DES MONDES POSSIBLES AUX MONDES CONFLICTUELS.  UNE APPROCHE SOCIOLOGIQUE À LA SÉMANTIQUE

Jean-Pierre MALRIEU

(Résumé de thèse intitulée From Possible Worlds to Conflicting Worlds. A sociological approach to Semantics)


Les méthodes d'analyse du discours oscillent entre la tradition scientifique et l'herméneutique, de telle sorte que les analyses pertinentes sont souvent non scientifiques, et les analyses scientifiques souvent non pertinentes. Ma thèse tente de sortir de ce dilemme en développant une nouvelle méthode d'analyse du discours qui permet d'estimer la cohérence d'un texte avec une idéologie. La cohérence dont il s'agit est celle des évaluations véhiculées par le texte avec les valeurs de l'idéologie. Pour mener à bien ce projet, il est nécessaire de posséder une théorie des effets de sens évaluatifs, ce qui conduit à interroger les processus cognitifs sur lesquels ils reposent et les déterminations culturelles et sociales qui pèsent sur eux.

Chapitre 1

Pour justifier l'attention presque exclusive portée aux valeurs, il est nécessaire de discuter les théories sociologiques de l'idéologie. Les théories pragmatiques des croyances ont le grand avantage d'expliquer les discours soit par leurs causes matérielles (Marx), soit par les effets de distinction et de légitimation qu'ils rendent possibles (Bourdieu). Mais ce faisant, elles s'interdisent de contester le contenu des discours (ce qui serait tomber dans le piège de l'idéalisme), et laissent donc presque totalement intacte la prétention de ces discours à la vérité. La crainte de l'idéalisme bride donc leur portée critique. Je suggère qu'en se concentrant sur les aspects évaluatifs, on étende le champ de la critique à une part du contenu du discours, sans pour autant tomber dans l'idéalisme, puisque l'on se démarque du sens plein et que l'on quitte le terrain de la vérité pour celui des valeurs.

Les théories pragmatiques des croyances ont en outre négligé les propriétés du discours idéologique lui-même, et, en particulier, sa capacité à s'opposer aux discours idéologiques concurrents sur différents champs d'intervention (polémiques), à différents niveaux de complexité. Cette efficacité stratégique requiert une souplesse, une capacité d'adaptation et d'innovation qui fait défaut à la cohérence logique. Il faut donc rechercher la cause de l'efficacité des idéologies non seulement dans la force de leur doctrine, mais aussi dans les propriétés génératives de leur système de valeurs. Ce changement de perspective permet de concevoir une articulation beaucoup plus souple entre idéologie et discours, où le dire des sujets n'est plus le résultat d'une inculcation, mais est simplement guidé par le souci de la cohérence évaluative.

Chapitre 2

L'efficacité des discours idéologiques tient aussi à leur capacité à s'immiscer dans l'esprit des gens auxquels ils s'adressent. Cette capacité est due, en partie, à la perméabilité aux évaluations dont fait preuve l'esprit humain. Cette perméabilité, souvent mise en évidence par la psychanalyse, s'explique à son tour par le caractère absolument primordial de la dimension affective dans le développement de l'individu. La dimension évaluative apparaît en effet, à bien des égards, comme la synthèse et l'objectivation des dimensions affectives. Les processus évaluatifs sont donc un point d'articulation entre l'affectif et le cognitif. Deux modes d'articulation sont alors discutés: celui proposé par Edelman dans sa théorie du Darwinisme Neuronal, et celui proposé par Lacan dans sa théorie de la détermination symbolique.

Optant résolument en faveur du paradigme connexionniste en sciences cognitives, je mets en cause, sinon les enseignements de la psychologie sociale à propos des attitudes, du moins les catégories théoriques utilisées. A la suite d'Edelman, Rosenfield et Dennet, je critique les distinctions classiques entre mémoire de long et de court terme, entre connaissance, accès et inférence, entre activation de connaissance et stratégie, qui ne s'appliquent qu'avec difficulté aux processus évaluatifs. Parallèlement, les descriptions psycholinguistiques du texte me semblent trop fonctionnalistes, et peu en accord avec les descriptions phénoménologiques de notre rapport à l'écrit. Je propose donc une typologie de l'interprétation évaluative, où les interprétations de haut niveau, qui visent à identifier l'obédience idéologique d'un discours, sont fondées sur des interprétations de bas niveau, telles que la simple perception des effets de sens évaluatifs.

Chapitre 3

Tirant les conséquences, au plan méthodologique, des descriptions phénoménologiques de l'interprétation évaluative comme une veille opérant à l'arrière plan de la compréhension, mais néanmoins coextensive à la compréhension, je conteste les stratégies d'analyse du discours qui prétendent en sélectionner a priori les éléments pertinents (que ce soient les phénomènes énonciatifs ou les "symboles " contenus dans le discours). Il n'y a pas, dans le discours, d'éléments saillants en soi. La saillance est un phénomène émergent qui repose sur les différents niveaux de la textualité. En outre, l'interprétation évaluative n'est pas nécessairement basée sur ce que les théories positivistes tendent à identifier comme éléments saillants.

