LE PROBLÈME PHILOSOPHIQUE DU SON CHEZ FERDINAND DE SAUSSURE
ET SON ENJEU POUR LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Arild UTAKER
University of
Bergen

(Texte paru dans Les papiers du Collège international de philosophie, 1996, n° 23, p. 41-58)

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L'écriture a depuis longtemps dominé notre manière de penser le langage. Historiquement elle a sans doute constitué son point de départ. Car l’écriture alphabétique dissocie les mots des choses de telle façon que la différence entre les mots et les choses devient visible à partir d'un mot écrit qui n'a aucune ressemblance avec la chose. Grâce à l’écriture, le langage se différencie du monde et devient par là pensable comme un domaine relativement autonome. C'est ce domaine qui s'est reflété dans la première science du langage que fut la grammaire comme science de l'écriture liée à l’art d'écrire et de lire. Mais c'est également l'élaboration d'un tel domaine qui a fait qu'en même temps le langage est devenu un problème philosophique. Le langage, séparé du monde, le rapport entre le langage et le monde, ou le rapport entre les mots et les choses, deviennent un problème.

Ainsi la grammaire et la philosophie se partagent le mot ; la grammaire pense le mot comme mot écrit et la philosophie l'envisage par rapport au monde comme nom. La réflexion sur le langage s'enfermait en deux cercles : cercle de la grammaire, celui où la parole et l'écriture renvoient de l'une à l'autre, et cercle de la philosophie, cercle entre les mots et les choses. D'un côté les mots renvoient aux choses, de l’autre côté les choses renvoient aux mots pour être exprimées. Ces deux cercles se renforcent l'un par rapport à l’autre. La philosophie peut reléguer l’expression ou la matérialité du mot dans la grammaire, tandis que la grammaire peut renvoyer le problème du sens à la philosophie. Mais il faut aussi dire que sous le cercle philosophique on retrouve le cercle de la grammaire - que le nom est tout d'abord un mot écrit comme le signe est un signe visible.

Il revient à Ferdinand de Saussure d'avoir su dénouer ces deux cercles. Il rompt la complicité entre la parole et l'écriture et entre les mots et les choses. La parole est déliée de l'écriture pour être liée à l'oreille et le mot est délié de la chose pour être lié à l'ouïe. Il s'en suit une nouvelle théorie de la parole et de la voix étroitement liée à une nouvelle théorie du signe. Dans la pensée de Saussure, ces deux mouvements expriment le même geste qui est de ne pas considérer le langage à partir de l'écriture et à partir d'une métaphorique optique. Ainsi surgit le problème du son - un problème qui ne peut plus être posé ou refoulé à partir de ces deux cercles traditionnels.

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1. La parole et l’écriture

La circularité parole - écriture est d'une certaine manière évidente. L'écriture représente la parole parce qu'elle est phonétique et la parole, de son côté, a l'écriture comme miroir ; elle est alphabétique. Mais si la parole est la clé de l'écriture, elle est néanmoins subordonnée à l'écriture. Car la grammaire pense l'écriture comme étant à la fois l'analyse et la norme de la parole. La vérité de la parole ne peut se trouver que dans sa représentation par l'écriture. Et ceci en deux sens : cette vérité doit s'énoncer dans une théorie elle-même écrite de même que les lettres de l'écriture représentent les sons du langage. Comme objectivée, la parole se manifeste comme écriture - visualisée - en même temps que la théorie de cet objet ne peut que s'écrire. D'où le problème de Saussure. Comment séparer la parole de l'écriture ? Comment penser la parole sans passer par l'écriture et comment penser l’écriture sans passer par la parole ?

Il est bien connu que la linguistique moderne trouve son origine dans la dissociation entre la parole et l'écriture. Cet effort commence avec la grammaire comparée. Mais c'est Saussure qui l’accomplit et en tire les conséquences théoriques : "Bopp lui-même ne fait pas de distinction nette entre la lettre et le son : à le lire on croirait qu'une langue est inséparable de son alphabet" (Cours : 46). L'objection est encore plus forte contre les grammairiens; "lâcher la lettre, c'était pour eux perdre pied; pour nous, c'est un premier pas vers la vérité, car c'est l’étude des sons eux-mêmes qui nous fournit le secours que nous cherchons" (Cours : 55). Mais ce pas vers la vérité est difficile. Car l'écriture selon Saussure est un leurre qui nous aveugle sur la vraie nature du langage : "Limage graphique des mots nous frappe comme un objet permanent et solide, plus propre que le son à constituer l'unité de la langue à travers le temps. Ce lien a beau être superficiel et créer une unité purement factice : il est beaucoup plus facile à saisir que le lien naturel, le seul véritable, celui du son. Chez la plupart des individus les impressions visuelles sont plus nettes et plus durables que les impressions acoustiques; aussi s'attachent-ils de préférence aux premières. L'image graphique finit par s'imposer aux dépens du son" (Cours : 46).

Saussure ne contourne pas le cercle parole - écriture dans un vide. Les conditions d'un tel contournement sont en effet liées aux deux événements majeurs dans l'histoire du son ; la nouvelle physiologie du son et l'invention du phonographe. « Les linguistes de l’époque moderne l’ont enfin compris; reprenant pour leur compte des recherches inaugurées par d'autres (physiologistes, théoriciens du chant etc.), ils ont doté la linguistique d'une science auxiliaire qui l’a affranchie du mot écrit » (Cours : 46). Il ne s'agit pas de réduire la linguistique à une physiologie de la parole  - une phonologie – selon la terminologie de Saussure. Il s’agit d’appliquer cette physiologie pour essayer d'échapper aux illusions de l'écriture : "Le véritable service que nous rend la phonologie est de nous permettre de prendre certaines précautions

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vis-à-vis de cette forme écrite, par laquelle nous devons passer pour arriver à la langue" (Cours : 58).

A la physiologie des sons s'ajoute le phonographe. L'importance de celui-ci vient bien sûr du fait que pour la première fois la voix peut être gardée et objectivée sans qu'il faille passer par l'écriture. A bien des égards le phonographe remplace maintenant l’écriture et la parole s'empare des fonctions qui lui étaient auparavant exclusives. La voix peut être entendue sans qu'elle sorte d'un visage et sans la présence de celui qui parle, tout comme une lettre peut être lue sans la présence de celui qui l’a écrite. Dans un tel cas, la voix est liée à une "écriture" qui n'est plus alphabétique et qui ne représente pas la parole. Ici il s'agit d'une graphie immédiatement liée au "phone" qui extériorise la parole sans la représenter à travers un miroir alphabétique. Le phonographe ne représente pas ; il dédouble ou répète la parole au niveau du son lui-même. Celui qui parle n'a plus à être présent. Ce n'est plus la bouche qui parle, mais la voix enregistrée par une oreille mécanique ou extérieure : le phonographe, c'est l'oreille qui parle.

