LES CHRÉTIENS FACE AU PAGANISME :
LA CONSTRUCTION DISCURSIVE D'UNE IDENTITÉ
Bassir AMIRI
Université Nancy 2
Mis au contact du monde et de la culture antique, le
christianisme pose de multiples questions, qui tiennent
essentiellement à la manière dont cette religion a
priori sans commune mesure avec la pensée païenne réussira
son intégration au point de devenir la religion officielle de
l’Empire. L’un des principaux points de controverse réside
dans la perception et la définition de la divinité par les
pensées païenne et chrétienne. C’est au cours du second siècle
que le christianisme commence à s’imposer, mais, à cette
époque, le fait chrétien suscite d’ardentes controverses ainsi
qu’une floraison d’écrits. Dans ce contexte, le témoignage de
Tertullien est précieux
[1]. Apologiste comme Minucius Felix, mais aussi
controversiste comme saint Irénée, Tertullien place ses écrits
dans une logique de lutte contre le paganisme, mais aussi
contre le judaïsme et le gnosticisme. Il met ainsi en œuvre
une explication sur la notion et la nature de Dieu, non
seulement pour rétorquer aux attaques des païens, mais aussi
pour éclairer et édifier la notion chrétienne de Dieu :
comment envisager que la divinité s’engage dans le devenir,
comment accepter que l’Un se perde au contact du Multiple,
comment saisir la notion de Dieu telle qu’elle est présentée
par chacune des pensées et, ce faisant, comment parler des
autres dieux ? Les débats sur la question de Dieu entre
les païens et les chrétiens vont nous permettre de nous former
une idée des difficultés rencontrées par la pensée chrétienne
dans son expansion, et d’envisager la manière dont les signes
mis en œuvre dans ces discussions sont engagés dans la
construction d’une identité religieuse. En bouleversant les
croyances et les pratiques du monde romain, le christianisme
donne naissance à un conflit culturel dont les batailles vont
se jouer sur le terrain des signes autant que sur celui des
idées. On examinera donc le réseau thématique qui se crée pour
exprimer l’essence et la nature de Dieu dans les discours
païens et chrétiens comme un préalable à l’étude de la
stratégie par laquelle chaque discours trouve à se légitimer
et à condamner la visée culturelle, religieuse et politique de
la croyance adverse.
Si on considère le discours des païens et des chrétiens sur la divinité comme un ensemble de signa constitutifs de l’univers thématique de Dieu, on peut définir le champ interprétatif de Dieu et sa spécificité sémantique [2] en confrontant, à travers l’exemple de Tertullien, l’orientation respective des discours chrétiens et païens, pour faire apparaître deux formes d’univers spirituel. Plusieurs thèmes majeurs se répartissent autour de l’enjeu identitaire et culturel de l’essence et de la nature de Dieu. Le schéma qui suit présente les caractères qui sont respectivement attachés par les chrétiens et par les païens à l’essence divine :
L’opposition des discours païens et chrétiens sur l’essence et la nature de Dieu se cristallise autour des thèmes /monothéisme/ et /polythéisme/, qui apparaissent comme des éléments essentiels de la molécule thématique « essence et nature de la divinité ». Dans une logique sémantique, ces traits inhérents à la suprématie divine sont en résonance avec l’orientation thématique du discours comme un argument de controverse. En s’inscrivant ainsi dans la lignée des apologistes et d’Irénée, Tertullien recourt à la notion d’Etre suprême pour mieux amorcer la conception /monothéiste/ de Dieu, tout en réfutant la suprématie des dieux païens. Ce contexte systématise les thèmes qui révèlent la nature et l’essence du dieu chrétien. A la différence des divinités païennes, déchues dans la vision chrétienne, car trop anthropomorphiques et associées à l’univers tangible, le Dieu chrétien manifeste sa suprématie, parce qu’il échappe à la sensibilité physique et anthropomorphique. Dans cette distinction, les thèmes s’organisent de manière significative à partir d’une opposition entre des thèmes abstraits et des thèmes concrets : /inaltérable/, /innommable/, /immatériel/ s’opposent à l’univers de la /mutation/, de la /polynomia/ et de l’/anthropomorphique/ associé aux dieux païens, à la fois saisissables et proches de la dimension humaine par leur existence physique et passionnelle. Le préfixe in- qui caractérise l’orientation des thèmes présents dans le discours chrétien apporte un éclairage supplémentaire : dans le dynamisme du signe, le sème in- active une double orientation du sens, posant l’essence de la divinité païenne pour la nier en supposant le sens plein de ce qu’est le dieu chrétien ; il offre en outre un contenu de signification supplémentaire relatif à une matérialité qui suppose des bornes à la puissance des divinités païennes et les enferme dans une limite et un temps trop humains. Pour autant, cela ne signifie pas que le dieu chrétien n’appartient qu’à l’univers intelligible, il se révèle aussi dans l’univers des sens, parce qu’il est absoluta infinitas et summa simplicitas, en sorte que si l’univers des sens fait écho à l’essence et au statut des dieux païens, il est en revanche un élément subordonné au dieu chrétien.