Cette critique des présupposés communs à la plupart des analyses de discours ne doit pourtant pas conduire à négliger les points forts des méthodes existantes. Bien au contraire, je me suis fixé comme objectif d'intégrer aux méthodes élaborées dans ma thèse les phénomènes linguistiques traditionnellement convoqués par l'analyse du discours (choix thématiques, choix des voix active ou passive, asymétrie des comparaisons, neutralisation par présupposition, métaphores, etc.). Ces phénomènes linguistiques sont donc ici inventoriés à des fins de formalisation dans les chapitres ultérieurs.

Chapitre 4.

Je m'attache ensuite à développer les notions fondamentales d'une sémantique évaluative. L'obstacle majeur à cette entreprise réside dans la variabilité des évaluations (le fait, par exemple, qu'il n'y a pas forcément de consensus possible sur l'évaluation d'un terme tel que "communisme"). On ne peut donc, en toute rigueur, parler d'évaluation que dans un contexte idéologique donné. Je propose une sémantique de la modification contextuelle, où des évaluations par défaut, définies par le contexte idéologique, sont transformées en évaluation contextuelles sous l'influence du contexte linguistique.

Cependant, la notion-clef de mon travail est la cohérence idéologique du discours. Je postule que sur tout discours pèsent des contraintes du type: "on ne doit pas dire du mal de ceux dont on pense du bien". Le véritable pari de ma recherche tient dans l'assomption selon laquelle ces contraintes peuvent être traduites en termes de relations dynamiques entre les parties du texte. Ces relations dynamiques opèrent au niveau des structures casuelles et rhétoriques. Si un texte satisfait aux contraintes, il ne réagira pas lors qu'elles lui sont appliquées. Si au contraire, il n'y satisfait pas, il réagira violemment. On peut donc définir, de manière plus opératoire, la cohérence d'un texte avec une idéologie comme une fonction de la variation entre l'évaluation par défaut (prédite par l'idéologie) et l'évaluation contextuelle des parties du texte. La cohérence idéologique est donc une estimation de la compatibilité des évaluations en contexte linguistique.

Il est alors montré que prendre en compte la cohérence idéologique du discours permet de résoudre des problèmes classiques de la sémantique dénotationnelle, telle que l'opacité de certains contextes intentionnels. Plus généralement, la notion de cohérence idéologique du discours apparaît comme une intéressante alternative à la notion Fregeo-Montagovienne d'intension, puisqu'elle permet d'obtenir le même type de résultats tout en étant plus opératoire, car adossée à un nombre fini de modèles partiels. Il est donc suggéré de s'intéresser au monde tel qu'il devrait être à défaut du monde tel qu'il est, en substituant aux mondes possibles de Kripke, un nombre fini de mondes en conflit -- d'où le titre de la thèse. La nature conflictuelle de ces mondes peut être formalisée si l'on assume que chacun d'entre eux représente une extension (au sens de la logique non-monotone) cohérente d'une doxa receleuse d'ambiguïtés.

Chapitre 5

Je choisis d'utiliser, pour représenter le discours, des réseaux sémantiques étiquetés, et pour modéliser les effets de sens évaluatifs, une extension connexionniste de ces réseaux. Ce choix est justifié, et ses conséquences explicitées, en resituant les réseaux sémantiques par rapport aux autres modes de représentation du discours, et les réseaux connexionnistes à représentations locales à l'intérieur du paradigme connexionniste.

Pour familiariser le lecteur avec les notions fondamentales des réseaux sémantiques étiquetés, la syntaxe des Graphes Conceptuels de John Sowa est brièvement rappelée. Faisant fond sur le vocabulaire de la théorie des jeux déjà utilisé par Sowa, une extension à la logique modale de la sémantique des graphes conceptuels est proposée. Cependant, l'accent est mis sur les limites de toute approche logique (fût-elle modale) en matière de représentation du discours. Il est donc suggéré d'abandonner la perspective dénotationnelle sous-jacente aux réseaux sémantiques, et de concentrer les efforts sur l'amélioration de leur expressivité.

Chapitre 6

La volonté de construire un formalisme expressif facilement lisible et minimisant les choix de codage, combinée à la volonté d'utiliser le formalisme comme une base pour la modélisation de l'interprétation évaluative, conduit à l'élaboration d'un cahier des charges :

- intégrer au formalisme l'essentiel de l'information entrant en ligne de compte dans les effets de sens évaluatifs

- faire figurer tous les mots d'un discours et rien qu'eux

- permettre des inférences simples

- éviter la redondance de l'information et maximiser la connexité.

