L'ACTUALITÉ DU SAUSSURISME

Algirdas-Julien GREIMAS

à l'occasion du 40e anniversaire de la publication
du « Cours de linguistique générale ».

(Texte paru dans Le français moderne, 1956, n°24, p. 191-203 [1] )

Il serait inexact de dire que le nom de Ferdinand de Saussure est inconnu dans les milieux des linguistes français. Il n'est pas moins vrai cependant que la théorie saussurienne reste presque ignorée de la « philologie française » fidèlement attachée, du moins dans ses principales contributions, à l'esprit de la grammaire historique du XIXe siècle. Reflétant la conviction à peu près unanime de ses maîtres, un jeune linguiste de 1935 avait encore tendance à considérer avec dédain les travaux des écoles de Genève et de Prague, dont l'ésotérisme, disait-on, cachait mal les spéculations purement théoriques, contraires aux faits linguistiques positifs et au bon sens le plus élémentaire.

Et cependant, quand ce même linguiste est amené à lire, une vingtaine d'années plus tard, la confession d'un sociologue qui reproche à ses maîtres de l'entre-deux guerres d'avoir été « plus occupés sans doute à méditer l'Essai sur les données immédiates de la conscience que le Cours de linguistique générale de F. de Saussure » [2], ou cette affirmation d'un philosophe que « Saussure pourrait bien avoir esquissé une nouvelle philosophie de l'Histoire » [3] ; quand il se voit obligé de réviser son attitude à l'égard du saussurisme grâce, en partie du moins, à cette « redécouverte » de Saussure par des sciences de l'homme autres que la linguistique, il se trouve devant la situation pour le moins paradoxale de l'héritage saussurien en France.

L'intérêt que montrent actuellement pour la linguistique les différentes sciences de l'homme, ne fait que mieux ressortir la désaffection inquiétante de la linguistique française à l'égard de la réflexion méthodologique. Le cloisonnement étanche des programmes universitaires, la, séparation arbitraire des disciplines isolent le linguiste, depuis son premier certificat de licence jusqu'à la fin de sa carrière, dans une solitude étouffante. La méfiance de l'historien à l'égard du saussurisme dont il n'a retenu, en premier lieu, que la condamnation péremptoire, au nom de la synchronie, de l'objet même de ses études, le conduit à s'en tenir à ses propres méthodes, dont il sent peut-être quelquefois la faiblesse, plutôt que de renier d'un seul trait l'enseignement de ses maîtres et les résultats acquis au prix des efforts persévérants de plusieurs générations de chercheurs.

On comprendra donc facilement que les lignes qui suivent, loin d'esquisser une nouvelle apologie, voudraient plutôt montrer l'efficacité de la pensée de F. de Saussure qui, dépassant les cadres de la linguistique, se trouve actuellement reprise et utilisée par l'épistémologie générale des sciences de l'homme. Au lieu de souligner les antagonismes à l'intérieur de la linguistique, la description de ces quelques thèmes saussuriens les plus généraux devrait, au contraire, mettre en évidence la valeur heuristique de la linguistique prise globalement. Vue du dehors, l'opposition des deux linguistiques, statique et historique, apparaît comme un cas particulier d'un malaise général dont souffrent les sciences de l'homme et qu'elles sont appelées à surmonter. On ne voit pas pourquoi la linguistique ne pourrait représenter, une fois de plus, ce lieu privilégié de dépassement.

L'originalité de la contribution de F. de Saussure réside, croyons-nous, dans la transformation d'une vision du monde qui lui fut propre [4] - et qui consiste à saisir le monde comme un vaste réseau de relations, comme une architecture de formes chargées de sens, portant en elles-mêmes leur propre signification – en une théorie de la connaissance et une méthodologie linguistique. Car, loin de se satisfaire d'une phénoménologie descriptive ou, comme l'appelle Louis Hjelmslev, d'une « description pure, plus proche de la poésie que de la science exacte » [5] - et que nous ne connaissons que trop bien à travers les « descriptions phénoménologiques » de plus en plus nombreuses –, Saussure a su éprouver la valeur épistémologique de son postulat en l'appliquant à une science de l'homme particulière, la linguistique. C'est en partant du concept linguistique du signifiant, indissolublement lié au signifié (celui-ci n'étant connu que par celui-là), de la notion de langue, cet être à double face, conçue comme « une forme et non (comme) une substance » [6], que s'effectue le passage de la linguistique aux autres sciences humaines, l'extrapolation méthodologique du saussurisme, et que s'affirme le postulat saussurien d'un monde structuré, saisissable dans ses significations.