Saussure est contemporain de la naissance de cette technologie qui a créé une nouvelle possibilité de penser le son comparable sans doute à celle qui fut inaugurée par l’écriture alphabétique. En effet, il évoque le phonographe à la fois comme technologie et comme métaphore. Comme technologie le phonographe permet au linguiste de travailler sur des documents parlés, "ce qui se fait actuellement à Vienne et à Paris : une collection d'échantillons phonographiques de toutes les langues" (Cours : 44). Mais en plus d'être un outil, ce qui est important pour Saussure c'est ce que cet outil lui fait voir. Et ce que le phonographe visualise c'est à coup sûr le rapport de la voix à l'oreille. Le phonographe émet un son enregistré car le son émis égale le son qu'il a reçu. Le son que l'auditeur peut entendre est donc reçu tel que le phonographe l’a reçu. De cette manière le phonographe permet à Saussure de penser le son au niveau de sa réception. Comme il dit : "Dans une langue que nous comprenons, nous discernons des divisions dans la chaîne. Il faut entendre cela comme par un phonographe" (Ed. critique : no. 1731). Nous discernons des divisions dans la chaîne parlée telles qu'elles sont enregistrées par un phonographe. De toute façon, il ne s'agit pas de voir la chaîne parlée comme représentée par une écriture qui l'analyse avec des mots. Il s'agit de l'entendre telle qu'elle est entendue par le phonographe comme une empreinte de la voix qui la reçoit et l'analyse. C'est donc l'oreille qui est comme un phonographe. Elle reçoit et analyse la chaîne parlée tout comme le fait le phonographe.

Il en résulte le dénouement du cercle de la grammaire entre la parole et l’écriture. Car ce couple se dissout dès qu'on aborde le langage au niveau de sa réception, et non pas à partir de celui qui parle ou à partir de celui qui écrit. Au niveau de sa réception, Saussure l’envisage à partir de l'oreille et de l'auditeur. Ainsi la parole n'est pas théoriquement liée à l'écriture, mais à l’ouïe. Par conséquent, Saussure ne renverse pas la hiérarchie de la grammaire en disant que c'est l’écriture

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qui est subordonnée à la parole. Car dissocier la parole de l'écriture veut aussi dire dissocier l'écriture de la parole. Saussure ne peut pas faire une critique de la conception traditionnelle de la parole sans que cette critique soit en même temps une critique de la conception traditionnelle de l’écriture. C'est seulement à cette condition qu'il peut échapper au cercle entre la parole et l'écriture. Ni l’écriture, ni la parole ne peuvent avoir la priorité dans le problème du langage. D'opposer la parole contre l'écriture ou l'écriture contre la parole ne fait que renforcer la même circularité parole - écriture.

Pour Saussure, l'écriture ne représente pas la parole, n'est pas le vêtement de la parole qui de l'intérieur lui donne forme et contenu. Mais la raison n'est pas principalement que l'écriture alphabétique ne soit pas une écriture phonétique et qu'il y aurait nécessairement un désaccord entre la parole et l’orthographe. La raison, c'est que l'écriture est liée à autre chose qu'à la parole. Ici on a trop vite oublié la réponse de Saussure. Car en dépassant la circularité parole - écriture, il introduit un troisième terme. Ce qui est ni parole, ni écriture, c'est la langue. Là où la théorie traditionnelle parle d'une représentation de la parole par l’écriture, Saussure parle d'une représentation de la langue par l'écriture : "Langue et écriture sont deux systèmes de signes différents" (Cours : 45). Les signes de l'écriture sont des signes graphiques tandis que les signes de la langue sont des signes acoustiques ou auditifs. Au niveau de la parole - comme phonation - les signes sont phoniques. Ainsi Saussure peut lier l'écriture directement à la langue; "la langue étant le dépôt des images acoustiques et l'écriture la forme tangible de ces images" (Cours : 32). Et étant donné que la parole aussi est liée à la langue, Saussure peut expliquer le rapport entre la parole et l'écriture en les liant à la même langue. Les deux sont possibles à partir de ces images acoustiques qui constituent la langue. Mais la parole et l'écriture ne sont néanmoins pas au même niveau. Le caractère auditif de la langue fait que la parole en est plus proche que l'écriture. L'essentiel, cependant, c'est que tous les deux sont soumis à la langue. L'écriture ne représente pas une parole qui la sous-tend, et la parole ne renvoie pas à une pensée qu'elle exprime. C'est en ce sens que la langue chez Saussure implique une nouvelle théorie de la parole et une nouvelle théorie de l’écriture.

2. La voix et l'oreille

La langue n'est pas la parole. Comme distinguée de la langue, la parole est une exécution individuelle de la langue ou une phonation individuelle. Mais la parole est aussi ce qui est entendu et compris grâce à la langue qu'on possède. Si l’on ne retient que le premier trait de la distinction, elle devient incompréhensible. Le premier sens s'appuie sur le son émis ou proféré tandis que le deuxième sens s'appuie sur le son reçu. La question qu'il faut se poser est donc comment le son émis et le son reçu sont liés et la réponse immédiate est qu'ils sont identiques, que le son émis égale le son reçu. En tout cas au niveau de notre expérience cette relation est sans doute

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perçue comme une identité. Cependant, Saussure est amené à nier cette identité. Le son émis et le son reçu sont de deux natures différentes et le son reçu ne peut que dominer sur le son émis. La raison en est que Saussure - comme on vient de le souligner - aborde le son au niveau de sa réception, c'est-à-dire que la délimitation des sons de la chaîne parlée ne peut reposer que sur leur impression acoustique. C'est à partir d’une telle impression qu'il faut analyser la parole et non à partir d'un acte de phonation : « Beaucoup de phonologistes s'attachent presque exclusivement à l’acte de phonation, c'est-à-dire à la production des sons par les organes (larynx, bouche etc.) et négligent le côté acoustique. Cette méthode n'est pas correcte : non seulement l’impression produite sur l'oreille nous est donnée aussi directement que l’image motrice des organes, mais encore c'est elle qui est la base naturelle de toute théorie » (Cours : 63). Mais même si un phonème est délimité à partir d'une impression acoustique, il ne peut être décrit qu'en référence à l'appareil vocal. Une telle description ne peut « être faite que sur la base de l’acte articulatoire, car les unités acoustiques prises dans leur propre chaîne sont inanalysables. Il faut recourir à la chaîne des mouvements de phonation ; on remarque alors qu'au même son correspond le même acte : b (temps acoustique) = b' (temps articulatoire) (Cours : 65). Un phonème n'est donc pas une unité au niveau acoustique, il est seulement délimité à partir de ce niveau. Il s'en suit que la phonologie ne fait pas partie de la linguistique comme science de la langue : « C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des "phonèmes" dont ils sont composés" (Cours : 98). Donc la phonologie selon Saussure est une "physiologie de sons".

