Sans
bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,
Le cygne chasse l'onde avec ses larges palmes,
Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareil
A des neiges d'avril qui croulent au soleil ;
Mais, ferme et d'un blanc mat, vibrant sous le
zéphire,
Sa grande aile l'entraîne ainsi qu'un blanc navire.
Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,
Le plonge, le promène allongé sur les eaux,
Le courbe gracieux comme un profil d'acanthe,
Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante.
Tantôt le long des pins, séjour d'ombre et de paix,
Il serpente, et, laissant les herbages épais
Traîner derrière lui comme une chevelure,
Il va d'une tardive et languissante allure.
La grotte où le poète écoute ce qu'il sent,
Et la source qui pleure un éternel absent,
Lui plaisent ; il y rôde ; une feuille de saule
En silence tombée effleure son épaule.
Tantôt il pousse au large, et, loin du bois obscur,
Superbe, gouvernant du côté de l'azur,
Il choisit, pour fêter sa blancheur qu'il admire,
La place éblouissante où le soleil se mire.
Puis, quand les bords de l'eau ne se distinguent
plus,
A l'heure où toute forme est un spectre confus,
Où l'horizon brunit rayé d'un long trait rouge,
Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,
Que les rainettes font dans l'air serein leur bruit,
Et que la luciole au clair de lune luit,
L'oiseau, dans le lac sombre où sous lui se reflète
La splendeur d'une nuit lactée et violette,
Comme un vase d'argent parmi des diamants,
Dort, la tête sous l'aile, entre deux
firmaments.
Lecture méthodique de ce poème
Ce poème (de
1869) laisse transparaître une coupure nette entre
- Paysage diurne (v. 1-22) où "le soleil se mire" final
répond au premier "miroir des lacs" : blancheur éclatante de
l'animal ; ce pluriel "des lacs" suggère l'idée qu'il s'agit
d'un paysage général, où sont décrites au présent les
habitudes d'un cygne typique (et non d'un volatile en
particulier).
- Paysage nocturne (v. 23-32) où le miroir permet le reflet
"entre deux firmaments", l'un au-dessus, l'autre au-dessous du
cygne ; la "nuit lactée" conserve une blancheur brillante et
donc une euphorie constante dans le poème qui repose sur les
jeux de lumière.
On verra comment ce poème parnassien renvoie à des données
romantiques, cela même si le poète et sa subjectivité
s'absentent du texte.
Partie 1 , qui se laisse découper en 3 sous-parties :
(a) v. 1-10 :
Présentation de l'animal (noble, comme l'est l'alexandrin) en
parfaite harmonie dans son cadre : douce ondulation, calme,
silence.
Surprise du premier vers : l'action ne se passe pas comme le
voudrait la norme sur, mais "sous le miroir des lacs" : vision
sous-marine de la patte du palmipède qui "chasse l'onde",
selon le vocabulaire poétique (parmi lequel encore "firmament"
ou "azur").
Insistance sur le glissement par le rejet du verbe au début
du v. 3 où s'achève la phrase.
Suivent deux comparaisons valorisantes :
- d'une part le duvet voit sa blancheur brillante augmentée
par le comparant montagnard ; cependant cette fragilité "des
neiges d'avril qui croulent au soleil" est aussitôt contredite
par l'expression "Mais, ferme et d'un blanc mat", ce qui
introduit une ambiguïté.
- d'autre part, la voile du "blanc navire" augmente la
grandeur et la force motrice de son aile.
Les deux vers suivants (7 et 8) organisent la description
selon l'axe vertical (vers le haut : "dresse son col" puis le
bas : "le plonge") et horizontal ("le promène allongé sur les
eaux"), avant que le v. 9 n'ajoute une troisième comparaison,
cette fois reprise au domaine des arts (la sculpture) et selon
des formes douces : "Le courbe gracieux comme un profil
d'acanthe" : on a l'impression que l'animal est figé dans une
pose, que le modèle vivant a été immortalisé par la
statue.
