LE STYLE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LOUIS HJELMSLEV

Ivan ALMEIDA
Université d'Aarhus


Ouvrage fondateur en linguistique, Prolégomènes à une théorie du langage, de Hjelmslev est sans aucun doute révolutionnaire sur le plan de l'épistémologie pure. Et c'est sur cet aspect que je voudrais centrer mon étude. Mon projet est d'aborder quelques aspects essentiels du style épistémologique de Hjelmslev.

Discourir du style épistémologique ce n'est pas rechercher certaines constantes de la rhétorique langagière d'un texte scientifique. C'est mettre en relief les principes non-thématisés mais mis à l'oeuvre qui guident la pratique scientifique en tant que travail. En d'autres termes, et suivant l'acception que Gilles-Gaston Granger a donnée à la stylistique en épistémologie, il s'agit de rechercher les conditions les plus générales de l'insertion des structures dans la pratique individuée. L'essence donc, de la notion de style est la mise en oeuvre du général dans le particulier.

Cette notion ne coïncide pas avec la terminologie interne de Hjelmslev lui-même, qui adopte l'acception classique de style en tant que connotateur. Elle s'approche, en revanche, en la transposant sur un plan conceptuel, de la notion hjelmslevienne d'accent" : un sens d'expression apporté par des conditions fonctionnelles d'origine individuelle.

Le style épistémologique de Hjelmslev est particulièrement décisif en tant que prise de position par rapport aux deux problèmes fondamentaux que pose la constitution de sciences à objet signifiant telles que la linguistique.

Le premier de ces problèmes concerne les rapports entre le formalisme et le sens, et peut se résumer par le désormais célèbre paradoxe de Thom : tout ce qui est rigoureux est insignifiant.

Le deuxième problème concerne les rapports entre immanence et exhaustivité et est à peu près l'application au domaine de la signification du théorème de Gödel selon lequel dans tout système il faut choisir entre cohérence et complétude.

Le style épistémologique de Hjelmslev s'avère profondément révolutionnaire dans le traitement de ces deux problèmes.

Avant d'essayer de décrire sa position, je voudrais appliquer à ma propre démarche le principe de simplicité, si essentiel à la méthode de Hjelmslev, en cherchant le plus petit commun dénominateur des caractéristiques inventoriées. Ce plus petit commun dénominateur du style de Hjelmslev peut se résumer dans la notion de pari.


1. L'épistémologie du pari

La caractéristique commune des épistémologies modernes au sujet de ces deux problèmes peut se résumer à un principe que l'on pourrait appeler le principe de renoncement, et qui dirait, globalement, que l'on ne peut jamais tenir tout à la fois. Si l'on choisit la rigueur, on doit sacrifier une partie de la signifiance et vice-versa. Si l'on choisit la cohérence on doit sacrifier la complétude, et vice-versa.

Le style d'une telle épistémologie est devenu, tout naturellement, celui de l'epokhé , de la mise entre parenthèses, soit sous forme d'abstraction, soit sous forme d'Ausschaltung, d'écartement. Or, une mise entre parenthèses n'est possible que sur la base d'une reconnaissance préalable de ce qu'on exclut. Et cela au risque de retenir à l'intérieur de la parenthèse, sous forme de différents types de contamination, la mémoire du domaine exclu.

Dans le cas des sciences de la signification, le résultat de cette option sera que pour choisir la forme on commence par définir le sens, et pour choisir l'immanence on commence par circonscrire la transcendance. Ainsi, Saussure délimite le champ de l'immanence linguistique par l'Ausschaltung d'un territoire de transcendance qu'il relègue à d'autres sciences. Ainsi, Greimas propose des catégories formelles qu'il obtient, en fait, par abstraction du langage objet, et qui restent fortement sémantisées, voire mimétiques par rapport au sens qu'elles décrivent.

