LE VOCABULAIRE EUROPÉEN DES PHILOSOPHES, DICTIONNAIRE DES INTRADUISIBLES
Entretien avec Barbara
Cassin, philosophe et philologue, directeure de recherche au CNRS,
réalisé par Colette Briffard
Colette Briffard : Pouvez-vous nous présenter votre recherche à la fois du point de vue philosophique et du point de vue philologique jusqu'au Vocabulaire européen des philosophies, dictionnaire des intraduisibles ? [1]
Barbara
Cassin : Je suis spécialiste de philosophie grecque,
en particulier de rhétorique et de sophistique, et je
m'intéresse à ce que cela peut permettre de comprendre
d'aujourd'hui.
J'ai
participé au séminaire du Thor avec Martin Heidegger
chez René Char en 1969, juste après 68 donc. J'avais, à
l'époque, Michel Deguy, philosophe et poète, comme
professeur d'hypokhâgne, et j'avais suivi parfois les cours de
Jean Beaufret : une conjonction de personnalités. Je
venais de faire une maîtrise sur Leibniz, sur le Discours de
métaphysique et la Correspondance entre Leibniz et Arnauld ;
j'étais très étonnée de voir que le
moment où ils ne s'entendaient plus du tout, c'était
précisément le moment où ils disaient la même
chose avec les mêmes mots : " Ce qui n'est pas un être
n'est pas non plus un être " ; chacun l'accentuait
différemment, et puis c'était bloqué. Ce fut ma
première expérience de philosophie liée au
langage, à la manière de dire. Il se trouve que le
séminaire du Thor portait largement sur Leibniz.
A
partir de là, j'ai intériorisé avec un immense
intérêt ce que proposait Heidegger quant au rapport
entre philosophie et histoire de la philosophie.
J'ai
compris aussi comment le grec et l'allemand s'entre-impliquaient
comme langues, qu'aujourd'hui je dirais dangereusement "
sacralisées ", mais qu'à l'époque je
percevais comme vraiment philosophantes.
Puis
j'ai travaillé sur le Traité du non-être de
Gorgias (c'était le sujet de doctorat que m'avait heureusement
proposé Pierre Aubenque), et je me suis aperçue alors,
chemin faisant, qu'on pouvait, pour le dire simplement, être "
autrement " présocratique ; faire un usage différent
du langage : Gorgias montre comment le Poème de Parménide,
loin de partir, comme il le prétend, d'un " il y a "
de être (esti : es gibt Sein, dit Heidegger), fabrique
bien plutôt l'être en le disant, le fait être ; on
ne va pas de l'être au dire de l'être, en toute fidélité
et adéquation, mais, à l'inverse, l'être est un
effet de dire, un produit du poème, la conséquence
d'une performance discursive. C'est de là que je suis
repartie.
J'ai
travaillé alors avec Jean Bollak et Heinz Wismann à
Lille, parce que j'avais besoin de savoir plus de grec, et autrement,
même si j'avais fait des études classiques. J'avais
besoin de savoir ce qu'était la philologie, comment éditer
ces textes si corrigés et lacunaires, comme le Traité
du non-être - quelques os d'un animal préhistorique,
qui plus est méprisé ou haï par la tradition, pour
reconstituer tout un squelette. Au moment où j'ai présenté
mon doctorat, je me souviens que Jean-Paul Dumont, qui enseignait
alors à Lille, m'a dit : " Ah ! j'ai compris ce que vous
avez fait, tout ce qui est en-dessous vous l'avez fait passer
au-dessus ! ", car j'avais tenté de rétablir le
texte contre des éditeurs qui se refusaient à le
comprendre, et voulaient prouver que c'était un mauvais
exercice de style, sans aucun sens philosophique, puisque Platon et
Aristote, et tous les gens bien, en avaient décidé
ainsi. L'apparat critique était donc partiellement "
remonté " dans le texte, à la surprise de Dumont.
J'ai
appris à travailler la matérialité des textes,
j'ai vu que la langue était quelque chose en train de se
fabriquer : comme dit Schleiermacher du rapport entre un auteur et sa
langue, " il est son organe et elle est le sien ". Pour les
sophistes, pour les hétérodoxes en général,
c'est très important : il y a des tournures de phrases à
inventer, qui sont en train de s'inventer dans le texte, qui ne sont
pas forcément déjà normées.
