LE DISCOURS

Entretien sur le « discours » entre Denis Thouard (CNRS, Lille) et François Rastier (CNRS, Paris)

(diffusé dans SdT, 1996, Vol. 2, n°11)


Denis Thouard
: Une question : je vois très bien l'inconvénient qu'il y a à parler de "discours", même au sens de Benveniste ou de Ricoeur. Mais peut-on y substituer sans perte celle de "texte", même pris dans la liberté de ses supports ? Je pense par exemple à la "poésie orale", au formulaire avant l'écriture. Où se fait le partage ? Dans quelle mesure le texte dit aussi la dimension orale ? Quand peut-on travailler sur un enregistrement, par exemple ?

François Rastier : Les linguistes sont les héritiers de la tradition écrite de la grammaire (ainsi nommée par référence à l’écrit), et cependant ils restent préoccupés par la grande question platonicienne, Qui parle ?, et souhaiteraient qu’un sujet parlant puisse avoir à répondre de chaque phrase. Cette préoccupation, somme toute morale, transparaît dans bien des théories de l’énonciation.

En revanche, l’écrit a ouvert l’univers de l’absence. Sans revenir au Derrida des années soixante et à sa critique du phonocentrisme, je me demande si les linguistes ont vraiment tiré les conséquences théoriques de l'apparition de l'écriture — bien que leur discipline, ou du moins la première trace de métiers du langage, soit apparue à cette période. Chaque "progrès" de l'écriture s'est accompagné de "progrès" dans la connaissance des langues. La banalisation de l'imprimé est concomitante de l'émergence de langues nationales standardisées : la vague des grammaires des langues vulgaires en langue vulgaire s'étend au cours du XVIème siècle. Il me semble que l'informatique en tant que technologie sémiotique a déjà permis un renouveau de la recherche linguistique.

Cela dit, la linguistique reste phonocentrique ; du moins les linguistes délèguent le problème de l'écriture à la philologie et le considèrent comme technique plutôt que théorique. En outre, la pragmatique, définie par le positivisme logique, privilégie le hic et nunc de l'interaction orale.

Or la constitution de l’objet même de la linguistique, qu’il soit oral ou écrit, suppose une transcription, qui est déjà une première forme, hautement évoluée, d'analyse et d'élaboration. Un texte est du langage fixé sur un support. Cet usage du mot texteévite je l’espère l'ambiguïté ordinaire qui donne à texte deux antonymes : en tant qu'il s'oppose au langage, le texte n'est qu'une manifestation (d'une étendue quelconque) ; en tant qu'il se distingue par exemple du chapitre ou de la phrase, c'est une unité ou du moins un palier de complexité.

À présent, le texte oral, fixé sur des supports numériques, peut être soumis à débats et conjectures, et devenir véritablement un objet scientifique complexe. Les passages de l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’oral posent des problèmes sémiotiques complexes, car ces deux régimes sont autonomes, ou du moins se sont autonomisés : il nous manque une théorie des genres de la diction, comme une réflexion sur les anticipations des réalisations orales dans les genres écrits conçus pour être vocalisés.

Denis Thouard : Outre l'idée du "texte sacré", réservoir d'autorité si l'on veut, il y a la question de la clôture des "échelles" où l'on prend à chaque fois le texte (la question du "contexte", si l'on veut).

François Rastier : La décontextualisation est une occupation traditionnelle des grammairiens, qui recherchent évidemment des règles valides en tout contexte, et donc indépendantes de tout contexte particulier. Comme en témoigne la permanence des postulats référentiels et cognitifs, ils supposent donc volontiers un Etre du monde ou de la pensée que le Langage puisse refléter.

Par contraste, une supériorité de la philologie demeure sans doute son souci de contextualisation.

Denis Thouard : Pour certains de nos contemporains, tout n'est qu'un seul texte, polymorphe et insaisissable - éminemment réductible à toute interprétation.

François Rastier : Le textualisme et l'intertextualisme des années soixante, peut-être écho affadi de l'encyclopédisme romantique, aura été un combat antiphilologique d'arrière-garde. Il s'agissait de sacraliser une poignée d'auteurs, surtout français (Sade, Lautréamont, Mallarmé, Bataille...) dont les textes, devenus canoniques, auraient donné accès à l'ensemble de la culture, tout en "se tirant des sociolectes" (Barthes).

Cette sacralisation littéraire s'oppose sans doute au fait que la banalisation de l'écrit a touché les textes religieux mais plus encore tous les autres : on assiste à une désacralisation continue du concept de texte.

La "fin du Texte" s'accompagne cependant d'un nouvel essor de la réflexion sur les textes, stimulée par l'accès à des corpus sans précédent.

Denis Thouard : Pour qu'il y ait discours, au moins faut-il qu'il y ait un sujet. Le texte s'en passe.

François Rastier : Il ne s'en passe pas plus, mais le sujet de l'énonciation n'est pas moins conjectural que celui de l'interprétation. Dès qu'on sort du hic et nunc de la communication, il le devient plus encore. Par le passage à l'écrit, on perd un sujet supposé de l'énonciation, mais pour en gagner un autre, celui de l'interprétation, plus susceptible celui-là d'une réflexion critique. Encore, s'il y a perte, faut-il être certain qu'elle n'est pas bénéfique : elle engage à se priver des facilités du psychologisme.