Ainsi le statut du phonème nous révèle la différence entre le son émis et le son reçu, ainsi que leur rapport. Cette distinction n'est pas facile à comprendre. En tout cas elle ne s'entend pas.

C'est-à-dire qu'elle est fondamentale et cruciale. Car c'est elle qui fait la langue dans le sens que le son émis comme substance phonique n'égale pas le son reçu comme image acoustique. La substance phonique est quelque chose de physique, tandis que l'image acoustique est psychique et quelque chose qui existe comme une forme. "L'image acoustique n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens" (Cours : 98). L'image acoustique est ainsi en quelque sorte le dédoublement psychique de quelque chose de "purement psychique". Et cette image existe. Elle n'est ni une construction théorique (ou une classe abstraite) ni une chose non-sensorielle. Comme psychique, elle constitue ce que Saussure appelle les entités concrètes de la langue. Elles ont une matérialité auditive ou ce qu'on peut appeler une matérialité incorporelle qu'il faut distinguer d'une matérialité visuelle ou graphique. Bien entendu, l’image acoustique n'a pas la substance d'un corps. Si elle existe, elle n'a pas une existence. II faut plutôt dire qu'elle a une existence intensive ou qu'elle insiste. De cette manière elle n'est pas liée à l'espace ni aux trois dimensions de l’espace : « Par Opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.) qui peuvent offrir des complications sur plusieurs dimensions, les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps; leurs éléments se présentent l’un

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après l’autre; ils forment une chaîne" (Cours : 103). Il s'agit du caractère linéaire du signifiant, qui fait que le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps et a les caractères qu'il emprunte au temps. Liée au temps, l'image acoustique ou le signifiant n'a pas une existence substantielle, mais une existence relationnelle. Elle n'existe que par ses différences par rapport aux autres images acoustiques et la langue est une forme, pas une substance.

Mais la neutralisation de la substance de l’expression n'implique pas que cette forme ne soit pas définie par des entités concrètes. Ici il n'y a pas de point de départ pour un formalisme - comme le croit Hjelmslev - ou pour un phonologisme - comme le croit Jakobson. Contre le formalisme de Hjelmslev et le phonologisme de Jakobson, il faut prendre Saussure à la lettre. Les unités de la langue ne sont ni des unités abstraites ("figures") ni des phonèmes, mais tout simplement des signes. La dissolution du signe est sans doute liée à une méconnaissance de son caractère auditif qui fait que l’on ne puisse pas voir que chez Saussure la forme est nécessairement auditive; c'est-à-dire qu'elle est liée à l'empreinte. De cette manière la langue comme forme a une matérialité auditive qui est à la fois relationnelle et temporelle. Il s'en suit que la parole est subordonnée à la langue. Car même si la langue est une empreinte de la parole, la parole n'est parole qu'en vertu de cette empreinte. Parler, c'est réaliser des images acoustiques qui se trouvent dans le locuteur comme des empreintes de la parole, qui sont celles-là mêmes qui font que cette parole puisse être entendue. En d'autres termes, le son reçu domine sur le son émis; l’espace de la voix est l'oreille, et le son est par conséquent le phénomène du labyrinthe.

Pourtant, le rapport entre la langue et la parole est encore un peu brouillé. La parole, comme exécution, est subordonnée à la langue au niveau du son reçu. Mais est-ce que cela veut dire que la langue égale la parole entendue ? Saussure est ici ambigu. Car pour lui l’image acoustique peut être à la fois une impression acoustique et une empreinte acoustique. Dans le premier cas, il s'agit d'entendre quelque chose ; une parole entendue. Dans le deuxième cas, au contraire, l'image acoustique comme empreinte ne peut pas être audible. L'empreinte acoustique est pour Saussure imprimée ou déposée dans notre cerveau d'une manière qui montre que la langue se situe au dehors de notre conscience. L'image ou l'empreinte n'est donc pas ce que l'on voit, ni ce que l'on entend. Elle est l'empreinte de ce qu'on a entendu dans le sens et on peut par la suite comprendre le son qui lui correspond. Pour cette raison, il faut distinguer systématiquement entre l'image acoustique dans le sens d'une impression acoustique et l’image acoustique dans le sens d'une empreinte acoustique (ce que Saussure ne fait pas) : la parole parlée, la parole entendue et la langue ou la phonation, l’impression acoustique et l'empreinte acoustique. De cette manière, la parole entendue devient le lien entre la phonation et la langue de même que c'est la langue qui fait la différence entre la parole parlée et la parole entendue, dans le sens que c'est cette différence qui transforme quelque chose de physique en une forme auditive - et ceci dans le sens que la parole entendue ne peut que dominer sur la parole parlée.