D'autant
que ces phrases sont des réponses à d'autres phrases :
comme le souligne Nietzsche, les textes grecs, ce sont des
palimpsestes. Il est certain que Gorgias reprend Parménide, de
même que Parménide reprend Homère. Tout cela peut
se lire, encore faut-il avoir un immense savoir que j'ai essayé
d'acquérir autant que j'ai pu, et que j'essaie de continuer à
acquérir. Je crois qu'on comprend par là ce que veut
dire " culture " : un texte est toujours aussi un texte de
textes, surtout pour les Grecs.
Ce
que j'ai appris avec la sophistique, c'est donc que le langage "
faisait " quelque chose, qu'on pouvait faire être en
parlant et, en particulier, que c'était ainsi qu'on fabriquait
la polis et le politique - la cité grecque, le monde " le
plus bavard de tous ", dit souvent Arendt en citant Burkhardt.
Eh bien, si l'on croise cette dimension performative du langage avec
les préoccupations de tout philosophe qui fait un peu de grec,
c'est-à-dire des préoccupations de traduction, on
immerge cette performativité dans la différence des
langues : c'est exactement cela qui m'a conduite au dictionnaire.
Le
dictionnaire contribue à désacraliser le grec et
l'allemand, ce ne sont plus les seules langues de la philosophie. Il
nous éloigne de tout " nationalisme ontologique "
(l'expression est de Jean-Pierre Lefebvre), car il part du multiple
et non de quelque unité originaire, d'une source unique, que
ces deux langues (le grec et l'allemand, plus grec que le grec)
seraient mieux à même de dire. Il nous "
déterritorialise " et nous propulse joyeusement après
Babel.
Outre
cet heideggerianisme un peu caricaturé, notre autre "
ennemi ", c'est le " tout-à-l'anglais " ; un
anglais qui n'est même plus une langue, tout à fait
détaché de ses auteurs et de ses oeuvres, une simple
langue de communication internationale, quelque chose comme une
nouvelle koinê, dont on ne peut certes pas se passer pour
communiquer, mais qui n'a rien d'une langue de culture ; c'est un
ustensile commodément international avec de nombreux effets
pervers. Le grand risque en effet, ce serait qu'il n'y ait plus que
lui, un globish modialisé, et des dialectes à préserver
comme des espèces menacées - le français,
l'allemand, l'espagnol etc., qu'on pourra encore parler à la
maison.
La
philosophie analytique anglo-saxonne, même si elle est parfois
très attentive au langage, risque bien de conforter cette
situation. En effet, elle hérite souvent de l'idée
qu'on pense tous de la même manière, elle fait fi de
l'histoire et des langues (Aristote, mon collègue à
Oxford...), si bien que la langue n'est jamais qu'un habit sans
importance. Comme l'anglais est à la fois la langue de
l'empire, de la grande puissance politico-économique, et la
langue de la conversation, le langage ordinaire sans boursouflure
métaphysique, eh bien ! ce sera l'anglais.
Ni
nationalisme ontologique ni tout à l'anglais, voilà
Heidegger d'une part et la philosophie analytique de l'autre comme
assignés à résidence au sein du Dictionnaire :
ni l'un ni l'autre ne constituent toute la philosophie.
Colette Briffard : Que signifie pour vous traduire ?
Barbara
Cassin : Traduire, ça veut d'abord dire lire, c'est
une opération de lecture des textes en langue. C'est
immensément difficile puisque l'écriture est un
palimpseste et la lecture une projection. Il faut savoir tout ce
qu'il y a sous un texte, et savoir tout ce que nous ajoutons par
dessus. Il faut tout entendre. Ce que l'on ne fera pas évidemment.
C'est
ensuite faire passer d'une langue à l'autre en ménageant
la surprise du départ dans la langue d'arrivée. Comme
le dit Schleiermacher, il y a deux manières de traduire, celle
qui approche le lecteur de l'auteur et celle qui approche l'auteur du
lecteur. Et il ajoute pour finir qu'il n'y en a vraiment qu'une,
celle qui approche le lecteur de l'auteur. L'autre, c'est de
l'interprétariat. S'occuper des intraduisibles, c'est
s'occuper des points de difficulté, des principaux symptômes
de différence des langues ; cela ne veut pas dire qu'on ne
traduira pas, mais plutôt qu'on n'arrêtera pas de
traduire, ou qu'on n'arrêtera pas de (ne pas) traduire, comme
vous voulez, et que ces difficultés enchaînées
seront autant de gains et de découvertes. On fait bouger à
la fois la connaissance des textes de départ et notre langue
d'arrivée. Une façon de comprendre finalement, de
comprendre mieux et de sentir les langues.
