Sully Prudhomme : Le cygne

Lecture méthodique de ce poème

Ce poème (de 1869) laisse transparaître une coupure nette entre
- Paysage diurne (v. 1-22) où "le soleil se mire" final répond au premier "miroir des lacs" : blancheur éclatante de l'animal ; ce pluriel "des lacs" suggère l'idée qu'il s'agit d'un paysage général, où sont décrites au présent les habitudes d'un cygne typique (et non d'un volatile en particulier).
- Paysage nocturne (v. 23-32) où le miroir permet le reflet "entre deux firmaments", l'un au-dessus, l'autre au-dessous du cygne ; la "nuit lactée" conserve une blancheur brillante et donc une euphorie constante dans le poème qui repose sur les jeux de lumière.
On verra comment ce poème parnassien renvoie à des données romantiques, cela même si le poète et sa subjectivité s'absentent du texte.

Partie 1 , qui se laisse découper en 3 sous-parties :

(a) v. 1-10 : Présentation de l'animal (noble, comme l'est l'alexandrin) en parfaite harmonie dans son cadre : douce ondulation, calme, silence.
Surprise du premier vers : l'action ne se passe pas comme le voudrait la norme sur, mais "sous le miroir des lacs" : vision sous-marine de la patte du palmipède qui "chasse l'onde", selon le vocabulaire poétique (parmi lequel encore "firmament" ou "azur").
Insistance sur le glissement par le rejet du verbe au début du v. 3 où s'achève la phrase.
Suivent deux comparaisons valorisantes :
- d'une part le duvet voit sa blancheur brillante augmentée par le comparant montagnard ; cependant cette fragilité "des neiges d'avril qui croulent au soleil" est aussitôt contredite par l'expression "Mais, ferme et d'un blanc mat", ce qui introduit une ambiguïté.
- d'autre part, la voile du "blanc navire" augmente la grandeur et la force motrice de son aile.
Les deux vers suivants (7 et 8) organisent la description selon l'axe vertical (vers le haut : "dresse son col" puis le bas : "le plonge") et horizontal ("le promène allongé sur les eaux"), avant que le v. 9 n'ajoute une troisième comparaison, cette fois reprise au domaine des arts (la sculpture) et selon des formes douces : "Le courbe gracieux comme un profil d'acanthe" : on a l'impression que l'animal est figé dans une pose, que le modèle vivant a été immortalisé par la statue.
La blancheur immaculée triomphe au dernier vers de cette sous-partie avec la dissimulation intentionnelle de la noirceur de son bec à laquelle semble se livrer l'oiseau.

(b) v. 11-18 : "Tantôt..." : première direction à proximité de la rive :
Après les "roseaux", les "pins" et "herbages", de même que plus loin la "feuille de saule" ou "pas un jonc, pas un glaïeul", montrent son affinité avec le monde végétal, "séjour d'ombre et de paix", par contraste avec l'éclat solaire précédent.
Quant au verbe "serpente", il réitère l'ondulation qui justifie la comparaison suivante avec la "chevelure", ce qui personnifie l'oiseau, au même titre que plus loin "son épaule", ou que le sentiment exprimé dans la "languissante allure". La durée quasi-"éternelle" (voir v. 16) que l'on avait décelée dans la sculpture précédente est ici confirmée.
S'il se plaît à côtoyer "La grotte où le poète écoute ce qu'il sent / Et la source qui pleure un éternel absent", c'est que ces deux vers - unis par la rime, plate comme toutes les autres - sont au centre du poème, comme s'ils en étaient le cœur Romantique.
En effet, on décèle ici non seulement l'allusion à un vers de Nerval (J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène), mais les pleurs d'une nature sensible et la fonction de confident qu'occupe le poète dans cette grotte (qui indique l'idée d'une origine autant que la source). Voilà pourquoi la froideur parnassienne ne peut ici caractériser ce poème où s'exprime une sensibilité.

(c) v. 19-22 : "Tantôt..." : seconde direction vers le "large" :
La confiance a gagné le palmipède qui n'a plus besoin d'une quelconque protection. Si bien que la cachette du "bois obscur" fait place au blanc brillant solaire, solennel et festif ("fêter…"), et à la pureté idéale de l'azur qui colorent la surface du lac, à découvert. La fierté narcissique de l'oiseau : "sa blancheur qu'il admire" confirme la pose précédente au cou dressé ; de même que "gouvernant" reprend la comparaison avec le navire ; ce sentiment de plénitude concorde avec l'ampleur de la phrase (v. 19-22) aux rythmes réguliers.

Partie 2

"Puis" introduit le second temps, celui du déclin de la lumière, accompagnée de la menace de la mort : "spectre confus", à "l'heure" romantique du "clair de lune".
La modification temporelle se marque, au niveau spatial, par l'évolution des couleurs, allant du brun au "long trait rouge" du couchant, jusqu'à la nuit "violette".
C'est alors que se manifeste deux autres animaux, en quelque sorte sujets du cygne souverain : silence rompu par le "bruit" des rainettes, et remarquable allitération donnant une impression de plénitude à l'écoute de "la luciole au clair de lune luit". Cette luminosité intense, contrastant avec le violet non éclairé, fait le lien avec celle du deuxième comparant sculptural qui constitue la chute du poème : "Comme un vase d'argent parmi des diamants" ; telle est la transfiguration précieuse du cygne blanc parmi les étoiles qui "sous lui se reflètent". Or Sully Prudhomme s'interdit la facilité du mot stellaire qui n'est que suggéré par la "nuit lactée" ainsi que par les "deux firmaments" (par dédoublement) "entre" lesquels le volatile devenu joyau fait la jonction. Il semble ainsi être le médiateur entre le monde terrestre du lac et le monde céleste, auquel il reconduit par le brillant du reflet.
La voie lactée n'a pas seulement pour effet d'instaurer "splendeur" et harmonie, mais aussi de rendre la douceur (déjà du laiteux) prédominante, comme le montre la pose de l'oiseau au dernier vers : "Dort, la tête sous l'aile", soit une position de repli dont l'aspect lové reprend la douce courbure du col. La majesté précédente le cède ici au triomphe du calme et de la paix.