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Ce rapport peut être illustré par l'auto-affection de la parole. Car le fait que celui qui parle s'entende parler montre très bien comment la parole s'influence elle-­même en étant soumise à l’oreille et donc réglée par l’écoute. Cette auto-affection peut, cependant, donner l’illusion d'une transparence de la parole en tant qu'elle est entendue par celui qui la profère et qu'elle est ainsi donnée par une conscience qui est une conscience justement de ce qu'elle dit. Ainsi l’auto-affection de la parole est comprise à partir du fait qu'au niveau phénoménologique le son émis égale le son reçu. Mais, on vient de le voir, Saussure nie cette identité. A partir de Saussure il faut donc comprendre l’auto-affection de la parole d'une manière qui n'implique pas une auto-transparence. Car même s'il y a une intériorité de la parole qui sans doute fait mon intériorité, cette intériorité est seulement possible - le fait que je m'entende parler - en vertu de cette extériorité qui en moi représente la langue. D'où aussi la différence entre le son émis et le son reçu, que je n'entends pas, mais qui à coup sûr montre que je me situe à l'intérieur de ce que j'entends. Par conséquent, je ne peux pas entendre cette extériorité qui fait que cela soit possible. Pour cela il faudrait être au-dehors de ce qu'on entend comme on peut être au dehors de ce qu'on voit. Dire qu'il y a une transparence propre à l’auto-affection de la parole, revient donc à nier une telle auto-affection en impliquant qu'on peut être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de celle-ci - pour qu'elle soit transparente. De cette manière elle est comprise selon le modèle d'une auto-réflexion et selon un modèle optique de la conscience. La surévaluation de la parole aux dépens de l'écriture renvoie sans doute à une telle pensée qui a peut-être dominé la philosophie. Mais ce qu'elle ne peut pas voir, c'est que cette perspective est soutenue par l'écriture même comme une condition de cette transparence et de cette idéalité qui par la suite est - dans la pensée - retrouvée au niveau de la parole. Dans la tradition philosophique le cercle parole - écriture (peu importe le terme que l’on souligne) est donc soutenu par une interprétation optique de l'auto-affection de la parole.

Ce cercle rompu, la parole est déliée de la matérialité de l'écriture, pour être liée à la matérialité des images acoustiques. Ici l'auto-affection de la parole ne peut pas être comprise à partir d'une conscience optique, mais à partir d'une conscience sonore qui enveloppe celui qui parle et qui s'entend parler dans une intériorité qui donne sur son envers - son extériorité - c'est-à-dire la langue. Il s'agit dune intériorité qui renvoie à une extériorité comme sa condition de possibilité. Selon la théorie traditionnelle de l’auto-affection, la parole est au contraire liée directement à celui qui parle d'une manière telle qu'il se fait miroir d'une parole qui vient de lui-même. L'ouïe est le reflet de la voix, ou l’ouïe est ce qui est passif face à la parole comme activité. De s'entendre parler veut ainsi dire entendre sa propre activité telle que cette activité prend son point de départ dans celui qui parle et qui par là englobe sa propre parole grâce à ce miroir qui lui tient lieu d'oreille. Ici il n'y a pas de langue.

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Pour Saussure, au contraire, l'auto-affection de la parole renvoie à la passivité de la parole. Cette passivité n'est pas seulement évidente dans l'auto-affection de la parole où la parole est affectée par elle-même d'une manière qui fait la parole, elle montre aussi que la parole est soumise à la langue. Elle n'est parole que parlée à partir des images acoustiques (la langue) et elle n'est parole que revue ou entendue comme des images acoustiques. Il s'en suit que « la question de l'appareil vocal est secondaire dans le problème du langage » (Cours : 26) et que « la langue n'est pas une fonction du sujet parlant » (Cours : 30). Mais ce qui est encore plus important dans ce contexte, c'est que Saussure pense l’expression linguistique d'une manière qui implique que la priorité est accordée à l’auditeur. De concevoir la parole comme activité implique au contraire le primat de celui qui parle; le locuteur ou le sujet parlant. Ainsi on est facilement amené à oublier que d'entendre quelqu'un parler c'est aussi employer sa langue ou sa compétence linguistique. C'est encore l’oreille qui est oubliée.

Cet oubli, on le retrouve bien sûr dans le cercle parler - écrire dans la mesure où il implique celui qui parle ou celui qui écrit en l'absence d'un destinataire. D'où l'intérêt philosophique pour l'auto-affection de la parole qui semble poser un locuteur sans destinataire ou sans autre destinataire que le locuteur lui-même dans son soliloque. Mais ce circuit bouclé est d'une certaine façon une illusion. Car je ne m'entends pas parler tel que je parle. Je m'entends parler comme j'entends parler les autres. Et inversement, les autres m'entendent comme je m'entends moi-même. L'auto-affection ne renvoie donc pas à une auto-suffisance, mais au contraire à une hétéro-affection sans laquelle elle n'est pas possible. Elle lie mon oreille à l’oreille de l'autre en même temps que ma propre oreille est - pour celui qui me parle - son oreille à lui. Ici il y a une symétrie qui montre que "le circuit de la parole" (Cours : 27) n'est possible que sous la condition que l'auditeur soit premier. Car le locuteur est en même temps auditeur de sa propre parole tel qu'il est l'autre. En plus, le locuteur est l'autre pour celui auquel la parole est adressée, le locuteur est une deuxième personne pour l'auditeur tout comme l'auditeur est une deuxième personne pour le locuteur. Dans ce circuit il y a deux auditeurs et deux deuxièmes personnes. Le regard, de son côté, est asymétrique, je ne me vois pas moi-même en regardant l'autre et ici c'est moi qui suis la première personne.

La parole comme activité, le primat du locuteur et le primat de la première personne, sont trois éléments qui découlent du cercle parole - écriture et la conception de l'auto-affection de la parole qui y est liée. Une telle auto-affection serait l'idéal de cette figure du regard qui est Narcisse. Il regarde l'autre et soi-même en même temps, comme celui qui parle entend soi-même en parlant. Mais c'est dans cette identité que Narcisse découvre que l'autre n'existe pas, qu'il n'y a pas une deuxième personne, et que par conséquent lui-même n'existe pas, car il ne peut pas être l'autre (la deuxième personne) désiré, adressé, par celui qu'il désire. Il ne peut pas être un destinataire, et fermé sur lui-même il n'y a pas d'autre issue que la mort. Cependant le phantasme de Narcisse persiste dans la manière optique de comprendre l'auto-affection de la parole. A partir de cette conception la question de Narcisse –

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comment est-ce que je peux passer de moi-même à l’autre ? - continue à nous aveugler. Pour la dissoudre, il faut se tourner vers celle à qui Narcisse a tourné le dos, la malheureuse Echo. Car Echo, comme figure de l'oreille et de la répétition, est toujours l'autre, un dédoublement de l'autre. La question clé de Echo est plutôt comment est-ce que je peux passer de l'autre à moi-même, tandis que la question de Narcisse nous retient à l'intérieur du modèle monologique et le primat de la première personne. La question de Echo part au contraire du primat de la deuxième personne et de l’auditeur soutenu par un tiers qui est la langue n'appartenant ni à toi, ni à moi. En parlant, je ne parle pas seulement à une deuxième personne, mais je suis moi-même une deuxième personne telle que je suis comprise par l’autre. En d'autres mots, "le circuit de la parole" est possible parce qu'il prend son point de départ là où il trouve son point d'arrivée ; dans la langue. Et sans cette extériorité et altérité de ma parole, je ne peux pas être un sujet de langage. Il y a donc chez Saussure une passivité de la parole qui implique le primat de l'auditeur et le primat de la deuxième personne qui ouvre à une manière nouvelle de comprendre l'auto-affection de la parole.

