogique [24] et atemporel (entre la face « contenu » et la face « expression » du signe aussi bien qu’entre l’ordre langagier et le monde auquel il s’adresse).
Tout comme la langue « n’est pas une
végétation qui existe indépendamment de
l’homme » (cf. 1), le signe n’est pas un objet
extérieur dont l’homme s’emparerait passivement. La
dynamique du signe n’est ni un reflet d’une autre dynamique, ni
déterminée par elle, mais relève d’une
permanente interaction entre les systèmes sémiotique,
psychologique et social ; autrement dit elle est bien une « vie
des signes au sein de la vie sociale ».
Parce qu’elle n’est que parsemée dans les notes et les enseignements de Saussure, sans être assortie d’une véritable définition, la notion de « vie » demande à être re-construite pour être comprise ; mais lorsqu’on se livre à cet exercice, elle se dévoile progressivement tout en dévoilant la cohérence de la pensée saussurienne, doutes, questions, désespoir inclus. Elle n’est en fait saisissable qu’en mobilisant l’ensemble de la théorie saussurienne du signe : montrer d’abord ce à quoi elle s’oppose (la vie sémiologique n’est pas la vie biologique) ; puis, en usant du même signifiant « vie », se prêter au jeu des associations syntagmatiques et paradigmatiques (vie sémiologique, vie des signes, vie de ce système, vie du langage, seconde vie, etc.) ; enfin construire sa valeur, et donc, (ré)générer conjointement la valeur des objets théoriques auxquels la vie se trouve être associée.
En ce sens, la trame heuristique que déploie la notion de « vie » semble suivre un double mouvement : d’une part elle s’adresse à plusieurs objets, le langage, la langue ou le système, et le signe ; d’autre part elle met en lumière une communauté de propriétés : nature duale, ancrage psycho-social, non-homologie radicale dans leur constitution eu égard à tout autre « logique » préexistante, et donc autonomie, interaction et ouverture, propriétés qui découlent autant qu’elles sous-tendent le principe absolu de leur mouvement incessant :
« Il n’y a pas d’exemple d’immobilité absolue. Ce qui est absolu, c’est le principe du mouvement de la langue dans le temps. Mouvement qui se fait de façon diverse et plus ou moins rapide selon les cas, mais fatalement. » (ELG, p. 311)
Dès lors, on peut considérer que la notion de « vie », en raison même du caractère épars de ses occurrences, brouille les frontières, condense et rassemble ce qui est par ailleurs distingué, en visant ainsi de fait le « fait langagier » comme fait humain, dans son unité, son historicité et son universalité : le fait langagier en deçà, au travers et au-delà des distinctions qui peuvent être posées entre les objets théoriques (qui toutefois préservent méthodologiquement leur propre pertinence), ou des caractéristiques plus spécifiques qui concerneraient l’un ou l’autre d’entre eux. L’enjeu de la notion de vie est de saisir ce fait langagier comme un « être en perpétuel mouvement », de situer le mouvement incessant en lui-même, et de concevoir son existence comme indissociable de son propre devenir : une indissociabilité ontologique entre « être » et « devenir de l’être ». De ce point de vue, la notion saussurienne de « vie » rappelle « étrangement » la Nature en perpétuelle activité de Spinoza, ou l’energeia aristotélicienne, réinvestie par Humboldt comme par Coseriu, et semble (re)pousser ainsi le questionnement sur le langage aux confins de la philosophie, voire de la métaphysique. Cela peut sembler en effet étrange, si l’on considère que la démarche saussurienne se borne à une étude formelle de la langue, cette dernière étant conçue « en elle-même et pour elle-même », comme système fermé dont il s’agirait de découvrir les lois de fonctionnement. Cette « bizarrerie » n’est pourtant qu’apparente, et le syntagme « vie sémiologique » en est l’illustration, d’une part en ce que la permanence du mouvement prend appui sur le constat empirique du changement des langues, d’autre part en ce qu’il transforme ce constat en projet scientifique : la sémiologie. Le refus de toute naturalisation de la sémiologie, de la linguistique et de leur objet, comme l’affirmation du profond ancrage socio-historique de ces disciplines (qui ne sont pourtant ni histoire ni sociologie) sont implicitement porteurs d’une interrogation épistémologique essentielle : comment faire d’un problème « à vocation métaphysique » une science humaine ? Cela semble avoir été le défi de Saussure. Et même si l’auteur ne l’exprime pas en ces termes, nous soutiendrons que le projet épistémologique que convoque la vie sémiologique est de l’ordre d’une véritable praxéologie : la linguistique saussurienne est une science de l’action langagière, intégrant de manière systémique et non déterministe les aspects sociaux, historiques et psychologiques de celle-ci. C’est en ce sens que nous comprenons la remise en question saussurienne des frontières disciplinaires entre les sciences de l’homme, voire entre celles-ci et les sciences ou les philosophies du changement en général :
« Un linguiste qui n’est que linguiste est dans l’impossibilité à ce que je crois de trouver la voie permettant seulement de classer les faits. Peu à peu la psychologie prendra pratiquement la charge de notre science, parce qu’elle s’apercevra que la langue est non pas une de ses branches, mais l’ABC de sa propre activité. » (ibid., p. 109)
Qu’il soit objet de la linguistique ou de la psychologie, le fait langagier résiste au cloisonnement, à une conception qui ferait de lui un simple « véhicule de la pensée » ou « une forme fixe », et requiert la prise en compte du
« phénomène
socio-historique qui entraîne le tourbillon des signes dans la
colonne verticale et défend alors d’en faire ni un phénomène
fixe ni un langage conventionnel, puisqu’il est le
résultat incessant de l’action sociale, imposé hors
de tout choix. » (ibid., p. 102).
