Corbière : Le crapaud Lecture méthodique de ce sonnet particulier extrait des Amours Jaunes

Voici les principales différences avec Le Crapaud de Hugo, dont le côté glorieux est à l'opposé de tout déclin, de toute décadence qui apparaît ici en 1873 :
- Le ton n'est pas solennel mais ludique.
- La forme n'est pas celle d'un poème narratif moralisateur, mais d'un sonnet à l'envers ; d'où le vif octosyllabe contre le noble alexandrin.
- Seules des traces de Romantisme subsistent : point d'antithèse manichéenne et religieuse (qui convertit la méchanceté noire d'ici-bas en une bonté lumineuse et céleste), mais un vague clair de lune (v. 2), un chant de rossignol (v. 10) et les souffrances du "moi" (v. 13-14).
- Pas de clair récit cohérent mais des lambeaux de descriptions et des points de suspension qui instaurent le mystère ; explicite chez un auteur, implicite non-dit et sous-entendu chez l'autre (plus hermétique, donc).
- Hugo interpellait le philosophe ("Tu cherches ?"), alors que Corbière interpelle un interlocuteur anonyme ("Viens", "Vois").
- Utilisation d'un présent de V. G. chez Hugo alors que le présent de Corbière décrit sa situation actuelle (son maintenant).
- Ici identification finale au crapaud, ce qui n'était nullement le cas de Hugo ; l'animal reste négatif chez Corbière, ce qui n'était nullement le cas chez Hugo, optimiste.

1) Comment entrer dans le "sonnet à l'envers" qui nous occupe ?

Pistes : on observe un mot répété dans toutes les strophes : "chant-" (nom ou verbe), sauf dans la troisième où il pour noble substitut "rossignol de la boue" (métaphore valorisante) : bref, le crapaud se caractérise par le sens auditif du promeneur qui l'entend ; son chant est donc a priori agréable.
D'autant que la présence du mot "poète" l'assimile au symbole du lyrisme.

MAIS dès le premier vers on s'aperçoit que la nuit est "sans air", étouffante, oppressante, et que "l'Horreur" devient une litanie : cela appartient en fait au champ lexical de la guerre, tel qu'il est constitué par "soldat", mais aussi "tondu" (en hypallage), "métal", "boue", "enterré", "froid, sous sa pierre", sans doute tombale dans ce contexte macabre et militaire de 1873 - voire mythologique avec "son oeil" unique de Cyclope. Le chant devient alors patriotique pour encourager le soldat à rester "fidèle" à son engagement.

Ces premières pistes montrent ainsi toute l'ambiguïté du contenu du poème qui semble pétri de contradictions : cf. les oxymores "rossignol (positif) de la boue (négatif)", "vif (vie) enterré (mort)", "Vois-tu pas (dénégation) Non (négation)".

2) Face à ces aspects décousus, on relira ce poème en tentant de lui donner une cohérence et une clarté dont il semble dépourvu, au premier abord.

L'expression en enjambement des v. 2 et 3 : "plaque en métal clair les découpures" donne un côté solide, tactile à la simple et normale vision de la prairie à peine éclairée par la lune (c'est pourquoi le "vert sombre") ; comme si la dureté du combat militaire influençait la description, d'entrée de jeu.

Le v. 4 semble par les points de suspension et la thématique du chant répondre au v. 1 ; autre manière de comprendre "les découpages du vers" poétique, comme si Corbière s'amusait !

La nouveauté qu'apporte les seconde et troisième strophes réside dans l'énonciation : le poète utilise l'adverbe "là", "près de moi" et interpelle un ami ("Viens", "Vois-le") pour observer avec lui l'endroit d'où sort ce bruit et qui est sous leurs yeux. On a donc une description ancrée dans la situation de parole, et qui relève de l'actualité du locuteur. La découverte de la chose est progressive puisque du "ça" mystérieux on passe à la révélation : "Un crapaud !", qui, comme chez Hugo, est du côté de "l'ombre".

