RHÉTORIQUE ET INTERPRÉTATION - OU LE MIROIR ET LES LARMES

François RASTIER
C.N.R.S.

Résumons d'abord les grandes lignes d'une position théorique, avant de l'éclairer par un exemple développé dans la seconde partie de cette étude.

1. Trois questions théoriques

En posant à propos de rhétorique la question de l'interprétation, nous entendons bien sûr d'une part rompre avec l'involution positiviste de la rhétorique ; et au-delà, souligner comment l'identification même des tropes dépend de conditions herméneutiques.

1.1. Entre herméneutique et rhétorique

Des Stoïciens aux grammaires philosophiques de l'âge classique, et jusqu'aux grammaires formelles d'aujourd'hui, tout unit la grammaire et la logique. Au long de ce siècle, le positivisme logique a encore resserré leurs liens.

En revanche, herméneutique et rhétorique diffèrent tant, qu'on ne prend pas la peine de les opposer. Apparemment, tout les sépare : l'écrit et l'oral, la Réforme et la Contre-réforme, la grâce et la persuasion, la germanité et la latinité, etc. Or une sémantique interprétative pourrait tenter de concilier leurs apports. Cela permettrait de réexaminer des questions rhétoriques passablement oubliées comme celle de l'accommodatio, entendue comme anticipation par l'auteur de l'interprétation du lecteur.

A la différence de la problématique logico-grammaticale, centrée sur le signe et la proposition, les approches rhétorique et herméneutique privilégient le texte oral ou écrit.

a) Au sein des sciences de langage, mais s'écartant de la problématique logico-grammaticale, la sémantique interprétative reconnaît le privilège du texte, conformément au principe herméneutique que le global détermine le local. Cela lui interdit de réduire le rhétorique aux tropes (comme l'a fait jusque dans son nom le groupe Mu). En outre, son ambition typologique la dissuade d'identifier les tropes à la littérature. Elle est enfin amenée à reconsidérer le statut et la définition des tropes qui servent en sémantique comme opérateurs.

b) Nous avons défini le trope comme un type de contrainte sur le parcours interprétatif. Mais cette contrainte est fort variable : les figures qui intéressent l'expression, comme la tmèse, peuvent passer pour des contraintes "objectives"; il n'en va pas de même pour les figures dites de sens.

Qu'ils soient reconnus ou constitués par le lecteur, l'objectivation des parcours interprétatifs résulte de conjectures au mieux concordantes. Il se déroulent parmi des formes et sur des fonds sémantiques. Les tropes sont des moments remarquables de ces parcours ; les plus discutés correspondent sans doute à des points critiques. En fonction de la stratégie interprétative, on pourra décrire une métaphore comme une conflation ou une bifurcation entre isotopies, selon que sont mis en saillance les traits spécifiques communs ou opposés.

Ainsi, les tropes sémantiques dépendent, pour être reconnus, de conditions diverses. Notamment, le genre instaure un contrat interprétatif, et les régimes d'identification et de construction des tropes diffèrent avec les genres. Par exemple, dans les genres merveilleux, il n'y a pas de métaphores ou du moins le régime métaphorique est allégé : dans les autres mondes, tout devient pour ainsi dire littéral.

Plus généralement, convenons que le rhétorique, du moins pour ce qui touche l'identification de ses effets, est affaire de parcours interprétatifs. Ainsi, loin de se reconnaître comme une évidence, tout trope résulte d'un acte interprétatif, aussi bien pour sa caractérisation que pour son interprétation. Son identification demande de recourir à des interprétants, contextuels ou non.

Bien des auteurs, et c'est là un indice supplémentaire que la rhétorique s'est grammaticalisée, estiment cependant que l'identification des tropes va de soi, et qu'une métonymie ou une antithèse se reconnaissent comme un pronom ou une préposition. Comme souvent, atomisme et positivisme vont alors de pair.

Or, même des figures réputées simples comme l'antithèse dépendent à l'évidence de classes sémantiques qui peuvent être idiolectales, ou tout simplement rester implicites. La reconstruction de ces classes est alors nécessaire pour identifier la figure ; cela suppose bien sûr un travail sur l'ensemble du texte.

c) Le principe herméneutique que le global détermine le local peut être alors interrogé. Certes l'herméneutique philosophique a fait la part trop belle à la globalité, faisant dépendre la lecture de préconditions, ou d'une précompréhension conçue comme appartenance, si bien qu'elle s'est souvent dispensée de lire les textes, quand du moins elle ne leur faisait pas violence. Pour sa part, la rhétorique grammaticalisée depuis les Lumières a tendu à se cantonner à l'espace de la phrase, voire du syntagme.

Au sein d'une sémantique interprétative, le rapport entre herméneutique et rhétorique peut alors être conçu comme celui de l'approche globale et de l'approche locale, en l'occurrence celui de la macrosémantique à la mésosémantique, voire à la microsémantique.

1.2. Tropes et mimésis

Les modes interprétatifs correspondent à des types de mimésis (ou plus précisement de construction d'impressions référentielles) et corrélativement à des associations de tropes caractéristiques. Par exemple, le surréalisme, conformément au programme hégélien de relève des contraires, fait un usage systématique des figures dites de oppositis et contrariis, et remotive cela par son programme politique et esthétique (cf. infra, II, § 6).