La dénomination de Dieu participe également à la controverse relative à la définition de l’essence et de la nature divines, dans la mesure où il s’agit pour les chrétiens de rester en accord avec l’univers thématique qu’ils ont associé à Dieu et qui s’oppose si fermement à celui des païens. En cette matière et comme pour le concept monothéiste de Dieu, les Pères se sont alimentés aux sources et se sont fondés sur la religion d’Israël. Le nom de Dieu en tant que signe et symbole doit pouvoir évoquer son essence et sa nature d’un point de vue sémiotique. Posée à l’encontre des dieux polythéistes, cette notion apparaît essentielle pour les auteurs chrétiens et devient même un enjeu fondamental pour Tertullien dans l’affrontement des doctrines sur le terrain sémantique. S’il proteste contre la nominalisation de Dieu [3], c’est avant tout pour contester la polynomia des dieux païens :
Vultis ex operibus ipsius tot ac talibus, quibus continemur, quibus sustinemur, quibus oblectamur, etiam quibus exterremur, vultis ex animae ipsius testimonio conprobemus? Quae licet carcere corporis pressa, licet institutionibus pravis circumscripta, licet libidinibus et concupiscentiis evigorata, licet falsis deis exancillata, cum tamen resipiscit, ut ex crapula, ut ex somno, ut ex aliqua valitudine, et sanitatem suam patitur, deum nominat, hoc solo, quia proprie verus hic unus. Deus bonus et magnus, et Quod deus dederit omnium vox est.
Voulez-vous que nous prouvions l'existence de Dieu par ses ouvrages, si nombreux et si beaux, qui nous conservent, qui nous soutiennent, qui nous réjouissent, par ceux-mêmes qui nous effraient ? par le témoignage même de l'âme, qui, bien qu'à l'étroit dans la prison du corps, bien que pervertie par une éducation mauvaise, bien qu'énervée par les passions et la concupiscence, bien qu'asservie aux faux dieux, lorsqu'elle revient à elle-même, comme si elle sortait de l'ivresse ou du sommeil, ou de quelque maladie, et qu'elle recouvre la santé, invoque Dieu sous ce seul nom, parce que le vrai Dieu est unique. « Dieu est grand, Dieu est bon ! » et « ce qu'il plaira à Dieu », voilà le cri universel [4].
Appeler Dieu par ce seul nom suppose que l’auteur veut affirmer son unité : il n’y a pas d’autre nom pour Dieu que Dieu, parce que le terme ne renvoie pas au nom commun, mais au nom propre : il passe d’un statut général à un statut unique. Mais pour Tertullien, à l’instar d’Origène, le nom de Dieu n’est pas une appellation quelconque : c’est la définition d’un être considéré dans sa nature intime. C’est bien dans ce sens qu’il s’interroge sur la provenance du terme deus, qu’il adopte non à cause de sa signification étymologique, mais pour son usage qui lui permet de montrer qu’il est impossible de prétendre dénommer proprement Dieu, l’Etre suprême. Il est tout ce qui est, et, dans son unité et sa totalité, il impose un démenti à la hiérarchie polythéiste, dans la mesure où la multiplicité des noms suscite la division de l’entité unique, là où le nom des divinités païennes participait d’une dimension étiologique et de rangs hiérarchiques. Dieu reste donc la seule cause initiale, et sa désignation par ce nom empêche toute autre participation à la cause initiale de l’univers invisible et sensible en renforçant le dynamisme interactif des autres molécules thématiques pour mieux faire prévaloir la suprématie du Dieu monothéiste. Ce concept est aussi présent chez d’autres auteurs, comme par exemple Minucius Felix :
Nec nomen Deo quaeras, Deus nomen est ; illic uocabulis opus est, cum per singulos propriis appellationum insignibus multitudo dirimenda est : Deo, qui solus est, Dei uocabulum totum est ; quem si patrem dixero, carnalem opineris, si regem, terrenum suspiceris, si dominum, intellegis utique mortalem ; aufer additamenta nominum et perspicies eius claritatem.