Pour clore, sur la base de cette conception de la « vie » et de ce qu’elle met en relief, nous relèverons trois éléments qui seraient à repenser, à l’intérieur et en prolongement de l’œuvre saussurienne.
Tout d’abord, repenser la dichotomie « forme/substance », en la saisissant sous l’angle du fondement épistémologique de leur interaction, et eu égard aux deux facteurs de renouvellement linguistique que sont le changement phonétique et le changement analogique, dans la mesure où « l’un attaque la forme par le côté du son et l’autre l’attaque par le côté de l’idée » (ibid., p. 159).
Ensuite, repenser le rapport « langue/parole », et partant le statut du système : ce dernier relève-t-il d’une véritable structure, ou relève-t-il plutôt d’un mode systémique de structuration, analysable du point de vue individuel et du point de vue collectif ?
Enfin, et en lien avec les deux questions qui précèdent, se pencher sur l’épineux statut du discours(ou de l’activité discursive), dans la mesure où celui-ci, tel qu’il apparaît dans les notes de Saussure, semble lui-même mettre à mal tout rapport antinomique que l’on pourrait établir entre les dyades mentionnées :
« Il revient à constater que toute la langue entre d’abord dans notre esprit par le discursif, comme nous l’avons dit, et comme c’est forcé. Mais de même que le son d’un mot, qui est une chose entrée également dans notre for intérieur de cette façon, devient une impression complètement indépendante du discursif, de même notre esprit dégage tout le temps du discursif ce qu’il faut pour ne laisser que le mot. » (ibid., p. 118)
« Toutes les modifications, soit phonétiques, soit grammaticales (analogiques) se font exclusivement dans le discursif. […] Toute innovation arrive par improvisation, en parlant, et pénètre de là soit dans le trésor intime de l’auditeur ou celui de l’orateur, mais se produit donc à propos du langage discursif. » (ibid., p. 95)
Le défi posé par la « vie sémiologique » précède et rappelle certaines interrogations actuelles, ainsi que les tentatives de réponses émanant d’horizons divers, et qui sont plus ou moins satisfaisantes, plus ou moins convaincantes, plus ou moins …humaines. Et si pour certains « la manière saussurienne de s’interroger sur la nature du langage demeure, plus que jamais, dérangeante » [25], nous l’accueillons, quant à nous, et depuis l’orientation interactionniste que nous habitons, comme l’ABC de notre propre activité.
NOTES
1 Ce terme n’a guère été commenté non plus dans l’exégèse saussurienne. On relèvera cependant l’étude de Fehr (1992), qui aborde cette question au niveau de la langue, et les remarques de Puech (1992) dans sa Présentationdu numéro 107 de Langages.
2 Lorsque des italiques ou des capitales apparaissent dans les extraits cités, elles sont du texte d’origine. Nos soulignements dans ces mêmes extraits seront en gras.
3 Cette position était notamment celle de la « linguistique naturaliste » (Hovelacque, Regnaud, Vinson et d’autres), courant qui avait assumé la descendance de la théorie de Schleicher en France, et qui préconisait le rattachement de la linguistique aux sciences naturelles (cf. à ce sujet Desmet, 1996).
4 A ce sujet, la comparaison de l’entité linguistique avec l’eau (in Godel, op. cit., p. 190) nous semble fondamentale : « Mais si on décompose l’eau linguistique en prenant l’H. ou l’O., on n’a plus d’entité linguistique ». Si l’on veut donc étudier l’eau, il faut prendre en considération ses caractéristiques propres, et non celles de l’oxygène ou de l’hydrogène.
5 Cette réduction de la dualité en antinomie a d’ailleurs affecté la réception de l’œuvre saussurienne dans son ensemble : se manifestant comme (et perpétuant une) lecture disjonctive, elle a généré des interprétations qui manquent souvent le caractère interactif des dyades (langue – parole ; synchronie – diachronie ; forme – substance ; syntagme – paradigme). Ces distinctions méthodologiques ont été érigées en séparations quasi ontologiques transformant les faces dyadiques en « choses censées exister et fonctionner par elles-mêmes », hors de leurs interactions.