Le peu de résonance qu'a eu la théorie saussurienne en France doit être imputé, en grande partie, à l'inexistence d'une psychologie du langage qui, dépassant l'antinomie de la pensée et du langage, serait venue l'appuyer et la seconder, ou bien, plutôt, à la persévérance d'une psychologie traditionnelle qui voulait à tout prix interpréter les phénomènes linguistiques dans le cadre des rapports réciproques de deux « substances » : la pensée et le langage. L'absence d'une telle psychologie explique non seulement l'échec partiel de l'école de Genève qui, dans ses applications de la théorie de Saussure, aboutit continuellement à l'interprétation psychologiste, mais aussi le formalisme, peut-être un peu trop étroit, de l'école de Prague. Cette même incompatibilité de présuppositions psychologiques voue d'avance à l'échec toute tentative de rénovation, tant qu'elle se satisfait d'une juxtaposition éclectique du saussurisme et de la linguistique d'inspiration psychologiste ou behavioriste [7]. – C'est dans cette perspective que la linguistique saussurienne saluera avec reconnaissance les efforts de M. Merleau-Ponty tendant à élaborer une psychologie du langage où la dichotomie de la pensée et du langage est abandonnée au profit d'une conception du langage où le sens est immanent à la forme linguistique et qui, compte tenu du ton tout personnel de l'auteur et de convergences de pensée multiples, paraît, à bien des égards, comme le prolongement naturel de la pensée saussurienne [8].

Plus importante encore sera l'extension de la théorie saussurienne à la sociologie, extension dont le mérite revient à Claude Lévi-Strauss. On se souvient de l'étude convaincante de W. Doroszewski [9] tendant à expliquer la théorie saussurienne comme une application particulière la linguistique des postulats de l'école française de sociologie. Si, par certains côtés, le concept saussurien de langue parait bien reposer sur la « conscience collective » de Durkheim, il la dépasse néanmoins dans ce sens qu'au lieu d'exiger le recours aux catégories fondamentales de l'esprit, au lieu de faire appel, dans une analyse ultérieure, aux distinctions traditionnelles et arbitraires du logique et du prélogique, du conscient et de l'inconscient, il permet de recouvrir, à l'aide du signifiant global, tout l'espace social et d'étudier ensuite celui-ci comme un système homogène et fermé. C'est dans l'interprétation de ce progrès dialectique de la sociologie française qui se dépasse dans l'une de ses disciplines pour se reconstruire en partant de ses découvertes, que réside, malgré les réticences de certains sociologues français, l'ambition parfaitement justifiée de C. Lévi-Strauss [10] d'être l'héritier spirituel de la pensée de Mauss et de Durkheim. Et quand, se réclamant à la fois de Freud et de Saussure, il nous raconte, dans ses Tristes Tropiques, la découverte, « au-delà du rationnel », d' « une catégorie plus importante et plus valable, celle du signifiant qui est la plus haute manière d'être du rationnel » [11], l'aveu de cette prise de conscience des nouvelles possibilités de l'exploration sociologique nous éclaire sur la signification profonde de l'oeuvre qu'il est en train de construire.