L'ambiguïté persiste car on ignore quel est le locuteur (= qui parle) à la troisième strophe.

La phrase en enjambement "Pourquoi cette peur, Près de moi, ton soldat fidèle !" crée une identification et peut se traduire ainsi : n'aie pas peur, car comme toi, je suis un soldat, qui t'est fidèle et veille sur toi. Si le crapaud est soldat, cela explique qu'il soit "tondu" au vers suivant, sans moyen de s'enfuir (ailes), et "poète" du fait de son chant nocturne.

"Horreur pourquoi ?" à cette question qui peut venir de l'interlocuteur anonyme la réponse est apportée par la froideur cadavérique ou métallique finale, "sous sa pierre", vraisemblablement tombale. Si bien que le "Bonsoir" du vers final séparé peut se comprendre comme l'adieu à la vie. La chute du dernier vers consiste en un effet de surprise, comparable au Dormeur du val de Rimbaud (mêmes contextes macabre et militaire), celui de l'identification entre le poète et l'animal, déjà préparée par le chant poétique du rossignol de la boue.

On observe la transitivité : si le crapaud est soldat rampant dans la boue, qu'il est "poète tondu", et que JE suis aussi "ton soldat fidèle", alors MOI, Corbière poète, le suis comme lui. Cela démontre bien la logique assurant une continuité dans la lecture que nous venons de faire. Elle va au-delà des effets de rupture que provoquaient les phrases nominales du début, les oxymores et le rythme très saccadé, haché - comme le sont les "découpures" de la parole voire du corps en temps de guerre - dans les strophes 2, 3 et 4.

On n'a pas ici cherché à organiser davantage les remarques du fait qu'un commentaire, plus composé autour de 3 points, du même poème, est consultable sur un site littéraire .
________________

Pour donner des pistes d'intertextualité, on renverra à deux autres crapauds :

(a) Celui de Desnos :

(b) Celui de Jean Lorrain (1895) :

"Ç'a été une des plus affreuses impressions de mon enfance et c'en est resté peut-être le plus tenace souvenir ; vingt-cinq ans ont passé sur cette petite mésaventure d'écolier en vacances, et je ne puis encore en évoquer la minute sans sentir mon coeur chavirer sous mes côtes et me remonter jusqu'à la hauteur des lèvres dans une indicible nausée de frayeur et de dégoût.

Je pouvais bien avoir dix ans, et mes deux mois de grandes vacances de collégien élevé loin des miens et de ma petite ville natale, dans un des plus grands lycées de Paris, je les passais dans la propriété d'un de mes oncles, un grand parc tout en profonds ombrages et en eaux dormantes s'allongeant au pied d'une haute hêtraie dévalant au flanc d'un coteau, et cela dans un pays charmant, au nom plus charmant encore, à Valmont ; Valmont, dont je devais retrouver les deux romanesques syllabes dans le plus mauvais livre, le plus cruel et le plus dangereux du XVIII° siècle, Valmont dont le mélancolique et doux souvenir, fait de grands arbres, d'eau de sources et de longues et silencieuses promenades sous des chemin couverts, est demeuré confondu dans ma mémoire avec les chromo-lithographies de Tony Johannot, lacs d'Ecosse entourés de forêts et châteaux d'outre-Rhin dominant des vallées, des morceaux de musique traînant il y a vingt ans sur le piano de ma mère.

Mon oncle Jacques possédait dans ce coin de pays perdu une vaste propriété, ancien domaine abbatial dont nous habitions le couvent, aujourd'hui converti en maison de campagne. Les cellules y étaient devenues autant de chambres étroites et proprettes, le réfectoire la salle à manger et le parloir le salon ; nous vivions là en famille, une quinzaine de cousines et de cousins, sous la surveillance de nos parents, et c'étaient tous les jours, durant ces deux mois, des parties dans les environs pour amuser cette marmaille.