Colette Briffard : Pouvez-vous nous dire, peut-être à travers un exemple, quelles sont les limites et les apports de l'acte même de traduire ?
Barbara
Cassin : Une chose est certaine, quand on traduit, on se
heurte de plein fouet au signifiant, à la manière dont
ça résonne, ce que Derrida appelle "
l'intraduisible corps des langues " : tout ce que la poésie
met en jeu, et que les textes philosophiques, étant aussi des
textes littéraires et des textes tout court, mettent eux aussi
en branle. C'est là une vraie différence avec la
philosophie analytique anglo-saxonne qui suppose que Derrida n'est
pas un philosophe et qu'il peut tout juste enseigner dans les
départements de littérature comparée. Dans ce
Dictionnaire, nous voulons voir ce que cela change de philosopher en
langues (soulignons le s), en étant donc conscients qu'on
emploie des mots et pas seulement des concepts.
Un
exemple, prenons le terme que l'on ne connaît que trop comme
intraduisible : logos, en grec. C'est absolument intraduisible dans
la mesure où ce mot a une amplitude considérable, mais
son point d'ancrage est assez simple : la mise en relation
proportionnelle ; a sur b = c sur d, c'est cela un logos, des
éléments bien choisis que l'on rapproche et que l'on
met en relation, une relation. On comprend bien comment, à
partir de là, ce mot peut signifier différents types
d'opérations, mathématiques, rationnelles, discursives,
langagières ; comment il désigne à la fois les
unités de mots, de phrases, la syntaxe même, le
discours, la parole, les langues etc. et la mise en rapport
conceptuelle, tout ce qui est du côté de la pensée.
Quand les Latins, Cicéron en particulier, cherchent un
équivalent, ils proposent un jeu de mots absolument génial
: ratio et oratio. On voit bien comment ils proposent là une
compréhension rétrospective, à partir
d'ailleurs, de ce que veut dire logos. Dans l'article " Logos ",
on s'est dit qu'on n'y arriverait jamais, jamais directement en tout
cas, et on est parti de l'idée que ce qui comptait, c'étaient
les expédients de traduction que les langues avaient proposés.
On s'est aperçu que ces expédients fonctionnent en jeux
de mots justement. Ratio et oratio est le premier, mais ensuite vous
avez en français " compte, conte ", dans toutes les
manières de l'écrire ; et en anglais, à côté
de count, account, recount, quelque chose comme tale, tell, tally ;
quant à l'allemand, à côté de Zahl,
Erzählung, il joue, avec Heidegger par exemple, sur legen,
liesen, lesen etc.
"
Déterritorialiser ", pour reprendre le mot de Deleuze,
permet de comprendre de quoi il s'agit. On ne comprend une identité
qu'à partir d'ailleurs. Au fond, on ne parle bien sa langue
qu'en la comparant avec une autre langue. On ne comprend comment elle
fonctionne qu'en la comparant avec une autre langue. Je crois que
c'est cela : traduire permet de comprendre sa propre langue en
comprenant qu'il y a d'autres langues.
Qu'elles
sont autres, et en quoi.
Cela
me renvoie à une expérience dont je ne parle pas
souvent mais qui a été pour moi très importante,
aussi importante que la rencontre avec Heidegger. J'ai été
pédagogue d'adolescents psychotiques dans un hôpital de
jour. C'était des enfants qui avaient le plus grand mal à
avoir une langue maternelle, qui parfois ne parlaient pas, ou
émettaient des bruits, même s'ils étaient très
intelligents. Je me suis demandée comment faire pour qu'ils
comprennent qu'ils ont une langue maternelle, c'est-à-dire une
langue plus maternelle qu'une autre. Avec eux j'ai pris le Cratyle de
Platon (dialogue sur la justesse des noms) et j'ai écrit des
mots grecs au tableau. Ils regardaient cela, dans un autre alphabet,
quelque chose de très étranger leur arrivait. Ensuite
nous avons lu des bouts du Cratyle et ils se sont aperçus que
l'on avait le droit de jouer avec sa langue, et que Platon jouait
avec le grec, cette langue qui n'était pas la leur. J'ai dû
expliquer les jeux de mots du Cratyle. Je leur ai alors dit : "
Et vous, que pouvez-vous faire dans votre langue ? ". Le premier
mot dont ils m'ont proposé l'étymologie, c'était
" concierge ", coupé en deux, vous imaginez.