Cela dit, j'aimerais bien une définition de la philologie comme science des oeuvres : ce qu'il a valu la peine de garder. Elle suppose une histoire des valeurs ; alors que la linguistique ne peut poser le problème des valeurs, et en bonne héritière de la grammaire se constitue des stocks d'énoncés prosaïques décontextualisés.

Denis Thouard : Il faudra en outre envisager plusieurs développements :

1) Sur la différence entre "écriture" et "transcription" ;

2) Sur l'oralité en tant qu'elle n'est pas transcrite et qu'elle ne se réduit point pourtant à sa dimension pragmatique ;

3) Sur les paliers d'analyse, où l'approche institue un découpage sur le continuum des discours et des textes : dans une perspective linguistique (globale), il n'y a pas de raison de privilégier tel ou tel niveau, alors qu'il en va autrement dès que l'on envisage thématiquement des oeuvres.

Schleiermacher rappelle bien que tout discours n'est pas identiquement objet d'investigation herméneutique, qu'il soit trop simple ou trop obscur (il se souvient là d'Aristote, Poétique, 21). L'interprète commence donc par appréhender l’œuvre à travers une attente, une détermination première, et ne se soumet à celle-ci que dans un second temps (pour Gadamer, on peut dire que c'est la "tradition" qui prend en charge le travail d'identification des oeuvres "dignes d'être considérées comme telles", ce qui laisse libre cours au moment de passivité qui caractérise l'opération herméneutique ; il faut lui objecter que l'on est toujours libre, à tout moment, de s'interroger sur la pertinence des normes et des règles que l'on suit) ;

4) Je m'interroge bien sûr sur ce qui a poussé Hjelmslev à utiliser le concept de "work" (sans doute plus dans une acception "opérative" qu'esthétique) ;

5) Les oeuvres de la philologie sont bien ce "qu'il a valu la peine de garder", en tout cas chez les Alexandrins, et leur modèle est déterminant pour la critique philologique ultérieure. Cela doit d'une part atténuer les regrets que l'on aurait des oeuvres perdues ; cela limite d'autre part (en partie) notre connaissance des oeuvres antiques à ce que la génération des critiques a pu juger bon, pour ses besoins, de conserver. Je remarque que lorsque l'on veut tout sauvegarder du passé, comme c'est un peu le cas en ce moment, on ne choisit plus du tout, c'est-à-dire que l'on renonce explicitement à la démarche critique. Schlegel aborde ces questions dans son petit texte sur "l'essence de la critique" de 1804. Contre l'idée d'un développement continu de la Tradition, qui opérerait la sélection des oeuvres sans faillir, il suggère que la variabilité des intérêts auxquels chaque époque s'attache débouche en droit sur une pluralité de perspectives sur les "oeuvres" (au sens normatif) du passé. On peut dire que l'essentiel de ses travaux en histoire littéraire visait à l'invention de nouvelles normes (dans la conscience explicite que les normes valent pour une époque donnée, pour un jugement esthétique singulier même).

Il est donc certaines activités qui ne peuvent être qu'en étant critiques.

François Rastier : Si notre dialogue était platonicien, je conclurais par un : « Tu dis vrai, Denys ! ».

Pour l'oralité, les sémiotiques associées, comme le geste, le regard, ne sont jamais assez transcrites et étudiées ; je pense aussi à la signature rythmique et motrice de la personne (qui paraît même dans le ductus manuscrit), au grain de la voix qu'on appelle la présence. Il y a d’ailleurs des millions de dollars à gagner en synthétisant des voix agréables, ce qu'on ne sait pas faire, car la phonologie ne s'est jamais trop souciée de ce qu'est l'agrément.

Quant à l’écrit, je m’appuierais volontiers sur ce petit passage de Communication vs transmission [1] qui me paraît aller dans le sens d'une de vos dernières remarques : « Pour ce qui concerne la transmission historique des textes, aussi bien celle de leur lettre que de leurs interprétations, la notion de patrimoine sémiotique ne se réduit pas à un héritage. La définition de la culture - chez Lotman par exemple - comme l'ensemble de ce qui est transmis, outre le patrimoine génétique, appelle des compléments. En la matière l'héritage demande à être prisé, pour être transmis ; reconnu, pour être accepté ; mis en valeur, pour être légué. Un héritage non réfléchi ne serait qu'une somme de préjugés, de rituels et d'usages. (...) on pourrait opposer deux formes de la contemporanéité : l'une, celle de la communication, oublieuse d'elle-même, se dissipe ; l'autre, celle de la transmission, est cumulative, car elle abrite le passé et présage le futur.

Cependant cette accumulation n'a rien de linéaire. Elle ne totalise que ce qui échappe aux destructions et à l'indifférence. La valeur attribuée aux objets culturels varie sans cesse, et par exemple le vandalisme embellisseur des chanoines ne cède en rien, par l'étendue des destructions, à celui des jacobins. Souvent, on revalorise et l'on sauve des objets échappés au zèle destructeur de l'époque qui les avait produits ».


NOTES

[1] N.B. : F. Rastier, « Communication ou transmission ? »,Texte paru dans Césure, n° 8, 1995, p. 151-195 ; en ligne sur Texto ! : http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Transmission.html