Ne lui cherchez pas de nom ; il s’appelle Dieu. Il faut des noms quand, dans une multitude, on veut distinguer chaque individu par une appellation qui lui soit propre ; Dieu est seul, le nom de Dieu suffit. Si je l’appelais père, on pourrait le croire charnel ; si roi, on pourrait le supposer terrestre ; si seigneur, on pourrait le juger mortel. Supprimez tout cet appareil de noms, et vous verrez sa clarté [5].
Un tel refus du nom entre évidemment en conflit avec la multitude des divinités antiques et de leurs dénominations, qui ne font que souligner leur faiblesse constitutive :
Nunc ergo per singulos decurram, tot ac tantos, novos, veteres, barbaros, Graecos, Romanos, peregrinos, captivos, adoptivos, proprios, communes, masculos, feminas, rusticos, urbanos, nauticos, militares? Otiosum est etiam titulos persequi […]
Passerai-je donc maintenant en revue tous vos dieux, si nombreux et si divers, dieux nouveaux ou anciens, barbares ou grecs, romains ou étrangers, captifs ou adoptifs, particuliers ou communs, mâles ou femelles, des champs ou de la ville, marins ou guerriers ! Il serait oiseux d’énumérer même leurs noms [6] […]
La /polynomia/ des dieux ou des divinités païennes entre en opposition avec le singulier deus, Dieu unique chrétien, qui se définit comme un au-delà de toute pluralité conceptuelle, quelle que soit sa finalité. Dans cette perspective, le terme deus devient un signe, comme un système ou un ensemble de valeurs, qui révèle la différence même de la nature de la divinité. Ce point de controverse motive donc une démarche à finalité hégémonique. Dans cette logique, les œuvres des apologistes entrent en conflit avec toute expression culturelle qui promulguerait le panthéisme ou le pluralisme. Le concept de la divinité monothéiste se différencie du point de vue étiologique propre au paganisme [7]. Par opposition à la polynomia des dieux, Deus [8] devient donc la totalité du monde et des rei, si bien qu’aucun signe comme nomen ne peut lui être propre, car il n’est pas nomen, mais principe sans contraire qui, malgré ce critère d’unicité, ne s’oppose ni à l’altérité du monde ni à la multiplicité de ses manifestations.
Les expressions montrent que la caractérisation de Dieu récuse le pluriel. Dieu est donc bien identique à lui même, un idem ipse, et un non aliud [9]. Assujetties à une lecture biblique et à la tradition judaïque de l’Ancien Testament [10], d’où l’importance des préfixes in- devant les qualificatifs du Dieu qui le rend tout-puissant, elles explicitent l’idée de la souveraineté de Dieu sur le monde visible et invisible, si bien qu’il faut lire par exemple dans le terme pater, qui lui est associé, cette fonction de créateur et d’auteur de l’univers. L’existence du terme pater est justifiée par un argument de cause finale alors fort usité à l’époque. En cette matière, Tertullien, comme les autres Pères, s’est particulièrement fondé sur le texte de la Genèse, où Dieu, le vrai et l’unique, apparaît comme créateur de toutes choses au ciel et sur la terre. La divinité chrétienne s’oppose en outre à celle des dieux antiques, dans la mesure où son pouvoir, juste et bon, n’ira pas à l’encontre de la sagesse, puisqu’il est la sagesse et la bonté mêmes, comme en témoigne l’emploi d’attributs perfectifs (magnus ou bonus) de préférence à des noms. Cependant, chez les apologistes [11], on ne peut nier l’influence des philosophes païens dans la démarche d’élucidation qui leur permet de mener à bien leurs controverses : les auteurs recourent à la philosophie païenne tout en faisant prévaloir leurs propres arguments. Dans la description du dieu chrétien de Tertullien, on peut ainsi lire les accents du néoplatonisme et du stoïcisme. En faisant de Dieu le créateur de toutes choses, les chrétiens mènent une attaque contre les dieux païens [12], qui non seulement ne sont pas aptes à créer, mais sont de plus, eux-mêmes, l’œuvre de l’imagination humaine.
