Racine : La savante composition d'un morceau de bravoure :
les 73 alexandrins du fameux récit de Théramène (
Phèdre , V, 6)

Lecture méthodique de ce récit

RESUME :
À Trézène, Hippolyte fait savoir à son gouverneur Théramène qu’il part à la recherche de son père Thésée, qui a disparu. Théramène, soupçonneux, finit par deviner que le jeune prince veut en fait fuir Aricie, qu’il aime malgré l’interdiction formelle, décrétée par Thésée, de tout mariage avec cette descendante d’une dynastie vaincue, celle des Pallantides. Mais c’est un amour plus coupable encore que Phèdre, la seconde épouse de Thésée, confesse à Œnone, la nourrice: prise d’une passion brûlante pour le même Hippolyte, son beau-fils, en qui elle croit revoir Thésée jeune, elle ne peut aspirer qu’à la mort. L’annonce de celle de Thésée permet alors à la nourrice de persuader Phèdre de rester en vie, à la fois pour sauvegarder les intérêts de son propre fils, et pour tenter de séduire le futur roi (Acte I).
Hippolyte, venu offrir à la captive de son père le trône d’Athènes, se laisse peu à peu aller à une déclaration. L’arrivée imprévue de Phèdre empêche Aricie de répondre plus nettement à des propos qu’elle a cependant bien accueillis. La reine s’efforce d’abord d’apitoyer Hippolyte sur le sort de son fils, puis, progressivement, lui déclare sa passion; et, devant l’effarement qu’elle suscite, elle saisit l’épée d’Hippolyte pour se donner la mort, mais Œnone la lui arrache et se retire, l’arme à la main, avec sa maîtresse. Médusé, le prince ne songe que davantage à quitter Trézène, lorsque Théramène lui apprend qu’Athènes a choisi pour roi le fils de Phèdre, et qu’une rumeur prétend Thésée toujours vivant (Acte II).
Contre Œnone qui lui conseille de régner, Phèdre assume sa passion et envoie sa nourrice proposer le trône à Hippolyte, qui pourrait ainsi s’attacher à elle par ambition. Mais, à peine sortie, Œnone revient en hâte annoncer une terrible nouvelle: Thésée est de retour; à sa maîtresse effondrée à l’idée d’une honte qui lui survivra, la nourrice suggère de prendre les devants et d’accuser Hippolyte d’un amour incestueux. Phèdre s’en remet à elle, et c’est à peine si, quand paraît Thésée, elle lui adresse quelques mots, d’ailleurs inquiétants, avant de se retirer. Interloqué, Thésée l’est encore plus lorsque son fils lui déclare vouloir partir pour mener une vie plus aventureuse loin de Trézène. Bien décidé à éclaircir l’affaire en interrogeant son épouse, Thésée laisse son fils convaincu que Phèdre va se dénoncer elle-même, et prêt à révéler ses sentiments à l’égard d’Aricie (Acte III).
Mais, s’il avoue cet amour à Thésée, c’est pour se défendre face à un père furieux contre lui, car Œnone vient de le quitter après avoir accusé Hippolyte d’avoir tenté d’abuser de Phèdre. Sourd aux arguments de son fils, Thésée, avant de le chasser, demande solennellement à Neptune de le punir: l’épée arrachée constitue une preuve plus forte que tous les démentis. Or, prise de remords, Phèdre vient demander la grâce du jeune homme et, peut-être, se dénoncer; mais Thésée lui apprenant incidemment la passion d’Hippolyte pour Aricie, qu’il croit feinte, la reine, restée seule, se repent de son propre remords, et désormais jalouse d’Aricie, décide de perdre les amoureux par son silence. Confiant son accablement à sa nourrice, et cherchant de nouveau le trépas, Phèdre n’accepte plus les conseils consolateurs et chasse violemment Œnone après l’avoir accusée de tous les maux, entre autres la mort probable d’Hippolyte (Acte IV).
Aricie conseille à Hippolyte de dénoncer sa marâtre; mais le jeune prince préfère proposer à sa maîtresse de fuir avec lui; assurée qu’un mariage légitimera l’entreprise, elle l’envoie préparer leur départ, et se charge d’éclairer Thésée à demi-mot; une fois la princesse sortie, le roi, perplexe, compte encore interroger Œnone. Mais il apprend, coup sur coup, que celle-ci s’est jetée dans la mer, et que Phèdre se meurt. Il souhaite alors réécouter la défense d’Hippolyte et suspendre la fureur du dieu des Flots; c’est alors que Théramène vient raconter la terrible mort du jeune prince par un long et célèbre flash-back...