Au contraire le principe du pari, que l'on peut attribuer implicitement au style de Hjelmslev consiste, quant à lui, dans la radicalisation dynamique du principe de renoncement : parier qu'une radicalisation de la rigueur formaliste peut mener à une visualisation du sens, parier qu'une radicalisation de l'immanence peut, par besoin interne, déboucher dans la complétude. En d'autres termes, que le sens est une prolongation de l'horizon du formalisme, et que la transcendance est une conséquence dynamique de l'immanence.

Cela signifie que d'emblée la position de Hjelmslev sera beaucoup plus radicale, précisément parce que plus confiante. Plus radicale, par exemple, par l'évacuation immédiate de la densité de l'objet. Aucune catégorie linguistique, par exemple, ne sera retenue pour faire une description du langage. Ce sera la notion, absolument neutre, de grandeur qui constituera la catégorie de base. Aucune mise entre parenthèses, non plus, d'une quelconque zone de non-pertinence du linguistique pour préserver l'immanence. L'immanence n'est pas l'obtention d'un champ de pertinence par découpage à partir d'autre champ plus vaste, mais la délimitation de l'applicabilité théorique d'un appareil formel.

En essayant de suivre le parcours d'application du principe du pari aux deux problèmes mentionnés, nous verrons se dégager une autre zone d'applicabilité de ce même principe à la forme même qui régit les Prolégomènes . A la question s'agit-il d'un livre de linguistique, s'agit-il d'un livre d'épistémologie ? on sera autorisé à apporter la réponse suivante, paradoxale mais juste : C'est un véritable livre d'épistémologie parce que ce n'est qu'un livre de linguistique.


2. Le pari de la forme

L'essor de la logique des prédicats de Frege, tout en représentant un immense progrès par rapport à la logique d'Aristote, a contribué a créer un malentendu dont les épistémologies modernes ont du mal à se libérer. Il comporte, en effet, le risque de considérer la forme logique comme une abstraction de la matière linguistique.

La conséquence inévitable de cette option est l'impasse sémantique des sciences de la signification. L'appareillage théorique de Greimas, malgré sa relative fécondité, ne sort pas de cette impasse. Pour lui, le langage contient sa forme comme un fruit contient son noyau. Mais lorsqu'on arrive à obtenir ce noyau par abstraction, à la place d'une forme on retrouve un autre élément du même niveau du langage objet, voire même un élément plus complexe que l'analysé. Un sème n'est alors rien d'autre qu'un exercice d'imagination pour attribuer à un élément lexical le rôle d'une catégorie abstraite.

De ce point de vue, il semblerait injustifié de qualifier la sémiotique greimassienne de néo-hjelmslévienne, car l'option de Hjelmslev, en ce qui concerne le formalisme, se place précisément aux antipodes.

Pour Hjelmslev le langage ne contient rien que du langage. La sémantique n'existe pas. Il n'existe qu'un plan d'expression et un plan de contenu, appliqué à un inventaire. Mais rien ne dit que l'expression doive être nécessairement sonore ni le contenu nécessairement conceptuel. Ces deux niveaux ne sont définis que relationnellement, et ne s'appliquent qu'à tout inventaire qui en est doté. Il n'y a donc rien à abstraire, car il n'y a pas de noyau, pas de sèmes, pas de classèmes, pas de traits pertinents.

Il n'y a, somme toute, qu'un inventaire, et tout se trouve dans l'inventaire.

La notion d'inventaire est précisément celle qui manque aux linguistiques dites post-hjelmsléviennes, et c'est, pourtant, l'élément déterminant du style épistémologique de Hjelmslev. Ce n'est que par une opération de catalyse appliquée à un inventaire donné, que l'on peut arriver à avoir une notion de la langue comme entité virtuelle.