La fameuse distinction saussurienne entre la langue et la parole — elle postule qu'à la parole, qui s'étale indéfiniment dans la durée, correspond un système linguistique antérieur et qui seul rend la communication possible, formulée en termes plus généraux par Hjelmslev qui pose au départ que tout procès sous-tend, présuppose toujours un système [12] se trouve investie d'une valeur épistémologique certaine. Plus que le linguiste qui, embarrassé par l'infinité des faits de parole et des moyens d'expression, n'arrive à constituer, au lieu de syntaxe, qu'une stylistique de valeurs syntaxiques, le sociologue se trouve désarmé devant la diversité des perspectives d'approche, devant l'infinité des relations sociales, et se voit réduit à des vues partielles, à des études de microsociologie. L'application du postulat saussurien [13] lui permet, au contraire, d'opposer valablement le « procès » de la communication des femmes aux structures de la parenté, l'échange des biens et des services à la structure économique. Soit en général : les relations sociales, objet de la psychologie sociale, à la structure sociale, objet de sociologie, ou, pour appliquer la terminologie marxiste que préfère M. Merleau-Ponty — ménageant ainsi une ouverture possible de la sociologie à l'histoire —, les forces productives aux formes de la production [14]. L'homogénéité du signifiant linguistique a certainement favorisé au départ les recherches des linguistes de Prague et de Copenhague dont l'effort théorique, remarquable par les résultats atteints dans le domaine de la formalisation, explique seul la renaissance actuelle du saussurisme et son expansion méthodologique.

L'importance de la tâche, entreprise ainsi parallèlement par C. Lévi-Strauss et M. Merleau-Ponty, n'échappe à personne. Car il ne s'agit ni plus ni moins que de réaffirmer, en partant du postulat saussurien, et en l'appliquant aussi bien à l'« ordre pensé » qu'à l'« ordre vécu », l'autonomie et la réalité de la dimension sociale, de l'objet social. A travers les différences de terminologie : Lévi-Strauss préférant peut-être l'inconscient collectif [15], Merleau-Ponty l'espace social [16] autonome, et malgré les divergences de présuppositions métaphysiques, apparaît cependant la réalité sociale, intelligible, comme le morceau de cire de Descartes, dans la transparence de son réseau relationnel, et totale [17], car elle contient, à des niveaux structurels différents, et le système capitaliste décrit par Karl Marx et le système linguistique de F. de Saussure.

A trois niveaux différents de communication : communication des femmes, communication des biens et des services, communication des messages, formulés par C. Lévi-Strauss [18], correspondent trois types de structures : structures de parenté, structures économiques, structures linguistiques. La langue, située ainsi dans le contexte social global, peut être comprise de deux façons : soit comme un système - assez complexe, il est vrai, mais relativement fermé - de relations phonologiques et morpho-syntaxiques sous-tendant la communication [19] ; soit enfin, au sens large du mot, comme une sorte de condensé de la totalité de messages humains échangés, le signifiant linguistique recouvrant alors un vaste signifié dont l'extension correspondra, à peu de chose près, au concept de culture. Il nous paraît évident qu'aucune distinction de nature ne permet la délimitation des deux champs linguistiques, que la catégorie du genre, par exemple, se situe au même niveau que la « catégorie » du spectre de couleurs, que la première est aussi « sémantisée » que la seconde.

Rien ne s'opposerait donc, en principe, à l'extension de méthodes structuralistes à la description de vastes champs de symbolismes culturels et sociaux, recouverts par le signifiant linguistique et saisissables à travers lui. Le scepticisme, sinon la méfiance, des phonologues et des syntacticiens à l'égard d'une telle entreprise dont se réclame la lexicologie, se justifie, il est vrai, par le désir de préserver l'autonomie de leur discipline. Les historiens et les ethnologues, au contraire, ne manquent pas de faire appel à la linguistique et à ses méthodes [20], sans que celle-ci puisse cependant, dans l'état actuel des recherches, leur proposer autre chose qu'un éparpillement de faits et une sémantique non satisfaisante. On entrevoit bien les services considérables qu'une méthodologie sûre pourrait rendre dans ce domaine. Les historiens d'aujourd'hui, comme Marc Bloch ou Charles Morazé, qui plaident pour un rapprochement de l'histoire et de la linguistique [21], en sont pleinement conscients. Ils opposent à une psychologie sociale des attitudes et des comportements (dont l'application aux recherches historiques se révèle d'une grande difficulté) [22] les méthodes qui favoriseraient la description des structures : la construction des « modèles » de mentalité, de sensibilité ou de moralité collectives, une lexicologie sociale et historique — conçue en tant que méthodologie et non en tant que discipline indépendante, et qui malgré les efforts de J. Trier [23] et, plus récemment, de G. Matoré [24] n'arrive pas encore à sortir de ses langes – laquelle pourrait bien remplir le rôle de conseiller et de guide, assigné actuellement aux disciplines situées aux confins de plusieurs sciences.

