DICTION DU POÈME

Dialogue entre Michel Favriaud et François Rastier


Michel Favriaud : On a quelquefois brocardé la diction des poètes déclamant leur propre texte - celle d'Apollinaire par exemple, alors que l'enregistrement technique et l'historicité de cette diction doivent être pris en compte. On peut être surpris au contraire de l'intérêt de la diction de James Sacré, Gherasim Luca, André du Bouchet, sans compter celle des sonores comme Bernard Heidsieck ou (l'est-il, sonore ?) Jean-Luc Parant, ou à contre pied celle de Philippe Jaccottet, qui, quoique profonde et mesurée, s'inscrit néanmoins dans une tradition de "déclamation" classique ; toutes sont émouvantes, font quelque chose de plus que celles des comédiens, comme si elles nous transformaient.
Partagez-vous cet avis et comment expliquez-vous ce phénomène ?

François Rastier : L'auteur n'est point par nature le meilleur de ses interprètes ; qu'il s'agisse de dire ou de donner sens, son interprétation n'est qu'une parmi d'autres. Elle ferme le texte sur ses intentions, alors qu'en tant qu’œuvre, il les dépasse.
Apollinaire garde une diction d'avant quatorze, alors que l'esthétique vocale était dominée par Rosine Bernard - dite Sarah Bernhardt sans doute pour plus d'emphase. Rien ne vieillit plus vite que les normes de diction. Celles (pathétiques !) du romantisme tardif sont par bonheur devenues insupportables. Mais Du Bouchet a vieilli plus vite que ses textes, mais nous ne nous en apercevions pas, car nous sommes ses contemporains.

Michel Favriaud : Alors vient la question corollaire : pourquoi la diction des comédiens est-elle si décevante, même de ceux qui s'y appliquent. Pour ma part je ferai une distinction entre diction de comédien et diction de récitant. La question importe en réception : le lecteur est trompé sur la force d'authenticité de la poésie ; et aussi en formation : d'adulte et d'élève. Avez-vous cette même frustration d'auditeur et comment l'expliquez-vous ?

François Rastier : En effet, la diction des comédiens reste souvent décevante, sans doute parce qu'elle s'adresse au public d'un spectacle. Or, non seulement la poésie contemporaine a perdu ses genres auliques (elle se fait dans un lit, dit Breton), mais elle semble écrite pour le langage intérieur, voire en langage intérieur - d'où la ponctuation blanche, car les blancs rappellent les inhibitions propres à la conscience attentionnelle.
De plus, la diction est un art de la présence, alors qu'une bonne part de la poésie contemporaine creuse le problème de l'absence, elle aussi figurée dans les blancs.
À cela s'ajoute spécifiquement la censure du poétique en France cartésienne et jacobine. Les réussites demeurent plutôt dans l'ordre de la prose : par exemple, "La Princesse de Clèves" lue par Michèle Morgan, dont la diction déjà un peu désuète rend à merveille la distance estompée entre le temps des Valois où se déroule le roman et celui où Madame de La Fayette le rédige. Ce texte ne me semble pouvoir être lu à haute voix que par une femme de sa trempe.

Michel Favriaud : Pour ma part, en tant qu'auditeur et formateur, je me pose aussi la question de l'espace de diction. Si dire de la poésie, c'est autre chose que de porter sur scène un personnage fictionnel, ou encore que de lire un texte philosophique, c'est peut-être parce qu'il y a un autre rapport entre le récitant et l'auditeur-spectateur (singulier ou collectif ?).
Comment se construit cet espace ? Il y a du corps, des yeux-regards. Est-ce un lieu seulement sonore, un lieu-hors, imaginaire, ou est-ce un espace que l'on peut décrire ? Dire un texte à plusieurs permettrait-il de déployer la polyphonie du texte poétique et de construire cet espace ?

François Rastier :  À la différence de l'espace théâtral ou chorégraphique, l'espace de diction n'est pas socialement défini. Les lectures qui se sont multipliées dans les festivals de théâtre ont plutôt rabattu la diction poétique sur la diction théâtrale. La lecture publique a presque disparu, sauf dans certains rituels d'ailleurs passablement désertés.
Le rhapsode - a fortiori l'aède - et leur public sont devenus inimaginables. On improvise donc un ethos de lecteur, entre diseur et récitant. La lecture dépend de fait de la pratique sociale où elle s'insère.
L'espace de formation, la classe ou l'amphi, lèvent à leur manière certaines indécisions : mais pour sortir de l'assommoir pédagogique, je pense qu'il faut susciter des joutes implicites entre les jeunes qui vont lire pour s'accomplir.
On ne peut s'appuyer que sur le régime herméneutique du texte, dans la mesure où toute diction est une lecture dans tous les sens du terme.

