HERMÉNEUTIQUE ET LINGUISTIQUE :  
DÉPASSER LA MÉCONNAISSANCE

François RASTIER
CNRS

(Version française inédite de « Hermeneutik und Linguistik: Die Überwindung des Mißverständnisses », 2003 [*])


Le thème herméneutique jouit en Allemagne d’un long et glorieux passé, alors qu’en France les esprits “ positifs ”, les Encyclopédistes, les Jacobins ont voulu faire régner la lumière de l’évidence et dissiper les obscurités de l’interprétation. Plutôt que parmi les linguistes, les grands débats contemporains sur l’interprétation se sont déroulés dans les milieux de la littérature et de la philosophie. Tant en France qu’en Allemagne, ils ont pris pour objet la poésie, surtout celle de Hölderlin, Mallarmé, Celan. En général, les arguments linguistiques et philologiques n’y tenaient guère de place - et Heidegger notamment n’en fit aucun cas. Du côté de la phénoménologie, inspirée de certains thèmes herméneutiques, il faut citer les travaux de Roman Ingarden, mis à profit par Wolfgang Iser avec la notion de “ place vide ” (Leerstelle). Par ailleurs, Jauss et l’Ecole de Constance ont retrouvé, avec l’esthétique de la réception, des thèmes herméneutiques.

Cependant, issue du romantisme tardif, l’herméneutique philosophique contemporaine s’est constituée par une dénégation des sciences du langage, dont témoignent l’oubli de Humboldt par Dilthey, et le mépris des sciences en général par les heidegerriens. Aussi, pour un linguiste, l’herméneutique philosophique se trouve encore diversement éloignée. La puissance d’une herméneutique critique n’a pas encore été mise à profit par les sciences du langage : il reste à unir, au sein d’une sémantique des textes, les acquis de la philologie et de la linguistique comparée, pour restituer aux sciences du langage leur statut de disciplines herméneutiques.


I. Questions sur l’herméneutique de la clarté 

Depuis une vingtaine d’années, les problèmes de l’interprétation sont abordés en linguistique par le biais de théories de la pertinence issues du positivisme logique et conformes au programme cognitif de naturalisation du sens. Positives, ces herméneutiques de la clarté entendent délimiter l’interprétation et considèrent la compréhension “ normale ” comme naturelle et inconditionnée. Elles partagent peu ou prou des thèses caractéristiques : l’interprétation est ponctuelle, déclenchée par des “instructions” locales ; elle obéit à des règles de pertinence (Sperber, Eco) qui lui confèrent économie et efficacité ; elle consiste en une élucidation qui rétablit dans ses droits souverains un sens littéral momentanément voilé. Gagées sur une sémiotique de tradition logico-grammaticale, ces thèses restent conformes aux perpectives référentielle et inférentielle sur la signification.

Or, la notion même de clarté reste à éclaircir. En reconnaissant le caractère global et incoercible de l’interprétation, ses variations de régime et de techniques, son rôle de problématisation du prétendu sens littéral, il nous faudrait plutôt préciser le régime de la difficulté, articuler la critique philologique et la description sémantique, faire droit enfin à l’équivoque, au paradoxe et à l’énigme, non pour les dissiper, mais pour les cerner en caractérisant leurs fonctions.

Subordonnant la question de la signification du signe à celle du sens du texte, la sémantique interprétative – courant dant lequel nous nous situons - considère que le “sens” littéral est construit, tout comme les sens dérivés : ils ne diffèrent que par la complexité des parcours interprétatifs qui les reconnaissent ou les instituent. Elle conduit ainsi à une herméneutique de la difficulté, pour laquelle la clarté est une conquête et non une donnée. Considérant que le sens n’est pas immanent au texte, mais à la pratique de l’interprétation, elle en problématise les facteurs : notamment son statut social, le corpus de référence, le corpus des commentaires, les règles prescrites, les parcours admis, la collectivité des interprètes, la collectivité des témoins de l’interprétation. Aucun de ces facteurs ne va de soi, car en matière d’interprétation toute méthodologie repose sans doute sur une déontologie réifiée.