Quand la parole et la voix ainsi sont subordonnées à l'oreille et à l'autre, la parole ne peut plus être liée à une intériorité qu'elle exprime et qui lui confère un sens. La parole ne renvoie pas à une pensée qui lui préexiste et qu'elle exprime comme son souffle même. Le son n'est pas tout d'abord le son exprimé, mais le son entendu. Ceci veut dire que c'est comme son entendu - comme image acoustique - que le son a un sens. Il faut donc lier la pensée à la parole revue ou entendue, c'est-à-dire telle qu'elle se donne comme langue. Ainsi Saussure renverse le rapport traditionnel entre la parole et la pensée en disant que c'est la parole qui fait la pensée en créant la "pensée-son" : « le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n'est pas de créer un moyen phonique matériel pour l'expression des idées, mais de servir d'intermédiaire entre la pensée et le son, dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d'unités. La pensée chaotique de sa nature est forcée de se préciser en se décomposant. Il n'y a donc ni matérialisation de la pensée, ni spiritualisation des sons, mais il s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux que la "pensée-son" implique ses divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes" (Cours : 156). La parole n'exprime pas une pensée qu'elle prolonge à partir de celui qui parle, et la raison en est que la parole est directement liée à la langue. Il s'ensuit que tout comme ma parole vient de l'autre, ma pensée vient de l'autre dans son existence comme "pensée-son". Ceci nous donne un tout autre contexte pour poser le problème du sens, que celui qui est donné à partir d'un locuteur qui nomme ces choses ou qui se pense sa parole comme une représentation de ce qui lui donne son contenu et sa finalité. Si le mot n'est pas un nom, il est l'écho qui cherche sa cause, et si la parole n'est pas une représentation, elle est un effet qui ne peut que fonctionner par ses effets. De cette façon la voix est subordonnée à l'oreille, comme la parole est subordonnée à la langue.

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3. Le signe et le sens

La langue est un système de signes et un signe est une image acoustique ayant un sens - un signifié Ainsi un signe n'est pas visible : il n'est qu'audible. Il faut donc distinguer soigneusement la conception classique du signe de la conception de Saussure. Car celle-ci compare le mot avec un signe dans le sens propre de ce mot; c'est-à-dire que le signe est une chose visible (comme par exemple un drapeau) qui renvoie à ce qu'il veut dire. En latin, signum, comme en grec semeion ont une telle signification [1]). D'où la différence visible entre le signe - chose visible - et ce que le signe veut dire. Dans ce sens, il n'y a pas de signe linguistique avant l’écriture. C'est le mot écrit qui dissocie le mot de ce qu'il veut dire et cette séparation peut ainsi rendre le mot écrit comparable au signe visible. Référent et mot écrit surgissent en un même geste et le mot devient un signe qui remplace quelque chose. La question est seulement en quel sens ? Et la réponse est que ce rapport est modelé sur le mot qui semble avoir une relation immédiate à son référent et qui semble lui appartenir ; c'est-à-dire le nom propre. De cette façon le mot peut avoir une relation à son référent parce qu'il est le nom de ce référent; il est ce qu'il nomme proprement selon le modèle du nom propre. Signer, c'est écrire son nom qui est là sur la feuille en l'absence de son référent nommé.

Ainsi s'institue le cercle de la philosophie entre le mot et la chose - ou plus généralement - entre le mot et le référent. A partir de ce cercle c'est le référent et le problème du sens qui deviennent importants et la discussion philosophique se concentre sur le statut du référent et sur le lien entre les deux (choses, idée, signification, etc.). Ce qui est présupposé, c'est que le mot est un nom. Le nominalisme convient donc pour Platon aussi bien que pour Aristote, et il détermine aussi bien le naturalisme que le conventionnalisme comme les deux prises de position sur le rapport entre le mot et le référent.

Dans la grammaire, ce cercle soutient la thèse, quant au parallélisme logico-grammatical, que la grammaire reflète la logique. Selon cette conception, la parole est portée par la pensée comme elle est analysée par l’écriture. Voilà pourquoi le cercle entre la parole et l’écriture fut rompu en même temps que la grammaire se dissocie de la logique. Pour Saussure, on vient de le voir, ceci implique de lier la parole à la langue et pas directement à la pensée. Mais c'est aussi dans le même geste qu'est dénoué le cercle mot-référent dans le sens qu'il ne fait pas une nouvelle théorie du référent, mais ce qui est plus fondamental, une nouvelle théorie du mot qui nous permet de dépasser la circularité entre le mot et le référent. De cette manière il rompt

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avec la présupposition cruciale de ce cercle, la séparation entre l’expression linguistique et le sens.

Premièrement, le mot n'est pas un nom. De considérer la langue comme une liste de termes ou une nomenclature « supprime toute recherche sur sa nature véritable » (Cours : 34). Saussure retrouve ici le lien entre le primat du locuteur et le mot comme un nom, donné en quelque sorte par un baptême, dans le mythe adamique du langage : « La plupart des conceptions que se font les philosophes du langage font songer à notre premier père, Adam, appelant près de lui les animaux en donnant à chacun leur nom » (Ed. critique n°. 1086). La faute principale de cette conception, c'est de considérer les mots d'une manière atomiste qui en plus les détache de leur emploi dans le langage. Car « si les mots étaient chargés de représenter les concepts donnés d'avance, ils auraient chacun, d'une langue à l'autre des correspondants exacts pour le sens, or il n'en est pas ainsi" (Cours : 169). La pluralité des langues nous montre que le sens d'un mot n'est pas un référent donné au-dessus des langues spécifiques. Les différentes langues ne font pas le même découpage dans la réalité. Ceci signifie aussi que les mots - avec leur sens - changent : « Voilà déjà de quoi faire réfléchir sur le mariage entre une idée et un nom quand ce facteur imprévu intervient, absolument ignoré, dans la combinaison philosophique, le TEMPS" (Ed. critique, n° 1091). Car la combinaison philosophique présuppose une relation stable et spatiale entre le mot et son référent qui ne change pas. Le mot reste collé à son référent sans être lié à l'histoire et à l'emploi du langage dont il fait partie. Le mot est une étiquette attachée à un objet, et pas un lien à autrui à l'intérieur du "circuit de la parole".