Pour répondre à ce cahier des charges, une version personnelle des réseaux étiquetés, appelée Réseaux Sémantiques Colorés (RSC) est exposée. Elle ne prétend naturellement pas être la panacée en matière d'expressivité, mais simplement un bon compromis entre les objectifs poursuivis. La portée des négations, des quantifications, et les modalités fondamentales (réel, potentiel, irréel) est représentée au moyen de marques typographiques et graphiques; temps et aspects sont représentés à l'aide de couleurs; les discours rapportés sont représentés par des graphes enchâssés; les connecteurs et les relations rhétoriques par des relations. Bien que ce ne soit pas une priorité, les RSC permettent des inférences simples, comme l'atteste la possibilité de définir une opération de projection d'un RSC dans un autre. Les RSC contiennent quelques innovations intéressantes, telle que l'aspectualisation modale, qui décompose la valeur modale d'une expression en les différentes contributions modales de ses parties (une telle décomposition est en effet absolument nécessaire au raisonnement évaluatif). Ils se révèlent bien adaptés à la représentation de certains phénomènes rhétoriques tels que l'ironie et l'interrogation oratoire.

Chapitre 7

On en vient alors au modèle proprement dit. Un RSC est transformé en système dynamique (Réseau Sémantique Dynamique) par l'assignation de poids de connexion aux relations du graphe. Les poids des graphes simples -- dits canoniques -- sont fixés à la main (il n'y a donc pas d'apprentissage). Une série de règles permet de dériver les poids de connexion d'un graphe complexe (incluant négation, quantification, modalité, ou certains effets stylistiques) à partir des graphes canoniques.

La donnée d'une idéologie permet d'initialiser la dynamique et de fixer l'inertie de chaque unité. On peut alors estimer la cohérence du discours avec l'idéologie comme une fonction de la distance entre l'état initial du réseau représentant le discours et l'attracteur de la dynamique. Dans la mesure où la dynamique du système s'apparente au calcul d'une évaluation globale, la trajectoire du système dynamique peut être vue comme un type particulier de parcours interprétatif du discours.

Les équations régissant le comportement des RSDs sont différentes des équations utilisées dans la plupart des réseaux connexionnistes existants. Néanmoins, il est montré que sous certaines conditions concernant les paramètres, les réseaux fondés sur ces équations sont globalement assymptotiquement stables.

Les interactions entre unités du réseau reflètent une compréhension différentielle du sens, où les contrastes entre les évaluations importent plus que les évaluations elles-mêmes. Les différentes combinaisons de signes et de valeurs des paramètres assurent un pouvoir expressif satisfaisant aux interactions entre unités, qui s'apparentent aux effets de sens évaluatifs. Ces interactions permettent, en particulier, de simuler et de distinguer les processus cognitifs fondés sur la comparaison avec un standard ou une norme sociale, et ceux qui n'y font pas appel. Elles permettent aussi de simuler le comportement évaluatif de certains connecteurs, sujet jusqu'ici peu étudié.

Chapitre 8

Les méthodes computationnelles proposées dans la thèse ont des applications en analyse de contenu, mais aussi en traitement du langage naturel, dans la mesure où elles fournissent des moyens économiques de déceler certains procédés rhétoriques tels que l'ironie, ou l'interrogation oratoire. Pour illustrer ces applications, le dernier chapitre de la thèse est consacré au traitement d'un texte complexe (l'exorde funéraire prononcé par Marc Antoine dans le Jules César, de Shakespeare). L'autre objectif de cet exemple est de montrer que les effets sémantiques et rhétoriques modélisés sont de l'ordre de ceux qui intéressent la critique littéraire. Je soutiens ainsi que le modèle fournit une contrepartie formelle à la plupart des remarques formulées par Jakobson lui-même sur ce texte.

A la différence des exemples développés dans les chapitres antérieurs, on s'intéresse ici à la dynamique globale du texte. Le but de cette étude n'est pas de modéliser une interprétation du texte, mais plutôt de déterminer les deux interprétations extrêmes (l'une, favorable à César et Marc Antoine, l'autre favorable à Brutus) entre lesquelles toute interprétation réelle doit nécessairement se trouver. Il est montré, à l'aide des résultats numériques fournis par le modèle, que l'interprétation favorable à César et Marc Antoine acquiert progressivement une cohérence supérieure à l'interprétation rivale. C'est dans cette progressivité que réside l'habileté rhétorique de Marc Antoine.

Conclusion

Cette recherche est caractérisée par son caractère interdisciplinaire. L'objectif poursuivi est principalement sociologique : mettre au point une méthode d'analyse du discours qui, tout en étant d'essence sémantique et non pragmatique, évite l'objectivisme et l'idéalisme constamment dénoncés par la sociologie. Parties prenantes de ce projet, les considérations empruntées à la psychanalyse et aux sciences cognitives aident à concevoir un rapport entre sujet et idéologie qui ne soit pas nécessairement un rapport d'aliénation. La linguistique, à son tour, permet de replacer le langage, avec ses nuances et ses ressources propres, au coeur de la relation entre idéologie et discours. Enfin, le recours à l'informatique ouvre des perspectives pratiques et stimule la recherche théorique en linguistique, en proposant de nouveaux instruments de modélisation.

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©  avril 1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : MALRIEU, Jean-Pierre.  Des mondes possibles aux mondes conflictuels : Une approche sociologique à la sémantique. Texto ! avril 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Malrieu_From.html>. (Consultée le ...).