6 L’usage du terme signe peut paraître ambigu en ce qu’il désigne dans les écrits saussuriens tant l’unité signe dans sa totalité (parfois appelé sème), que ce qui sera appelé plus tard signifiant, c’est-à-dire la face vocale du signe. Les recherches terminologiques de Saussure et les néologismes qu’il a forgés pour les abandonner ensuite (aposème ou sôme pour le signifiant, contre-sôme, anti-sôme, parasôme pour le signifié) témoignent de ses doutes quant à la pertinence même de disséquer le tout du signe (qu’il cherche au contraire à élaborer comme « une sorte de personnalité ») en des termes antinomiques accentuant la séparation. L’abandon des néologismes est un corrélat au plan terminologique de sa posture anti-dualiste, depuis laquelle il récuse l’existence des faces « expression » et « contenu » préalablement au (et indépendamment du) signe pris dans sa totalité (ELG, pp. 93-119).
7 Eu égard aux oscillations de Saussure entre conceptions de la linguistique comme sémiologie vs de la sémiologie comme linguistique, il est important de relever qu’en arrière-fond de cette hésitation se profile, en définitive, la question de la nature double, qui permet de concevoir le langage comme activité sémiotique : « Le langage n’est rien de plus qu’un cas particulier de la théorie des Signes » (ELG, p. 220).
8 Voir notamment De Mauro, 1969, et Rastier, 2003.
9 Quelle que soit par ailleurs l’acception « précise » du terme action (et pour autant qu’il y en ait une), la dimension dynamique de cette notion préserve sa pertinence (cf. Engler, 1988).
10 Cela n’exclut pas que les deux domaines concernés, les sons et le psychisme primaire, considérés en tant que tels et chacun avec ses propriétés, soient ontologiquement antérieurs ou extérieurs à l’essence double.
11 Le terme « image » est problématique en ce qu’il peut être assimilé iconiquement à une sorte de « ressemblance », alors que son rôle est surtout de désigner le versant psychique et non physique du son. D’ailleurs, comme en témoignent les notes de Dégallier, Saussure ne manque pas de prudence à l’égard de ce concept : « A propos du terme : image acoustique. En général, une image a un lien avec la chose qu’elle représente. […]. Il faut qu’il soit entendu que nous prenons image au sens le plus général » (in Godel, 1957, p. 192).
12 C’est pour cette raison que la fameuse critique de Benveniste (1966) à Saussure est inappropriée.
13 Voir Coseriu, op. cit ; Engler, 1964, Hagège, 2003.
14 Voir les conceptions développées par Pagliaro & De Mauro dans La forma linguistica, qui construisent un « dialogue » entre subjectivité et historicité de l’activité langagière.
15 Les dimensions synchronique et diachronique de l’identité posent, certes, chacune des questions particulières, mais elles apparaissent néanmoins comme étant les deux versants du même phénomène.
16 Voir à ce sujet la comparaison du signe avec une œuvre musicale (ELG, p. 32).
17 Délimitation et différenciation sont des processus indissolublement liés et intrinsèques à la forme duale : « Forme implique : DIFFÉRENCE : PLURALITÉ (SYSTÈME ?). SIMULTANÉITÉ. VALEUR SIGNIFICATIVE » (ELG, p.36).
18 Et par là le système de la langue, dont l’équilibre est toujours instable.
19 Y compris celle des sciences de la nature, à quelques exceptions notables comme par exemple la thermodynamique du non-équilibre (cf. Prigogine & Stengers, 1979 ; Prigogine, 1998). Pour l’analyse des convergences épistémologiques entre la théorie de Saussure et la thermodynamique, voir Pétroff (1993 ; 2004) et Bulea (2005).
20 « C’est un syntagme, parce qu’il y a succession dans l’espace ; ce n’est pas une association comme tri-, triôn, tria, treis, laquelle est aussi importante pour le mécanisme ; mais on ne les aligne pas, on les embrasse d’un seul coup d’œil de la pensée » (in Godel, op. cit., p.171), raison pour laquelle nous serions tentée de l’appeler uni-spatialisation corrélative.
21 Voir à ce sujet l’éclairante analyse de Fehr, 2000.
22 Nous ne nous référons pas ici uniquement à la singularité matérielle ou sonore de toute production verbale, mais à la profération du signe pris dans son intégralité.
23 Pour reprendre la jolie formule de Fehr (2000), il n’y a pas un original donné en soi et des copies de cet original, mais une série de versions distinctes.
24 Nous ne faisons pas référence ici au mécanisme de l’analogie comme facteur de changement linguistique, qui est d’ailleurs lui-même une production gérée par le système et interne à celui-ci.
25 ELG, 4ème de couverture.
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