Tout en postulant l'unité fonctionnelle du signifiant linguistique, on ne peut s'empêcher de remarquer la grande diversité qui le caractérise. Certains ensembles qui le constituent paraissent plus fortement structurés, plus homogènes que d'autres, non seulement parce qu'ils s'appuient, au niveau de l'« ordre vécu », sur des groupements sociaux à contours délimités ou sur des fonctions sociales nettement caractérisées, mais surtout parce qu'une signification globale et autonome semble se dégager de ses ensembles structurés. Nous pensons, notamment, aux systèmes mythologiques, religieux, ou à cette forme moderne de fabulation qu'est la littérature. Il semble bien que, dans ce cas, la langue, tout en restant à l'égard de ces ensembles à signification autonome ce qu'elle est, c'est-à-dire un système de signes, se trouve en même temps utilisée comme instrument, et serve à construire des « ordres de pensée» médiatisés, des métalangages. De même que la langue, pour se construire ses systèmes de signes, utilise des structures phonologiques qui, en droit sinon en fait, lui sont antérieures, de même, pourrait-on dire, les métalangages se servent des signes linguistiques pour développer leurs formes autonomes. Ainsi, selon la suggestion féconde de Hjelmslev [25], en partant d'un ensemble signifiant nettement structuré : littérature, langue populaire, mythologie, on est autorisé à construire un système sémiologique dont les structures, dégagées par l'analyse, comporteraient une signification globale autonome. L'application de ce postulat à la description du métalangage littéraire, dont le mérite revient à Roland Barthes [26], permettra de mieux en montrer la portée.

Il est inutile, bien d'autres l'ont fait avant nous, d'insister sur le fait que l'histoire de la littérature, élaborée au XIXe siècle, a détruit l'objet littéraire en le réduisant, à l'aide de causalités psychologiques et sociologiques multiples, soit à « histoire des idées », soit à la psychologie de l'imagination créatrice. De telle sorte qu'un professeur de littérature de bonne foi voit son rôle limité aujourd'hui à celui de professeur de « lecture » et conçoit sa tâche comme une explication de littérature par tout ce qu'elle n'est pas. L'effort des linguistes, invités à donner, pour des raisons d'ordre institutionnel et non scientifique, leur propre version du phénomène littéraire, est couronné par la constitution de vastes répertoires (tels les deux derniers volumes de l'Histoire de la langue française de Charles Bruneau), de figures et de procédés stylistiques. Les recherches de ce genre, bien que consacrées presque exclusivement à l'étude « de la langue et du style » d'auteurs individuels, dégagent cependant, par leur juxtaposition même, la notion empirique de « style d'époque », et surtout postulent implicitement, grâce à l'uniformité de méthodes employées, l'existence d'un plan unique et homogène sur lequel se construisent les oeuvres et se déroulent les événements littéraires. Ce catalogue de formes littéraires qui, s'il était exhaustif, constituerait bien le signifiant d'un métalangage littéraire, reste cependant inutilisable tant que l'on n'affirme pas l'existence parallèle et immanente au signifiant, d'un signifié global qui rend compte du choix des formes utilisées et de leur destination sociale, qui comprend à la fois l'esthétique et la morale d'un langage littéraire donné. L'originalité de l'apport de R. Barthes réside justement, d'une part, dans l'affirmation de l'autonomie du langage littéraire dont les signes sont irréductibles aux signes linguistiques simples, et, d'autre part, dans la mise en évidence de la signification globale des formes littéraires d'une époque. Indépendamment de tout contenu que l'on se propose de communiquer l'aide du texte, l'écriture - c'est le nom que Roland Barthes a choisi pour désigner l'ensemble de signes littéraires - a pour fonction d'« imposer un au-delà du langage qui est à la fois l'Histoire et le parti qu'on y prend » [27]. Ce concept d'écriture qui commence déjà à être utilisé, dans la critique littéraire [28], semble promettre un renouvellement de méthodes littéraires et peut-être même une nouvelle conception d l'histoire en tant qu' « histoire de l'Écriture ».