Les imaginaires culturels et identitaires du christianisme et du paganisme quant à la définition de la nature et de l’essence de Dieu s’opposent également dans un dynamisme de controverse. Puisant dans des sources théologiques différentes, la logique discursive réactive la récurrence d’un niveau de discours mélioratif ou péjoratif par rapport à la nature du dieu adversaire, en sorte que le dieu chrétien devient /mystérieux/, alors que les dieux des païens deviennent de /faux/ dieux. En témoigne la lettre que Pline le Jeune, alors gouverneur de la province du Pont et de la Bithynie, confronté aux cultes et aux mystères des Chrétiens, adresse à l’empereur Trajan, et que Tertullien mentionne, au chapitre II de son Apologétique [13] :
Atquin invenimus inquisitionem quoque in nos prohibitam. Plinius enim Secundus cum provinciam regeret, damnatis quibusdam Christianis, quibusdam gradu pulsis, ipsa tamen multitudine perturbatus, quid de cetero ageret, consuluit tunc Traianum imperatorem, adlegans praeter obstinationem non sacrificandi nihil aliud se de sacramentis eorum conperisse quam coetus antelucanos ad canendum Christo ut deo […]
Mais nous avons trouvé la preuve qu’il nous a même été défendu de rechercher. En effet, Pline le Jeune, gouvernant une province, après avoir condamné quelques chrétiens, après en avoir fait apostasier quelques-uns, effrayé toutefois de leur grand nombre, consulta l’empereur Trajan, sur ce qu’il devait faire dans la suite. Il lui exposait que, sauf l’obstination des chrétiens à ne pas sacrifier, il n’avait pu découvrir, au sujet de leurs mystères, que des réunions tenues avant le jour pour chanter des cantiques en l’honneur du Christ comme en l’honneur d’un dieu […]
L’étrangeté du christianisme, tel qu’il apparaît aux yeux de Pline le Jeune, réside manifestement dans le statut accordé par les Chrétiens au Christ. L’expression christus ut deus montre bien que le culte et le mystère du Christ ne sont pas admis dans l’imaginaire latin. La comparative signale l’incompréhension de Pline devant un culte qui ne ressemble pas à ceux auxquels il est habitué, non tant par les pratiques que par l’existence d’une divinité inconnue. Mais, alors que le comparatif sous la plume de Pline visait à ramener au connu ce qui était de l’ordre de l’incompréhensible, il devient avec Tertullien le signe éclatant de la reconnaissance par les païens de l’existence de ce Dieu qui s’impose à eux. La reprise intertextuelle du passage de Pline se conçoit dès lors comme un moyen d’orienter la perception des païens de manière à servir la cause du christianisme sur le terrain même que ses adversaires avaient choisi.
Bien qu’elle relève d’une approche doctrinale et spirituelle, la vision de Dieu nécessite une stratégie de discours ; pour être persuasifs, les auteurs ne peuvent négliger à aucun moment le contexte socio-culturel qui conditionne le sens ultime du discours et qui fait toute sa valeur historique.