Selon les modes mimétiques, non seulement l'identification des figures peut varier, mais également leur interprétation. Ainsi, sous le régime du réalisme empirique, on fait une lecture conjonctive de la métaphore, et l'on sélectionne les traits communs, pour renforcer l'isotopie la dominante, et la plus valorisée : le parcours interprétatif fait retour du comparant au comparé. En revanche, sous le régime du réalisme transcendant, on sélectionne les traits opposés, et le parcours interprétatif se borne au passage du comparé au comparant, et assure ainsi ce que Ricoeur appelle la promotion du sens. L'isotopie dominante n'est plus hiérarchiquement supérieure.

Il faut également tenir compte d'une autre alternative. Dans le cas de relations iréniques entre isotopies, qui se traduisent par des orientations évaluatives homologues, la métaphore sera lue de façon conjonctive comme une conciliation entre les isotopies : une faucille d'or dans le champ des étoiles instaure par détermination une double conciliation entre le ciel et la terre. En revanche, dans le cas de relations d'opposition, comme dans au sexe de miroir, (Breton, L'union libre , v. 55), le trope participe des contradictions entre isotopies, et sa qualification même en dépend : s'agit-il d'un oxymore, d'une antithèse, d'une métaphore, d'une partie d'une double hypallage ? Nous ne pourrons en juger qu'en rétablissant l'étendue textuelle (cf. infra, II).

1.3. Le problème de l'identification du trope

Comment identifier les tropes sans interprétant codifié et reconnu comme tel ? Prenons l'exemple inévitable de la métaphore -- en résumant des arguments développés par ailleurs (l'auteur, 1994).

a) Pour la métaphore in praesentia, c'est la disparate des domaines ou des dimensions auxquels appartiennent les sémèmes mis en relation qui peut être considéré comme un interprétant. Si dans le contexte une isotopie générique est dominante, le sémème indexé sur cette isotopie sera comparé, et l'autre sémème comparant. Par exemple, dans Soleil cou coupé (Apollinaire, Zone) `soleil' est comparé parce qu'il est isotope, dans le contexte, avec `dormir',`matin', etc. Mais défaut d'avoir pu restituer une isotopie générique dominante, le syntagme contradictoire ne serait plus qu'une sorte d'oxymore, et non une métaphore.

b) Quant à la métaphore in absentia, elle instaure une connexion symbolique qui doit être identifiée par des conjectures concordantes sur le discours, le type de l'oeuvre, le genre du texte, la hiérarchisation idiolectale des isotopies.

c) Enfin, comment identifier les relations métaphoriques à longue distance? L'acte herméneutique consistant à sélectionner des passages parallèles doit bien entendu être problématisé : ainsi quand dans l'Hérodias de Flaubert, nous avons du rapprocher dans la description du Temple de Jérusalem « Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre blanc » et dans la description de la danse de Salomé à la fin du conte « des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc » (p. 253), nous ne nous y sommes résolu qu'après avoir accumulé des conjectures.

2. Une hypallage refusée dans l'Union libre

2.1. Le problème de l'hypallage

La seconde partie de cette étude sera consacrée à une figure dont l'identification pose des problèmes délicats : l'hypallage.

Naguère, la plaisanterie tchèque « Un officier suisse m'a volé ma montre russe ! » conduisait l'interprète, à ses risques et périls, vers une double permutation. Des hasards insistants de l'histoire ont voulu en effet que les montres suisses et les officiers russes soient incomparablement plus présents dans les esprits que les montres russes et les officiers suisses. Mais l'indépendance de la Tchécoslovaquie et la mode des montres russes pendant la vogue de Gorbatchev ont bien failli infirmer l'hypallage. Une question se pose alors : à quelles conditions pratiquer une hypallage dans l'interprétation d'un texte ?

2.2. L'extrait

Il y a quelque impudence à extraire deux vers d'un poème pour les commenter, et je ne m'y serais pas résolu, si après avoir étudié l'ensemble du texte pendant des années, pour rechercher un parcours du local au global, je ne m'étais avisé que le parcours inverse n'était pas moins nécessaire. En effet, toute globalisation peut être normative dans la mesure où elle suppose une unification. Elle doit être suivie d'une analyse qui la critique, et qui montre la singularité du local, aboutissement de l'idiographie. Le même mouvement qui permet de singulariser le texte doit être poursuivi pour singulariser ses passages ou du moins ses points nodaux, en permettant de discerner la complexité des relations internes. Alors, l'on peut comprendre comment le global réside dans le local, sans que le local se laisse simplement résumer à une partie, ou pire encore un élément. Si le bon Dieu, selon le mot célèbre d'Aby Warburg, se cache dans les détails, encore faut-il les choisir et les apprécier en fonction de la totalité, mais aussi de leur caractère irréductible, qui même s'ils se laissent penser selon les normes propres de l'oeuvre, leur échappe cependant, et exerce sur les lectures qui tendent à l'homogénéité, les lectures isotopiques par exemple, une fonction critique irremplaçable. L'analyse de ces détails demeure ainsi un moyen indispensable pour développer une sémantique lexicale contextuelle, en l'articulant à une sémantique des textes.

Le choix d'un passage est par lui-même un acte interprétatif qui doit se justifier. Si j'ai choisi les vers 54 et 55 de L'union libre (infra, en annexe):Ma femme au sexe de miroir / Ma femme aux yeux pleins de larmes, c'est pour maintes raisons convergentes qui s'éclaireront peu à peu.

