SUR LES MOTS-CLÉS ET LA SÉMANTIQUE DIFFÉRENTIELLE

Dialogue entre Thierry Mézaille et François Rastier

« La sémantique est typiquement une science sociale » (H. Putnam, La définition, chap. 24, 1988)

Thierry Mézaille : Si l'on ne peut que vous suivre quand vous dénoncez en microsémantique (Sémantique pour l'analyse, Masson, 1994 : 51) les « artefacts d'une perspective sémasiologique » (complice d'une « conception essentialiste du sens » -ontologique - et créatrice de problèmes de polysémie et d'ambiguïté), par antithèse avec « les opérations interprétatives » (ibid. : 73 et 137), où la paraphrase de la neige dévalait furieusement la pente par avalanche témoigne de « la prééminence du signifié sur le signifiant », par la lexicalisation d'une « molécule sémique composée des traits /neige/, /descente/, /intensité/ », difficile en revanche de souscrire à la dénonciation que vous faites de l'utilisation du mot-clé en recherche documentaire (plein-texte), qui semble découler de cette perspective lexicographique, dans le dernier SdT vol. 11, n°2 [1]. Je n'arrive pas bien en effet à comprendre :
1) pourquoi l'usage du mot-clé serait comme en lexicographie gagé sur l'ontologie ?

François Rastier : Il l'est certainement quand ces mots-clés sont organisés en thésaurus ou comme on le dit maintenant en une ontologie (comme un réseau sémantique à la Wordnet). En ce cas, la liste des mots-clés est fixe, et se confond avec la nomenclature de l'ontologie.
En revanche, dans le cas d'une interrogation ouverte sur un texte ou un corpus, n'importe quelle chaîne de caractères, ponctuation, mot, syntagme, ou n'importe quelle annotation peut être un point d'entrée pour une recherche.

Thierry Mézaille : 2) Pourquoi la multiplication de mots vedettes (statistiquement motivés) pour interroger un corpus dans divers contextes serait-elle vaine ? (pédagogiquement, j'ai eu le plaisir de constater auprès d'une classe de 4° que devant une trentaine de graphiques d'Hyperbase concernant des mots-clés dans le long Capitaine Hatteras (absent du corpus Verne de Hyperbase et qui a fait l'objet d'un traitement à part), les élèves parvenaient à établir des convergences entre ces mots... sans avoir lu le livre - que je leur avais exposé à l'oral ; leurs inférences accréditent que l'échelle globale du roman est déterminante pour le niveau local du mot, dès lors que celui-ci est recontextualisé).
D'ailleurs vous n'étiez pas contre en 94 (ibid.) : « En pratique, dans certaines applications, on peut traiter du texte sans tenir compte de la textualité. Dans l'objet empirique qu'est le texte, on peut ne retenir que des unités de petite taille (pour l'indexation, l'étude de co-occurrences, etc.) sans les rapporter à la textualité, ni même à la totalité du texte.
Les méthodes statistiques occupent une situation intermédiaire entre analyse atomiste et analyse globale : elles retiennent de petites unités du signifiant, mais évaluent leur récurrence par rapport à l'ensemble du corpus (fréquences relatives, écarts réduits). »
Précisément : du local quantitatif (niveau du signifiant) pour restituer le global qualitatif (signifié).

François Rastier : Quand vous évoquez les mots vedettes, ce ne sont pas exactement des mots-clés, car il ne sont pas inclus dans un thésaurus. Et il faut bien reconnaître que ce sont parfois des vedettes d'un jour ou d'une heure, s'ils sont mal choisis, tout simplement parce qu'ils ne lexicalisent rien de ce que l'on recherche.
Pour les choisir, on peut simplement partir d'une hypothèse à vérifier, mais il peut être utile de les choisir parmi des mots qui passent un certain seuil d'écart réduit, et qui de ce fait "frappent à la porte" comme disait André Breton.
Si l'on s'en tient aux mots graphiques, ceux qui lexicalisent de manière synthétique une forme sémantique sont les plus proches de ce qu'on appelle traditionnellement des mots-clés.
Mais rien n'est définissable a priori : par exemple le nom d'Hitler est plus fréquent sur les sites antiracistes que sur les racistes ; en revanche celui de Rudolf Hess reste caractéristique des sites racistes.
Par contraste avec les antiracistes, le mot homme est presque absent des sites racistes. En effet, ils déploient de grands efforts pour rendre l'humanité inconcevable : mais qui aurait pensé à faire de homme un mot caractérisant ?
J'ai l'impression que les stratégies peuvent et doivent varier selon les tâches : celle que vous employez est parfaitement adaptée à vos objectifs didactiques, puisqu'il s'agit d'aller du mot au texte et au corpus. Cette stratégie est "diffusante" puisqu'il s'agit d'entrer dans une œuvre pour la rendre intéressante.
Mais pour une application de caractérisation automatique on choisira les points d'entrée autrement. Le rapport entre le point d'entrée (mot vedette d'un jour) et le parcours d'interprétation se trouve en somme inversé. Vous partez d'un mot pour déployer didactiquement des parcours d'interprétation, alors que dans le projet Princip de détection automatique de sites racistes, nous partions d'une caractérisation du racisme, affinée par la comparaison de corpus, pour trouver des indices discriminants, lexicaux ou non lexicaux.