Un inventaire se compose de grandeurs. C'est le terme français pour traduire le danois størrelse , que l'anglais traduit malencontreusement par entity . Les grandeurs entretiennent à l'intérieur de l'inventaire, une série des rapports. Ces rapports peuvent être in præsentia, c'est-à-dire analytiques, ou in absentia, c'est-à-dire catalytiques. Et c'est de ces rapports que se dégage la forme comme un dessin. Mais aucune grandeur n'entretient des rapports avec autre chose que des grandeurs.

Un exemple nous permettra de saisir l'importance de cette remarque. C'est ce que Hjelmslev appelle l'application du principe de généralisation.

Si, par exemple, l'inventaire établi mécaniquement à un stade donné de la procédure conduit à l'enregistrement des grandeurs de contenu : `taureau', `vache', `homme', `femme', `garçon', `fille', `étalon', `jument', `boeuf', `humain', `enfant', `cheval' `il' et `elle', les grandeurs `taureau', `vache', `homme', `femme', `garçon', `fille', `étalon' et `jument' doivent être éliminés de l'inventaire des éléments, puisqu'on peut les interpréter univoquement comme des unités de relation qui comprennent exclusivement `il' ou `elle' d'une part, et d'autre part, respectivement, `boeuf', `humain', `enfant', `cheval'. (90-91).

Cet exemple, qui fait pendant à un autre exemple sur le plan de l'expression, nous montre l'aspect superflu de catégories sémantiques extérieures à l'inventaire pour rendre compte du plan du contenu. La procédure d'analyse consiste à ramener des inventaires illimités à des inventaires limités et ceux-ci au nombre le plus réduit d'éléments indispensables. Ce qui en résulte, c'est, soit des signes, soit des figures, c'est-à-dire des éléments de signes, mais en aucun cas des abstractions.

Cela mène Hjelmslev à revisiter la plupart des lieux communs de la linguistique et, en l'occurrence, la notion de définition, qu'il conçoit comme une simple division, c'est-à-dire comme une réduction de grandeurs sans changer ni de langue ni de plan :

On voit que la procédure est presque arithmétique. Lorsqu'il est question de trouver le plus grand commun diviseur d'une série de nombres, le résultat est un nombre. Analyser n'est donc pas changer de niveau et ce n'est nullement innocent si les unités adoptées par la théorie s'appellent des grandeurs :

Analyser et définir sont donc des synonymes. Tout comme, par conséquent, analyse et dictionnaire. Le dictionnaire idéal serait donc un dictionnaire simplement diagrammatique, dans lequel les relations entre les grandeurs ne serait que signalée, voire dessinée.

Et c'est là un trait essentiel du style des Prolégomènes . La théorie y a été planifiée comme un grand dictionnaire diagrammatique, où rien n'est démontré, rien n'est défini dans le sens traditionnel du terme, mais où tout est montré, comme un geste se montre en se dessinant. Voilà, la forme c'est la disposition de l'inventaire. Elle se montre.

Hjelmslev donne d'ailleurs la raison interne de cet auto-étalement de la forme. Lorsqu'il fait la distinction entre processus et système, il prévoit des cas où un même ensemble peut être considéré soit comme processus, soit comme système, selon le point de vue d'approche. Il donne pour exemple la théorie :

Le caractère révolutionnaire de cette conception de la théorie saute aux yeux. En tant qu'étalement d'une forme, la théorie du langage ne peut être que le système lui-même, linéarisé. La théorie propose des définitions, c'est-à-dire des divisions, et non pas des gloses ou des démonstrations. Elle n'a du texte que le stricte nécessaire pour temporaliser les hiérarchies. Elle ne peut donc se justifier que par elle-même.