Deuxièmement, étant donné que le mot est considéré comme communication et non pas comme représentation, il ne peut pas être un signe dans le sens classique de ce mot. Le signe selon cette acceptation est ce qui représente ou remplace quelque chose à partir d'un modèle visuel. Il est un lien à son référent et son sens se situe au-dehors du signe même. Pour Saussure il n'en est pas ainsi étant donné que le sens du signe fait partie du signe même. Il n'y a pas ici un lien extrinsèque à un référent qui en constitue le sens, et le signe est l'unité entre ce que la conception classique sépare, l'expression et le sens. Le problème se pose donc sde savoir si l’on peut appeler cela un signe, car pour l’usage courant (comme dans la théorie classique du signe) le signe désigne un sens ou un référent, « dans l’usage courant ce terme désigne généralement l’image acoustique seule, par exemple un mot (arbor etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu’il porte le concept "arbre" de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total » (Cours : 99). Le signe n'est pas le sensible ou une chose sensorielle qui renvoie à un sens ou à un concept d'une manière extrinsèque. Il est plutôt le lieu où le sensible (ou ce qui est sensoriel) est en même temps un sens. Au lieu d'une relation entre le signe et son référent, Saussure le pense par conséquent comme une unité qui fait que le sens est une propriété d'un signe qui par là a deux faces, le signifiant et le signifié.

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Nier la séparation entre l'expression et le sens en disant que le mot comme signe linguistique est un sens ou porte un sens, présuppose que le mot est pris dans son versant auditif. Le mot et le sens du mot sont entendus inséparablement, et quand il n'y a pas de sens, il n'y a pas de signe et vice versa. Quand ce rapport est pensé comme un rapport extrinsèque, il y a au contraire une différence entre le signe et le sens qui est vu. Mais il est bien clair que la différence entre le signifiant et le signifié ne s'entend pas. La seule manière de délimiter un signe est donc de le délimiter des autres signes. L'unité du signe - qui en même temps constitue son caractère arbitraire - renvoie ainsi à son caractère différentiel. D'où la définition que Saussure donne dun signe : « une tranche de sonorité qui est, à l'exclusion de ce qui précède et de ce qui suit dans la chaîne parlée, le signifiant d'un certain concept » (Cours : 146). Étant donné cette unité du signe, ce que nous avons souligné quant à l'image acoustique, vaut aussi pour le signifié porté par son signifiant, ou en termes plus généraux, pour le signe : il est marqué par cette extériorité et altérité évoquées plus haut. « Car le signe échappe toujours en une certaine manière à la volonté individuelle et sociale. C'est là son caractère essentiel ; mais c'est celui qui apparaît le moins à première vue » (Cours : 34).

Cet argument saussurien contre le nominalisme est aussi un argument contre l'intentionnalisme, que le sens soit donné par un vouloir-dire ou une intention de celui qui parle. Ce qui est présupposé dans les deux cas, c'est le primat du locuteur et la séparation entre l'expression et le sens, tandis que pour Saussure l’unité entre l'expression et le sens est liée au primat de l’auditeur. Cette différence sort clairement si l’on objecte à l’intentionnalisme de ne pas pouvoir rendre compte du sens comme sens linguistique. En effet, ce sens appartient au signe et au langage, et à ce niveau il n'y aurait pas un sens intentionnel. II faut donc distinguer entre deux significations de "sens" dont l’un constitue ce que Saussure appelle le signifié. Cette ambiguïté est mieux exprimée en anglais comme une différence entre "intention" et "intension", c'est-à-dire entre "my meaning" et "the meaning of a Word". Car "the meaning of a word" - le sens linguistique - ne peut pas être "my meaning". A partir de cette distinction, c'est le sens linguistique ou le sens non-intentionnel qui représente la condition pour pouvoir former et articuler des intentions. Mais si l'on ne fait pas cette distinction en présupposant au contraire que ce sont mes intentions qui animent mon propos d'un sens déterminé, il s'ensuit qu'on présuppose une transparence du langage qui ne peut que refléter mes intentions ou mes référents. C'est-à-dire que le langage est l'instrument d'un vouloir dire d'un locuteur. Mon intention, bien réalisée, garantit donc une univocité de ce que je dis - tout comme le nom garantit une référence non-opaque à ce qu'il désigne.

Pour Saussure une telle transparence et une telle univocité est hors de question. La priorité du sens linguistique comme condition de notre parole, exclut une telle possibilité. La conséquence en est qu'il n'y aurait jamais une identité entre notre vouloir-dire et ce que nous disons (ou une identité entre "meaning something"

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et "saying something"). Même si on ne peut que sentir une identité ici, il y a nécessairement aussi une non-intentionnalité dans ce que nous disons qui fait que dans un certain sens nous ne savons pas ce que nous disons. Une telle identité pourrait au contraire être garantie si je pouvais moi-même donner le sens à mes mots. Mais alors je ne pourrais pas être compris et l’univocité de la parole exclurait la possibilité de la communication. Car la non-identité entre ce que je veux dire et ce que je dis renvoie au primat de l'auditeur qui fait que ma parole soit comprise étant donné que la parole est partagée entre le locuteur et l’auditeur. Ainsi elle peut contenir à la fois plus et moins que ce que croit le locuteur, et ceci n'empêche pas - bien au contraire - que l'auditeur puisse me comprendre mieux que moi-même. De dire au contraire qu'une communication est une transmission d'un objet à l’autre, dissocie l’objet transmis, ou le message, de son support linguistique, et on oublie que ce support fait partie de ce qui fait le message.

La non-identité entre ce que nous voulons dire et ce que nous disons, n'est donc pas le signe d'un acte de parole raté. Et cette identité ne peut être un idéal qu'au prix d'une univocité qui exclut la possibilité d'une communication. Il s'ensuit que l’ambiguïté ou la polysémie n'est pas accessoire au langage en relevant d'une faute du locuteur qui n'a pas bien pesé ses mots. Cela n'est pas la faute du locuteur, ou d'un contexte malheureux, mais cette non-identité, qui ne peut que créer une polysémie, est inscrite dans le langage même comme ce qui rend la parole possible. Ni une intention, ni un contexte, ni un référent univoque, ne peuvent effacer ce qui, à partir du langage, est une condition de son emploi. De l’essayer, ne peut que répéter le même geste: d'arrêter le sens à partir de ce qui se trouve au-dehors de la parole (comme intention, contexte ou référent) en assumant que ce qui fait son sens ne peut qu'être au-dehors de la parole. C'est-à-dire que le sens linguistique soit annulé et le langage considéré comme un instrument physique rempli par une intention, un contexte ou un référent. Ainsi la philosophie du langage a sans doute oublié le langage et la polysémie est considérée comme secondaire et soumise à un idéal d’univocité.