La blancheur immaculée triomphe au dernier vers de cette
sous-partie avec la dissimulation intentionnelle de la
noirceur de son bec à laquelle semble se livrer
l'oiseau.
(b) v. 11-18
: "Tantôt..." : première direction à proximité de la rive
:
Après les "roseaux", les "pins" et "herbages", de même que
plus loin la "feuille de saule" ou "pas un jonc, pas un
glaïeul", montrent son affinité avec le monde végétal, "séjour
d'ombre et de paix", par contraste avec l'éclat solaire
précédent.
Quant au verbe "serpente", il réitère l'ondulation qui
justifie la comparaison suivante avec la "chevelure", ce qui
personnifie l'oiseau, au même titre que plus loin "son
épaule", ou que le sentiment exprimé dans la "languissante
allure". La durée quasi-"éternelle" (voir v. 16) que l'on
avait décelée dans la sculpture précédente est ici
confirmée.
S'il se plaît à côtoyer "La grotte où le poète écoute ce
qu'il sent / Et la source qui pleure un éternel absent", c'est
que ces deux vers - unis par la rime, plate comme toutes les
autres - sont au centre du poème, comme s'ils en étaient le
cœur Romantique.
En effet, on décèle ici non seulement l'allusion à un vers de
Nerval (J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène), mais les
pleurs d'une nature sensible et la fonction de confident
qu'occupe le poète dans cette grotte (qui indique l'idée d'une
origine autant que la source). Voilà pourquoi la froideur
parnassienne ne peut ici caractériser ce poème où s'exprime
une sensibilité.
(c) v. 19-22
: "Tantôt..." : seconde direction vers le "large" :
La confiance a gagné le palmipède qui n'a plus besoin d'une
quelconque protection. Si bien que la cachette du "bois
obscur" fait place au blanc brillant solaire, solennel et
festif ("fêter…"), et à la pureté idéale de l'azur qui
colorent la surface du lac, à découvert. La fierté narcissique
de l'oiseau : "sa blancheur qu'il admire" confirme la pose
précédente au cou dressé ; de même que "gouvernant" reprend la
comparaison avec le navire ; ce sentiment de plénitude
concorde avec l'ampleur de la phrase (v. 19-22) aux rythmes
réguliers.
Partie 2
"Puis"
introduit le second temps, celui du déclin de la lumière,
accompagnée de la menace de la mort : "spectre confus", à
"l'heure" romantique du "clair de lune".
La modification temporelle se marque, au niveau spatial, par
l'évolution des couleurs, allant du brun au "long trait rouge"
du couchant, jusqu'à la nuit "violette".
C'est alors que se manifeste deux autres animaux, en quelque
sorte sujets du cygne souverain : silence rompu par le "bruit"
des rainettes, et remarquable allitération donnant une
impression de plénitude à l'écoute de "la luciole au clair de
lune luit". Cette luminosité intense, contrastant avec le
violet non éclairé, fait le lien avec celle du deuxième
comparant sculptural qui constitue la chute du poème : "Comme
un vase d'argent parmi des diamants" ; telle est la
transfiguration précieuse du cygne blanc parmi les étoiles qui
"sous lui se reflètent". Or Sully Prudhomme s'interdit la
facilité du mot stellaire qui n'est que suggéré par la "nuit
lactée" ainsi que par les "deux firmaments" (par dédoublement)
"entre" lesquels le volatile devenu joyau fait la jonction. Il
semble ainsi être le médiateur entre le monde terrestre du lac
et le monde céleste, auquel il reconduit par le brillant du
reflet.
La voie lactée n'a pas seulement pour effet d'instaurer
"splendeur" et harmonie, mais aussi de rendre la douceur (déjà
du laiteux) prédominante, comme le montre la pose de l'oiseau
au dernier vers : "Dort, la tête sous l'aile", soit une
position de repli dont l'aspect lové reprend la douce courbure
du col. La majesté précédente le cède ici au triomphe du calme
et de la paix.