L’énigme de l’évidence. — On peut distinguer deux conceptions principales du rapport entre l’obscurité et la clarté. Soit la clarté générale réserve l’herméneutique aux passages obscurs, identifiables et isolables comme tels ; c’est par exemple la position de Locke. Soit l’obscurité est de règle, selon Friedrich Schlegel par exemple, et tout le texte relève alors de l’herméneutique, les passages clairs n’étant pas eux-mêmes sans difficulté. Dans le premier cas, l’herméneutique est instrumentale ; dans le second, constitutive.

Centrée sur la métaphore d’une vision immédiate, la problématique de la clarté dépend évidemment d’une théorie de la révélation, au sens le plus large : elle procéderait soit de la bienveillance divine répandue sur l’Ecriture ; soit, depuis les Lumières, si bien nommées, elle serait le produit d’une représentation rationnelle de l’ordre naturel, et l’obscurité ne serait plus alors qu’une difficulté temporaire qui procède du préjugé et que dissipe la connaissance.

Or, l’évidence résulte simplement de notre adaptation à des situations bien connues, de celles où l’on agit sans y penser. Aussi, comme perception non-critique, nous vient-elle sans que nous sachions pourquoi ni comment. Elle cache alors sa genèse, car toute “donnée” est le résultat obscurci d’un processus de connaissance. Ainsi l’immédiateté du sens littéral procéderait du préjugé aveuglant de la doxa.

Le paradigme communicationnel. — Avec le positivisme logique et la théorie de la communication, les théories de la clarté auront connu en ce siècle un essor remarquable. Dans leur idéologie de la transparence, le texte devient un message, le lecteur un récepteur, etc. Les problèmes spécifiques de l’interprétation des textes disparaissent, transposés dans le domaine de l’échange oral, et par l’extension de maximes conversationnelles, dont la plus pertinente pour notre propos est le soyez clair de Grice. Les principales thèses de l’idéologie communicationnelle peuvent se résumer en cinq points.

— Il existerait un sens littéral, immédiatement reconnaissable, jadis par par la simplex apprehensio thomiste, puis la perspicuitas scripturae luthérienne, naguère par l’évidence selon le Cercle de Vienne. Quand le sens littéral est obscurci, l’interprétation peut et doit le rétablir dans ses droits en annulant l’écart pour y faire retour. Par exemple, la contradiction est ordinairement perçue comme l’indice d’un sens dérivé ; d’où la définition du trope comme écart. La réécriture du sens littéral permettant de rétablir l’isotopie, l’interprétation restaure une sorte de transparence ontologique du langage, redevenu voile fin et régulier. Le régime de la clarté réduit ainsi l'interprétation à une élucidation - mais par retour à un sens littéral qui n’est pourtant pas sans énigme.

— Les difficultés, ponctuelles, locales, proviendraient de connaissances incomplètes, et le recours à l’encyclopédie suffirait à les lever.

— Le texte n’est pas contradictoire, et la bonne interprétation diminue ou relativise ses contradictions. Ce postulat d’uniformité s’appuie sur une théorie de la représentation : interpréter, c’est identifier les référents litigieux dans une ontologie. L’incarnation ordinaire de l’ontologie est l’encyclopédie, qui n’est pas contradictoire, car elle résulte de la décontextualisation de fragments de textes, ce qui lui permet de passer pour un inventaire du “ mobilier ontologique ” du monde.

— Le paradigme communicationnel suppose que le texte est complet, que ses lacunes sont des ellipses et qu’elles peuvent être suppléées par inférence. Complémentairement, le texte sera jugé uniforme, ou mieux, isonome. L’isonomie est due soit à un préjugé sur l’auteur [1], soit à un préjugé sur la représentation : les théoriciens des Lumières pensent ainsi que le désaccord n’affecte pas la relation entre l’auteur et le lecteur, mais l’identification de ce qui est représenté, c’est-à-dire l’interprétation sémantique au sens logique du terme. Rétablir l’isonomie du texte permettrait de restituer l’intention de l’auteur, comme l’identité à soi du monde, dont témoigne l’Encyclopédie, où tout est mis par principe sur le même plan.

