SÉMANTIQUE TEXTUELLE 2

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2.4. Les conditions des opérations interprétatives

a) Les opérations interprétatives décrites manifestent des régularités, non des règles, et sont soumises à conditions. Pour déclencher le parcours interprétatif, on distingue :
-le problème qu’il a pour effet de résoudre
-l’interprétant qui sélectionne l’inférence à effectuer
-la condition d’accueil qui permet ou facilite le parcours

Il faut aussi préciser le signifié qui est la source du parcours et celui qui en est le but.

La morphosyntaxe se définit comme un ensemble de contraintes sur le tracé des parcours interprétatifs.

La condition d’accueil est nécessaire, mais jamais suffisante. Elle stipule les constructions morphosyntaxiques qui permettent le parcours. Par exemple, il est facilité à l’intérieur du même syntagme.

Le problème interprétatif le plus simple est posé par la discohésion sémantique, par exemple la juxtaposition de sémèmes contradictoires. On notera toutefois, et ce point sera explicité en licence, que toute discohésion, comme toute cohésion, dépend d’une présomption propre à la situation interprétative.

L’interprétant est une unité linguistique ou sémiotique qui permet de sélectionner la relation sémique pertinente entre les unités reliées par le parcours interprétatif. Parmi les interprétants, les axiomes normatifs implicites (topoï) jouent un grand rôle.


b) exemples : pour illustrer les remaniements sémiques qui s’opèrent quand le contexte remanie les classes sémantiques codifiées en langue, on prendra deux exemples complémentaires

Premier exemple : on peut trouver, affiché sur la vitrine d’une buvette, l’énoncé suivant : « Bières : 0.90 € ; Boissons : 0.60 € ». On est là devant une variété de distinguo (strictement, la forme la plus élémentaire du distinguo est la coordination de deux occurrences du même lexème du type « il y a mensonge et mensonge », ce qui implique une dissimilation, cf. l’antanaclase et la syllepse plus haut ; il y a plusieurs variétés : peuvent être opposés deux synonymes* ou parasynonymes).

- le problème interprétatif ici réside dans la juxtaposition contrastée de l’élément et de la classe (tous les dictionnaires conviennent que la bière est une boisson).

-  la condition d’accueil est dans la distinction des deux propositions et la structure (répétée) sujet/prédicat.

- l’interprétant comprend à la fois nos connaissances en ce qui concerne la signification de « bière » et de « boisson » et la distinction juridique et fiscale entre les boissons alcoolisées et les boissons non alcoolisées, qui fait partie des « connaissances d’univers ».

- l’opération interprétative : le terme de « boisson » renvoie à tout liquide que l’on peut ingurgiter qu’il soit alcoolisé ou non ; le terme de « bière » renvoie à un certain type de boisson alcoolisée : le trait /alcoolisé/ est un sème inhérent, hérité dans ce contexte, de ‘bière’ (si on demande une bière dans un établissement qui ne possède pas la licence, on vous précisera que l’on n’a que des bières sans alcool) ; l’opération interprétative, qui repose sur une dissimilation, actualisera sur ‘boissons’ le sème /non alcoolisé/ ; ‘bière’ est le sémème-source de l’actualisation et ‘boissons’ en est le sémème-cible. Bien sûr, le sème /alcoolisé/ de ‘bière’, hérité, est mis en saillance dans ce contexte particulier. On voit que l’affaire est assez complexe, car les sèmes évoqués dans cet exemple ne font pas partie de normes, mais appartiennent à la signification en langue : /non alcoolisé/ et /alcoolisé/ sont des virtualités pour ‘boissons’, le contexte n’en retenant qu’une. On pourrait aussi dire, mais cela ne change pas l’explication générale, que le sème /alcoolisé/ est virtualisé (neutralisé) dans ‘boissons’.

Second exemple : ce sera un peu plus complexe

- le problème interprétatif n’est pas tant dans la juxtaposition, apparemment incohérente (on a l’impression d’un coq-à-l’âne général), de syntagmes de même type que dans la contradiction entre le substantif et l’adjectif au sein de chaque syntagme. La plus évidente, et c’est donc une base pour l’interprétation, est celle de « corbeau blanc » : on a ici l’afférence d’un sème contextuel /blanc/ qui contredit le sème inhérent /noir/ de ‘corbeau’ ; c’est aussi probablement le cas pour « un bel esprit silencieux » où « silencieux » paraît contradictoire avec la définition de « bel esprit » ; d’autres relèvent de normes plus ou moins évidentes, mais pouvant être reconstruites à partir de « corbeau blanc », puisque, par présomption, tous les syntagmes fonctionnent de la même façon : ainsi des topoï sont transgressés (cf. point suivant sur les interprétants) dans « un Normand sincère », « un Gascon modeste », « un procureur désintéressé » et « un petit maître constant ». On peut supposer qu’il en va de même pour « un musicien sobre » et bien sûr pour « un opéra raisonnable » dont tous les autres syntagmes constituent la prédication, mais là, semble-t-il, il ne s’agit plus de normes sociales.

- la condition d’accueil est constituée par la structure sujet (« un opéra raisonnable »)/prédicat (verbe copule + tous les autres syntagmes), la parataxe de l’énumération qui autorise à traiter par le même type de parcours les divers syntagmes qu’elle juxtapose et la forme même des syntagmes (Dét. + N + Adj.).

-  les interprétants résident dans notre connaissance d’univers (les corbeaux sont noirs et les beaux esprits diserts) et une série d’axiomes normatifs ou topoï, qui témoignent de la doxa ou opinion supposée commune de l’époque : les Normands sont hypocrites, les Gascons vantards, les procureurs avides, les petits maîtres volages.

- les parcours interprétatifs sont assez complexes (attention : on ne veut pas dire que ce soit la « bonne » interprétation ; d’autres sont peut-être possibles sur les mêmes bases méthodologiques) et reposent sur une série d’implications (d’inférences) du type « si… alors ». Les résultats pourraient être les suivants :

Il s’agit d’évaluer la relation entre « opéra » et « raisonnable » (qui ne présente pas de caractère contradictoire) à l’aune de syntagmes prédicatifs qui offrent des contradictions internes. Nous laissons de côté le fait qu’il pourrait s’agir d’oxymores recevables dans un certain type de discours (poétique, par exemple) ; nous sommes ici dans un discours de type persuasif qui essaie de défendre une certaine conception du genre opéra dans une épigraphe (il y a donc ici un aspect dialogique sous-jacent) et qui en « rajoute » pour persuader (« un opéra raisonnable, c’est un corbeau blanc » aurait pu suffire pour entendre le propos) ; les syntagmes prédicatifs sont des contre-vérités (universelles ou sociales), des paradoxes et, étant donné la relation équative du prédicat copule, le syntagme « un opéra raisonnable » est aussi une contre-vérité. Mais le caractère déraisonnable de l’opéra, revendiqué ici, va à l’encontre de l’opinion et le « paradoxe » est reconduit… D’une certaine façon, le travail textuel vise à faire passer le sème /déraisonnable/ du statut de s.a.c à celui de s.a.s.n, voire à celui de s.i. !

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