Mais si la polysémie n'est pas dérivée, elle ne peut plus être considérée comme le contraire d'une univocité et le rapport se trouve nécessairement ébranlé; qu'est-ce que l'un sans l’autre ? En plus, ces termes sont sans doute définis à partir du nominalisme et plus généralement à partir de cette pensée qui pose une identité entre notre vouloir-dire et ce que nous disons, comme un idéal. En ce sens une polysémie et une univocité sont seulement possibles en vertu de la séparation entre l’expression et le sens. Donc la polysémie pour Saussure ne peut pas exister étant donné que le même mot ou le même signe ne peut pas avoir plusieurs sens, tout comme deux mots ne peuvent pas exprimer le même sens (le cas corollaire de la polysémie; la synonymie). L'unité du signe exclut à la fois la polysémie et la synonymie dans leur sens classique. Car ces termes impliquent une dissociation entre le signe et son sens qui fait qu'un signe n'est pas défini comme un sens déterminé pour pouvoir avoir son identité spécifique. De nier cette séparation ne peut que

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renverser la problématique traditionnelle. Car maintenant il y a une identité entre ce que nous voulons dire et ce que nous disons qui se crée à partir de ce que nous disons - les mots. Mais cette identité est pour ainsi dire imposée de l'extérieur et elle ne garantit pas une univocité. Car on peut par la suite entendre ce qu'on a dit autrement tout comme l’auditeur peut l'entendre dans un sens qui n'est pas voulu par le locuteur. De cette façon c'est l'identité entre ce que nous disons et ce que nous voulons dire qui ouvre à une non-identité dans ce rapport. Ceci veut dire qu'il n'y a pas un sens préalable ou originaire qu'on a à exprimer d'une manière qui fait que le langage en est plutôt un obstacle. Donc il n'y a pas une instance extérieure au langage en vertu de laquelle on peut juger de l’univocité ou de la polysémie d'une phrase. Au lieu de dire qu'un même mot exprime des sens différents, il faut par conséquent dire qu'une même tranche de sonorités peut être entendue comme des mots - des signes - différents. Pas de polysémie; le même son peut s'entendre différemment et le phone ne peut être que polyphone. La polysémie, déplacée de la référence et du sens à la parole même, se transforme en polyphonie. Que par exemple "son" (comme ce qui vibre dans l’air) et "son" (comme dans "son livre") soient deux signes différents peut créer la possibilité d'une polyphonie de même que le fait que je puisse être surpris par ce que je dis.

La polysémie, replacée au niveau de la parole comme polyphonie, montre que le langage lui-même constitue une extériorité et une altérité par rapport à celui qui parle. Selon la conception traditionnelle de la polysémie, l'opacité du langage est au contraire située à son dehors, et le langage n'est pas pensé comme une extériorité par rapport à celui qui parle. Ceci vaut pour le nominalisme comme pour l’intentionnalisme et le pragmatisme. Leur socle commun, c'est de délier le sens de l’expression pour le lier à ce qui se trouve au-dehors de la parole (comme référent, intention, contexte et acte illocutoire) d'une manière qui ne peut pas penser le sens linguistique comme la matérialité spécifique du langage. Le sens ne peut pas être situé au niveau de l’expression ou au niveau du son comme son signifiant ("meaningful sound") ou comme sens audible. Il s'ensuit que le problème philosophique sur le rapport entre le mot et le sens a à être posé, étant donné le lien extrinsèque entre les deux.

Dire à partir d'une telle problématique que Saussure néglige ce problème et qu'il négligé le référent, implique sans doute une méconnaissance de la problématique propre à Saussure. Saussure ne nie pas le référent ou l’intention, mais il les nie comme point de départ pour comprendre le langage et pour comprendre cette identité qui est propre au signe. Le signe ne peut pas être compris à partir d'un référent ou à l’intérieur du cercle mot-référent. Néanmoins il y a chez Saussure un problème quant au rapport entre le langage et le monde; quel est le rapport entre les signes (avec leur sens) et le monde ? Pour bien cerner ce problème, il faut d'abord poursuivre notre manière d'employer Saussure contre la manière classique de le comprendre.

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Nous avons déjà souligné que selon cette conception, le mot ou le signe est pensé à partir du référent comme ce qui donne l’identité et le sens au mot. De cette manière, le mot et le rapport au référent sont pensés à partir du référent. Si le référent est visible (réellement ou mentalement) le mot et la relation au référent sont aussi visibles. Comme nom, le mot devient une étiquette et la phrase devient ce qui représente un état de choses grâce à une ressemblance qu'elle entretient avec ce qu'elle représente. Ainsi les théories de la référence semblent présupposer que la relation entre le langage et le monde soit une relation visible. Le langage est le miroir du monde et ce qui existe réellement est le monde ; la réalité du langage ne peut être que celle de l’ombre.

La visibilité empruntée au référent est sans doute renforcée par la visibilité de l’écriture. Car, pour reprendre un exemple célèbre, le philosophe écrit (en oubliant qu'il écrit) que "The cat is lying on the mat". Et ce qu'on voit sur sa feuille peut ainsi être lié à ce qu'on voit dans le monde. De cette façon la phrase écrite fonctionne peut-être comme une carte ou une image qui représente un état de choses. Ainsi la phrase écrite manifeste une visibilité au niveau du langage, impliquant par là une transparence du langage qui fait qu'il se fait miroir de ce qu'on voit.