Cette orientation nouvelle renforce les liens intimes entre les molécules thématiques en sorte que le sens ultime du discours, procédant du sens doctrinal et spirituel, se justifie et justifie les autres sens. Païens et chrétiens se référent ainsi aux /philosophes/, à l’/Ecriture/, aux /mœurs des ancêtres/ ou encore aux /intercesseurs/ et à l’ancienneté de leur religion. Les thèmes liés à l’essence et à la définition de Dieu (présentés dans le premier schéma) vont dès lors s’infléchir au contact d’une sociologie, d’une histoire ou d’une « exégèse » orientée en vertu de la culture de chacun, qui essaie ainsi de légitimer son interprétation de la nature et de l’essence de la divinité. La conséquence de cette démarche de légitimation du discours est majeure : dans la mesure où elle commande l’affirmation d’un sens et la négation d’un autre, elle permet aux païens de considérer le christianisme comme une superstition et de lui imposer une sanction d’ordre juridique et politique, puisque la superstition dans l’imaginaire antique est considérée comme néfaste, ce que révèlent les qualificatifs d’ordre imperfectifs. Les auteurs païens évoquent les pratiques occultes des Chrétiens comme susceptibles de compromettre l’otium et de déchaîner les puissances maléfiques au risque de porter atteinte à l’harmonie cosmique. En faisant allusion aux événements de 64, où la ville de Rome fut détruite par un grand incendie et où Néron et ses conseillers organisèrent un mouvement de persécution à l’encontre des chrétiens [14], les historiens tels Tacite retrouvent l’opposition superstitio/religio :
Sed non ope humana, non largitionibus principis aut deum placamentis decedebat infamia quin iussum incendium crederetur. Ergo abolendo rumori Nero subdidit reos et quaesitissimis poenis adfecit quos per flagitia inuisos uulgus Christianos appellabat. Auctor nominis eius Christus Tibero imperitante per procuratorem Pontium Pilatum supplicio adfectus erat; repressaque in praesens exitiablilis superstitio rursum erumpebat, non modo per Iudaeam, originem eius mali, sed per Vrbem etiam, quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque. Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens haud proinde in crimine incendii quam odio humani generis conuicti sunt. Et pereuntibus addita ludibria, ut ferarum tergis contecti laniatu canum interirent aut crucibus adfixi [aut flammandi atque] ubi defecisset dies in usum nocturni luminis urerentur.
Mais ni les ressources humaines, ni les libéralités de l'empereur ou les cérémonies expiatoires ne faisaient diminuer la rumeur infamante : on croyait encore que l'incendie avait été commandé. Aussi pour couper court à ces rumeurs, Néron se trouva des coupables et il infligea des châtiments raffinés à des gens que leurs scandales rendaient odieux et que la masse appelait Chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que le procureur Pontius Pilatus avait fait supplicier sous le règne de Tibère. Contenue pour un temps, cette superstition pernicieuse perçait à nouveau, non seulement en Judée, où ce mal avait pris naissance, mais à Rome même où tout ce qu'il y a partout d'affreux et de honteux afflue et trouve des gens pour l'accueillir. Donc on prit d'abord à partie les gens qui se manifestaient; ensuite, sur leurs indications, une foule immense fut trouvée coupable moins du crime d'incendie que de haine contre le genre humain. Et tandis qu'on les faisait périr, on se fit un jeu de les couvrir de peaux de bêtes et de les faire mordre à mort par des chiens ou bien de les mettre en croix et à la tombée du jour de les brûler en les faisant servir de torches [15].
Quant à Suétone, il traduit l’opposition en ces termes :
Afflicti suppliciis Christiani, genus hominum superstitionis nouae ac maleficae.
On livra aux supplices les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse [16].
L’opposition superstitio / religio, telle qu’elle est représentée dans le schéma, va d’emblée être introduite pour parler du christianisme et des pratiques de ses adeptes par les païens, soulignant la distance que prennent les auteurs et les polémistes romains avec ce qui représente à leurs yeux une nouvelle secte. Dès la naissance du christianisme, les Romains l’ont considéré comme une superstition et l’opposent au terme religio. En refusant de reconnaître le christianisme comme une religion, le paganisme met en cause son ancienneté, donc sa légitimation historique dans la culture latine en l’opposant au mos maiorum : nous constatons l’imposition d’une logique culturelle et historique au service de l’idéologique. Le vocabulaire des historiens latins pour parler de la religion chrétienne repose en effet sur une tradition bien attestée chez les moralistes latins comme Cicéron, qui avait déjà affirmé :
Non enim philosophi solum uerum etiam maiores nostri superstitionem a religione separauerunt
Non seulement les philosophes, mais aussi nos ancêtres ont distingué entre superstition et religion [17].