ANALYSE :
Partie 1 - v. 1-9 : Le départ du héros est de mauvais augure avec cette antithèse entre " ses superbes coursiers autrefois pleins d’une ardeur si noble " et " maintenant l’œil morne " qui ont la " triste pensée " de leur cavalier. De même son coté " pensif " se répercute sur ses gardes qui eux aussi sont " affligés ".

Partie 2 - v . 10-15 : Après cette calme introduction à l’imparfait duratif, voici le sens auditif sollicité (en un chiasme étalé sur 4 vers : " effroyable cri – voix formidable / cri redoutable " = AB-BA/BA ; cela insiste sur l’effroi engendré ; les épithètes sont d’ailleurs hyperboliques), cette fois avec l’usage de deux temps : passé composé d’accélération alternant avec présent narratif : " a troublé, répond, s’est glacé, s’est hérissé "). L’action soudaine vient de se déclencher, qui a des répercussions aussi bien dans les " cœurs " humains que sur la crinière et donc l’épiderme des chevaux : ce qui est " sorti des flots " vient d’effrayer la troupe qui elle aussi était " sortie " de Trézène (répétition insistante).

Partie 3 - v . 16-27 : Le sens auditif a préparé la vision " d’horreur " qui a lieu maintenant. Cette apparition monstrueuse introduite par l’adverbe " Cependant " (qui oppose la vue à l’ouïe) constitue le moment crucial du récit dans la mesure où l’ennemi du héros est décrit dans toute sa puissance, notamment avec des termes hyperboliques de géographie : tandis que la mer est animalisée avec son " dos de plaine liquide ", le " monstre furieux " (alias le Triton de Poséidon) surgit comme une " montagne humide ". Dans la mesure où la mer " vomit " cet " Indomptable taureau, dragon impétueux ", elle apparaît elle-même comme un animal qui crache, qui enfante " ce monstre sauvage ", lequel est donc bien un envoyé de Neptune en guise de punition. Du fait que " Sa croupe se recourbe en replis tortueux ", il a aussi l’apparence d’un énorme serpent, d’autant plus surnaturel qu’il " est couvert d'écailles jaunissantes " et que " Son front large est armé de cornes menaçantes ". Cela contraste avec la tonalité réaliste qui dominait le récit dans les deux premières parties. Mais le récit demeure VRAISEMBLABLE car cette intrusion de la mythologie dans la vie des héros tragiques était normale dans le monde de l’Antiquité grecque.
Avec le retour du sens auditif (" ses longs mugissements ", repris plus loin avec insistance : " tomber en mugissant "), cette description toujours menée au présent narratif se clôt sur les 4 éléments naturels personnifiés et subissant la même conséquence : " Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage, La terre s'en émeut, l'air en est infecté, Le flot qui l'apporta recule épouvanté. " Tout l’univers en " tremble ".

Partie 4 - v . 28-43 : Face à la panique générale (" Tout fuit "), par antithèse " Hippolyte lui seul " résiste, en " digne fils d'un héros " qu’il est, c’est-à-dire de Thésée (celui qui avait vaincu jadis le Minotaure en Crète et qui se croit maintenant trahi par son fils aimé de sa femme Phèdre, ce qui explique la punition venue des dieux que Thésée leur a demandée). Sa dignité est paradoxale quand on sait que son père l’a jugé indigne et lui a lancé sa malédiction. Mais la " large blessure " infligée au monstre par la lance (" dard ") du héros n’est pas décisive et déclenche l’usage d’une arme de dragon à l’encontre des coursiers : en effet il " leur présente une gueule enflammée, Qui les couvre de feu, de sang et de fumée. " dans un rythme ternaire qui accentue la force de la dévastation. Toujours au présent narratif qui rend l’action très vivante, il apparaît que c’est par les chevaux blessés et emballés que le mal arrive : " La fureur les emporte, et sourds à cette fois, Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix. Ils rougissent le mors d'une sanglante écume. " Ces nouveaux " flots d'écume " (v. 19) sont ici une métaphore qui rend la bave des chevaux pareille aux " gros bouillons " de la mer soulevée, précédemment.
Quant à la remarque qui fait appel à un " on dit " de légende : " On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux, Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux. " elle montre que le dragon a un allié efficace qui rend la bataille inégale : ce dieu Neptune qui intervient lui-même ; soit une irruption supplémentaire du surnaturel.