Ces folles parties qui faisaient battre des mains et bondir de joie mes petits cousins, je mettais, moi, tous mes soins pour m'y soustraire, épris que j'étais déjà, tout enfant, de solitude et de rêverie, plein d'une peur instinctive des jeux bruyants des garçons et des taquineries déjà coquettes des filles. Aux violentes parties de barre, aux goûters sur l'herbe en forêt et même à la pêche aux écrevisses, si féconde en amusantes surprises, combien je préférais une promenade à l'aventure, seul, sans personne, dans ce grand parc dont les interminables pelouses m'apparaissaient mystérieuses et comme baignées d'une clarté de rêve entre leurs hauts massifs de peupliers, de hêtres et de bouleaux ; et certains rideaux de trembles dorés se dressant en quenouilles sur le bord de l'étang, j'en aimais, non sans une certaine étreinte au coeur, le feuillage éternellement inquiet. Un kiosque à vitraux de couleur à demi enfoui parmi les oseraies d'une île artificielle m'attirait aussi, comme fasciné, au bord des eaux tranquilles, et c'était, dans la petite barque attachée à la rive, de longues heures de songeries, étendu sur le dos, les bras repliés derrière la tête et les yeux suivant la fuite des nuages de ce ciel clair et profond de pays d'étangs.

Oh ! la torpeur ensommeillée et le silence bourdonnant d'insectes des chaudes journées de juillet dans ce coin de parc accablé, tous les hôtes du domaine retirés dans leurs chambres fraîches, avec, de temps à autre, le bruit monotone d'un râteau criant sur le sable des allées ; et, aux premières rouilles de septembre, la chute des feuilles des platanes, transparentes et jaunes comme de l'ambre, sur l'étain figé des pièces d'eau ! Comme tout cela est loin et m'est présent encore, combien de tout cet hier je voudrais faire l'emploi de mes lendemains !

Ces heures lourdes de la sieste en été, des excursions en automne, je les passais, moi, en pérégrinations sournoises, en véritables voyages de découverte à travers les coins inexplorés de cette propriété dont le clair-obscur et le mystérieux m'intriguaient. C'étaient de longues haltes auprès des fourmilières, des contemplations ravies de grenouilles immobiles sur une feuille de nénuphar, des reconnaissances prudentes autour des ruches, toutes ces joies, en somme, que prennent les enfants à étudier des bêtes qui ne se savent pas regardées ; et puis enfin, c'était une volupté déjà étrange, étant donné mon âge, à céder à la fascination de l'eau. L'eau qui m'a toujours attiré, séduit, pris, charmé, et qui m'ensorcelle encore, et Dieu sait si j'étais servi à souhait dans cette propriété où les îlots, les ponts rustiques et les pièces d'eau se succédaient dans des paysages de keepsake , le premier parc anglais créé dans la contrée au moment de la vogue des romans de Rousseau. Une rivière indolente alimentait toutes ces merveilles auliques, grossie elle-même par quatre ou cinq petites sources, dont l'orgueil du premier propriétaire avait fait autant de chapelles. C'étaient, échelonnées le long du parc, comme autant de piscines cimentées et dallées sous un abri d'ardoises, avec quatre ou cinq marches baignant dans la transparence d'une eau verdâtre et froide : la source.

C'étaient là, je l'avoue, mes pèlerinages d'élection ; une, entre autres, qu'on appelait la Ferrugineuse, me plaisait plus que toutes. Située à la lisière du parc, au pied d'une sapinière dont l'ombre bleue la trempait comme d'un reflet de lune, même par les plus chaudes journées d'été, elle stagnait, délicieusement froide, tel un bloc de glace encastré dans le quadrilatère des murs. A peine si quelques bulles de vif-argent crevaient à sa surface, et parmi les pariétaires, les lierres terrestres et les fougères fines, elle sourdait, cette source, si limpide et si lente que son eau n'en semblait plus de l'eau, mais du cristal de roche refroidissant posé au fond d'un réservoir.