Thierry Mézaille : Pourquoi vouloir alors comme vous l'écrivez « sortir de la (termino)logique du mot-clé » ; et si vous connaissez un autre moyen assisté par ordinateur, lequel proposeriez-vous pour une thématique ?
Je pensais que le coloriage isotopique du Thème Editor de Pierre Beust par exemple (ou PASTEL, encore) serait un logiciel qui, tenant compte de votre théorie, aurait aujourd'hui une forme sinon aboutie du moins opérationnelle sur textes littéraires.

François Rastier : Je pensais à la prévalence de l'imaginaire terminologique dans certains cantons de l'ingénierie linguistique (représentation des connaissances, construction d'ontologies). La pratique de la linguistique de corpus permet de proposer de nouvelles fonctions lexicométriques : après le projet Analyse thématique qui a donné lieu à un livre sur les sentiments dans le roman français, Etienne Brunet a ajouté à son logiciel Hyperbase une fonction thème bien utile.
Toutefois, le problème n'est pas tant de créer de nouveaux outils que d'utiliser et de combiner ceux qui existent en renouvelant les hypothèses et les voies de recherche.

Thierry Mézaille : Vous écrivez : « Ainsi, le trait /Toussaint/ pour 'chrysanthème' est largement attesté, sans être fort pertinent en botanique. Bref, ce qui paraît extralexical n'est pas pour autant extralinguistique mais témoigne que la structuration des classes sémantiques reflète l'incidence de pratiques sociales dont la récurrence est assez forte pour induire une doxa. »
Précisément, P. Siblot dans L'Information grammaticale n° 77 (1998 : 26) persistait à ne pas comprendre la réquisition de telles afférences :
« Les travaux herméneutiques de F. Rastier ou d'autres sémioticiens, nous semblent pris entre les analyses textuelles qui tiennent compte du rapport au réel -qui dépasse la seule désignation des objets concrets- dans la construction du sens, et des préalables théoriques qui les intègrent mal. » En outre, « l'incidence de la praxis sur le sens » pour laquelle plaide Siblot se manifeste par une causalité ignorée : « l'outil de nomination apparaît comme le lieu d'opérations dynamiques et interactives de production de sens dont les sèmes ou les traits sémantiques enregistrent l'effet, mais dont ils méconnaissent les processus. [...] La praxématique rencontre alors des interrogations ordinairement dévolues à la sociolinguistique ou à la pragmatique » (pp. 27-28).
Or dans quelle mesure peut-on dire que cette théorie du reflet n'induit pas un déterminisme extralinguistique (sociologique) sur les afférences ?

François Rastier : Certes, mais le social n'est pas extérieur à la langue : elle est de part en part du social. D'une part le sémiotique est partout présent dans les pratiques sociales (analysables en trois niveaux intercorrélés : phéno-physique, sémiotique,   (re)présentationnel). En bref, on peut décrire la doxa par la linguistique de corpus, et se limiter à cela pour justifier les afférences, sans postuler une "autre scène" déterminante qui serait le social non autrement défini mais rituellement invoqué. Il est vrai que dans les sciences sociales, un marxisme "vulgaire" (je dis cela sans nuance péjorative) a longtemps accrédité la détermination du social sur le linguistique. Mais la solution saussurienne que je viens de reformuler me paraît moins mécaniste.