Le prélèvement de ces deux vers engage à construire des relations sémantiques fortes, ce qui est licite si du moins l'on tient compte du reste du texte. Ils n'ont à mes yeux suffisamment attiré l'attention des auteurs, à ma connaissance au nombre de trois, qui ont commenté intégralement ce poème. La dernière apparition du mot sexe aurait dû attirer l'attention des universitaires, qui de nos jours aiment à en traiter, d'autant plus qu'elle signale sans doute ce que les collègues d'Outre-Atlantique nommeraient un climax.

Le premier vers n'a guère fait l'objet d'éclaircissements. Martineau-Genieys estime cette « image trop claire pour supporter une pesante explication » (1969, p. 183) mais elle prive hélas ses lecteurs de cette clarté ; Ballabriga trouve l'image "indécidable"(1988, p. 410), et nous verrons combien il a raison.

Seul Ballabriga note l'étrangeté paradoxale du second vers, le seul de tout le poème à ne pas comporter de métaphore ou d'image. Il est en outre d'une platitude si embarassante qu'on veut croire qu'elle "cache quelque chose", paradoxalement.

2.3. Critère tactique

Ces deux vers se trouvent l'un à sept, l'autre à six vers de la fin du poème, place traditionnelle de la volte dans le sonnet dont Breton fut un grand praticien dans sa jeunesse. Nous étaierons cette remarque en étudiant leurs liens dialectiques et nous verrons que l'acmé du poème se situe entre ces vers.

Enfin, pour ce qui concerne la tactique au plan sémantique, il faut souligner que parmi les vingt-sept parties du corps détaillées dans l'ekphrasis qui constitue ce poème, le sexe et les yeux sont les dernières.

2.4. L'analyse thématique

a) Tensions statistiques et doxales

Le vers 54 présente entre `sexe' et `miroir' une série d'incompatibilités sémantiques : /animé/ vs /inanimé/, /humain/ vs /artefact/, /tendre/vs /solide /,/position basse/ vs /position haute/, /généralement caché/vs /montrant/; bref, ces deux sémèmes ne comportent aucun sème commun, et l'on ne peut donc établir entre eux une isotopie. En revanche, le vers suivant ne présente aucune rupture d'isotopie, et il est le seul dans ce cas parmi les soixante de L'union libre.

La cohésion et la discohésion sémantique ne dépendent pas ou pas seulement du système linguistique, mais de normes propres au discours littéraire. Un sondage dans la banque Frantext permet de recueillir quelques indices quantitatifs. Dans le corpus Poésie 1830-1970 qui comprend 140 textes-machine (unités de 100.000 mots) et dans le corpus Roman qui en compte 397, nous avons formulé la requête de relever les cooccurrences dans la même phrase des mots yeux et larmes. Soit, pour le roman 1638 occurrences, et pour la poésie 181. La même requête sur la cooccurence de sexe et miroir a donné le même résultat dans le roman et en poésie : 0. En somme, dans le discours littéraire, et conformément à l'intuition, la tension doxale est très faible entre `yeux' et `larmes', mais très forte entre `sexe' et `miroir'.

En revanche, les cooccurrences, sinon de ces sémèmes, du moins de leurs sèmes ne sont pas rares dans l'oeuvre de Breton à la même à l'époque de la rédaction de L'union libre (1931). Il faudrait réexaminer les passages suivants : «... entre tes jambes / Le sol du paradis perdu / Glace de ténèbres miroir d'amour » (OC, II, p. 407) , "le miroir / où est faite pour se consommer / la jouissance humaine imprescriptible" (OC, II, p. 1193 ), voire le "miroir cambré" (OC, II, 540) et "Et le plus secret de tous ordres /De faire disparaître tous les miroirs en les jetant dans les puits /Les initiés des deux sexes lorsqu'ils se croisent rasent les lambris" (OC, II, p. 656).

Depuis les Vénus magdaléniennes, le triangle appartient à la symbolique du sexe féminin : "Tout remonte à la plus haute antiquité : les graffiti qui enchantent les petits garçons ne sont jamais que des coeurs et des triangles entourés de feu"(OC, I, p. 409).

Sans rappeler la " forêt triangulaire" (OC, II, p. 676) d'Haldernablou, le "lit équilatéral"(OC, II, pp. 75 et 640), ou les "triangles isocèles" (OC, II, p. 1243) citons un inédit de 1931 : « L'idée de l'amour allait droit devant elle sans rien voir ; elle était vêtue de petits miroirs isocèles dont l'assemblage étonnait par sa perfection » (OC, I, p. 1047).

La collocation du miroir et du sexe, pour être attestée chez Breton, n'en devient pas pour autant une norme : elle sert à subvertir la doxa littéraire et artistique, c'est-à-dire, en l'occurrence le réel que la poésie surréaliste entend subvertir et transfigurer. En effet, le sexe et le miroir s'opposent comme les deux moyens fondamentaux de connaissance, illuminative ou sensorielle. Le miroir, arme de la psychomachie, est brandi par Orphée au milieu des fauves. Selon Ficin, il témoigne du ciel; et, rappelle Breton en témoignage de cette puissance, il permet de tuer le basilic. Quoi qu'il en soit, et sauf dans les romans que honnissait Breton, le miroir ne reflète jamais ce monde.

Le sexe pour sa part est souvent considéré comme un moyen de connaissance par les antinomistes, gnostiques et autres, dont les surréalistes sont les héritiers imaginaires et pour lesquels du moins Breton a toujours manifesté de l'intérêt.

b) Affinités qualitatives

En revenant à l'analyse qualitative, précisons maintenant les relations thématiques entre les deux vers, et notamment entre le `sexe' et les `yeux', puis entre le `miroir' et les `larmes'. Ensuite, dans l'hypothèse d'une hypallage, nous préciserons les relations thématiques entre `sexe' et `larmes' d'une part, `yeux' et `miroir' de l'autre.