C'est à partir de là qu'on peut mesurer l'originalité du style épistémologique de Hjelmslev en relation au formalisme. Le paradoxe de Thom, il l'érigera en pari. Pari pour la rigueur, sans mention de la signifiance. La rigueur s'oppose à la signifiance seulement lorsque la rigueur est imaginée comme une abstraction d'une signifiance déjà acceptée. Ici, en revanche, on ne présuppose pas la signifiance. On ne présuppose que la fonction sémiotique, qui n'est que le rapport, non thématisé, entre une expression et un contenu. La forme n'apparaît pas, par conséquent, comme une abstraction mais comme une division . Et on ne peut diviser que des grandeurs. Voilà pourquoi la théorie linguistique n'a pas besoin d'axiomes ni de postulats. Car son point de départ est un inventaire et sa façon de définir, une division :

Une conséquence de cette attitude sera le souci de Hjelmslev de reprendre ab ovo toute la terminologie linguistique, pour éviter d'y introduire une sémantisation procédant de postulats nullement nécessaires. Il refuse ainsi, par exemple, de reprendre la classification des voyelles à partir de leur position dans la bouche, et propose en échange une autre classification à partir de leur position dans le mot, car celui-ci est un élément interne à l'inventaire.

On peut dire, par conséquent, que pour Hjelmslev il n'y a pas de langage formel. La forme, pour lui, ne se lit pas, elle est une forme de lire qui coïncide avec ce que Hjelmslev lui même appelle l'algèbre immanente (102) d'un inventaire donné.

On peut résumer cette option par la belle formule de Wittgenstein dans son Tractatus : J'exprime l'égalité des objets par l'égalité des signes et non au moyen d'un signe d'égalité.

Voici comment, à partir de cette position épistémologique, on peut considérer le problème du sens. Le sens peut être considéré comme immanent à la linguistique et aussi comme extérieur. À l'intérieur de la linguistique, le sens est une grandeur indéfinissable qui permet les différences et la traductibilité entre les langues. En tant que tel, il apparaît plus comme point de fuite que comme objet, et il change de forme dans chaque actualisation sémiotique : Le sens devient chaque fois substance d'une forme nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'être substance d'une forme quelconque. (70)

D'autre part - et c'est là la conception extrinsèque du sens - si le sens est de nature référentielle, il appartient au domaine de la physique ; s'il est intentionnel, il appartient au domaine de l'anthropologie (100). Mais la linguistique ne peut pas reconnaître ce type de sens, car c'est en cela que, selon Hjelmslev, elle se distingue des autres sciences. Qu'est-ce donc, que la physique sinon la science du sens du langage physique, sans s'occuper de sa forme ?

Hjelmslev conçoit ainsi une division simple des sciences en deux classes, ayant comme point de référence le langage : il y aurait, d'une part, les sciences référentielles (leur objet est le sens de leur langage) et, d'autre part, la science formelle qui est la linguistique.

Selon cette conception, une linguistique qui s'occuperait également du sens, coïnciderait avec le savoir universel. Mais cela n'est qu'une vision utopique, car chaque science, à son niveau, n'est que formelle, si bien que, aussi loin que l'on pousse les niveaux de référence, on constatera toujours qu'il n'existe pas de formation universelle, mais un principe universel de formation. (98).

Autrement dit, une fois que l'on considère l'intérieur du système des sciences référentielles, ce qui vu depuis la linguistique apparaissait en elles comme sens s'évanouit à son tour, comme un nouveau type de forme propre au système qui l'incorpore. Le sens en tant que grandeur sera toujours différé, car aucune science ne peut s'occuper de sa propre substance : "C'est pourquoi le sens lui-même est inaccessible à la connaissance, puisque la condition de toute connaissance est une analyse, de quelque nature que ce soit." (p. 98)

Nous sommes donc en présence de la position la plus extrême qui soit imaginable en ce qui concerne l'exclusion du sens par une théorie linguistique, et non seulement du sens, mais également de tout ce qui, y compris du côté de l'expression, renverrait à autre chose qu'une forme : "Il se constituerait ainsi, en réaction contre la linguistique traditionnelle, une linguistique dont la science de l'expression ne serait pas une phonétique et dont la science du contenu ne serait pas une sémantique. Une telle science serait alors une algèbre de la langue qui opérerait sur des grandeurs non dénommées." (p. 101-102).