Thierry Mézaille : Pourriez-vous préciser, au-delà de l'opposition matérialisme vs idéalisme, en quoi votre conception de la praxéologie ("physique", chez les deux auteurs suivants) diffère de celle que revendiquent dans une même conception générative :
(a) Siblot, voulant que les « travaux intègrent l'expérience anthropologique comme source d'éléments constitutifs du sens », lesquels ressortissent en revanche au « fondement réaliste de la linguistique » (in Cahiers de Praxématique 21, 1993:153) ; « C'est dans la praxis que les sèmes, ou plutôt les programmes de sens trouvent leurs fondements anthropologiques », pour « la praxématique définie comme une linguistique de la production de sens » (p. 159) ;
(b) et à sa suite Nyckees, dont la thèse centrale de son livre (La Sémantique, Belin, 1998 -une des meilleures synthèses sur les tendances actuelles mais aussi antiques et médiévales de la sémantique lexicale) est qu'il « rejoint certaines positions exprimées par un mouvement linguistique contemporain, la praxématique, qui s'attache tout particulièrement à inscrire le fonctionnement du langage dans l'ensemble des pratiques culturelles et sociales. La praxématique souligne ainsi que le sens n'est pas séparable de l'agir humain. C'est pourquoi elle reproche à la linguistique issue de Saussure de se désintéresser des "conditions de production" des signes dans les langues. [...] La praxématique oppose à cette conception "idéaliste" de la signification une conception inspirée à la fois par Guillaume et Marx » (pp. 258-9). Et pour « récuser le mythe d'un langage qui ne ferait qu'exprimer une pensée formée hors de l'expérience humaine » (p. 260), pour « proposer un modèle alternatif de l'histoire sémantique fort différent de celui que développe Saussure », modèle qui se veut étiologique, où les nouvelles significations lexicales « sont intégralement conditionnées par les relations entre le système linguistique et les expériences collectives » (p. 297), Nyckees, qui place au cœur de son livre l'évolution diachronique du sens lexical, cite abondamment Meillet (« Le seul élément auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est le changement social », p. 132). Une « archéologie sémantique » est alors requise pour « rendre perceptible la relation causale » supposée unir les structures linguistiques à l'expérience collective, et ainsi expliquer leur évolution mutuelle (par exemple le changement de sens métonymique du mot 'boucher' reposerait avant tout sur « sa relation avec l'industrialisation et l'urbanisation croissantes dans nos sociétés », p. 146). D'où sa conclusion : « Les changements de sens apparaissent ainsi comme des phénomènes d'ajustement quasi automatique des significations aux circonstances de l'expérience collective » (p. 155).
En sorte que sa praxéologie en diachronie concurrence celle de votre théorie des parangons par un déterministe physique, semble-t-il.
Précisément, c'est cette prise en compte du niveau expérienciel (et perceptuel avec la proposition de catégories sémiques fondées sur « le critère sensori-moteur », p. 337 : théorie cognitive), et des « attaches dans la réalité » qui engage Nyckees à considérer « l'actualité de la question des origines du langage » (p. 60).