(i) Précisons, pour le sexe et les yeux, la symbolique de leur distance. Dans la tradition poétique, ces parties du corps sont opposées, comme le spirituel et le charnel. Parmi les sources théoriques de Breton, on peut rappeler le classique parallèle de Freud, qui estime que l'oeil est « la zône érogène [...] peut-être la plus éloignée de l'objet sexuel » (Trois essais sur la sexualité, tr. fr. p. 111). Les surréalistes ont souvent usé des parallèles entre visage et sexe : voir le tableau de Dali intitulé Les larmes d'Eros ou le nu de Magritte représentant un visage, où les seins tiennent la place des yeux, et le sexe de la bouche (Le Viol, 1934, repris la même année par Breton comme couverture de Qu'est-ce que le surréalisme ?).

(ii) Complémentairement, les larmes et le miroir complémentairement, ne sont pas sans relation chez Breton : cf. « des larmes dans lesquelles on a le temps de se voir, larmes de miroir » (OC , I, p. 1048). Le miroir semble résulter d'un processus de figement (cf. "le temps de se voir") : dans le célèbre salon de Madame des Ricochets, "les miroirs sont en grains de rosée pressés"(OC, II, p. 1240).

c) Corroborations dialectiques

Dans ce poème qui relève du genre du blason, les `yeux' et le `sexe' permettent de relier ces deux vers à la dialectique du texte.

Les yeux ne sont pas mentionnés dans la description du visage qui commence canoniquement le poème (on passe de la langue aux cils et aux sourcils). Cependant la bouche est décrite par des étoiles (image qui convient traditionnellement à des yeux), et les yeux sont mentionnés v. 8 dans la description de la langue. Mais par ailleurs la bouche est décrite comme un sexe, les itératifs (frottés, ouvre et ferme), et les intensifs (bouquet -- au sens pyrotechnique, cf. cocarde --, poignardée ) le laissent conjecturer. D'autant plus que le parcours bouche dents langue résume une pénétration, qui a valeur de profanation (cf. hostie). Le dossier génétique confirme ces conjectures : dans le premier manuscrit, on trouve la bouche "De diamant en ignition d'enroulement de feuille de vigne vierge". Or, l'on sait l'acception de diamant dans les poèmes érotiques de Mallarmé ("Pour ouïr dans la chair pleurer le diamant") dont on trouve plusieur échos dans ce texte ; et cette feuille de vigne, surtout vierge, reste transparente.

Anticipant ainsi la contradiction qui éclate entre les deux vers que nous étudions, la bouche réunit en quelque sorte des descriptions des yeux et du sexe :Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur /...À la langue d'ambre et de verre frottés/Ma femme à la langue d'hostie poignardée /À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux.

Quand au sexe, il se trouve comme les yeux également éludé dans la première partie du poème (on passe des aisselles aux bras et aux jambes, v. 20-25), mais ses attributs demeurent épars dans la seconde partie, déplacés vers d'autres parties du corps (cf. aux seins de taupinière marine , de creuset du rubis , la rose sous la rosée.

Ces deux éléments retardés mais annoncés, les yeux et le sexe, se rencontrent ainsi à la fin du texte dans une figure qui juxtapose ces deux parangons du spirituel et du charnel. Leur contradiction met en scène le problème fondateur de l'érotique occidentale : comment concilier les deux Vénus, la terrestre ou pandémique, la céleste ou uranienne ? Sans pouvoir détailler plus dans le cadre restreint de cette étude, soulignons que les deux descriptions de la femme qui partagent exactement ce poème suivent deux canons opposés.

La première détaille la Vénus céleste. Elle est gracile et enfantine, de canon maniériste : taille de sablier, langue de poupée, cils de bâtons d'écriture d'enfant, épaules de champagne, poignets d'allumette, doigts de foin, mollets de moelle de sureau, pieds de trousseaux de clés. Elle a rapport avec le ciel (éclairs de chaleur, étoiles de dernière grandeur) ; elle est vierge (hostie, fontaine [...] sous la glace, renvoyant aux fontaines scellées des litanies mariales).

A cette femme-enfant, héritière de Béatrice et de Laure, succède à partir du vers 30, et sans qu'il y paraisse, une femme de canon rubénien, parée, et riche des attributs de la Vénus terrestre, qui ne sont plus à la périphérie du corps (cheveux, doigts, etc.) mais en son centre : seins, ventre, dos, hanches larges, fesses.

Les principaux emblèmes de Vénus se multiplient alors : la rose (v. 36) le cygne (v. 49) qui meut sa nacelle (v. 44), la balance (v. 47), la flèche amoureuse (v. 45), et enfin le miroir. Cependant, par une sorte d'anticipation, la Vénus céleste reçoit des attributs de la Vénus terrestre (l'écume de mer, v. 23, dans un contexte séminal, cf. blé, v. 24), l'odor di femmina (aisselles de martre, v. 20, et de troène, v. 22). Mais cette anticipation est aussitôt suivie d'une rétroaction, où la Vénus terrestre reçoit ensuite des attributs de la Céleste : "l'oiseau qui fuit vertical"(v. 39), la lumière (v. 41), la blancheur (plumes de paon blanc, v. 46, dos de cygne, v. 49).

