Que
savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses
C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent;
Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie;
Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la
splendeur.
Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas! le bas-empire est couvert d'Augustules,
Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils.
Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils;
L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière :
Le soir se déployait ainsi qu'une bannière;
L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli;
Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein
d'oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire;
Peut-être le maudit se sentait-il béni;
[...]
Bonté de l'idiot! diamant du charbon!
Sainte énigme! lumière auguste des ténèbres!
Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié.
O spectacle sacré! l'ombre secourant l'ombre,
L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant ;
Le damné bon faisant rêver l'élu méchant!
L'animal avançant lorsque l'homme recule!
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu'elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle
Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle
;
Le baudet
qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? O penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes
maudites?
Crois,
pleure, abîme-toi dans l'insondable amour!
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,
La bonté, qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l'Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l'âne, à Dieu, le grand
savant.
Introduction
: cette présentation laisse apparaître un découpage en 3
parties qui correspondent aux 3 mouvements que l'on peut
déceler dans ce fragment de texte qui constitue en quelque
sorte la morale du récit préalable (à la manière de La
Fontaine) :
- La revalorisation du négatif ("idiot", "brute")
- Retour sur les protagonistes victimes, du récit, et
comparaison avec les Philosophes (antiques : Socrate &
Platon)
- La leçon qui leur est donnée par une nouvelle valeur (= la
bonté, en anaphore insistante)
On retrouvera au cours de l'analyse la force des antithèses
et autres figures de style hugoliennes.
On ne retiendra pour l'explication orale que les 15 premiers alexandrins, à partir de "Bonté de l’idiot..." (attention à la diérèse sur DI-A-MANT et I-DI-OT pour avoir 12 pieds).
Antithèse minérale : "diamant du charbon" : expression métaphorique qui revalorise ce qui est du côté de la noirceur sale : le crapaud mais aussi l'âne. En effet ce que l'on croyait initialement mauvais et du côté des "ténèbres" se révèle au cours du récit du côté de la "lumière", comme l'explique le vers suivant. Par son geste généreux, l'âne s'avère très précieux et brillant de qualité pour celui qu'il aide.
Attention au jeu sur le sens figuré : on pourrait croire d’après ces analyses qu’il s’agit d’une pierre précieuse métaphorique ; mais le mot crapaud signifie aussi « défaut dans un diamant » (P. Robert), ce qui fait du batracien en question un élément métaphorique lui aussi. Hugo brouille les pistes, sans doute pour que ce soit le sens figuré de son récit qui domine, avec sa portée moralisatrice (de l’éclat lumineux de la pierre à la manifestation de la vérité et la prise de conscience d’une valeur).
Le geste de l’âne est tellement surprenant et gratuit (pas obligé) qu'il constitue une "sainte énigme", vocabulaire religieux (cf. l'union de l'âne avec Dieu au vers final) qui se retrouve dans cet éclair "céleste" (vers suivant) qui vient toucher un des protagonistes martyrs, comme s'il fallait souffrir sur terre pour mériter d'être touché par la grâce divine qui vous sonne une qualité que vous n'auriez jamais eue.
Auguste = qui
inspire la vénération : encore un terme de valorisation
religieuse, comme plus loin ce "spectacle sacré" de
l'entraide.
Comme celui-ci et les suivants, les deux premiers vers sont
constitués de phrases nominales exclamatives : on sent bien la
surprise admirative devant le miracle qui vient de s'accomplir
: "le grand ignorant" devenu "le grand savant" (dernier vers)
par l'acquisition de qualités et d'une sagesse.
Une condition est apportée à cette revalorisation : "Si…" :
il faut que "les funèbres" martyrs ("châtiés") aient une
attitude de solidarité entre eux ("l'ombre secourant l'ombre"
: antanaclase : l'âne, "âme obscure", secourant le crapaud,
"âme sombre" : une nuance est ici apportée au fil des vers)
pour qu'ils puissent n'avoir "rien" à envier aux "célestes",
c'est-à-dire à ceux qui ont d'emblée toutes les qualités dans
la vie.
Le dualisme
se confirme avec :
- ANE = "le stupide attendri se penchant" ;
- CRAPAUD = "l'affreux", "le damné bon" (oxymore),
Mais aussi avec l'antithèse entre (a) ce monde ANIMAL et (b)
l'HOMME qui est cet "élu méchant" (autre oxymore), car il est
certes choisi par Dieu, d'après la Bible, mais méchant par ses
actes (enfants, prêtre, coquette, etc.) : "L'animal avançant
lorsque l'homme recule", le "faisant rêver", mouvements à
prendre au sens moral (progrès contre régression : les deux
sont paradoxaux car la norme voudrait que ce soit l'inverse :
homme avançant à l'opposé du recul animal).
"Dans la sérénité du pâle crépuscule" : ce vers qui en revient à la description initiale du récit reste habilement enchaîné au précédent par la rime plate recule/crépuscule. Cette reprise du monde céleste évoquée auparavant permet d'insister sur la qualité paradoxale des plus démunis : "La brute" (en général non plus dans le cadre particulier des protagonistes du récit) n'est pas opposée à la "douceur" dont elle est la "sœur" (antithèse persistante) : même les pires peuvent devenir les meilleurs, morale chrétienne appuyée lourdement par cette "grâce" qui soudain touche, comme elle avait atteint l'âne.
Cette conversion aboutit à ce qu'elle (la brute) "soit égale à l'étoile éternelle" : allitération en L et T et assonance en OI donnent à cette expression une unité, une force dans la conclusion de cette partie du poème qu'elles constituent : le plus bas moralement (crapaud par sa laideur et âne par son ignorance, comme le sont en réalité les blonds enfants (in)humains tortionnaires) remonte au firmament où il brille, guidé qu'il est par ce Dieu qui l'a touché de sa grâce, de sa lumière qu'il a mis dans son cœur et son esprit.
En
conclusion, l'organisation remarquable du poème moralisateur
en fonction de l'antithèse remarquable des champs lexicaux qui
se trouvent conciliés ; relevé :
- LUMIERE et brillance (positives) venues du ciel : étoile,
faisant rêver, diamant, sainte, douceur, bonté /bon, attendri,
secourant, venant en aide, âme, se penchant, élu, songent /
pense, pitié, pâle (crépuscule), sérénité, éclair de grâce
brille ;
- TENEBRES (négatives) d'ici-bas : charbon, obscure,
(s)ombre, funèbres, énigme, mystérieuse, aveugle et châtié,
idiot, brute, stupide, affreux, damné, méchant, n'ayant pas (=
privation du Bien).
Comme l'éclair, il a suffi d'un "moment" pour que la liaison
de l'une avec l'autre revalorise la mauvaise : optimisme
foncier de Hugo.