Leconte de Lisle : Le sommeil du condor

Lecture méthodique de ce poème extrait des Poèmes barbares

Ce noble oiseau, décrit dans sa beauté parnassienne, nous transporte dans un décor exotique dont le champ lexical disséminé dans le texte se compose de "Cordillères", "Andes", "sommets creusés en entonnoir" (= volcans), "Amérique", "pampas", "Chili", "Mer Pacifique", "Croix australe".

On décèle 3 mouvements dans la description qui nous est offerte :
V. 1-8 : "Le vaste Oiseau" dans son décor gigantesque, comme lui
V. 9-22 : le déferlement de la nuit
V. 23-28 : la réaction du grand voilier

Partie 1

Les trois premiers alexandrins - mètre anoblissant - insistent sur le mouvement ascendant par l'anaphore "par-delà", le comparatif "plus haut" et "les sommets" eux-mêmes auxquels on accède par "l'escalier".

Ils créent un suspense car ces 4 premiers vers ne sont que des compléments circonstanciels de lieu qui retardent l'arrivée du sujet de la phrase : le lecteur se demande qui peut bien avoir accès à ces escarpements sauvages, si ce n'est ces "aigles noirs". Or ceux-ci lancent une fausse piste du fait qu'ils ne font que préparer l'arrivée de leur roi, dont la couleur est différente : son plumage, "rouge par endroit", est en harmonie avec le décor minéral : "le flux sanglant des laves" qui lui sont donc "familières". Anticipons : cela sera plus loin repris au v. 18 avec la couleur du couchant, lorsque le "soleil meurt" (v. 8), dans le même contraste : "Baigné d'une lueur qui saigne sur la neige", métaphore qui laisse sous-entendre une souffrance mystérieuse : de quoi peut bien souffrir ce condor qui règne dans son milieu ?

De même "les brouillards hantés" du v. 2 trouveront une réponse au v. 17 : cet oiseau qui les hante est "comme un spectre" aux "yeux froids" (v. 8) qui "attend "cette mer sinistre qui l'assiège" (v. 19), ce qui développe dans ce poème le thème menaçant de la mort. Si bien que ce roi apparaît peu réjouissant.

Pour terminer l'étude de cette première section, on relèvera le jeu du poète avec les contrastes : (a) blanc (neige) / noir (aigle) /rouge ; (b) ascension / mouvement vers le bas : "l'envergure pendante", regard plongeant de l'oiseau dominateur (v. 7) ; (c) froideur / chaleur intense de la lave liquide qui "bout" ; (d) oxymore du "sombre soleil" qui n'éclaire déjà plus.

Avec le sentiment de "morne indolence" (v. 6) qui personnifie le condor et suggère la personnalité cachée du poète, on retrouve l'adjectif "indolents compagnons de voyage" qui caractérisait déjà l'Albatros baudelairien ; cela confirmerait qu'un sentiment d'exclusion de type Romantique est sous-jacent à l'impassibilité parnassienne qu'illustre cet oiseau aussi silencieux que le "continent muet" (v. 13) au moment du crépuscule, et aussi "altier" que le pic qui l'environne (v. 17)

Partie 2

A sa passivité (puisqu'il "regarde" et ne produit pas d'efforts) s'oppose l'arrivée de la nuit, celle-là même qu'il "attend" (v. 19) sans s'effrayer.

Avec son expansion qui justifie la métaphore de la vague marine qui "déferle" (v. 20) : "s'est emparée", "enfle, en tourbillons croissants", "le lourd débordement de sa haute marée", "mer qui l'assiège et le couvre en entier", la Nuit apparaît comme l'agresseur de cet animal qu'elle semble noyer. Lui, qui est dominateur, ne peut pourtant lui échapper. Cela met un bémol à la toute-puissance que suggèrent sa hauteur et son envergure.

On notera la présentation progressive des termes géographiques pour signifier l'élargissement (v. 10) de la vue : au premier plan les "cimes" de la Cordillère, puis, "sous les monts les pampas sauvages", et, d'Est (= levant) en Ouest (= couchant), de façon plus en plus éloignée, les villes, les rivages et la "Mer Pacifique" (laquelle justifie la métaphore marine de la nuit dont on a parlé).

Cette progression a un terme : "l'horizon divin" (. 12), qui donne une âme surnaturelle au paysage froid et mort. On peut se demander si l'Oiseau avec sa majuscule n'est pas ce dieu vénéré : rappelons que dans les mythologies andines le Condor intervient comme un avatar du soleil et fait l'objet d'un culte.

Revenons à la Nuit : comme dans tout rêve poétique, elle laisse finalement place au firmament, avec le monde étoilé de "la Croix australe" rappelant que l'on est au Sud. On observera que l'auteur file la métaphore marine : le ciel est comparé à "l'abîme sans fond" de la mer nocturne qui a tout envahi, et sur ses "côtes" la constellation "allume son phare" (v. 21-22). Voilà comment la géographie réaliste devient poétique.
Quant à la tonalité, elle est moins négative en cette fin de section du fait que la lumière triomphe encore au sein des ténèbres.

Partie 3

Revoici notre oiseau dont l'anaphore en "Il" et les actions répétées au présent descriptif (v. 23-26 : "il râle, il agite, il érige, il s'enlève, il monte") a un effet d'insistance : le fait qu'il soit ainsi constamment au premier plan lui confère le statut de héros EPIQUE du récit : il n'y en a que pour lui et que sa grandeur, contre cette autre force qu'est la montée de la nuit. Un indice de sa valorisation est la métonymie de "sa plume" qui refuse le pluriel normal ici pour valoriser la qualité, non la quantité. De même, il apparaît plus fort que les éléments naturels en dépassant en altitude le vent lui-même (v. 26).

Avec son "plaisir" et sa sauvagerie puissante ("cou musculeux et pelé", "fouettant l'âpre neige", "cri rauque"), le condor est totalement en harmonie avec le décor nocturne, et nullement effrayé par "cette mer sinistre qui l'assiège".

L'anaphore revient au sein de l'avant-dernier alexandrin avec "loin de" qui insiste sur la distance prise aussi bien par rapport à la Terre maintenant nocturne ("globe noir"), qu'au soleil couché ("astre vivant") ; si bien que le grand voilier, le planeur déployé du dernier vers se situe dans une sphère intermédiaire, un infini qui le rapproche du précédent "horizon divin" : son côté spectral ne l'a-t-il pas fait passer
de l'autre côté , c'est-à-dire du côté de l'au-delà des vivants, chez les dieux andins ?

Le fait qu'il puisse dormir "dans l'air glacé" démontre la persistance de l'harmonie avec un décor qui, pour le lecteur étranger à ce monde exotique, demeure rude et hostile. Dans son calme "sommeil" succédant au rude envol, il atteint une plénitude que traduit la régularité du rythme coupé aux hémistiches dans les deux derniers alexandrins (6-6-6-6).