Une de mes rares joies (je les aimais déjà presque coupables, aiguisées, affinées par l'attrait des choses défendues) était de m'esquiver vite après le déjeuner et de courir d'un trait, à perdre haleine, à travers le parc, pour arriver tout ému, tout en nage à la source préférée, et là, de boire éperdument l'eau bleuâtre et glaciale. Cette eau qu'on nous permettait à peine à table, cette eau que nous buvions tous des yeux à travers les carafes emperlées de buée, je relevais mes manches jusqu'aux coudes pour y plonger mes mains frémissantes, j'y puisais à pleines poignées, je m'en emplissais la bouche et le gosier avec des glouglous jouisseurs, j'y pointais ma langue comme dans de la glace, et je sentais descendre en moi un froid aigu et pénétrant et pourtant doux comme une saveur : c'était une espèce de frénésie toute sensuelle, triplée par la conscience de ma désobéissance et par le mépris que je prenais des autres de ne pas oser en faire autant ; et puis, on était si bien dans cette retraite, dans l'ombre calme et comme éternelle de ces grands sapins, les yeux reposés par le velours des mousses !

Oh ! la source ferrugineuse du vieux parc de Valmont, je l'ai, je crois, aussi passionnément aimée, aussi voluptueusement possédée que la plus adorée des maîtresses, et cela jusqu'au jour où, par une cruelle revanche des choses, j'y devais trouver le plus ignoble des châtiments.

Un jour où, selon mon habitude, je venais de boire à lentes gorgées l'enivrante eau glacée, comme je me relevais sur la paume des mains (ce jour-là, dans ma sensualité gourmande, je m'étais couché à plat ventre et j'avais lapé à même la source comme un jeune chien), j'aperçus sur le dallage de la piscine, accroupie dans un angle, une immobile forme noire qui me regardait : c'étaient deux yeux ronds à paupières membraneuses horriblement fixés sur les miens, et la forme était flasque, comme affaissée et rentrée en elle-même, quelque chose de noirâtre et de mou dont la seule idée de contact m'énervait. Son immobilité aussi, son immobilité de monstre ou de larve m'emplissait de colère et d'épouvante, quand à travers les transparences de la source, sous l'ombre dentelée des fougères, l'amas gélatineux et brun s'étira lentement, et deux pattes palmées ignoblement grêles firent un pas vers moi.

Le crapaud remuait.
Car c'en était un, un immonde crapaud, pustuleux et grisâtre, maintenant qu'il était sorti de son angle, et que la lumière fusante des sapins tombait sur son échine en l'éclairant en plein : un ventre d'un blanc laiteux traînait entre ses pattes, ballonné et énorme, tel un abcès prêt à crever ; il remuait, douloureux, à chaque effort en avant de la tête, et l'ignoble pesanteur de son arrière-train écoeurait.

C'était d'ailleurs un crapaud monstrueux, comme je n'en ai jamais vu depuis, un crapaud magicien, tout au moins centenaire, demi-gnome, demi-bête du sabbat, comme il en est parlé dans des contes, un de ces crapauds qui veillent, couronnés d'or massif, sur les trésors des ruines, une fleur de belladone à la patte gauche, et se nourrissent de sang humain.

Le crapaud remuait et j'avais bu de l'eau où vivait et où grouillait ce monstre, et je sentais dans ma bouche, dans mon gosier, dans tout mon être, comme un goût de chair morte, une odeur d'eau pourrie, et pour comble d'horreur, je vis que le crapaud, dont les yeux avaient semblé me fixer tout d'abord, avait les deux prunelles crevées, les paupières sanguinolentes, et qu'il s'était réfugié dans cette source, supplicié et pantelant, pour y mourir.

Oh ! ce crapaud aveugle, cette agonie de bête mutilée dans cette eau claire au goût de sang !