François Rastier : Ces références utiles sont à mettre entre toutes les mains.
Rappelons les différences d'approche : ma perspective est plus interprétative que générative ; la praxématique est une théorie référentielle (explicitement réaliste chez Siblot), alors que je me situe dans la tradition différentielle ; enfin le praxème est un mot, alors que je considère le texte comme unité linguistique élémentaire.
On sait que les événements socio-politiques peuvent influer sur les usages linguistiques, et d'abord le vocabulaire. Mais cette influence est évidemment réciproque et l'événement de langage fait partie de l'évolution sociale dans laquelle il s'inscrit. J'avais étudié pour ma part l'évolution des dénominations du visage en français depuis le XVIe siècle [2] ; elle confirme clairement le rôle du tabou déjà relevé par Meillet. Mais ce tabou se concrétise par un événement linguistique qui fait scandale.
L'année qui suivit la décollation de Louis XVI, le mot "fortune" cessa de désigner la faveur du Prince, pour revêtir la signification qu'on lui connaît encore aujourd'hui. Mais l'absence du Prince, pour cette raison de force majeure, n'est qu'un élément des changements sociaux d'alors.
On ne peut en tirer la conclusion qu'un ordre social externe à la langue s'impose à chacune de ses modifications.
Le grand livre de Klemperer, LTI, sur la langue du troisième Reich, montre bien l'interrelation entre pratiques linguistiques et pratiques politiques. Il reste que l'évolution lexicale, souvent spectaculaire n'est qu'un élément secondaire de la diachronie linguistique : une langue n'est pas un lexique, et je dirais même que le lexique n'appartient pas à la langue (du moins le lexique dont nous parlons ici, et dont parle Nyckees : le lexique des lexies, qui sont déjà des combinaisons de morphèmes et donc des formations de discours). La diachronie morphématique, syntaxique ou phonologique relève d'autres échelles temporelles et ne se laisse pas réduire à des événements socio-politiques datés. L'incidence des pratiques sur la langue n'est pas externe, car chaque pratique sociale comporte ses genres linguistiques et plus généralement sémiotiques.
En outre, la typologie des discours et des genres - sur lesquels la praxématique n'a pas proposé de programme de recherche - reste il me semble une voie indispensable pour décrire les normes linguistiques, chaînon manquant entre la linguistique de la langue à laquelle on résume abusivement Saussure et la linguistique de la parole.
Je doute enfin que l'on puisse concilier Guillaume et Marx, même s'ils dérivent tous deux de l'idéalisme allemand. C'est peut-être la métaphore mécaniste récurrente (dans le nom même de psychomécanique) qui fonde leur unité paradoxale. C'est en fait la logique du déterminisme que je récuse : le matérialisme mécaniste qui l'inspire fait presque regretter le matérialisme dialectique (je dis cela pour nos lecteurs d'un certain âge).
Dire que la théorie de la signification chez Saussure est "idéaliste" ne me paraît pas une caractérisation suffisante. On entendait cela en URSS dans les années 1930. C'est précisément l'usage de catégories massives et extra-linguistiques comme matérialisme vs idéalisme qui empêche de concevoir la spécificité du sémiotique. Par exemple, la dualité signifiant/signifié ne se laisse par réduire à l'opposition matière/esprit : d'une part le signifiant est aussi cosa mentale, d'autre part le signifié fait l'objet d'une perception sémantique. Les programmes cognitifs de naturalisation du sens se réclament aussi d'un matérialisme militant (chez des auteurs comme Jacob, Sperber, Proust, Changeux, etc.). Mais il me semble que le matérialisme éliminationniste de nos naturalisateurs inverse simplement l'idéalisme absolu sans plus de valeur explicative.
Chose embarrassante, il lui faut pour justifier son programme de réduction maintenir un dualisme, au lieu de réfléchir au problème tout saussurien de la dualité.
Ce qui a été montré dans ce siècle, c'est l'importance des problèmes d'échelle et de degré de complexité, qui fait que les systèmes matériels ont des comportements différents selon l'échelle macro- ou microphysique. D'où l'affaiblissement d'une explication causale de la pensée par ses substrats neuronaux : il y a bien une clôture organisationnelle de l'organisme, mais la notion de couplage la relativise en montrant qu'une petite modification  des paramètres externes peut modifier grandement la stabilité des paramètres internes.
Il faut donc admettre un retard de la théorie du matérialisme dogmatique sur l'évolution des sciences de la matière et de la vie : rattraper ce retard ébranlerait ses formes dogmatiques mais permettrait de concevoir la matérialité du sémiotique, qui ne se réduit pas à celle du signifiant !

