Laclos : Lettre de Madame de Volanges à madame de Rosemonde
Le sort
de Mme de Merteuil paraît enfin rempli, ma chère et digne
amie; et il est tel que ses plus grands ennemis sont
partagés entre l'indignation qu'elle mérite, et la pitié
qu'elle inspire. J'avais bien raison de dire que ce serait
peut-être un bonheur pour elle de mourir de sa petite
vérole. Elle en est revenue, il est vrai, mais
affreusement défigurée; et elle y a particulièrement perdu
un œil. Vous jugez bien que je ne l'ai pas revue; mais on
m'a dit qu'elle était vraiment hideuse.
Le marquis de ***, qui ne perd pas l'occasion de dire une
méchanceté, disait hier, en parlant d'elle, que la maladie
l'avait retournée, et qu'à présent son âme était sur sa
figure. Malheureusement tout le monde trouva que
l'expression était juste.
Un autre événement vient d'ajouter encore à ses disgrâces
et à ses torts. Son procès a été jugé avant-hier, et elle
l'a perdu tout d'une voix. Dépens, dommages et intérêts,
restitution des fruits, tout a été adjugé aux mineurs: en
sorte que le peu de sa fortune qui n'était pas compromis
dans ce procès est absorbé, et au delà, par les frais.
Aussitôt qu'elle a appris cette nouvelle, quoique malade
encore, elle a pris ses arrangements, et est partie dans
la nuit, seule et en poste. Ses gens disent aujourd'hui
qu'aucun d'eux n'a voulu la suivre. On croit qu'elle a
pris la route de la Hollande.
Ce départ fait plus crier encore que tout le reste; en ce
qu'elle a emporté ses diamants, objets très considérable,
et qui devait rentrer dans la succession de son mari; son
argenterie, ses bijoux; enfin, tout ce qu'elle a pu, et
qu'elle laisse après elle pour près de 50 000 livres de
dettes. C'est une véritable banqueroute.
La
famille doit s'assembler demain pour voir à prendre des
arrangements avec les créanciers. Quoique parente bien
éloignée, j'ai offert d'y concourir; mais je ne me
trouverai pas à cette assemblée, devant assister à une
cérémonie plus triste encore. Ma fille prend demain
l'habit de postulante. J'espère que vous n'oubliez pas, ma
chère amie, que dans ce grand sacrifice que je fais, je
n'ai d'autre motif, pour m'y croire obligée, que le
silence que vous avez gardé vis à vis de moi.
M. Danceny a quitté Paris, il y a près de quinze jours.
On dit qu'il va passer à Malte, et qu'il a le projet de
s'y fixer. Il serait peut-être encore temps de le
retenir?… Mon amie!… ma fille est donc bien coupable?…
Vous pardonnerez sans doute à une mère de ne céder que
difficilement à cette affreuse certitude.
Quelle fatalité s'est donc répandue autour de moi depuis
quelque temps, et m'a frappée dans les objets les plus
chers! Ma fille et mon amie!
Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que
peut causer une seule liaison dangereuse! et quelles
peines ne s'éviterait-on point en y réfléchissant
davantage! Quelle femme ne fuirait pas au premier propos
d'un séducteur? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir
une autre personne qu'elle parler à sa fille? Mais ces
réflexions tardives n'arrivent jamais qu'après
l'événement; et l'une des plus importantes vérités, comme
aussi peut-être des plus généralement reconnues, reste
étouffée, et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs
inconséquentes.
Adieu, ma chère et digne amie; j'éprouve en ce moment que
notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos
malheurs, l'est encore davantage pour nous en
consoler.
Lecture méthodique de cette dernière lettre des Liaisons dangereuses
RESUME de ce
roman épistolaire (1782) :
Au début, deux actions vont être engagées, qui coïncideront
chacune avec un lieu géographique différent.
La première répond aux vœux de la marquise de Merteuil, qui
pousse son complice, le vicomte de Valmont, à séduire
l’innocente Cécile Volanges au sortir du couvent. Cette
entreprise libertine est motivée par le désir qu’a Mme de
Merteuil de se venger de son ancien amant, le comte de
Gercourt, auquel on destine la petite Cécile pour épouse.
Cécile, quant à elle, aime en secret son maître de chant, le
chevalier Danceny. Pauvre Cécile, qui est passive face à la
volonté maternelle (Gercourt), au projet libertin (Valmont),
au désir amoureux (Danceny).
La seconde tient au projet personnel de Valmont, qui désire
prouver sa maîtrise libertine en séduisant une femme (mariée)
connue pour sa vertu et sa dévotion, la présidente de
Tourvel.
Au fil du texte, ces deux actions d’abord juxtaposées vont
s’unifier. La symétrie des entreprises de Valmont se construit
autour d’un personnage central, la marquise de Merteuil, qui
dirige tout. Leur complicité tournera à l’affrontement par
personnes interposées.