Colette
Briffard : Est-ce
que vous accepteriez cette image du traducteur comme passeur de modes
de pensée ?
Barbara
Cassin : Je trouve que c'est tout à fait exact.
Passer d'une langue à l'autre, c'est bien passer d'une pensée
à l'autre, et d'une culture à une autre. La dimension
comparatiste est essentielle. On ne parle et on ne pense bien dans
une langue et dans un mode de pensée que si l'on s'aperçoit
qu'il y en a d'autres.
Encore
faut-il ne pas en rester à des identités figées,
côté à côte. C'est cela l'intérêt
de ce dictionnaire - au moins ce fut une grande préoccupation
pour nous - montrer quels sont les transports et les transferts,
comment les langues et les idiomes philosophiques, les textes,
agissent les uns sur les autres, entrent en interaction.
Je
vous parlais d'un texte grec comme d'un texte palimpsestique, mais
c'est l'ensemble de la culture européenne - et bien
au-delà sans doute - qui est un palimpseste interlingual, si
j'ose dire. Bien évidemment, le français de Descartes
n'est tel que par le passage au latin qui lui-même a transporté
du grec, l'a refait autrement, mais c'est aussi la négation
d'un certain type de latin, d'un certain type de grec. C'est cela qui
est important et qui est intéressant : qu'une identité
ne soit telle que comparative et que, par ailleurs, ces comparaisons
ne soient jamais figées, qu'il y ait des interférences,
des vols, des contresens et que tout cela fasse fonctionner à
nouveau des langues et des pensées. Humboldt compare chaque
langue à un filet qu'on lance sur le monde et au moyen duquel
on rapporte un autre bout de monde. Il faut donc comparer ce que l'on
a dans le filet.
Colette Briffard : Est-ce qu'il y a eu des cas où vous avez dû renoncer à prendre un mot dans le Vocabulaire, y a-t-il une limite que vous ayez touchée du doigt ?
Barbara
Cassin : Ce sont les limites de nos forces. Nous avons
travaillé avec ce qui pour nous faisait symptôme sans
prétention d'exhaustivité. Nous nous sommes répartis
quelques grands domaines, volontairement en recouvrement, comme
subjectivité, objectivité, droit-loi, histoire-temps,
esthétique, morale, et nous avons cherché ce qui nous
avait arrêté les uns et les autres, en sachant que nous
étions tous au moins bilingues, et que souvent nous possédions
plutôt quatre langues, pas au point de les parler mais au moins
pour les confronter, pour les lire, chercher à les traduire.
Moi seule avais la vue d'ensemble et j'ai parfois baissé les
bras.
Vous
voyez comment est bâti l'ouvrage ; il y a des entrées
constituées d'un seul mot dans une seule langue (" Logos
", ou " Aufhebung "), puis des entrées
constituées de réseaux comparés (autour de "
Ame, esprit " par exemple, avec soul, spirit, mind, will, et
Seele, Geist, Gemüt, Witz, etc., ou bien " Structure,
pattern, Gestalt ") ; il y a des entrées plus
vastes encore (que nous appelions entre nous entrées d'ordre
2), qui prennent en compte le tout d'une langue d'un certain point de
vue (par exemple l'espagnol, à partir de la différence
entre ser et estar), ou le tout d'un problème immergé
dans les différentes langues (par exemple l'ordre des mots) ;
enfin, il y a des entrées " directionnelles ", qui
aiguillent le lecteur à partir d'un mot français vers
ce qu'il n'aurait sans doute pas l'idée de chercher, et
récapitulent les différences - sans oublier les index,
essentiels pour ce qui se veut un outil (auteurs, traducteurs, textes
cités, mots traités langue par langue).
Eh
bien, il y a des entrées dont je regrette encore l'absence.
Dans les entrées d'ordre 2, il y en avait une que je voulais
absolument - qui aurait traité de la métaphoricité
différentielle des langues ; je pensais qu'on pouvait
l'attraper par le bout de l'espace : est-ce que l'on parle plutôt
des frontières et des limites, du cadre, de la surface, de la
dimension, ou bien de l'horizon, quid de la profondeur, du fonds, de
la fondation ?