Thierry Mézaille : Je reviens à Nyckees pour le citer longuement, car il présente comme deux positions antinomiques le matérialisme praxématique opposé à l'idéalisme de "la langue" saussurienne (récusé comme obsolète) : « Peut-on se satisfaire de la théorie saussurienne de la signification ?
Force est de constater que cette théorie ne permet pas de rendre compte de l'intercompréhension linguistique » (1998 : 295). Celle-ci le pousse à conclure en particulier sur le fait que « l'on ne peut expliquer les phénomènes sémantiques par les seules ressources de la synchronie : l'élaboration des significations codées dans une langue n'est pas intelligible si on ne les rapporte pas à l'expérience des groupes humains où elles se sont développées. Or chaque époque réorganise les significations dont elle hérite et tend à effacer les traces des organisations antérieures. Il s'ensuit que la théorie sémantique ne peut progresser sans s'appuyer sur la linguistique historique et l'étymologie » (p. 340). À cette alternative pro- et anti-saussurienne s'ajoute la convergence fort à la mode (notamment dans les sciences de l'éducation - didactique du français) d'un déterminisme marxisant, paradoxalement couplé à la pragmatique cognitive : « à partir de la prise de conscience de l'incomplétude du sens hors situation, nous avons été progressivement amenés à récuser le mythe d'un langage qui ne ferait qu'exprimer une pensée formée hors de l'expérience humaine et avons conclu à l'ancrage culturel de toute signification linguistique. Nous voici en mesure d'affronter avec profit la question cruciale de l'intercompréhension. Grâce aux intuitions de la praxématique en effet, nous pouvons mieux identifier le milieu où se constituent les significations, à savoir ces groupes d'êtres humains en interaction linguistique, continuellement engagés dans des pratiques socio-culturelles. [...] Les unités lexicales sont bel et bien des praxèmes, c'est-à-dire des outils d'analyse du réel en relation avec des pratiques socio-culturelles [...]. Cette évidence prend une signification toute particulière au moment où la sémantique cognitive fait ressurgir dans le champ de la sémantique la question de la constitution des significations linguistiques » (p. 260). Bref, toutes ces options retenues par Nyckees empêcheraient « que l'on fît simplement de l'éviction du rapport à la réalité un principe de bonne méthode scientifique en linguistique » (p. 286), allant ainsi à l'encontre du "dogme" saussurien qu'il critique sévèrement.
Réalisme vs nominalisme (« seuls les nominalistes ont promu l'idée d'un système sans choses et sans sujet », déclare Coquet dans le sillage de Ricoeur ; la phénoménologie au contraire pose que « le langage se dépasse et s'établit dans un mouvement intentionnel de référence » ; l'antagonisme remonte à Benveniste opposant le système, d'ordre sémiotique, à l'acte phrastique et énonciatif de prédication qu'il définit comme sémantique, in Langages 103, 1991 : 26, 28, 31). Or une telle convergence oecuménique de théories et disciplines sans rapport, voire contradictoires (marxisme + pragmatique + catégorisation, par CNS et Gestalt, + sémantique diachronique -le « conceptualisme » (p. 308) des sciences cognitives étant peu compatible avec le matérialisme) peut-elle constituer un argument valable alternatif à « l'impasse que représente la théorie négative de la signification de Saussure » (p. 296) ?

N.B. 1 : Cette stigmatisation de la "linguistique interne" se situe dans le droit fil des partisans de "la linguistique cognitive", tel Vandeloise dont le métalangage utilisé pour décrire les termes spatiaux, « qui est constitué d'éléments extralinguistiques », rejette le concept de sème. Il affirme, dans une omission des contextes (verbaux) et de leur rôle constituant : « Je soupçonne aujourd'hui la définition différentielle de la valeur d'avoir surtout, aux yeux des structuralistes, le mérite d'enfermer la signification dans le système de la langue, garantissant ainsi son autonomie. Une définition positive, au contraire, ne pourrait que renvoyer au monde extérieur et, par conséquent, violer le principe d'autonomie. » (in Communications, 53, 1991 : 74, 96).

N.B. 2 : Le difficile compromis de Nyckees apparaît déjà dans son article "Pour une archéologie du sens figuré" (in Langue Française 113, 1997), dont la conclusion « la sémantique d'aujourd'hui, et la sémantique cognitive en particulier, devrait rencontrer de nouveau la sémantique historique, formidable outil d'élucidation [...] » (p. 64) - écho à Geeraerts (in Histoire, Epistémologie, Langage 15/I, 1993 : 112-3) pour qui « la Sémantique Cognitive constitue d'un point de vue méthodologique, un retour à la position préstructuraliste de la sémantique historique traditionnelle », par sa double orientation psychologique et herméneutique - ne fait pas oublier la dissension vis-à-vis d'une théorie cognitive du changement de sens (Sweetser, 1990) recourant aux « explications en termes de tropes » (p. 54). Etudiant un cas de « juridisation » (p. 63) donnant lieu, en latin, à la transition de obligare-lien-physique à obligare-lien-financier (long exemple de polysémie repris dans 1998, chap. 7), Nyckees entend substituer à la tropologie cognitive une explication en termes « d'écart dialogique entre la signification du locuteur et la signification du récepteur » (p. 57).