Si bien qu'une sorte d'hypallage double, diffuse, et non plus au palier du syntagme, mais à celui du texte tout entier, précède nos deux vers. Faut-il alors poursuivre ce troc d'attributs et pour ainsi dire concrétiser l'hypallage, en lisant :Ma femme au sexe plein de larmes / Ma femme aux yeux de miroir ? Nous allons tenter de répondre à cette question d'école.

d) Dialectique et esthétique

On sait que l'armature philosophique de l'esthétique de Breton est constituée par la dialectique de Hegel, ou du moins qu'il formule son projet esthétique, au plan philosophique, dans les termes de cette dialectique : l'objectif est la synthèse des contraires, non pas évidemment pour atténuer leur opposition, mais au contraire pour lui donner, par le poème, sa force maximale.

Cependant pour parvenir au relèvement (Aufhebung) souhaité, il faut affirmer également l'unité de ces contraires. Comme l'hypallage est un des parcours interprétatifs qui permettent tout à la fois d'opposer et d'unir des contraires sémantiques, nous allons évaluer l'hypothèse d'un troc d'attributs. Comme on l'a vu dans le début du poème, les attributs associés aux yeux pourraient être ceux du sexe, et de façon converse ceux du sexe pourraient provenir des yeux, ou du moins leur convenir.

(i) Le sexe et les larmes étaient liés par le pessimisme païen (post coïtum triste), mais aussi par le dolorisme chrétien (auquel le thème de la menace dans les vers suivant notre extrait pourrait être obscurément relié, cf."boire en prison", "toujours sous la hache"). De façon subversive, et plus vraisemblable, leur proximité renvoie ici au thème des larmes de Vénus (cf. la "coquille de larmes",OC, II, p. 654).

(ii) Quand au lien sémantique entre les `yeux' et le `miroir' comme indice d'hypallage reliant les deux Vénus, il s'agit bien d'un poncif invétéré qui figure à bon droit dans le Dictionnaire des idées reçues. Il a connu une grande fortune en poésie amoureuse, depuis les troubadours. On le retrouve sous diverses formes renouvelées chez Breton, dans La barque de l'amour : pour les poètes, la perte de l'être qu'ils aiment peut "faire chanceler sous leurs yeux le miroir du monde" (OC, II, p. 316) ; dans "le miroir de l'amour entre deux êtres" (OC, II, p. 776), et dans cette définition de l'amour réciproque comme "un dispositif de miroirs"(OC, II, p. 760).

2.5. Conditions et enjeux d'une hypallage

a) Recherche d'interprétants

Si le sexe est décrit comme les yeux par ce miroir du v. 54, de façon converse, les yeux des vers suivants sont décrits comme le sexe : panoplie violette, v. 56 ; savane, v. 57 ; eau pour boire, v. 58 ; la hache (v. 59) rappelle l'entaille d'une griffe géante (cf. v. 38). Enfin, les éléments du dernier vers, ces stocheia présocratiques font des yeux féminins l'origine du monde.

Même sans ces rapprochements, le prosaïsme et la mièvrerie de ces yeux pleins de larmes pourraient suffire à déclencher l'hypallage. Il est d'autres exemples où la banalité peut devenir un interprétant de l'hypallage. Ainsi, quand Gongora écrit, à propos des amours de Vénus : « No sé si en brazos diga /De un fiero Marte o de un Adonis bello » (éd. Millé, § 388, st. 4), la norme gongorine voudrait l'hypallage : « De un bello Marte o de un Adonis fiero », mais par un écart suprême de la doxa, il revient ici aux adjectifs "de nature" habituels dans la mauvaise poésie de son temps. En fait, comme l'a bien vu Antonio Carreira, la diaporèse (cf. no sé [...] si diga) équivaut à l'habituelle hypallage redoublée par échange d'épithètes. Faudrait-il alors parler d'une hypallage d'hypallage ? Et si ces yeux pleins de larmes résultaient d'une hypallage ? Pour en avoir le coeur net, considérons le dossier génétique.

b) Au dossier génétique

Dans le premier des trois manuscrits conservés, on note qu'après quatre autres vers décrivant le sexe ma femme au sexe de miroir était le dernier vers, ce qui laisse supposer une prééminence et une valeur synthétique. Or, les yeux ne sont pas mentionnés dans cette version, ce qui est sans exemple, à ma connaissance, dans une descriptio puellae. D'où l'hypothèse que le miroir final tient lieu de ces mirettes .

Dans le second manuscrit, les yeux sont longuement décrits, en sept vers, mais point de sexe. Recherchons, hypothèse converse, si les attributs des yeux n'y font pas allusion au sexe. Nous trouvons en effet une coquille vénérienne : Aux yeux de coquille de moule (p. 1339). José Pierre, vieux routier de l'érotique surréaliste, parle dans sa notice (OC, II, 1318, n. 7) de "connotations risquées", ce dont conviendront tous les connaisseurs.

La synthèse des deux premières versions a lieu dans le troisième manuscrit, identique pour notre extrait à la version imprimée : elle aura consisté à juxtaposer deux vers, l'un décrivant le sexe en termes généralement associés aux yeux, alors que le suivant décrit les yeux dans des termes compatibles avec le sexe.

Nous assistons ici à la genèse d'une hypallage double : dans la première version le sexe était décrit par un attribut des yeux (alors non mentionnés). Cette hypallage simple était inversée dans la seconde version, où les yeux sont décrits par des attributs du sexe (non mentionné par ailleurs). Ces deux hypallages simples sont enfin enchaînées dans la dernière version pour composer une hypallage double. On pourrait parler ici d'hypallage génétique. Mais si dans la lecture du poème nous décidions de pratiquer une hypallage interprétative, nous déferions l'ouvrage de l'auteur : l'hypallage n'est plus à faire, car l'auteur l'a faite.

c) Les effets de l'hypallage

Feignons cependant d'avoir opéré l'hypallage, pour en mesurer les conséquences.