Comment une telle sévérité dans l'exclusion du sens peut en même temps être un pari en direction du sens ? La réponse se trouve en fin de chemin, lorsqu'on aura parcouru l'autre flanc de la rigueur, celui qui concerne l'immanence.


3. Le pari de l'immanence

L'audace sans précédents avec laquelle Hjelmslev a abordé la question de l'immanence en linguistique a été souvent banalisée et parfois même comprise de travers. Il suffit pour s'en convaincre de lire les interprétations de Greimas & Courtés dans leur dictionnaire. C'est ainsi que, par exemple, sa métasémiotique sera vue comme une application de la théorie des types, c'est-à-dire comme un cas particulier de métalangage, et que la non-scientificité de la connotation sera considérée suivant des canons de scientificité absolument étrangers à l'épistémologie de Hjelmslev.

L'effort de table rase que l'interprétation de l'épistémologie de Hjelmslev exige par rapport aux interprétations du néo-hjelmslévisme devient tout de suite payant s'il nous permet de constater que, à la différence de Saussure, Hjelmslev conçoit la substance non pas comme un préalable de la forme, mais comme sa conséquence.

Le point de départ de Saussure, qui a besoin de séparer une forme d'une substance, a certes pour Hjelmslev une valeur pédagogique, mais pèche, selon lui, du point de vue épistémologique, par excès de postulats, c'est à dire, en fin de compte, par excès d'imagination : "Mais cette expérience pédagogique, si heureusement formulée qu'elle soit, est en réalité dépourvue de sens, et Saussure doit l'avoir pensé lui-même. Dans une science qui évite tout postulat non nécessaire, rien n'autorise à faire précéder la langue par la "substance du contenu" (pensée) ou par la "substance de l'expression" (chaîne phonique) ou l'inverse, que ce soit dans un ordre temporel ou dans un ordre hiérarchique. Si nous conservons la terminologie de Saussure, il nous faut alors rendre compte - et précisément d'après ses données - que la substance dépend exclusivement de la forme et qu'on ne peut en aucun sens lui prêter d'existence indépendante." (p. 68).

Le point de départ de Hjelmslev, en revanche, est un inventaire et sa forme est biplane. L'immanence d'un inventaire est un point de départ absolu, qui ne se découvre comme immanence que lors de son dépassement, au bout du chemin. La substance n'est pas ce dont on extrait la forme, mais ce qui est au bout de la forme. Le tout est de trouver par la suite le geste par lequel l'analyse, dans sa procédure de division, touchera le niveau où le dépassement est postulé.

C'est à partir de là qu'il devient aisé de suivre le développement des hiérarchies sémiotiques. On constatera d'abord que le mot sémiotique est utilisé par Hjelmslev, avant tout, précédé d'un article indéfini. Il n'y a pas la sémiotique, mais des sémiotiques. Une sémiotique n'est donc pas d'abord une science, mais une hiérarchie à deux niveaux. Là où l'on peut identifier un inventaire de grandeurs quelconques, si ces grandeurs possèdent un plan d'expression et un plan de contenu, si bien qu'elles deviennent interprétables, il y a une sémiotique.

Pourquoi appeler alors également sémiotique la théorie des sémiotiques ? N'est-ce pas là un équivoque impardonnable chez un théoricien de la rigueur de Hjelmslev ? Pas du tout, si l'on accepte d'une fois pour toutes que la vision que Hjelmslev a sur la théorie est à l'opposé du schéma traditionnel langage-objet/métalangage

La théorie est, pour Hjelmslev, à la fois système et processus. C'est-à-dire que la théorie sémiotique n'ajoute absolument rien à la hiérarchie sémiotique qu'elle découvre. Elle n'est, en fait, que cette mise à découvert en tant que telle.