— L’interprétation la plus “économique” serait la meilleure. On est passé en la matière du rapport signal / bruit de la théorie de l’information au principe de pertinence selon Sperber et Wilson [2]. Par exemple, pour Eco, “ on décide d’interpréter une séquence d’énoncés comme un discours allégorique uniquement parce qu’elle violerait sinon la règle conversationnelle de l’importance (Grice, 1967) : l’auteur raconte avec trop de détails des événements qui ne paraissent pas essentiels au discours, et par conséquent il induit à penser que ses mots ont un deuxième sens ” (1994, pp. 154-155). Ce serait le cas de Dante dès le troisième vers de La Divine Comédie ! Cependant, ce que le texte postule pour être lu de manière économique n’est pas nécessairement le plus simple : pour trouver une lectio facilior valide, il faut souvent emprunter la voie la plus difficile, celle de la reconstruction historique. Enfin, l’économie résultant du principe du moindre effort ne maximise pas pour autant les interprétations - l’approche gricéenne n’a d’ailleurs à ma connaissance produit aucune interprétation de texte qui ait apporté du nouveau.

Critique de l’irénisme. — Le régime de la clarté est ainsi revendiqué par les théories iréniques : jadis le piétisme et les Lumières, naguère la cybernétique informationnelle et les théories de la communication. Le néo-kantisme de Grice introduit dans l’irénisme moderne la notion d’économie, purement quantitative bien que sans aucune métrique.

Le sens n’étant pas immanent au texte, mais à ses pratiques d’interprétation, il doit être rapporté à elles. Ainsi, il n’est pas littéral, c’est la lecture qui l’est, parfois à bon droit quand elle s’exerce à propos de genres et de pratiques littéralistes. Prétendre à la clarté, c’est adopter une stratégie littéraliste pour dissoudre l’obscurité. Cependant, on pourrait objecter que l’obscur n’est que le difficile et la difficulté reste le lot de toute interprétation. L’obscurité concrétiserait alors le refus du concept d’interprétation, comme de l’effort critique pour mesurer notre ignorance.

Toute interprétation consiste en un parcours : ainsi, pour passer d’un mot interprété à son voisin qui ne l’est pas encore, il faut propager par présomption des traits déjà actualisés, et / ou faire détour par des interprétants relevant de la doxa (dont les topoï, qui sont des axiomes normatifs) ou d’autres textes connus dans le corpus. Un texte paraît aisément lisible et clair quand les trois types d’interprétants, issus de passages antérieurs du texte, de topoï, et de passages de l’intertexte, deviennent tout à la fois accessibles et non-contradictoires.

La prévisibilité est principalement affaire de doxa : un texte endoxal semblera plus “clair” qu’un texte paradoxal. Cela explique que les doxa les plus normées, celles des disciplines scientifiques, permettent de rendre fort clairs (mais seulement pour les experts !) les textes qui en relèvent : par exemple, au palier lexical, on ne déplore plus, en principe, de polysémie ni d’équivoque.

En règle générale, les textes clairs ne contredisent pas les attentes, c’est-à-dire les préjugés en cours. Ainsi l’herméneutique de la clarté n’est-elle qu’une herméneutique endoxale, qui convient aux collectivités sûres de leur bon droit (académiques, théologiques, etc.), et bénéficie de toutes les séductions dogmatiques de l’évidence. Elle voit en général dans les difficultés des déficiences. Les textes qui imposent ou requièrent des parcours interprétatifs complexes, non-connexes, ramifiés, indéfinis, en boucle, seront rejetés comme illisibles, ou normalisés : on persiste volontiers à expliquer les Illuminations de Rimbaud par le coucher de soleil.