Michel Favriaud : La diction du poème traduit relève-t-elle de la même problématique ou s'y adjoint-il de nouveaux éléments, réellement nouveaux ou seulement révélés à cette occasion ? Il me semble qu'on tient compte autrement du public, qui connaît quelque chose ou rien de l’œuvre ou de la culture étrangère présentées, et qu'on ne peut "défendre" le texte traduit avec la même assurance que l’œuvre source. Il y aurait comme une modération, une réserve qui affecteraient le timbre...

François Rastier : Peut-être par lassitude hexagonale, je dois dire que les interprétations les plus convaincantes pour moi l'ont été dans des langues étrangères : Shakespeare, Dante, Attâr...
Tout comme on ne traduit pas de langue à langue, mais de genre à genre (ou du moins d'un genre à un "genre prochain") on devrait sans doute, en disant la traduction d'un poème étranger partir d'un genre analogue pour innover. Aussi le changement de genre me semble catastrophique. Quand Gougaud traduit un poème mystique de Attâr comme une fable de La Fontaine, il impose par sa ponctuation comme par son lexique une diction primesautière qui transforme la leçon mystique en apologue plaisant, et cette erreur de genre fausse définitivement la diction et le sens tout ensemble.
Vous avez mis en évidence que là où Garcin de Tassy traduisait : "Un autre papillon alla passer auprès de la lumière et s'en approcha. Il toucha de ses ailes la flamme, la bougie fut victorieuse et il fut vaincu. Il revint lui aussi, et il révéla quelque chose du mystère en question. Il expliqua en quoi consistait l'union avec la bougie ; mais le sage papillon lui dit  [...] ", Gougaud ose traduire : "On envoya un autre expert. Celui-là franchit le rideau, effleura la flamme, poussa un cri de papillon, revint en hâte à ses compères et révéla, tout essoufflé, qu'il s'était quelque peu brûlé ".
Les octosyllabes typiques de la fable et plus généralement de la poésie légère sont bien là (8858888), tout comme l'anthropomorphisme social (expert, président), les termes hérités du fabliau (compère) et l'entrain convenu (cri de papillon, en hâte, tout essoufflé).
L'intensité de l'ardeur est travestie en médiocrité (quelque peu), l'humour de la sagesse transcendante en allégresse comique.
Le choix que vous avez fait d'un alexandrin méditatif me semble pouvoir éviter, voire réparer, ces dommages bien de chez nous.
Comme la traduction ne s'apprécie véritablement qu'en édition bilingue, il faudrait imaginer une diction bilingue pour rendre sensible l'altérité et l'émulation des univers expressifs.
Une amie étrangère me demandait un jour où sont en France les écoles de traduction poétique. Cette question demeura sans réponse. On traduit en prose. Au mieux, on fait parler Héraclite dans l'idiome de Saint John Perse.
L'universalité de la langue française, de sa prose, cache mal un mépris souverain : Gallimard, par exemple, a traduit tout Mishima de l'anglais, mais peu importe dès lors qu'il a la chance d'être mis en français.

Michel Favriaud : Le timbre, n'est-ce pas la grande affaire, que ne régulent vraiment ni la ponctuation, ni la métrique, ni cette syntaxe plurielle caractéristique du poème ? Le cadre de réception non plus ne saurait à lui seul le constituer ! Alors, comment le définir, à quel point de l'interprétation ?

François Rastier : Le timbre me semble porter l'essentiel du fond émotionnel du texte, sur lequel se détachent les formes prosodiques - et, indirectement, les formes sémantiques.

Michel Favriaud : Vous avez aussi une expérience d'écriture et de poète. Peut-on parler d'une diction intérieure, d'une diction intérieure qui accompagne, précède ou suit l'écriture. Quel serait le rapport entre cette voix du dedans plus ou moins aboutie et l'écriture ?

François Rastier : Je ne peux répondre en lieu et place d'un pseudonyme naturellement plus autorisé. Les programmes moteurs, les gestes énonciatifs qui les réalisent ont besoin de rythmes pour s'actualiser : le rythme permet tout à la fois l'anticipation et la rétrospection, pour sortir de l'instant aveugle et oublieux et construire le temps accompli de l'action. Je parle ici des rythmes expressifs comme des rythmes sémantiques. L'écriture littéraire expérimente et réfléchit de manière parfois inouïe ces conditions générales de l'action énonciative.

Michel Favriaud : On pourrait conclure par un très bon souvenir - ou un très mauvais - de diction entendue, vécue. Vous pourriez en évoquer le contexte et l'effet durable en vous...

François Rastier : Dans ses rares moments de repos, le commandant Massoud lisait et écrivait des poèmes dans la grande tradition. Je pense souvent à ce bref poème qu'il a dit lui-même dans un film de Christophe de Ponfilly. Le rapport de la culture persane (Massoud était tadjik) à sa poésie est immensément confiant et respectueux - alors que dans la France contemporaine la poésie reste tout à la fois exaltée et méprisée, deux manières complémentaires de ne pas lui rendre justice.


©  septembre-décembre 2006 pour l'édition électronique