Et c'est là, et pas ailleurs, qu'intervient la distinction hjelmslevienne entre sémiotique scientifique et sémiotique non-scientifique. Tout simplement, la sémiotique non-scientifique est la sémiotique comme hiérarchie immanente, et la sémiotique scientifique est la même hiérarchie vue comme théorie.

Il suffit pour s'en convaincre de suivre la structure enchâssée des définitions données par Hjelmslev. D'abord, une sémiotique est : "une hiérarchie dont n'importe quelle composante admet une analyse ultérieure en classes définies par relation mutuelle, de telle sorte que n'importe quelle de ces classes admette une analyse en dérivés définis par mutation mutuelle." (p.135) [...] "En pratique, une langue est une sémiotique..." (p.138).

Voici, ensuite, la distinction entre sémiotique scientifique et sémiotique non scientifique : "Nous appellerons sémiotique scientifique une sémiotique qui est une opération et sémiotique non scientifique une sémiotique qui n'en est pas une." (p.151).

Poursuivons par la notion d'opération : "Nous définirons une opération comme une description en accord avec le principe d'empirisme." (p.46).

Et quant au principe d'empirisme : "La description doit être non contradictoire, exhaustive et aussi simple que possible. L'exigence de non-contradiction l'emporte sur celle de description exhaustive, et l'exigence de description exhaustive l'emporte sur celle de simplicité. Nous prenons le risque d'appeler ce principe le principe d'empirisme." (p.19)

Tout se résume donc en ceci : une sémiotique non-scientifique est une hiérarchie décrite, et une sémiotique scientifique est la même hiérarchie mais prise en tant que décrivante.

Ainsi, lorsque Hjelmslev dira ensuite qu'une sémiotique connotative est une sémiotique non-scientifique, cela ne veut pas dire, comme semblent l'entendre Greimas & Courtés, qu'elle est laissée en dehors du champ de la scientificité (fait que nos auteurs trouvent embarrassant), mais tout simplement qu'elle n'est pas une opération, qu'elle est prise comme décrite et non pas comme décrivante, donc qu'elle n'est pas une théorie.

À partir de là, on peut entamer le parcours qui convertira la restriction en pari.

Le point de départ est que la hiérarchie qui constitue une sémiotique n'est pas faite d'ensembles mais de relations. De ce point de vue, la théorie de types est à écarter, et les niveaux objet/méta ne peuvent pas être pris comme des systèmes d'inclusion. Il n'y a pas une série indéfinie mais stable de couples langage-objet métalangage, ce qu'il y a, ce sont des positions entre niveaux qui peuvent à leur tour contenir des hiérarchies sémiotiques. Il est donc indispensable de prendre au sérieux l'avertissement de Hjelmslev : "Comme le plan de l'expression et le plan du contenu ne se définissent que par opposition et relativement l'un par rapport à l'autre, il s'ensuit que les définitions proposées ici de sémiotique connotative et de métasémiotique ne sont que des définitions "réalistes" provisoires auxquelles on ne peut pas accorder de valeur opérationnelle." (p.144).

Ce qui nous reste entre les mains, donc, c'est toujours, pour commencer, un texte. Par catalyse (et non pas par abstraction) ce texte nous renvoie à son système : c'est cela une sémiotique. Une sémiotique a un plan d'expression et un plan de contenu.

Mais cela n'est qu'un minimum. À son tour, cette sémiotique peut tout entière prendre, à l'égard d'un autre plan, la position soit d'expression, soit de contenu.

Si elle est expression, son contenu sera fatalement une sémiotique non-scientifique, c'est-à-dire une sémiotique qui n'est pas une opération. En général, si tout un système sémiotique prend un nouveau plan de contenu, cela entraînera également un changement de système : la fonction sémiotique de base renvoie à des connotateurs, qui déterminent en général des catégories anthropologiques. Les deux plans d'un texte donné, peuvent, par exemple, renvoyer au connotateur français.