Rappelons combien ces stratégies sont réductrices en prenant l’exemple du résumé, dans sa forme extrême qui fait du récit l’expansion d’une phrase dite macroproposition (selon le modèle propositionnel formulé naguère par van Dijk et Kintsch). Ainsi, Genette affirmait : “ l’Odyssée et la Recherche ne font d’une certaine manière qu’amplifier (au sens rhétorique) des énoncés comme Ulysse rentre à Ithaque ou Marcel devient écrivain ” (1972, p. 75). Cette stratégie conduit évidemment à une prosaïsation, par retour au bercail de la doxa. Riffaterre résume ainsi Les Bijoux de Baudelaire : “ elle prenait des poses érotiques pour m’exciter ” (cf. 1979, pp. 45-60), transposant en bénin fantasme universitaire un chant sur la parure de la Sulamite et la nuditas criminalis.

Les herméneutiques de la clarté transforment ainsi les mystères en problèmes, et les problèmes en solutions prosaïques.


II. Pour une herméneutique matérielle

Peter Szondi a formé naguère le projet d’une herméneutique matérielle. L’expression herméneutique matérielle, reprise de Schleiermacher, désigne une forme pleine et ambitieuse de l’herméneutique critique de tradition philologique. Cette dénomination quelque peu paradoxale se justifie notamment parce que cette unification engage une réflexion sur l’unité des deux plans du langage, contenu et expression. On peut lui reconnaître trois thèmes principaux : le thème anti-dogmatique ou critique ; le thème anti-transcendantal ou descriptif (empirique) ; le thème anti-ontologique ou agnostique. Ils répondent d’une part aux besoins d’une sémantique qui doit penser la diversité des textes, au sein d’une sémiotique des cultures : pour cela, il faut rompre avec le préjugé que le sens témoigne de l’Etre, et doit être jugé à l’aune métaphysique de la référence et de la vérité. Enfin ces thèmes épistémologiques s’accordent avec une conception de la vie comme activité de modification et d’interprétation constante de l’Umwelt, dont chez l’homme le sémiotique fait partie (cf. l’auteur, 1996 ).

L’herméneutique matérielle unifie l’herméneutique et la philologie dans une sémantique de l’interprétation. Si l’herméneutique matérielle n’est pas une philosophie, elle suppose cependant une épistémologie, une méthodologie et une déontologie. L’épistémologie est celle des sciences de la culture. La méthodologie unit la critique philologique et le comparatisme linguistique ; elle suppose ou impose une conscience de la relativité historique. La déontologie est imposée par le caractère fondamentalement situé de l’activité interprétative [3]; comme telle, elle n’échappe pas au problème de la responsabilité : ses deux principes immédiats sont le respect du texte, dans sa lettre comme dans son esprit, et la bienveillance dans la production du sens, pour créditer le texte et l’auteur des bonheurs de l’interprétation.

Alors que la séparation de l’herméneutique et de la philologie a été creusée par des enjeux métaphysiques que nous ne pouvons détailler ici, une sémantique des textes se fixe au contraire pour objectif de contribuer à la réunification des “ sciences de la lettre ” et des “ sciences de l’esprit ”, en précisant les contraintes linguistiques sur l’interprétation. Elle contribue ainsi à ces trois objectifs : le remembrement des sciences du langage et des disciplines du texte ; en-deça, la réunification de l’herméneutique et de la philologie ; au-delà, la restitution de la dimension critique à l’activité descriptive des sciences de la culture. Ce programme demande de reconnaître la dimension critique de la philologie, la dimension textuelle de la linguistique, la dimension linguistique de l’herméneutique.

Pour une dé-ontologie interprétative

Une herméneutique philologique peut formuler l’hypothèse que les textes ne signifient pas moins par leurs passages jugés obscurs que par les passages censés clairs. En outre, des textes qui semblent accessibles et prétendent à la clarté, comme ceux du classicisme français, pourraient aussi, par leur complexité structurelle, être classés parmi les textes difficiles. Reconnaissonsdonc le régime général et unique de la difficulté, car l’opposition entre le clair et l’obscur doit être dépassée par l’étude des degrés de complexité. De fait, les textes complexes, qu’ils semblent clairs ou obscurs, restent susceptibles d’être indéfiniment relus, car à chaque époque de l’histoire, comme à chaque moment de la vie, on peut leur trouver par recontextualisation un sens nouveau qui ne contredit pas à leur structure. Ainsi, l’interprétation n’annule pas la difficulté, elle la précise sans la lever. Elle ne la suspend pas, et ce qui a été éclairé ne devient pas clair pour autant, car la conscience de la complexité ne se confond pas avec la simplicité.