(i) Au plan quantitatif, en suivant le même protocole que plus haut, on obtient les résultats suivants : la collocation de yeux et de miroir se rencontre 66 fois dans le corpus Roman, et 59 dans le corpus Poésie ; celle de sexe et de larmes, dans les mêmes corpus, quatre et une fois, respectivement. Pratiquer l'hypallage réduirait d'un facteur cent la tension doxale : tous corpus confondus, la tension de 1819 vs 0 se réduirait à celle de 125 vs 5. Cette détension annulerait l'effet d'acmé, qui laisse à penser que le climax se situe entre nos deux vers. Plus généralement enfin, une telle réduction s'opposerait tout à la fois à la théorie et à la pratique de Breton, qui consistent non pas à réduire les contradictions, mais à les exacerber.

(ii) Au plan qualitatif, l'hypallage interprétative conduirait à une séparation des deux Vénus : et l'on passerait, du v. 54 au v. 55, de la Vénus terrestre (le sexe et les larmes) à la Vénus céleste (les yeux et le miroir). Or tout l'enjeu du poème est de les conjoindre, dans une totalisation qui culmine au dernier vers. Et le matérialisme romantique de Breton répond à un programme moniste qui sous-tend son programme de synthèse (l'amour et la vie, la poésie et la révolution, etc.).

Cette séparation aurait en outre deux conséquences intolérables. Des yeux de miroir remplaceraient le prosaïsme scandaleux (dans ce contexte) des yeux pleins de larmes par un poncif irénique de la tradition poétique qu'il s'agit précisément de subvertir. Par ailleurs, un sexe plein de larmes rappellerait une vision larmoyante de l'amour (cf. "l'infâme idée chrétienne du péché",OC, II, p. 760), à la fois obscène et sentimentale selon que l'on choisit l'une ou l'autre des acceptions de larmes. Cela irait précisément à l'encontre de toute l'érotique surréaliste, comme de son militantisme antireligieux (cf. OC, II, p. 182).

(iii) Enfin et surtout, il faut tenir compte de la textualité. Contrairement à ce qu'on a pu prétendre, il n'y a pas d'isotopie sexuelle dans ce poème, mais deux isotopies érotiques dominantes, qui correspondent, je simplifie, aux deux Vénus.

Or ces isotopies sont entrelacées : nous avons vu que par une sorte "d'hypallage macrotextuelle", la Vénus céleste, dans la première moitié du poème, recevait des attributs de la Vénus terrestre, alors que par une inversion de la dominance isotopique et des relations entre isotopie comparée et isotopie comparante, la Vénus terrestre s'orne dans la seconde partie des attributs de la Vénus terrestre.

Plus précisément, et pour ce qui concerne les parties du corps privilégiées de ces deux Vénus, alors qu'au début du texte la bouche mêlait des descriptions des yeux absents et du sexe préfiguré, à la fin du texte la description du sexe préfigure celle des yeux, puis celle des yeux refigure celle du sexe.

Opérer l'hypallage interprétative séparerait les faisceaux isotopiques que précisément le travail de l'écriture, tel qu'il transparaît dans le dossier génétique, a entrelacés. Interpréter le texte, c'est aussi respecter son ambiguïté. Comme ici l'hypallage globale à constitué la figure ambiguë de cette femme totalisante, l'hypallage locale devient illicite, car elle romprait l'unité paradoxale que tout le texte a constitué.

La détermination du global sur le local s'entend alors de cette manière : c'est une hypothèse sur la textualité qui guide l'identification du trope, et statue sur la légitimité du parcours interprétatif qui l'institue. Au-delà, ce n'est pas le trope qui permet de requérir la culture, mais la culture qui permet de constituer le trope.

En tant qu'acte interprétatif, l'identification du trope suppose le choix d'un parcours. Comme le trope est local, son micro-parcours permet de poursuivre un chemin, mais reste singulier et ne permet pas par-lui même de restituer l'intelligibilité générale qui l'a justifié : un chemin n'est pas une suite de passages, pas plus qu'un texte n'est une suite de mots.

2.6. Pratiques interprétatives et modes de la mimésis

a) L'ambiguité interprétative

Notre hypothèse pouvait cependant être formulée non sans raisons. Nous l'avons certes invalidée : comme l'écriture, l'interprétation ne fait pas moins par ce qu'elle se permet que par ce qu'elle s'interdit.

Il reste que la figure des deux Vénus est doublement ambiguë, ne serait-ce que par les trocs d'attributs. La perception sémantique qui en résulte est marquée par la duplicité (comme par image un cube de Necker ou un canard-lapin) ; dans ce texte abondent d'ailleurs les figures de l'ambiguïté, comme la taupinière marine ou l'ornithorynque.

Refuser l'hypallage n'entraîne pas cependant que ses interprétants aient disparu, et des contradictions interprétatives demeurent.

b) Antinomisme mimétique

L'indécidabilité relative du trope pourrait être rapportée aux contradictions définitoires de la beauté selon Breton (érotique-voilée, explosante-fixe), et plus généralement au régime particulier de la mimésis surréaliste.