À l'autre extrême, si tout le système sémiotique de base sert de contenu à un autre plan, ce nouveau plan sera nécessairement une opération sur la sémiotique de base. Ce sera donc une sémiotique scientifique, chargée de mettre en relief la forme de la sémiotique de base. On l'appellera également métasémiotique, ou sémiologie.

Cependant, à la différence de la notion ensembliste de métalangage, une métasémiotique selon Hjelmslev n'a pas besoin de présenter un nouvel inventaire de grandeurs. En général, elle ne change pas de système. Elle n'est pas une inclusion de la sémiotique-objet. Elle peut en contenir exactement les mêmes grandeurs. Souvent, cependant, une métasémiotique allonge quelque peu l'inventaire de base, ne serait-ce que pour se donner des outils plus précis de description. Imaginons alors qu'une autre sémiotique lui serve à son tour de plan d'expression, c'est-à-dire de description. Cette nouvelle sémiotique - qui constituerait une métasémiologie - serait elle aussi scientifique. Mais elle ne devrait retenir de la sémiologie qui lui sert de base que l'inventaire complémentaire par rapport à la sémiotique première.

Ainsi, l'enchâssement de sémiotique en sémiotique se produirait non pas comme l'inclusion d'un ensemble dans un autre, mais par dynamisation et par addition : la sémiotique décrivante dynamise la forme de la sémiotique décrite, et n'apporte comme grandeurs propres que les quelques éléments supplémentaires dont elle se sert pour décrire la sémiotique de base. Il n'y a donc ni répétition ni abstraction de ces grandeurs de base, mais seulement une légère augmentation progressive, qui, en changeant de niveau, irait, ralentissant, jusqu'à toucher finalement une certaine limite.

C'est là que se trouve l'élément essentiel de la nouveauté de Hjelmslev :

On constate alors que du côté de la sémiotique connotative , les grandeurs deviennent de plus en plus générales et de plus en plus grandes. Tout un texte peut renvoyer à un seul connotateur de style ou de physionomie. En revanche, du côté de la métasémiotique et de la métasémiologie , les grandeurs deviennent de plus en plus précises et de plus en plus petites. Dans les deux cas, la marge d'augmentation de grandeurs d'une sémiotique à l'autre subit un amenuisement progressif.

Et c'est alors que, presque insensiblement, l'épistémologie de Hjelmslev montre l'accomplissement de son pari. Les grandeurs que retient la métasémiologie deviennent de plus en plus des véritables objets irréductibles, qui rejoignent ainsi le champ de ce que, dans un sens large, on peut appeler la physique .

La déclaration de Hjelmslev ne laisse pas de place à la moindre mauvaise interprétation :Grâce au changement de point de vue qu'implique le passage d'une sémiotique-objet à sa métasémiotique, la métasémiologie acquiert de nouveaux moyens pour reprendre et pousser plus avant, par l'application des méthodes sémiologiques mêmes, l'analyse qui, du point de vue sémiologique, était épuisée. Ce qui veut simplement dire que les variantes ultimes de la langue sont soumises à une analyse particulière ultérieure sur une base entièrement physique. Autrement dit, dans la pratique, la métasémiologie est identique à la description de la substance (155-156).

Un texte, donc, pris dans son immanence radicale, et soumis au traitement le plus formel qui soit, donne, par une simple opération de catalyse progressive, des résultats différents selon la direction prise : a) dans le sens de la concentration, des connotateurs affectifs et conceptuels font déboucher la catalyse dans l'anthropologie ; b) dans le sens de l'expansion, la catalyse débouche directement sur des objets et des sons appartenant au référentiel physique.

La forme atteint ainsi la substance, par exigence interne, et non pas par axiomatique. L'ensemble de la science deviendra, non pas par décision mais par déduction, intégrable dans le processus sémiotique : "Par suite, il n'existe pas de non-sémiotiques qui ne soient composantes de sémiotiques et, en dernière instance, il n'existe aucun objet qui ne puisse être éclairé à partir de la position-clef qu'occupe la théorie du langage. La structure sémiotique se révèle comme un point de vue à partir duquel tous les objets scientifiques peuvent être examinés ." (p.159).