Si les postulats d'une nouvelle science littéraire paraissent ainsi établis, si rien ne s'oppose, en principe, à l'application du structuralisme aux recherches des ethnologues et des historiens des religions [29], il ne faut pas oublier que le langage articulé n'épuise ni tous les messages, ni tous les signes, que la langue n'est pas coextensive à la culture : les formes plastiques, les structures musicales, par exemple, recouvrent au même titre et avec le même jaillissement de significations, de vaste régions de l'espace social. De la confrontation des résultats d'ordre méthodologique obtenus par l'école de Focillon et des intuitions nombreuses contenues dans l'oeuvre de Malraux avec les principales acquisitions de la linguistique structurale, de l'extension du saussurisme à la musicologie où la conception de la musique en tant que langage [30] paraît aller de soi, sortirait certainement, en même temps qu'une meilleure compréhension de problèmes propres à chaque domaine, un sémiologie générale pressentie et souhaitée par F. de Saussure [31].

Malheureusement - survivance du mythe romantique du génie ou relents d'un antiscientisme suranné - l'intégration dans les sciences de l'homme de ces domaines limitrophes se réclamant à la fois de la science et de l'esthétique, qui dans le courant du XIXe siècle s'étaient constitués ou allaient se constituer en « histoires » : histoire littéraire, histoire de l'art, histoire de la musique, etc., est rendue difficile à cause d'un état d'esprit qui règne dans certains milieux et qui se manifeste par un dédain plus ou moins conscient de tout le côté social des problèmes : comportements moyens ou structures collectives, au profit de l'individuel, de l'anormal, du créateur. Si M. Merleau-Ponty, dont nous venons de reconnaître la contribution sur les deux plans, psychologique et sociologique, distingue, à la suite de F. de Saussure, « la parole parlée » de « la parole parlante » [32], ce n'est, semble-t-il, que pour s'occuper aussitôt de cette dernière. Le langage d'un philosophe n'est pas plus innocent qu'un autre, et l'on trouverait aisément chez Merleau-Ponty des harmoniques péjoratifs, bergsoniens pour tout ce qui touche à l'institutionnel. Il en est de même du concept de l'écriture qui, appliqué à peine aux formes littéraires de l'époque classique, se trouve abandonné aux caprices de l'engagement conscient [33], l'aspect conscient ou inconscient du phénomène étudié paraissant tout de même secondaire par rapport à la catégorie saussurienne du signifiant. D'autre part, la définition de l'écriture ne se dégage que si on l'oppose au concept antinomique de style [34], expression, sur le plan linguistique, de la thématique existentielle de l'écrivain, et qui permet à Barthes de rendre compte de l'unicité de l'oeuvre individuelle. On peut en dire autant de Boris de Schloezer dont la théorie sémiologique de la musique vise l'analyse d'une oeuvre musicale particulière [35], ou de Ch. Lalo [36] dont l'esthétique « structurale » cherche à définir l'oeuvre d'art en général.

Nous ne voudrions pas qu'on se méprenne sur nos intentions : une telle définition de l'oeuvre individuelle est utile, nécessaire même, et un grand pas sera fait le jour où l'on pourra définir celle-ci linguistiquement, voire sémiologiquement, sans faire appel à des catégories esthétiques ou psychologiques toujours un peu inquiétantes.

Cependant, les entreprises de ce genre, théoriquement valables, apparaissent toujours un peu prématurées, quand on pense à leurs applications pratiques et surtout à la vérification de leurs résultats : au lieu de stimuler le travail de la description des écritures historiques, elles le supposent déjà achevé. Les linguistes, plus habitués à l'humilité de leurs recherches, à la lenteur avec laquelle les résultats de leur travail se trouvent définitivement enregistrés, n'auront pas de peine à comprendre cette remarque qui dénote plutôt une attitude de l'esprit qu'une objection de principe.