Les moralistes latins qui mentionnent l’importance du culte des ancêtres dans la société romaine sont légions. On peut citer Cicéron, Sénèque, Quintilien, ou encore Tacite [18]. Si les Juifs ne furent pas persécutés comme le furent les Chrétiens, cela s’explique en partie par le respect que les Romains portaient à tout ce qui était ancien, ce que souligne l’historien de l’Empire romain, Gibbon : « Les juifs étaient un peuple qui suivait la religion de ses pères alors que les chrétiens l’avaient fuie [19]. »
Comme les autres apologistes, Tertullien souhaitait montrer que le christianisme s’enracinait dans le temps et dans une tradition ancestrale, qui précédait bien le mos maiorum romain :
Omnes itaque substantias omnesque materias, origines, ordines, venas veterani cuiusque stili vestri, gentes etiam plerasque et urbes insignes historiarum et canas memoriarum, ipsas denique effigies litterarum, indices custodesque rerum et (puto adhuc minus dicimus) ipsos inquam deos vestros, ipsa templa et oracula et sacra unius interim prophetae scrinium saeculis vincit, in quo videtur thesaurus collocatus totius Iudaici sacramenti et inde iam nostri. Si quem audistis interim Moysen, Argivo Inacho pariter aetate est. Quadringentis paene annis (nam et septem minus) Danaum, et ipsum apud vos vetustissimum, praevenit, mille circiter cladem Priami antecedit, possem etiam dicere quingentis amplius et Homerum, habens quos sequar. Ceteri quoque prophetae etsi Moysi postumant, extremissimi tamen eorum non retrosiores reprehenduntur primoribus vestris sapientibus et legiferis et historicis ?
Or, tous les éléments et tous les matériaux, les origines, les dates, le fond même de tous vos écrits les plus anciens, la plupart de vos nations aussi et de vos villes fameuses par leur histoire et vénérables par leurs légendes, enfin jusqu’aux caractères de l’écriture, ces témoins et ces gardiens des faits, et (car c’est trop peu dire encore) vos dieux eux-mêmes, vos dieux, je le répète, et vos temples et vos oracles et vos cérémonies, tout cela, dis-je, est surpassé en antiquité par l’écrin qui renferme les livres d’un seul prophète, écrin où est gardé le trésor de la religion juive et par conséquent aussi de la nôtre. Moïse (si jamais vous avez entendu prononcer ce nom) est contemporain d’Inachus l’Argien ; il est antérieur d’environ quatre cents ans (il n’en manque que sept) à Dananus, qui est, lui aussi, un de vos plus anciens rois ; il est antérieur d’environ mille ans aux désastres de Priam ; je pourrais dire encore qu’il précéda Homère de cinq cents ans de plus, et les auteurs ne me feraient pas défaut. Les autres prophètes sont postérieurs à Moïse, mais les plus récents d’entre eux sont-ils moins anciens que vos sages, vos législateurs et vos historiens [20] ?
Dans une réplique qui vise à prouver l’historicité du christianisme, Tertullien énumère tous les éléments du culte, mais il accorde une place toute particulière à la question des dieux. Quoiqu’apparemment enchâssés dans l’énumération, les dieux des païens sont d’emblée renvoyés à une étrangeté essentielle que souligne l’emploi du possessif uestros, par opposition à nostros et qui est également associé aux textes fondateurs des païens. Appliquées à deux aspects fondamentaux de la religion, les textes et les divinités – le verbe et Dieu –, les deux occurrences de ces adjectifs permettent dans ce contexte polémique de renverser l’opposition au profit du christianisme et de renvoyer aux cultes païens la faute que les historiens romains font peser sur le christianisme.
Mais l’argument majeur des auteurs chrétiens pour disqualifier la pensée religieuse romaine réside dans la question des signes voués à la représentation de Dieu. L’assimilation des dieux païens à des idoles constitue un thème fréquent dans le discours des auteurs chrétiens, tels Minucius Felix, Cyprien ou Tertullien, d’autant que la Bible et les Psaumes fournissaient des citations à cet égard. Les faux dieux du paganisme (Quod idola dei nos sint) deviennent un élément fondamental de ce débat de culture [21]. A l’instar des apologistes, Tertullien décrit Dieu comme étant au-delà de toute matérialité [22]. Comme chez les néoplatoniciens, Dieu est au-delà de la perception et du langage, ce qui est conforme à la valeur étymologique de deus. Mais la conception du Dieu chrétien n’est elle-même pas à l’abri des critiques païennes : Même si la réponse des païens sur ce thème ne s’attarde pas, on peut rappeler celle de Celse à l’égard du Dieu des Chrétiens, qui, rapportée par Origène [23], énonce que si Dieu est descendu vers les hommes, c’est qu’il est soumis à un changement, qu’il est sujet aux transformations et qu’il ne saurait être considéré comme un Dieu. L’autorité que les Pères commeTertullien pouvaient retirer de la caution des philosophes grecs pour justifier leur refus de la représentation matérielle de Dieu sera également remise en cause par Celse, qui déclare que les apôtres auraient partiellement puisé leurs idées chez Platon. La polémique autour de la représentation trouve donc un prolongement dans la remise en cause de l’interprétation que chacun fait des sources antiques [24]. Signes matériels et signes scripturaires deviennent tour à tour un sujet de débat entre païens et chrétiens. Les attaques répétées des chrétiens contre les idoles païennes ouvrent dès lors la voie à la remise en cause, par les auteurs païens, de la pluralité des personnes qui, dans le christianisme, ne porte pas atteinte au dogme fondamental de l’unité divine :
Deum illum suum, quem nec ostendere possunt nec uidere, in omnium mores, actus omnium, uerba denique et occultas cogitationes diligenter inquirere : discurentem scilicet atque ubique praesentem molestum illum uolunt, inquietum, inpudenter etiam curiosum.