Quelles
sont les métaphores qui nous servent à dire la pensée
en espace ? Le français, est-ce plutôt le tracé
des frontières face à Grund, le fondement en allemand.
Article passionnant... Mais c'est un article maudit qui ne s'est pas
fait pour des raisons que je dirais conjoncturelles – faute
de combattants - une suite douloureuse de défections.
Jamais
non plus nous ne sommes arrivés à bout d'un article sur
la négation : les différentes manières de nier
dans les langues. Finalement, j'en ai fait une directionnelle qui
guide vers un certain nombre d'autres articles, comme Verneinung,
c'est-à-dire un contenu sémantique (la "
dénégation " chez Freud par exemple), ou un petit
article sur le ne explétif.
Mais
le Vocabulaire ne peut être qu'un monde en expansion, il
désigne une manière de travailler, c'est un acte plutôt
qu'une œuvre achevée.
Colette Briffard : Avez-vous rencontré des obstacles du côté linguistique ? Vous êtes-vous trouvés confrontés au fait de ne rien pouvoir faire faute de connaître suffisamment une langue ? Cela nous intéresse particulièrement parce que pour les enfants qui arrivent avec une autre compétence linguistique, il se peut qu'il y ait des pas presque infranchissables ?
Barbara
Cassin : Bien sûr, nous avons rencontré de tels
obstacles, mais nous les avons tourné de manière très
empirique. Nous avons fait un premier recueil de termes dont nous
voulions qu'ils figurent, parce qu'ils nous gênaient sans
cesse et que nous en avions besoin. Nous nous sommes aperçu
que nous étions très pauvres dans un certain nombre de
langues, par exemple les langues slaves, et nous avons consulté.
De même pour le portugais ou pour l'espagnol, qui
obligeaient à repenser la frontière entre littérature
et philosophie.
C'est
Constantin Sigov qui a dirigé l'équipe qui s'est
occupée du slave.
Les
Ukrainiens de Kiev qui ont travaillé avec nous ont proposé
des mots, qui étaient pour eux les mots les plus étranges
de la langue russe et les plus essentiels. Ainsi - et l'on retombera
toujours sur le même type de problème - mir qui signifie
à la fois " monde ", " paix " et "
commune paysanne ", ou svet qui dit à la fois "
monde " et " lumière ", ou pravda, qui désigne
au moins autant la " justice " que la " vérité
". Quelle que soit la langue, et même pour la nôtre,
le français, on vérifie à travers le
dictionnaire qu' " une langue, entre autres, n'est rien de plus
que l'intégrale des équivoques que son histoire y a
laissé persister " – une phrase de Lacan que je trouve
remarquablement exacte, dans L'Étourdit.
Chaque
langue est au fond l'intégrale de ces équivoques, de
ces homonymies, qui n'apparaissent telles qu'à partir d'une
autre langue.
Concernant
le fossé qu'il peut y avoir d'une langue à l'autre, il
s'agit probablement d'abord de celui des équivoques qu'on
n'est pas à même de percevoir sauf quand on se place un
peu à l'extérieur et qu'on maîtrise vraiment les
deux. C'est très important. Les équivoques peuvent
d'ailleurs être syntaxiques, et pas seulement sémantiques,
elles peuvent même tenir à l'ordre des mots.
Je
peux vous raconter une petite histoire. Nous n'avons pas travaillé
sur le chinois, car c'est un vocabulaire européen --
bien entendu, il faudrait le faire, ce serait un autre travail et une
autre ambition. Quand je suis allée en Chine, il n'y a pas
très longtemps, avec François Jullien, nous avons fait
un séminaire sur la vérité, un terme qui
n'existe pas en chinois, du moins pas comme tel. Pendant ce
séminaire, je parlais d'Aristote, j'expliquais comment la
conception grecque de la vérité s'était mise en
place et je parlais donc de la structure syntaxique sujet-prédicat,
dans son rapport à la structure physique, ou métaphysique,
substance-accident. A la fin du cours, l'un des étudiants,
très attentif et intelligent, est venu me parler : "
Madame, votre traducteur est un très bon traducteur, c'est un
traducteur assermenté, un excellent traducteur.