Brève partie 5 - v . 44-47 : Un quatrain, toujours à rimes suivies, conclut sur la mort épique du héros humain pourtant " intrépide ", ce qui accroît l’injustice de son sort, prisonnier et victime de son char (ce qui rappelle le péplum Benhur). Un quatrain fait de 4 courtes phrases qui hachent le rythme, notamment cet alexandrin fortement coupé à l’hémistiche : " L'essieu crie et se rompt. L'intrépide Hippolyte ", coupure dramatisante.
On note que le cri de souffrance de l’essieu (avant celui de la troupe : " De nos cris douloureux ") répond à celui du monstre, de même que sa chute (" il tombe ") inverse le mouvement du dragon (" S’élève "), par antithèse.

Partie 6 - v . 48-63 : Ce champ lexical de la dureté (" rochers, rompt, voler en éclats, fracassé ") entraîne la réaction PATHETIQUE de Théramène, narrateur-témoin (il répète " j’ai vu "), qui confie ses sentiments à son interlocuteur : " Excusez ma douleur. Cette image cruelle Sera pour moi de pleurs une source éternelle. " ces deux alexandrins en reviennent à la situation présente d’énonciation, avant que ne reprenne le récit passé, au présent narratif : " Traîné par les chevaux que sa main a nourris. Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ; Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie. " On note les rejets et enjambements qui saccadent le rythme des vers, pour insister encore, comme l’allitération de la rude consonne R, sur l’horreur d’un corps meurtri, celui du maître que ne reconnaissent pas les coursiers (autre injustice à l’égard du héros victime). Changements de rythme, sonorités évocatrices, inspiration épique, bref on a là parfaite illustration de ce que l'on appelle la pompe tragique.
L’intelligence de ces chevaux se remarque dans leur arrêt symbolique " non loin de ces tombeaux antiques Où des Rois nos aïeux sont les froides reliques. ", c’est-à-dire à proximité d’une tombe où se trouve déjà la famille de Thésée. Hippolyte est déjà comme enterré.
Les renforts eux-mêmes sont impuissants (" J'y cours en soupirant, et sa garde me suit. ") et ne peuvent que constater les dégâts, ceux d’une couleur rouge obsédante et encore hyperbolique : " De son généreux sang la trace nous conduit. Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes. " Tout au long de ce récit, et pour des raisons de rime, le narrateur aura multiplié les inversions de groupes (ici on devrait avoir " la trace de son généreux sang nous conduit " ou " les ronces portent les dépouilles sanglantes de ses cheveux ").
En dépit de l’aide de l’ami qui se donne le beau rôle (" J'arrive, je l'appelle "), le héros ne peut produire que des efforts vains : " Il ouvre un œil mourant qu'il referme soudain. "

Dernière partie 7 - v . 64-73 : Le récit de Théramène se termine sur les paroles, citées au style direct, de l’agonisant qui rappelle l’injustice de la fatalité : " Le ciel (= les dieux, par métonymie) m'arrache une innocente vie. " et paternelle : " le malheur d'un fils faussement accusé ". La grandeur d’âme d’Hippolyte se manifeste par l’oubli de sa personne au profit de celle qu’il aime, et qui n’est pas Phèdre : " Prends soin après ma mort de ma chère Aricie. " qui est prisonnière de Thésée. Il demande alors à son ami d’intervenir auprès de lui : " si mon père un jour désabusé… Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive, Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive ". Dernières volontés et dernières paroles du pathétique " héros expiré " qui " N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré ".
Théramène à son tour accuse " la colère des Dieux " et s’adresse indirectement à Thésée : " un corps que méconnaîtrait l'œil même de son père " (au lieu de dire " que vous méconnaîtriez ") comme pour mieux accuser sa méchanceté qui a consisté à appeler la malédiction de Neptune.

En conclusion, ce récit qui est le plus long et le plus célèbre du théâtre classique apparaît comme nécessaire, car il relate la mort légendaire du héros qui ne pouvait être montrée directement sur la scène. Le fait que ce récit soit fait par la bouche d’un ami, et non un simple messager, souligne son caractère pathétique. Cela met au premier plan les sentiments (horreur, crainte, pitié, douleur) au-delà des actions épiques. Celles-ci, pour faire intervenir le surnaturel, n’en sont pas moins vraisemblables, car elles s’inscrivent dans une progression dramatique où le présent narratif fait revivre ce qu’on vu les témoins.