Ce Dieu qu’ils ne peuvent ni montrer aux autres ni voir eux-mêmes ; Dieu qui scruterait minutieusement les mœurs, les actions, les paroles et les pensées les plus intimes de tous, courant apparemment de-ci et de-là, pour être présent partout ; Dieu importun, remuant, imprudemment curieux [25].
Contre les païens, les Pères mettent en exergue l’unité de Dieu comme argument capital à leur opposition formelle envers toute forme de polythéisme, mais la spiritualité divine, entendue dans un sens large ou dans un sens rigoureux, comme l’exclusion d’un corps charnel intervient dans les discussions et est réintroduite par les polémistes païens, qui trouvent, avec elle, un argument intéressant.
L’apparition du christianisme comme nouvelle religion dans l’Empire romain aboutit inévitablement à un affrontement des identités culturelles, dans la mesure où il remet en cause, du fait de sa seule existence, les conceptions qui avaient jusqu’alors régné presque sans partage dans le monde romain. La nature de Dieu cristallise les controverses et offre un exemple significatif des enjeux que revêt le discours sur la divinité et sur les signes qui lui sont attachés. Parmi ceux-ci, le nom, les qualificatifs, le mode de représentation ou le refus de toute représentation constituent les axes majeurs de la réflexion des Pères de l’Eglise oeuvrant pour imposer leurs conceptions de la divinité et leur religion. Les concepts sur la divinité et les aspects du dogme passent ainsi par un travail de composition sémiotique et par des adaptations sémantiques, qui nécessitent d’opérer une sélection parmi les signes et les significations qui sont attachés aux deux religions en présence, de les infléchir et de les orienter afin de mieux construire un univers de signes adaptés à la nouvelle identité, qui doit composer avec l’ancienne pour s’imposer définitivement. Dans cette logique de confrontation des cultures, le christianisme s’imposera dans le monde romain, ce qu’avait déjà souhaité Origène en imaginant les Barbares triomphants se faisant chrétiens à leur tour, et le christianisme installant son hégémonie sur les autres cultes détruits. Cette unité, Celse la considère comme une utopie : Origène croit fermement qu’elle est possible et qu’elle se réalisera un jour, en conclusion d’un affrontement qui s’est avant tout livré sur le terrain du discours, du signe et de la représentation pour permettre la construction et la victoire d’une nouvelle identité culturelle.
NOTES
[1] Aux IIe et IIIe siècles, le christianisme se définit face au gnosticisme, aux hérésies antichrétiennes et aux croyances païennes, ce qui amène Tertullien, qui a connu de près diverses cultures à Carthage (au contact des Juifs, des Gnostiques, des Marcionites), mais aussi à Rome, où il fut davantage en contact avec le paganisme, à l’approfondissement doctrinal et à un renouveau des termes latins. D’autant plus qu’à cette époque, l’évangélisation atteint les milieux plus instruits, d’où la nécessité d’élaborer un discours doctrinal quant à la définition de la notion de Dieu et à la connaissance de Dieu. Parmi ces ouvrages, on relèvera tout particulièrement Ad martyres (début 197), où Tertullien s’adresse aux chrétiens emprisonnés ; Ad nationes (après février 197), un écrit apologétique en deux livres, consacrés l’un à dénoncer les crimes des païens et l’autre à réfuter les doctrines polythéistes ; Apologeticum (fin 197), un ouvrage adressé aux gouverneurs des provinces et spécialement à celle d’Afrique, qui se propose avant tout de démontrer que la procédure utilisée contre les chrétiens est illégitime et injuste, car les chrétiens ne sont pas coupables des crimes dont on les accuse.