Mais
qui traduit les mots et pas le sens ; pour dire 'accident', il prend
le mot qu'on utilise pour l''accident' de voiture ".
L'équivoque, je ne l'avais même pas imaginée,
mais je me demande ce que les gens ont pu comprendre.
Colette
Briffard : Cela
nous laisse penser que pour être un bon passeur de langue il
faudrait être au moins bilingue, vraiment bilingue pour pouvoir
comprendre à quels obstacles se trouve confronté
l'autre qui veut apprendre une des deux langues que l'on possède.
Est-ce
que vous pouvez éclairer pour nous la façon de dire le
temps dans différentes langues et donc de le penser ?
Barbara
Cassin : L'ensemble des problématiques concernant les
différentes manières de dire le temps est rassemblé
sous une directionnelle " Temps ", qui conduit par exemple
à " Moment ", article que je trouve très
intéressant. On y traite notamment du grec kairos.
Qu'est-ce que c'est une coupure dans la ligne du temps, une
irruption, un trou dans le temps, par où le possible peut
s'engouffrer ? Je recommande à ce propos un livre que j'ai
traduit dans la collection " L'ordre philosophique "
(Seuil, 1999) qui s'appelle Les Origines de la pensée
européenne de Richard Broxton Onians. On y trouve
l'extraordinaire idée que kairos désigne l'ouverture
entre les fils de chaîne et les fils de trame dans le métier
à tisser. C'est par là que quelque chose peut arriver
que l'on n'attend pas ; de même, c'est quand elle frappe au
kairos (à la suture de la tempe par exemple) qu'une flèche
est fatale. On voit bien comment cela s'accorde avec la
représentation du kairos comme ce beau jeune homme chauve par
derrière, qu'il faut saisir par sa mèche de devant,
avant qu'il ne soit trop tard.
Mais
il y a deux articles du dictionnaire qui répondent
directement à votre interrogation : un article " Présent
passé futur " et un article sur l'aspect, par contraste
avec le temps grammatical. Ce dernier met en évidence, à
partir du grec et du russe notamment, ce que nous avons de plus en
plus de mal à percevoir en français, et qui renvoie à
la manière dont se déroule une action (il mangeait,
mangea, a mangé), et non pas simplement au temps (mange,
mangea et mangera).
Quant
à " Présent passé futur ", l'on voit
d'abord que " présent ", " passé ",
" futur " sont des mots que les Grecs ne connaissaient pas,
que pour désigner ces trois instances du temps qui nous
paraissent aller de soi, ils disaient plutôt " les choses
qui sont passées ", " les choses qui vont arriver ",
" les choses présentes ", donc à partir du
contenu et non comme un contenant. On voit aussi qu'il y a deux
manières de dire le passé en allemand, Vergangen, le
passé révolu, et Gewesen, le passé qui se
conserve dans le présent et qui peut entrer dans le mouvement
de la dialectique hegelienne ; et deux manières de dire
le présent : Gegenwart, ce face à quoi l'on est, et
Anwesenheit, la pure présence du présent, chère
à Heidegger ; alors qu'en français, la différence
passe plutôt entre le " futur " et l'" avenir ".
Mais je crois qu'il faut lire ces articles, qui ouvrent sur la
mémoire et sur l'histoire.
Colette Briffard : Y a-t-il un aspect sur lequel vous souhaiteriez attirer notre attention ?
Barbara Cassin : Quand j'ai enseigné la philosophie dans les lycées ou même quand je l'ai enseignée dans des endroits plus bizarres que les lycées, par exemple les PTT (j'ai en effet eu un parcours très atypique), je me suis aperçue que ce qui m'intéressait et ce qui intéressait les élèves, à quelque niveau qu'ils soient, c'était le travail qu'on faisait sur les textes. C'était là où il se passait vraiment des choses, et pas dans les idées générales. Ce travail se faisait sur les textes en langues, forcément. C'est au plus loin possible des QCM, des contrôles de connaissance que l'on fait aujourd'hui et du prêt-à-penser. Je pense que le Dictionnaire des intraduisibles est un outil pour montrer que c'est comme cela que le travail se fait, que le travail quotidien peut se faire.
NOTES
[1] Réf. : Vocabulaire Européen des philosophies, dictionnaire des intraduisibles, Seuil, Robert, 2004.
© juin 2006 pour l'édition électronique