Est-ce qu'une telle relation entre le langage et le monde est compréhensible ? Je ne le crois pas. Contre cette pensée, il faut dire avec Saussure, que le signe, n'ayant aucune relation visible au monde, ne peut qu'avoir une relation auditive au monde. Ainsi, le rapport entre les signes et le monde est pensé à partir du signe. C'est le signe et le mode d'être du signe qui ouvrent sur le rapport spécifique que le langage a avec le monde. Quelle est la relation entre les sons et les choses ? J'entends un son "maison" et je vois une maison. Quel est le rapport entre les deux ? Il s'agit bien sûr d'une relation entre l'oreille et les yeux ; j'entends le mot et je vois la chose. De son côté, une théorie de la référence oublie que le mot est ce qu'on entend et que le référent est ce qu'on voit. Car le mot n'est pas lié à un référent situé au­dehors de celui qui parle. I1 est lié à ce que celui qui parle peut voir; ce qui se voit dans la perspective de celui qui parle. Les mots ne se placent pas au niveau du sujet et le référent au niveau de l'objet de telle sorte qu'on peut dire que l’un se fait le miroir de l'autre. Tous les deux sont donnés dans une extériorité par rapport au sujet - le son comme lié à la langue et ce qu'on voit comme lié à la lumière du monde. Au lieu d'une théorie de la référence, il nous faut donc une théorie de la perception qui, liée à une théorie du langage, peut nous faire voir comment le rapport entre le langage et le monde peut être pensé comme un rapport entre l'oreille et les yeux - entre l'ouïe et le regard.

Même si Saussure n'a pas proposé une telle théorie, il a défriché le chemin en refusant de penser le langage à partir d'une théorie de la référence. Ceci ne veut pas seulement dire que le langage est conçu comme communication et non comme représentation, mais aussi que le signe n'est pas absorbé par le référent ou par le

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contexte non-linguistique. De plus, Saussure ne limite pas le langage au parler ; le langage est aussi important au niveau de la pensée - la "pensée-son" - et, j'ajoute, au niveau de la perception. C'est ainsi que le même signe au niveau de la langue - comme empreinte acoustique ayant un sens - peut être lié à ce qu'on pense, à ce qu'on voit, à ce qu'on entend et à ce qu'on dit. De cette manière, le signe assure la coordination entre ces activités dans le sens que, sans ce rapport entre la parole, la perception et la pensée, ni l'un ni l'autre ne serait possible. C'est donc la langue comme auditive - au niveau de l’oreille - qui fait que le langage est une "méta-institution" en liant la perception, la pensée et le parler à l'oreille : on voit, pense et parle avec des mots.

En élargissant le domaine du langage, les cercles entre parole et écriture et entre le mot et le référent, disparaissent. Le mot ne représente plus un référent et l'écriture ne représente plus une parole. Fin du miroir, fin de la représentation. La métaphorique optique de la conscience n'est plus applicable. Ce qui fait le langage ou la pensée n'est donc pas les oppositions de la philosophie classique entre l'original et la copie, l’universel et le singulier, le sensible et l’intelligible. Ces oppositions sont sans doute des oppositions entre des visualités ; l'un des termes de l’opposition s'oppose à l’autre à l'intérieur d'un dualisme ou d'une opposition homogène. Le signe de son côté, n'est ni ce qui est original par rapport à une copie (ou inversement), ni ce qui est sensible face à ce qui est intelligible. Il ne tire pas sa forme d'un référent visible - comme substance et représentation. Ainsi le signe rend possible un rapport entre l'audible et le visuel qui ne peut pas être pensé comme une opposition homogène à partir d'une métaphorique optique. Car la différence entre l'audible et le visuel est une différence hétérogène. Il s'agit d'un rapport qui est en même temps un non-rapport, ou qui existe comme une hétérogénéité entre deux matérialités différentes.

Le signe comme rapport au monde, comme communication et comme ce qui est intégré dans un système de signes, est une hétérogénéité, une répétition et une différence. Il est lié au monde dans un rapport hétérogène, et comme communicatif il est ce qui doit se répéter (comme singulier il est donc en même temps universel) de même que l'empreinte acoustique est une répétition (sans qu'il y ait ici un original). Enfin, le signe n'existe que par ses différences avec les autres signes de la langue. Ici, il n'y a pas un axe commun compris à partir d'une métaphore optique. Nous nous approchons plutôt d'une métaphore sonore de la conscience; non pas "The mind's eye", ou "The Eye as I", mais "The mind's ear".

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Saussure - professeur de langues indo-européennes - avait une oreille pour les langues. De cette façon, son contexte pour faire une théorie du langage était tout à fait différent de celui de Frege, son contemporain. Tandis que Frege crée une écriture artificielle à partir de la logique, Saussure aborde le langage comme sonorité au niveau de l’oreille. Ainsi surgit un problème qui a été méconnu ou inconnu de la philosophie du langage; le problème philosophique du son. Ce problème révèle l’impensé de la philosophie du langage. Car elle oublie la matérialité du langage en fondant une philosophie du langage qui n'a pas de théorie du langage. En supposant qu'une théorie du sens est une théorie philosophique et une théorie de l’expression une théorie non-philosophique, elle dissocie le sens de l'expression ou de la matérialité. Ainsi elle construit ses apories à l'intérieur d'un domaine qui est considéré comme proprement philosophique.

Ce chemin est encouragé par la métaphore optique qu'elle domine. C'est sans doute cette métaphore qui sous-tend l'effort de toujours lier un acte de parole à une autre chose qu'à soi-même; à l'intention, au référent, au contexte, etc. Et que le langage soit ici un miroir public, et non un miroir privé, ne change pas grand-chose. Le "tournant linguistique" de la philosophie - en dépit de Wittgenstein n'est peut-être qu’un mirage linguistique. Après une critique de la philosophie à partir de son langage, on a cru que la philosophie était venue à elle-même comme philosophie du langage; qu'il y avait donc un progrès par rapport à son passé. Un symptôme de cette confiance, c'est que la linguistique n'a pas été prise au sérieux. De l’autre côté, cette théorie du langage dont l'absence est le fondement même de la philosophie du langage, ne se trouve pas non plus à côté de la linguistique. Car le chemin théorique qui fut ouvert par Saussure a été aussitôt refermé par une linguistique qui a transformé la leçon de Saussure en méthodologie. Contre un tel Saussure, aussi bien un Chomsky qu'un Habermas, peuvent avoir le jeu facile. C'est dans ce contexte qu'il faut poser le problème du son comme un problème philosophique - c'est-à-dire un problème qui n'est pas reconnu comme tel à l'intérieur de la philosophie du langage. Il faut donc commencer à lire Saussure en tant que philosophe.


NOTES

[1] "Signum, which furnished us with the word "sign", meant a standard that a unit of the Roman army carried aloft for visual identification" WJ. Ong, Orality and litteracy : 76.


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© mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : UTAKER, Arild. Le problème philosophique du son chez Ferdinand de Saussure et son enjeu pour la philosophie du langage. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Utaker_Probleme.html>. (Consultée le ...).