[2] Sur l’approche sémantique, on pourra se référer aux travaux de François Rastier, par exemple Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, 1991.
[3] Il faut tenir compte de l’évolution de l’emploi du nom de Dieu dans le christianisme : dans l’Ancien Testament et pour les Juifs du temps de Jésus, le mot « Dieu » était considéré comme un qualificatif (El ou Elohim en hébreu) et n’avait pas pour les chrétiens d’alors le caractère d’un nom.
[4] Apologétique, XVII, 5.
[5] Octauius, 18, 9-11.
[6] Apologétique, X, 5.
[7] Mais aussi au gnosticisme, ce que montre plus particulièrement l’ouvrage de Tertullien contre Marcion.
[8] Pour l’étymologie du terme, cf. G.-L. Prestige, Dieu dans la pensée patristique, Paris, Aubier, 1955, p. 25-26.
[9] Pour autant, dans l’assimilation qu’il fait de deus à theos, Tertullien omet de prendre en considération les différentes traductions grecques employées dans la Septante. Dans la mesure où l’action de Dieu est souvent décrite en langage anthropomorphique, Clément parviendra à justifier ceci dans les Stromates, 71, 4 en rétorquant que lorsque les Hébreux accordent à Dieu une représentation anthropomorphique en lui attribuant des mains, des pieds, une bouche et des yeux, ces expressions doivent être considérées dans leur sens allégorique. N’est-ce pas là un élément pour distinguer la divinité chrétienne du judaïsme ?
[10] Tertullien a toujours proclamé sa fidélité aux Ecritures. Même montaniste, il annonce (dans De pudicitia, IX, 22) qu’il préfère montrer moins de finesse en restant dans les Ecritures que d’en faire preuve à leur encontre.
[11] Cette démarche est encore plus pertinente chez les Pères grecs, qui s’inspirent pour conceptualiser l’organisation du monde de l’influence platonicienne et stoïcienne. Aristide d’Athènes mènera également une démonstration sur l’existence de Dieu à partir de l’argument aristotélicien du mouvement.
[12] Le mot « Dieu », dans l’Antiquité ne peut pas être privé de son sens spirituel.
[13] Pline le Jeune, Lettres, livre X, 96-97.
[14] Cf. Tacite, Annales, 14, 57 et aussi Juvénal, Satires, I, 155-157.
[15] Tacite, Annales, XV, 44.
[16] Suétone, Vies des douze Césars, Néron, XVI, 3
[17] Cicéron, De natura deorum, II, 28, 7.
[18] Par exemple, Cicéron, Les Tusculanes, I, 12 , 26; Sénèque, De Beneficiis, I, 10, I ; Quintilien, Institution Oratoire, III, 7, 26 ; Tacite, Histoire, v. 5.
[19] Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, vol. II, chap. 16.
[20] Tertullien, Apologétique, XIX. On pourra de même consulter saint Justin, Apologie des Chrétiens, I, 44,8 ; 54,5,59,I ; Théophile, A Autolycos, III, 16-29 ; et Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 21, 101.
[21] Cf. Psaume 115 (Vulgate 1139-27) et Psaume 135 (Vulgate 134).
[22] Tertullien s’en prend aux idoles culturelles dans les quatre ouvrages qui, en 197, inaugurent son activité littéraire : Aux Nations, Aux Martyrs, les Spectacles, l’Apologétique.
[23] Contre Celse, IV, 14
[24] Amenant Origène à répondre à Celse autant sur la question des idoles que sur celle des fondements philosophiques des conceptions du christianisme (VI, 7) : « Quelle vraisemblance que Paul, qui fabriquait des tentes, que Pierre, pêcheur de profession, que Jean, qui laissa en place les filets de son père, aient exprimé de si sublimes idées sur Dieu pour avoir mal compris les déclarations de Platon, dans ses lettres. »
[25] Minucius Felix, Octauius, 10, 5.
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Mis à jour en décembre 2004.