L'énumération des dichotomies saussuriennes - signifiant et signifié, langue et parole — dont les diverses applications ont fait l'objet de cette étude, serait incomplète si l'on ne mentionnait pas celle qui, paraissant d'une utilisation plus facile, a rencontré cependant la plus vive opposition de la part des historiens de la langue, pour la simple raison que, affirmée trop dogmatiquement, elle les a exclus du nombre des bénéficiaires des autres formulations de F. de Saussure : nous pensons à la fameuse incompatibilité des études synchroniques et diachroniques. Qu'une prise de position catégorique à l'égard de l'unité structurelle de l'objet linguistique ait été nécessaire au départ, que sans cette affirmation aucune linguistique d'inspiration saussurienne n'eût été possible, cela nous paraît évident. Qu'ensuite la linguistique danoise, dans ses développements ultérieurs, accepte l'idée de panchronie [37], c'est-à-dire de l'inventaire général de toutes les structures linguistiques possibles, cela s'explique encore par les avantages méthodologiques certains qu'un tel concept fournit aux linguistes qui s'occupent des langues « sans histoire » ou se prêtant mal à l'établissement de filiations par les méthodes historiques : un nouveau comparatisme, extratemporel et extraspatial, se trouve ainsi légitimé. Mais si la linguistique structurale refuse d'admettre que le développement historique d'une langue donnée peut être saisi autrement que par la comparaison de deux états de langue successifs – quand la définition d'état de langue [38] soulève les mêmes difficultés et contient les contradictions inhérentes à l'opposition du synchronique et du diachronique –, on comprend que les linguistes historiens préfèrent s'en tenir à leurs méthodes plutôt que d'accepter la démission devant l'histoire, incompréhensible surtout de la part d'une linguistique qui se veut scientifique.

Et pourtant, si la conciliation des linguistiques – structurale et historique – est possible, c'est bien dans le domaine des recherches visant l'exploration de la dimension historique de l'espace linguistique qu'elle se produira. Bien plus, certains travaux d'approche, certaines recherches méthodologiques laissent déjà entrevoir la direction et les grandes lignes d'une nouvelle extrapolation du saussurisme qui ne serait du reste nullement une trahison de la pensée saussurienne. Car si la parole vivante s'appuie, dans ses manifestations, sur la langue déjà instituée, elle est en même temps la source de toute création nouvelle, de tout progrès historique, et c'est dans ce va-et-vient dialectique entre la parole et la langue, dans cette praxis [39] linguistique dont les articulations et le mécanisme restent encore à préciser, que résident la réalité des changements linguistiques et l'origine de nouvelles structures de langue. D'autre part, on commence à comprendre, depuis l'étude lumineuse de R. Jakobson [40], comment la structure linguistique peut être saisie dans son développement historique : il suffit pour cela d'assouplir la conception par trop mécanisée de la forme linguistique et d'introduire, à la place du postulat d'équilibre structurel, la notion plus souple de « tendance à l'équilibre » [41], ou plutôt, dirions-nous, de « tendance au déséquilibre», le progrès historique consistant toujours dans la création de nouvelles structures dysfonctionnelles.

L'interpénétration des méthodes structurales et historiques est d'ailleurs plus avancée qu'on ne le pense généralement, et des linguistes « historiens » tels que Benveniste ou Wartburg paraissent souvent, dans certaines de leurs analyses, plus fidèles à l'esprit, sinon à la lettre, de F. de Saussure qu'un « synchroniste » intransigeant comme l'est, par exemple, J. Vendryès. Un examen méthodologique plus poussé, se situant dans les cadres épistémologiques plus généraux, requiert la collaboration des deux familles de linguistes. Il suffirait que la linguistique structurale accepte comme point de départ la nécessité de comprendre le devenir historique de la langue ; que les linguistes historiens renoncent à leur parti pris et reconnaissent l'utilité de l'instrument méthodologique forgé par le structuralisme. Une linguistique enrichie, structurale et historique à la fois, en sortirait, justifiant ainsi sa place à l'avant-garde des sciences de l'homme.