« La cause de la variation réside ainsi en dernière analyse dans la transformation des expériences vécues par les différents groupes composant la société. » (p. 58). Or cette thèse l'amène à poser un « principe de vérisemblance », par lequel se neutralisent à un moment historique donné les différences d'emploi, soit un principe de « véricondionnalité pragmatique » dont l'association interne des deux concepts trahit bien l’œcuménisme rapprochant la logique et les circonstances de communication.

François Rastier : C'est sans doute un référentialisme commun (mais divers) qui permet de fédérer cette coalition œcuménique, qui, en effet, empêche la réception de Saussure -d'autant mieux stigmatisé qu'il reste mal compris. Ces positions sont très ordinaires ; voir par exemple Catherine Fuchs et Pierre Le Goffic : « Toute l'élaboration théorique de Saussure repose sur sa définition de l'objet langue, dont l'étude suppose un double rejet : celui de l'histoire et celui de la réalité objective (entre autres, sociale). » (Les linguistiques contemporaines, Hachette, 1992, p. 21). Alors que Saussure répète que la langue est du social.

Thierry Mézaille : Votre position n'est-elle pas au contraire que le "holisme" de la sémantique saussurienne (système, valeur, 1998 : 292) est suffisant, et qu'il n'est pas nécessaire de le rapporter - comme le fait Nyckees au dernier chapitre - au déterminisme (conditions contraignantes) qu'exerce le niveau linguistique sur la « catégorisation perceptive » (« prélinguistique », p. 332, dont les substrats neuronaux relèvent de la biologie, non de la linguistique, p. 333), sur la conceptualisation du monde (« contrairement au conceptualisme classique, le langage joue un rôle de tout premier plan dans la formation des idées générales », p. 298), en diachronie comme en synchronie ?

François Rastier : La catégorisation n'est un problème linguistique que pour la conception référentielle du langage. Les postulats de détermination : du social sur le linguistique, ou du linguistique sur la conceptualisation, etc. sont multiples, récurrents, et généralement gratuits. Ils témoignent d'une difficulté pour la linguistique, tout particulièrement dans le domaine sémantique, à définir le mode d'autonomie de son objet - et par là son propre statut épistémologique.

Thierry Mézaille : En dépit de son parti pris contre la réforme saussurienne (1998 :14) et contre l'analyse sémique au double motif d'intuitionnisme (p. 232) et d'infinitude (p. 235) -sans parler de son assimilation des sèmes aux propriétés référentielles (cf. la « fonction sensori-motrice » requise par les traits définitoires (p. 314) chez Wierzbicka, qui ne diffère pas sur ce plan des « traits perceptuels » distinctifs de Pottier) -, Nyckees est bien obligé de s'accorder avec Saussure sur l'idée que « le fait social peut seul créer un système linguistique » (p. 285) ; en outre il vous rejoint sur le refus d'une ontologie définie comme un renvoi à « la réalité objective » (arguments roschien p. 306, et du nominalisme de Wittgenstein par l'exemple de la « ressemblance de famille » entre les différentes acceptions de jeu (Spiel), pp. 320-5) et un anti-essentialisme, qui plaide a contrario pour la praxis : « Meillet n'a cessé de souligner que toute langue est de part en part une réalité sociale. [...] Aucun groupe social ne se définit dans la radicalité d'une "essence". Ce qui cimente et définit le groupe réside fondamentalement dans la communauté des expériences. » (p. 116). « Plutôt que de traiter l'ensemble des significations comme l'expression d'un composant conceptuel autonome, distinct des langues, il paraît infiniment plus juste et plus fécond de considérer qu'elles se constituent graduellement, historiquement, au fil des interactions entre les membres d'une communauté » (p. 230). De là sa critique des « théories atomistes » de Wierzbicka et Pottier, dont « le niveau d'abstraction trop élevé les empêchait de prendre vraiment en compte la réalité historique des phénomènes linguistiques » (p. 266). On notera que de telles réserves implicites vis-à-vis des pré-requis cognitifs et logicistes rendent difficile l'éclectisme théorique de Nyckees.


NOTES

[1] Cf. le Dialogue entre Roger T. Pédauque (le RTP-Doc) et François Rastier : « Texte et document numérique ».

[2] Cf. De la sémantique cognitive à la sémantique diachronique : les valeurs et évolutions des classes lexicales (2000).


©  septembre-décembre 2006 pour l'édition électronique