Le final est destructeur avec la mort de Valmont et de Mme de Tourvel, et l'entrée de Cécile au couvent ; la dernière lettre dresse un bilan de la tragédie, par la confidence d'une mère aveugle et impuissante devant le poids de la fatalité.
Avant
d'étudier les 2 parties qui se dégagent du texte (§ 1 à 6 ; et
§ 6 à 10), montrons les caractéristiques de la lettre :
- Interpellation de l'interlocutrice : "ma chère et digne
amie" (= rappel du rang social noble de Rosemonde, qui se
trouve sali par l'indignité qui va suivre) ; au final :
"adieu" et le sort commun marqué par le pronom "nous".
- Adaptation des temps du discours : le présent de constat
(au moment où la lettre est écrite) domine, avec autour de lui
le passé composé pour faire le récit des événements récents
("elle est revenue", "elle a perdu un œil", "elle a emporté
ses diamants", etc.), futur proche pour annoncer les suivants
("doit s'assembler demain", "je ne m'y trouverai pas", etc.),
conditionnel d'hypothèse et de regret (§ 9 : "Quelle femme ne
fuirait pas au premiers propos d'un séducteur ?").
- Adverbes et locutions rattachés à la situation
d'énonciation : § 3 : "avant-hier", § 4 : "aujourd'hui", § 6 :
"demain", § 7 : "il y a près de 15 jours", § 8 : "depuis
quelque temps".
Partie 1 : Une accumulation de catastrophes
Le sort de la
marquise le Merteuil est particulièrement atroce : sa laideur
est non seulement physique avec "sa petite vérole" - maladie
fréquente à l'époque - mais aussi morale, puisque son côté
machiavélique est dévoilé à la société mondaine, si bien
quelle est marquée d'infamie et doit s'enfuir pour la Hollande
(§ 4) : "son âme était sur sa figure… l'expression était
juste". Il y a maintenant concordance entre la personnalité
apparente et la personnalité cachée de l'héroïne négative.
Cette révélation et cette punition redonnent un côté moral au
roman qui s'amusait jusque-là avec les jeux pervers des
personnages, où chacun profitait des autres, au mépris de
toute morale, ce dont témoigne la "méchanceté" du marquis (§
2).
Cependant sa fuite avec les diamants de la succession de son
mari, et les dégâts financiers qu'elle occasionne, relativise
cette morale.
Partie 2 : Le mouvement de retraite
Amorcé par
celui de la marquise de Merteuil, le mouvement de fuite loin
d'un monde corrompu concerne aussi bien
- la fille qui "prend demain l'habit de postulante" (= entre
au couvent), "cérémonie plus triste encore" que celle de
l'arrangement avec les créanciers, car en faisant le "grand
sacrifice" de sa fille, Mme de Volanges perd tout.
- Que l'exil du chevaler Danceny à Malte. La mère ne peut le
retenir car elle acquiert "l'affreuse certitude" que sa fille
est "coupable". Cette séparation définitive des différents
protagonistes les isole et leur ôte toute possibilité de
communication. Si bien que les 4 derniers § de la lettre
apparaissent porteurs d'une morale dérisoire. Quand Mme de
Volanges s'interroge ("Il serait peut-être encore temps de le
retenir ?") elle ne cherche qu'à conjurer une "fatalité" dont
elle prend conscience peu après.
De même sa lucidité est inutile : elle comprend que ses
interrogations en cascade ("Qui pourrait ne pas frémir…
quelles peines ne s'éviterait-on point… quelle femme ne
fuirait pas… quelle mère pourrait, sans trembler, voir…?)
signalent la voie de la sagesse qu'il aurait fallu suivre, et
qu'elles ne sont que des "réflexions tardives qui n'arrivent
qu'après l'événement", donc impuissantes à modifier le cours
des choses. L'image du "tourbillon de nos mœurs
inconséquentes", c'est-à-dire nos comportements sociaux
dépravés auxquels on ne peut échapper, explique que cette
vérité morale "reste étouffée et sans usage". Amer constat que
retire, trop tard, cette mère victime d'une vie de plaisirs
qui ont dégénéré.
La dernière phrase a ainsi une allure de SENTENCE en montrant
la prise de conscience d'une vérité toute entière négative
(cf. "insuffisante", "malheur") : l'échec de cette valeur sûre
pour le philosophe des Lumières qu'est "notre raison", dans
ses deux buts symétriques ("prévenir" et "consoler").
L'affirmation dépasse ainsi le cadre de l'échange épistolaire
pour servir de leçon à toutes les mères : derrière le cas
particulier ("je", "ma", "notre"), se profile la
généralisation et l'application à autrui.
On comprend que la publication de ce roman épistolaire ait fait scandale, car aucune conclusion vraiment morale n'est donnée par l'auteur. Celui-ci se contente de réduire au silence les coupables, qui n'ont pas l'occasion de donner une lettre ultime pouvant expliquer leurs comportements et attitudes.