A. J. GREIMAS,
Faculté des Lettres d'Alexandrie.


NOTES

1 Ce texte a été repris dans Greimas, A.-J., La mode en 1830, (texte établi par T.F.Broden et F.Ravaux-Kirkpatrick), Paris : PUF, p. 371-382.

2 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Pion, 1955, P. 47.

3 Maurice Merleau-Ponty, Leçon inaugurale au Collège de France, 1953, p. 45.

4 Les limites de cet article excluent, de notre part, toute intention de situer F. de Saussure dans les cadres plus généraux de l'épistémologie de son temps ou de chercher à évaluer l'originalité de sa pensée par rapport, par ex., à la phénoménologie de Husserl ou à la Gestalttheorie.

5 Prologomena to a Theory of Language, Indiana University Publications, 1953, p. 4.

6 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 157.

7 Nous pensons plus particulièrement aux ouvrages, par ailleurs fort méritoires, de S. Ullmann : Principles of Semantics et Précis de sémantique française.

8 V. Phénoménologie de la perception, Paris, NRF, 1945, et surtout le chapitre intitulé « Le corps comme expression et la parole », p. 203-232.

9 « Durkheim et F. de Saussure », dans la Psychologie du langage.

10 Voir son Introduction à l'oeuvre de M. Mauss, in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, et l'avertissement de Georges Gurvitch, précisant que l'introduction de C. Lévi- Strauss est « une interprétation très personnelle » de l'oeuvre de M. Mauss (p. VIII).

11 P. 47.

12 Op. cit., p. 5.

13 C. Lévi-Strauss, Structure sociale, in Bulletin de psychologie, t. VII, Paris, mai 1953, p. 539 et 370.

14 Leçon inaugurale, op. cit., p. 45.

15 Introduction à l'oeuvre de M. Mauss, op. cit., p. XXX-XXXII.

16 Ibid., p. 46.

17 Cf. l'importance qu'attache G. Lukács à la catégorie de totalité : « Die Herrschaft der Kategorie der Totalitat ist der Trager des revolutionaren Prinzips in der Wissenschaft » (Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, 1923, p. 39).

18 Structure sociale, in Bulletin de psychologie, p. 370-371.

19 C'est ainsi, par exemple, que Knud Togeby conçoit la langue dans sa Structure immanente de la langue française, Copenhague, 1951.

20 Cf. les remarquables analyses lexicologiques des notions fondamentales du système féodal dans les deux volumes de La société féodale, que Marc Bloch justifie sur le plan méthodologique dans son Apologie pour l'histoire (Paris, A. Volin, 1949, p. 89) en y faisant l'éloge de la « sémantique historique », dont les historiens de jadis, tel Fustel de Coulanges, ont donné d' « admirables modèles ». Cf. aussi l'utilisation, par Lucien Febvre, des données lexicales en vue de la description de la mentalité du XVIe siècle dans Le problème de l'incroyance au XVIe siècle ou les pages d'analyse lexicologique captivantes dans Do Kamo (Paris, NRF, 1947), de Maurice Leenhardt.

21 « Des hommes qui, la moitié du temps, ne pourront atteindre les objets de leurs études qu'à travers les mots, par quel absurde paralogisme leur permet-on, entre autres lacunes, d'ignorer les acquisitions fondamentales de la linguistique ? » (Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, op. cit., p. 28). Charles Morazé, de son côté, affirme que les comportements sociaux ne pourront être connus tant qu'on se tiendra « à la traditionnelle étude de l'éthique, qui est l'étude des idées », et croit que « les bases essentielles qui nous manquent » pourront être fournies par « une étude plus serrée des langues et de l'histoire du point de vue moral » (Essai sur la civilisation d'Occident, p. 207). Ces affirmations, par leur optimisme même, montrent. beaucoup plus les besoins méthodologiques de la science historique que la connaissance des difficultés que traverse la linguistique.

