Pleurez,
                doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,
                Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons,
                pleurez.
            
                Elle a
                vécu, Myrto, la jeune Tarentine.
                Un vaisseau la portait aux bords de Camarine.
                Là l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
                Devaient la reconduire au seuil de son amant.
                Une clef vigilante a pour cette journée
                Dans le cèdre enfermé sa robe d'hyménée
                Et l'or dont au festin ses bras seraient parés
                Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
                Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
                Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
                L'enveloppe. Étonnée, et loin des matelots,
                Elle crie, elle tombe, elle est au sein des
                flots.
            
                Elle est
                au sein des flots, la jeune Tarentine.
                Son beau corps a roulé sous la vague marine.
                Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d'un rocher
                Aux monstres dévorants eut soin de la cacher.
                Par ses ordres bientôt les belles Néréides
                L'élèvent au-dessus des demeures humides,
                Le portent au rivage, et dans ce monument
                L'ont, au cap du Zéphir, déposé mollement.
                Puis de loin à grands cris appelant leurs compagnes,
                Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,
                Toutes frappant leur sein et traînant un long deuil,
                Répétèrent : « hélas ! » autour de son
                cercueil.
            
                Hélas !
                chez ton amant tu n'es point ramenée.
                Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée.
                L'or autour de tes bras n'a point serré de nœuds.
                Les doux parfums n'ont point coulé sur tes
                cheveux.
            
Lecture méthodique de ce poème
Idyllique et élégiaque, ce poème aux alexandrins anoblissants partage un autre point commun avec la tempête du roman de Bernardin de Saint-Pierre : la mort pathétique de l'héroïne, que ce soit Virginie ou la jeune italienne.
Dans les deux cas, la mythologie antique idéalisante est bien présente dans le récit, que ce soit avant avec Hercule contre la mer monstrueuse, ou ici avec les "doux alcyons", "Thétis", "Myrto", ou "les belles Néréides". Mais ce côté légendaire n'exclut nullement l'émotion et la sensibilité que l'on ressent devant la peine du poète due à cette mort prématurée et tragique.
On décèle 4 parties nettement structurées :
V. 1-2 : Ces deux premiers vers au rythme similaire (2 + 4 + 2 + 4 // 2 + 4 + 4 + 2) forment une unité par le chiasme qui les unit : pleurez / oiseaux / oiseaux / pleurez. Cela fait naître une impression de tristesse, de malheur infini. Il s'agit d'une invocation aux oiseaux de mer, témoins du naufrage, et dont le côté "sacré" donne la tonalité religieuse du poème.
            V. 3-14 :
            Premier tableau avec l'espoir et le bonheur de l'hymen
            attendu, puis l'accident imprévu et la mort. Il est introduit
            par un refrain, sorte de lamentation, qui annonce le drame :
            "Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine", comme sera introduit
            le second tableau au v. 15 par cet écho : "Elle est au sein
            des flots, la jeune Tarentine". Départ vers le bonheur du
            cortège riche : "cèdre", "or", "festin", "parés" et joyeux :
            "chansons", "flûtes".
            On a pensé ("vigilante") à mettre à l'abri les attributs de la
            cérémonie ("sa robe d'hyménée", "bijoux", "parfums"), Mais le
            bois du coffre, le cèdre, est aussi celui du cercueil...
            Les v. 4-10 se déroulent sur un rythme égal, mesuré,
            tranquille, comme la mer qui porte les rêves de Myrto ; ce qui
            n'est pas le cas de v. 11-14.
             La brutalité inattendue de "elle crie, elle tombe" au présent
            narratif marquant la soudaineté de l'action apparaissait avec
            la coupure du v. 13 due au REJET de l'élément perturbateur :
            le vent qui enveloppe.
        
            V. 15-26 :
            Second tableau symétrique au précédent, avec la magnification
            de cette mort et les funérailles conduites par les divinités
            de la mer. Le premier hémistiche enchaîne, toujours sous forme
            de chiasme, avec le second hémistiche du v. 14, tout
            simplement répété.
            L'intervention de Thétis, protectrice et attentive, émue
            elle-même ("les yeux en pleurs"), rend les derniers hommages à
            Myrto (élévation et douceur manifestée par les Néréides aux
            "ordres") ainsi que toute la nature (énumération : "bois,
            sources, montagnes").
        
            V. 27-30 :
            Les lamentations s'expriment par 4 négations ("ne… point…")
            qui accentuent l'idée de disparition et de mort. Cela est
            accru par l'emploi systématique du passé composé dans ces 4
            derniers vers. 4 symboles de la jeunesse joyeuse, confiante en
            la vie, qui courait au-devant du bonheur et dont l'essor a été
            brusquement brisé. On pourrait voir là, sans exagérer, comme
            une préfiguration du propre destin de Chénier (cf.
            biographie).
            La reprise de l'exclamation précédente "Hélas !" résume
            l'impuissance devant ce qui est irrémédiable et devant le
            chagrin que cela suscite. La répétition est particulièrement
            importante en ce final car elle oppose très nettement, mot
            pour mot, ces 4 derniers vers aux v. 6-10, comme pour montrer
            que tout espoir est anéanti.
            La liquidité du dernier vers avec "coulé sur tes cheveux" est
            symbolique : elle suggère l'union de cette féminité et
            jeunesse disparues avec la Mer profonde de
            Thétis.
        
Conclusion : La personnalité particulière de Chénier s'exprime parfaitement dans ce poème : on y trouve à la fois sa riche culture antique, sa mélancolie, sa sensibilité, un certain lyrisme dont il est difficile de dire s'il aurait évolué vers un romantisme plus marqué, son goût aussi pour la beauté de la forme.