Entre les deux grandes formes du réalisme qui se partagent notre tradition, le réalisme empirique conçu comme représentation du sensible, et illustré en littérature notamment par le roman classique, et le réalisme transcendant caractéristique de la poésie lyrique notamment, les surréalistes ont cherché une troisième voie. Si Breton vilipende sans ambages le réalisme empirique , il ne prend pas clairement parti, malgré ses références au platonisme ou au romantisme allemand, pour un réalisme transcendant.

Sa volonté révolutionnaire, son refus de toute croyance instituée le conduisent à choisir une voie que nous dirons antinomiste : elle détruit les formes classiques de la mimésis, qu'elle soit empirique ou transcendante. Cela sans créer de mode mimétique nouveau, comme si la destruction contenait en elle la construction.

La poésie, amoureuse par définition ("la poésie se fait dans un lit comme l'amour", écrit Breton) est la voie littéraire de cette médiation sans but. La femme en reste la figure centrale, indépendamment des égéries qui peuplent les rêves des biographes : "la femme, devenue momentanément une créature impossible, ne se maintenait plus devant ma pensée que comme objet d'un culte spécial, nettement idolâtre, et [...] j'avais à me défendre devant cette déviation nettement inhumaine" (OC, II, p. 182). Elle devient une médiatrice sans mission, dans cette description qui pourrait être une des variantes de L'union libre : "Beauté sans destination immédiate, sans destination connue d'elle-même, fleur inouïe faite de tous ces membres épars dans un lit qui peut prétendre aux dimensions de la terre ! La beauté atteint à cette heure son terme le plus élevé, elle se confond avec l'innocence, elle est le miroir parfait dans lequel tout ce qui a été, tout ce qui est appelé à être, se baigne adorablement en ce qui va être cette fois." (OC, II, p. 206).

La négativité de l'antinomisme dramatise l'affrontement des contraires, ou plus exactement des contradictoires, mais ne conduit aucunement à résoudre les contradictions.

c) Antinomisme érotique

Dans son étude de L'union libre, Martineau-Genieys a eu tôt fait de voir dans le déroulement de la description le parcours d'un baiser insistant. Même relevée de ce que l'érotisme universitaire a imaginé de plus torride, cette interprétation garde la fadeur obsessionnelle d'une version soft. Elle fait bon marché de la langue d'hostie poignardée, du parcours non standard de l'ekphrasis, des bonbons anciens, comme de la rencontre ultime du sexe et des yeux, dans une sorte d'époptie panique.

Martineau-Genieys n'a peut-être pas prêté assez d'attention à un thème littéraire évoquant une pratique sexuelle naguère considérée comme antinomiste, et pour laquelle Breton affichait alors une prédilection. En réponse à l'enquête Quelques préférences, Breton écrivait dans le numéro 2 (nouvelle série) de Littérature : "Yeux : Violets [...] ; Partie du corps : Yeux [...] ; Manière de faire l'amour : Soixante-neuf"(OC, I, p. 436).

La subversion des normes érotiques et des normes mimétiques va ainsi de pair dans ce poème paru anonymement, en appel à la subversion morale et politique : son titre même doit évidemment s'entendre dans ce sens.

On serait tenté de poser ici quelques questions sur l'érotique occidentale, dont L'union libre est un des plus remarquables aboutissements. L'érotisme ainsi conçu ne serait-il pas un mélange délicat mais instable de narcissisme et de pornographie, voilés l'un par l'autre, et à quoi correspondraient les deux figures de la femme, fille céleste et déesse-mère, ici mêlées dans un même inceste ? Ne posons pas cette question, pour en rester au projet de Breton : la beauté convulsive devra rester érotique-voilée .

d) Antinomisme rhétorique

L'antinomisme mimétique tire parti de l'antinomisme rhétorique. Il y a en effet des affinités entre certains types de figures et certaines conceptions de la représentation artistique, dans la mesure ou ces types correspondent à des types de parcours interprétatifs. Parmi les tropes, peuvent notamment participer à l'entreprise antinomique ces figures que l'on appelait de oppositis ou de contrariis. Cette formule de la topique classique s'applique aux figures contradictoires (comme on en trouve à foison chez Pétrarque, Politien, le Cariteo, Gongora, Marino). Elles forment une des ces associations de que l'on pourrait nommer des massifs. Voici quelques exemples : la syllepse sur pieds dans ma femme aux pieds d'initiales (v. 28) sur yeux dans aux yeux de bois toujours sous la hache(v. 59), sur bras dans aux bras d'écume de mer (v. 26) sur gorge dans à la gorge de Val d'or (v. 31), sur mouvements dans mouvements d'horlogerie et de désespoir (v. 26, avec zeugma) ; l'adynaton dans loutre entre les dents du tigre (v. 4), langue de pierre incroyable (v. 9), mélange du blé et du moulin (v. 24) ; l'oxymoron dans taupinière marine (v.34), balance insensible (v. 47). On pourrait ajouter l'antiphrase dans aux seins de creuset ou encore aux fesses de grès et d'amiante qui évoquent, non sans humour (mais l'humour est souvent antinomiste) tout à la fois le marbre et le feu, attributs de l'une et l'autre Vénus.

La mimésis particulière du surréalisme hésite entre deux processus complémentaires : détruire ce monde, en créer un autre. Ni la déréalisation que suscite par exemple l'hypallage, ni la théogonie que permet la métaphore ne sont plus opératoires dans un univers sémantique où, notamment par l'usage du "stupéfiant-image", les classes sémantiques les mieux établies voient leurs frontières systématiquement transgressés (on compte dans ce poème au moins 80 ruptures d'isotopies génériques).