22 Cf., à titre d'exemple, la confusion méthodologique qui caractérise l'étude, par ailleurs fort intéressante,de M. Halkin, « Pour une histoire de l'honneur », in Annales, octobre-décembre 1949, n° 4, p. 433 sq.

23 Jost Trier, Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verstandes, Heidelberg, 1931.

24 La méthode en lexicologie, Paris, Didier, 1953.

25 Prolegomena, op. cit., p. 73 sq.

26 Le degré zéro de l'écriture, Paris, Ed. du Seuil, 1953.

27 Ibid., p. 7.

28 Cf. Roger Caillois, qui, dans sa Poétique de Saint-John Perse, Paris, NRF, utilise largement le concept de l'écriture dans un sens, il est vrai, un peu différent de celui de R. Barthes.

29 Qu'on pense seulement à l'armature solide qu'aurait acquise la description si riche de la. cosmogonie des Dogons sous la plume d'un Marcel Griaule structuraliste (Dieu d'eau, Paris, Ed. Du Chêne, 1948).

30 Ainsi, Boris de Schloezer, dans son Introduction à J.-S. Bach, Paris, NRF, 1947, utilise avec succès les concepts saussuriens : « En musique, le signifié est immanent au signifiant, le contenu à la forme, à tel point que rigoureusement parlant la musique n'a pas un sens mais est un sens » (p. 24).

31 Op. cit., p. 32-35.

32 Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 229.

33 R. Barthes, op. cit., p. 86-87.

34 Une telle conception de style se trouve pertinemment illustrée par le Michelet par lui-même (Paris, Ed. du Seuil, 1954), de R. Barthes, et par Poésie et profondeur (Ed. du Seuil, 1955), de Jean-Pierre Richard.

35 Le titre de l'ouvrage déjà cité de B. de Schloezer nous renseigne suffisamment sur les intentions de l'auteur.

36 Voir « L'analyse esthétique d'une oeuvre d'art », in Journal de psychologie, n° 3, juillet-septembre 1946, p. 257.

37 Cf. Viggo Bröndal, Essais de linguistique générale, Copenhague, 1943, p. 96, et aussi l'application caractéristique de la même notion en sociologie : « L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines, comme les individus [...] ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer » (C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, op. cit., p. 183). Il reste à savoir si la notion de répertoire idéal peut être conciliée avec la conception de l'histoire comme procès créateur.

38 Cf. R.-L. Wagner, Grammaire et philologie, Cours de Sorbonne, fasc. 1, chap. IV : « La linguistique statique. Les descriptions d'états de. langue.

39 Pour le concept marxiste de praxis, rapproché de la notion saussurienne de l'espace social, voir Merleau-Ponty, Leçon inaugurale, p. 43 sq. De son côté, C. Lévi-Strauss, après avoir souligné « la nécessité d'introduire dans le modèle théorique de nouveaux éléments qui rendent compte des changements diachroniques de la structure », insiste sur le fait que « la relation entre la terminologie (c'est-à-dire la description statique de la structure de parenté) et le comportement est de nature dialectique » (Structure sociale, op. cit., p. 381).

40 Principes de phonologie historique, donnés en appendice de Principes de phonologie, de N. S. Troubetzkoy, dans la trad. franç. de J. Cantineau, p. 315-336.

41 On trouvera dans l'introduction de l'important Essai pour une histoire structurale du phonétisme français (Paris, Klincksieck, 1949), par A. G. Haudricourt et A. G. Juilland, l'historique des efforts des fonctionnalistes de Prague pour faire admettre le structuralisme en histoire. Pour la « tendance à l'équilibre », voir p. 5 sq. Nous n'avons malheureusement pas pu prendre connaissance de l'ouvrage récent d'André Martinet, Économie des changements phonétiques. Traité de phonologie diachronique, Berne, 1955, 396 p.


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© juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : GREIMAS, Algirdas-Julien. L'actualité du saussurisme. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Greimas_Actualite.html>. (Consultée le ...).