4. La suite du pari

L'attitude de Hjelmslev devant le paradoxe de Thom a consisté à parier pour la rigueur de la forme, sans préjugé et sans crainte. Et elle récupère le sens comme une nécessité interne de la dynamisation de la forme.

Et par rapport au théorème de la complétude, Hjelmslev choisit l'immanence cohérente, sans peur de perdre la complétude. La complétude lui advient alors comme dépassement exigé par la catalyse de l'immanence.

Dans les deux cas, le pari s'appuie sur deux options : le radicalisme et le dynamisme. Radicaliser la réduction du point de vue, mais avec une exigence sans précédent quant à ce qu'une description doit avoir de dynamique. C'est peut-être dans la dynamisation des formalismes et des immanences que se trouve le secret ultime de leur fécondité. Les formalistes et les empiristes de jadis avaient été sans doute moins formalistes et moins empiristes que Hjelmslev, mais également plus sceptiques. La forme et l'immanence ne sont pas pour Hjelmslev des états mais des parcours. Voilà la différence.

Hjelmslev parle même d'une générosité de l'immanence : "La théorie du langage remplit donc d'une manière insoupçonnée au départ toutes les obligations qu'elle s'était imposées. À son point de départ, elle s'était fondée dans l'immanence, se donnant pour seul but la constance, le système et la fonction interne; apparemment, cela devait se faire aux dépens des fluctuations et des nuances, aux dépens de la vie et de la réalité concrète, physique et phénoménologique. Une limitation provisoire de notre champ visuel était le prix qu'il fallait payer pour arracher son secret au langage. Or, c'est grâce à ce point de vue immanent que le langage rend généreusement ce qu'il avait d'abord exigé. [...] Au lieu de faire échec à la transcendance, l'immanence lui a au contraire redonné une base nouvelle plus solide. " (p. 159-160).

Cette foi dans la fécondité de l'immanence lorsqu'elle n'est pas une fausse immanence, est le véritable trait de style de l'épistémologie de Hjelmslev. Cependant, en rendant au terme style l'acception hjelmslevienne de connotateur, on peut observer que ce pari pour la fécondité de l'immanence est également, et très particulièrement, une caractéristique stylistique de l'épistémologie danoise comme entité idiosyncrasique. Kierkegaard, par exemple, ne peut affirmer le saut que constitue le stade religieux qu'en se plaçant lui-même, pour le dire, dans l'intra muros de l'esthétique. Il en va de même pour ce qui est des Prolégomènes. Il est possible de les lire entièrement - et c'est cela la suite logique du pari - comme un véritable traité d'épistémologie, et pourquoi pas d'ontologie, bien que, dans l'explicite il ne s'agisse d'autre chose que de linguistique. L'épistémologie ne serait autre chose que la linguistique vue comme une opération.

En quelque sorte, c'est une épistémologie qui met à l'oeuvre, par un fait de style, ce qui pour la Vienne du début du siècle était plutôt un idéal. On se souviendra que H. von Hoffmanstahl conseillait de ne trouver la profondeur qu'à la surface. On se rappellera aussi la lettre de Wittgenstein à Engelmann : Lorsqu'on ne s'efforce pas d'exprimer l'inexprimable, alors rien ne se perd. L'inexprimable est contenu - inexprimablement - dans ce qui est exprimé.

Et Hjelmslev, de conclure en écho : "L'immanence et la transcendance se rejoignent dans une unité supérieure fondée sur l'immanence." (p 160).


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©  mai 1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : ALMEIDA, Ivan. Le style épistémologique de Louis Hjelmslev. Texto ! mai 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Almeida_Style.html>. (Consultée le ...).