Comme il n’est pas affaire de recettes, le problème de la méthodologie n’est évidemment pas neutre à l’égard des préconceptions du langage ni de la déontologie qui accompagne nécessairement les pratiques interprétatives. On peut formuler trois recommandations : (i) Que l’interprétation caractérise linguistiquement ses propres procédures, et qu’elle étende ainsi la critique philologique à l’herméneutique elle-même. (ii) Que par respect philologique elle refuse l’évidence comme la violence, formes irénique ou polémique de la bonne conscience. (iii) Qu’elle problématise son rapport avec la pratique sociale où elle prend place, car elle ne peut être comprise que relativement à la pratique qui lui a donné lieu (voire dans cette pratique).

Si faute d’un dogme, il ne nous appartient pas de discerner ici le bon du mauvais, proposons quelques critères pour caractériser une lecture “ intéressante ”. Commençons par les critères négatifs : en général, une lecture “ inintéressante ” ne lit que des passages, réduits à des points du texte, sans guère se soucier du contexte, de la textualité ou de l’intertextualité ; elle conçoit le global comme extension du local ; elle utilise des codes qui transforment en tout ou partie le texte, selon le modèle du décryptage ou de ce que l’on a appelé l’interprétation syntaxique dans l’acception formelle du terme ; elle ne caractérise pas le texte par rapport à d’autres ; elle part de préconceptions pour illustrer une théorie sur le langage ou l’art, une thèse sur l’auteur ou l’écriture, voire sur le lecteur ou la lecture.

En revanche, une interprétation “ intéressante ” obéit en général à quatre types de contraintes.

Contraintes critiques. — Sa méthodologie est explicite. Elle satisfait aux impératifs philologiques touchant non seulement la langue, mais l’histoire. Elle s’adapte aux conventions du genre textuel.

Contraintes herméneutiques. — Elle observe ou construit dans le texte quelque chose d’encore inaperçu, et qui ne pourra être négligé par la suite : elle enrichit les parcours interprétatifs, voire en trace un qui reste exemplaire. Elle ménage enfin la place de ce qu’elle n’a pas vu.

Contraintes historiques. — Elle récuse ou intègre d’autres lectures. Elle donne source à d’autres interprétations : elle entre dans l’histoire du texte, en rupture souvent avec cette histoire, mais inaugure en son sein une lignée interprétative. Elle conduit même à modifier l’interprétation d’autres textes.

Contraintes éthiques. — Elle engage son auteur, qui doit assumer une déontologie. Elle ne se prétend pas la seule possible, ni la meilleure, la plus économique ou la plus exhaustive. Elle transforme enfin le simple besoin de comprendre en désir d’interpréter [4].

Sans conclure ces réflexions exploratoires, nous sommes à présent en mesure de distinguer trois formes de l’illisibilité. La première, n’y revenons pas, est créée par le préjugé laxiste de la clarté. La deuxième résulte d’une limite transcendantale, qu’il faudrait retracer en revenant à la lecture schlegelienne de Kant. La troisième, de nature philologique, reprend au sein des sciences du langage le thème critique que Kant précisément avait transposé de la philologie des Lumières à la philosophie transcendantale. L’herméneutique philologique en effet reconnaît et privilégie le caractère situé de l’interprétation, que la philosophie regrette en parlant de finitude historique et subjective de l’interprète, finitude qu’il peut problématiser sans pour autant la réduire.

Parce qu’elle n’est jamais complètement comprise, une œuvre peut devenir classique et continuer d’être lue dans différents lieux, époques et civilisations. Mais une part d’illisible - dans cette dernière acception, philologique, du terme - demeure nécessairement, et cette limite indéfinie nous préserve de l’infini, en évitant que la lecture s’arrête un jour dans une compréhension absolue.