Dans ce type d'univers sémantique, l'hypallage a diverses fonctions complémentaires. Tout d'abord, celle d'une critique de la doxa; au-delà, celle une critique de l'ontologie (cette figure fait alors écho à cette déclaration d'un des premier grands textes théoriques de Breton : "Qu'est-ce qui me retient de brouiller l'ordre des mots, d'attenter de cette manière à l'existence toute apparente des choses !"Introduction au discours sur le peu de réalité, OC, II, p. 276). Le troc des attributs ruine en effet l'identité à soi des prétendus objets. En d'autres termes, l'hypallage a le mérite sinon la fonction d'affronter deux ontologies, mais de façon dynamique, en passant de l'une à l'autre au moins par anticipation. Dans la mesure où chacune des ontologies est une doxa réifiée, l'hypallage a un effet de paradoxe qui les fait réciproquement se détruire, tout en suggérant une mystérieuse unité. Ainsi, l'hypallage génétique, nous l'avons vu, pouvait multiplier par un facteur cent la tension doxale, ruinant le langage lyrique, c'est-à-dire, en l'occurrence, le réel.


ANNEXE : André Breton, L'union libre, 1931

1

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

5

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
À la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

10

À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres

15

Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de coeur
Aux doigts de foin coupé

20

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin

25

Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent

30

Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine

35

Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical

40

Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle

45

Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne

50

Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir

55

Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

60

Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu

 

 


BIBLIOGRAPHIE

Adamowicz, E. (1989) Narcisse se noie : lecture de l'Union Libre d'André Breton, Romanic Review, 80, pp. 571-81.

Ballabriga, M. (1988) Etude sémiolinguistique du discours surréaliste (André Breton) : construction d'une cohérence., Toulouse, Université du Mirail, Thèse de doctorat d'Etat.

-------- (1995) Sémiotique du surréalisme -- André Breton ou la cohérence, Toulouse, PUM.

Benayoun, R. (1965) Erotique du surréalisme, Paris, Pauvert.

Breton, A. (1963) Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard.

------(1970) Point du jour, Paris, Gallimard.

------ (1988 --) OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, deux vol. parus.

Chastel, A. (1983 [1959]) Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, PUF.

Damisch, H. 1992, Le jugement de Pâris, Paris, Flammarion.

Garrigues, E., éd. (1995) Les jeux surréalistes, Paris, Gallimard.

Gauthier, X. (1971) Le surréalisme et l'érotisme, Paris, Gallimard.

Hamon, P. (1993) Du descriptif, Paris, Hachette.

Kleiber, G. (1994) Métaphore : le problème de la déviance, Langages, 101, pp. 35-56.

Legrand, G. (1977) A propos de la femme-enfant -- Contribution à une typologie de la femme surréaliste, Obliques, 14-15, pp. 9-12.

Legrand, G. (1992) Breton et l'inauguration philosophique du surréalisme, in Surréalisme et philosophie, Paris, Centre Georges Pompidou, pp. 13-18

Lindenberg, D. (1992) Hypermatérialisme et gnose, in Surréalisme et philosophie, Paris, Centre Georges Pompidou, pp. 19-21.

Martineau-Genieys, C. (1969) Autour des images et de l'érotique surréalistes : L'union libre, Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, 8, pp. 171-186.

Mayoral, J. A. (à paraître) Breves notas sobre fenòmenos de hipàlage en el discurso poetico de los siglos XVI y XVII, in Homenaje a Ramòn Trujillo, La Laguna, Universidad de la Laguna.

Meyer, B. (1989) L'hypallage adjectivale, Travaux de linguistique et de philologie, 27, pp. 75-94.

Mitterand, H. (1995) L'illusion réaliste. de Balzac à Aragon, Paris, PUF.

Molinié, G. (1992) Dictionnaire de rhétorique, Paris, Larousse.

Pastoureau, H. (1991) André Breton, les femmes et l'amour, Europe, 743, pp. 81-95.

Picon, G. (1983) Le surréalisme, Genève, Skira, p. 156.

Pierre, J. (1973) Le surréalisme -- Dictionnaire de poche, Paris, Hazan.

Pierre, J. (1992) Notice, in O.C., t. II, pp. 1316-1319.

Rastier, F. (1989) Sens et textualité, Paris, Hachette.

------(1992 a) La généalogie d'Aphrodite -- Réalisme et représentation artistique, Littérature, 87, pp. 105-123.

------(1992 b)Réalisme sémantique et réalisme esthétique, TLE, 10, pp. 81-119 [nº spécial Epistémocritique et cognition, I].

------(1994) Tropes et sémantique linguistique, Langue française, 101, pp. 56-78.

------(1995)La sémantique des thèmes -- ou le voyage sentimental, in L'analyse thématique des données textuelles, Paris, Didier, pp. 223-249.

------(1996 a) Chamfort : le sens du paradoxe, in Ronald Landheer et Paul J. Smith, éds. Le paradoxe en linguistique et en littérature, Genève, Droz, pp. 119-143.

------(1996 b) Textes et sens, Paris, Didier.

Roubaud J. (1986) La fleur inverse, Paris, Ramsay

Seznec, J. (1993 [1940]) La survivance des dieux antiques, Paris, Flammarion.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : lpe2@ext.jussieu.fr

©  juin 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Rhétorique et interprétation - ou le miroir et les larmes. Texto ! juin 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Rastier_Rhetorique.html>. (Consultée le ...).