Le sens actuel d’un texte résulte de son déchiffrement recommencé et de la confrontation qui oppose ses interprétations transmises à celles que nous proposons aujourd’hui. Des passages qui nous paraissent clairs sont d’anciennes obscurités ou plutôt difficultés surmontées, mais d’autres, dont on ne disait mot car ils semblaient évidents à tous, sont de ce fait devenus illisibles avec le temps.

Si donc l’interprétation incombe comme un devoir, car elle maintient lisibles les textes, est-ce à dire que chaque lecture accroît le livre ? Oui, dans la mesure où elle accroît d’elle-même le corpus des textes où il prend son sens.

****

Si la linguistique s’est éloignée des études littéraires, et plus généralement des humanités, elle le doit à une caractérisation erronée de son statut, quand elle a prétendu être une science logico-formelle, puis une science cognitive. Oubliant la tradition philologique qui lui avait donné naissance, elle a négligé le problème de la diachronie (dont les grammaires formelles ne peuvent tenir compte), celui du corpus, etc. 

L’expérience programmatique de l’herméneutique matérielle doit être poursuivie. C’est une voie pour réunifier la linguistique et la philologie, alors même qu’avec la linguistique de corpus se développe une nouvelle philologie numérique. C’est aussi une voie pour mettre au cœur des sciences du langage le problème de l’interprétation, qui dépasse celui de la génération et a fortiori celui de la générativité. C’est enfin le moyen de renouer avec des courants philosophiques beaucoup plus riches que la philosophie du langage héritée du positivisme logique.


NOTES

[*] Hermeneutik und Linguistik: Die Überwindung des Mißverständnisses, in Haß, U. et C. König (Hg.), Literaturwissenschaft und Linguistik von 1960 bis heute, Göttingen: Wallstein, 2003, p. 137-146)

1 Cf. “ l’idée que l’auteur est l’Esprit saint et ne fait rien en vain, d’où pas d’abondance, pas de tautologie ” Schleiermacher, 1987, p. 105. Le principe cognitif de pertinence, formulé par Sperber et Wilson, remplacerait ici l’Esprit saint par le Mind, sanctifié à sa manière par les cognitivistes, dès lors qu’on le réduit au cerveau.

2 Ce principe reprend le principe d’économie déjà formulé par Maupertuis dans sa Cosmologie de 1750 pour remplacer la Providence divine, et qui fut d’ailleurs infirmé peu après par la linguistique historique et comparée.

3 L’interprétation est située car elle prend place dans une pratique sociale, et obéit aux objectifs définis par cette pratique. Comme ils définissent à leur tour les éléments retenus comme pertinents, on doit abandonner l’idée d’une interprétation totalisante et définitive, car l’interprétation d’un texte change avec les motifs et les conditions de sa description. Chacune à leur manière, les herméneutiques juridique et religieuse ont posé sinon résolu ce problème.

4 Un besoin peut être satisfait, un désir ne peut être qu’attisé. Le désir d’interpréter tient du désir de participer, en le commentant, à l’élaboration et à la transmission du texte.


BIBLIOGRAPHIE

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Eco, U. (1992) Le signe, Paris, Le livre de Poche.

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Genette, G. (1972) Figures, III, Paris, Seuil.

Rastier, F. (1996 c) Représentation ou interprétation ? - Une perspective herméneutique sur la médiation sémiotique, in V. Rialle et D. Fisette (éds), Penser l'esprit : des sciences de la cognition à une philosophie de l'esprit, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, pp. 219-239.

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Riffaterre, M. (1979) La production du texte, Paris, Seuil.

Sperber, D. & Wilson, D. (1985) Relevance, Oxford, Blackwell.

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Szondi, P. (1981) Poésies et poétiques de la modernité, Lille, PUL.

Szondi, P. (1989) Introduction à l’herméneutique littéraire, Paris, Cerf.

Szondi, P. (1991 [1975]), Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Paris, Gallimard, TEL.


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©  décembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Herméneutique et linguistique : dépasser la méconnaissance. Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hermeneutique/Rastier_Herm-et-ling.html>. (Consultée le ...).