POURQUOI S'INTÉRESSER À LA LANGUE ?
RÉFLEXIONS POUR UN PROJET D'ÉDUCATION EUROPÉENNE
[*]

Pierre JUDET DE LA COMBE
EHESS / CNRS


Les événements étonnamment violents qui se sont déroulés en octobre et novembre derniers dans de nombreux quartiers populaires de la région parisienne et dans plusieurs villes de France, ainsi que les événement analogues qui ont eu lieu récemment en Angleterre ont montré avec force l’existence des nombreuses crises qui traversent les sociétés européennes contemporaines. Une crise économique et sociale, avec l’importance du chômage pour les jeunes générations dans ces ensembles urbains, une crise politique, puisque les institutions qui sont habituellement chargées d’assurer la médiation entre les citoyens et les autorités ne parviennent pas, dans ce cas, à remplir leur rôle. Mais aussi, et c’est cela qui nous intéresse ici, une crise profonde de la langue. Pour les jeunes révoltés, le langage n’est pas considéré comme le medium adéquat s’il leur faut exprimer leurs déceptions et leurs attentes. Les mots, disent-ils, sont désormais impuissants dès qu’ils veulent se faire entendre. Et surtout, ces jeunes disent souvent qu’ils ne possèdent même pas ces mots. La violence, paradoxalement, sert ainsi à faire valoir une demande de reconnaissance et de respect, mais cette demande ne peut pas s’articuler au moyen de la langue. Elle atteste d’une reconnaissance non advenue, et qui ne peut advenir, puisqu’il n’existe pas vraiment de possibilité de parler.

Nous rejoignons là la dimension véritablement dramatique de cette crise. La reconnaissance réciproque suppose au moins qu’un même moyen d’échange symbolique existe, puisque seul le langage peut exprimer le sens du conflit. Or, au-delà de cette irruption soudaine de la colère, il est apparu que la langue elle-même, telle qu’elle est parlée quotidiennement par beaucoup, porte les marques de cette marginalisation et de cette impuissance. Quand ils tentent d’expliquer leurs actes aux médias, les acteurs de ces violences montrent souvent qu’ils ne disposent que d’une langue pauvre, réduite tant dans le vocabulaire, qui se limite parfois à la connaissance de quatre cents mots [1], que dans la syntaxe : les phrases sont brèves, assertives, formulées à l’indicatif, et ne déploient pas l’ensemble des formes possibles de modalités et de rapports au temps. Elles sont « dégrammaticalisées » [2]. Elles imitent souvent, dans la diction, la violence de la protestation ou du défi et servent à montrer ostensiblement qu’on ne peut parler qu’entre soi, dans des groupes fermés. Des dialectes, ou « sociolectes », se sont ainsi constitués, qui entretiennent un rapport polémique d’opposition avec la langue supposée commune. Ils expriment une séparation, un enfermement dans des mondes clos. Leur inventivité, qui est très grande dans la constitution de nombreux codes cryptés, de métaphores nouvelles, exprime d’abord une marginalité.

En face, du côté des représentants des autorités ou des différents pouvoirs de la société, la langue est évidemment mieux maîtrisée, plus riche et plus « grammaticalisée », mais, par son usage, elle tend souvent à se fermer et à exprimer d’abord l’autorité de ceux qui la connaissent, et ne permet donc pas d’instaurer un dialogue. Cette langue aussi manifeste une distance, une non-compréhension. La société s’est ainsi fractionnée en « ghettos de langue », non pas seulement les ghettos où sont reclus les jeunes marginalisés, mais aussi ceux des connaisseurs de la langue, qui se reconnaissent entre eux par leur contrôle des formes langagières nobles et cultivées. Il est ainsi apparu qu’il n’existait pas vraiment de langue commune à l’ensemble des membres de la société, et donc pas de moyen linguistique d’assurer une médiation réelle entre les groupes sociaux. Les sociétés sont plurilingues, sans même qu’il soit besoin de parler de l’invasion de langues étrangères, comme l’anglais international.

Il n’est pas incongru d’ouvrir par ce constat un exposé qui est mis sous le signe de l’un des représentants les plus prestigieux et les plus efficaces d’une science qui ne s’occupe pas du langage des quartiers populaires mais des grands textes de la tradition classique, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, savant qui a régné sur la science philologique, qui a pu impressionner par ses prises de positions pour le moins autoritaires, et toujours déterminées sur la force des œuvres grecques, mais qui a surtout laissé la marque d’un intérêt acharné et méthodique pour la lettre des textes, qu’il commentait avec précision. C’est sans doute par cet aspect que son œuvre est la plus moderne, la plus actuelle, c’est-à-dire, pour reprendre un mot de l’un de ses grands adversaires, « intempestive » et, par là, porteuse d’avenir. L’écart n’est, en effet, pas si grand entre l’intérêt pour la langue et la lettre qui anime cette science des textes et la crise actuelle de la langue. C’est sans doute l’une de nos tâches d’apporter la preuve qu’il n’y a pas de différence de nature entre savoir lire des textes composés dans une langue désormais morte, comme les poésies d’Homère ou d’Eschyle, et apprendre vraiment l’idiome qui nous a été transmis comme langue maternelle, c’est-à-dire savoir le parler, l’écrire, savoir traduire, et, surtout, savoir l’utiliser pour inventer un futur possible.

Le propos n’est évidemment pas ici de chercher des solutions dans la tradition et de plaider pour la restauration d’un modèle d’enseignement et de culture ancien, centré sur les littératures grecques et latines, puisque nous savons que ces traditions ne sauraient plus être normatives en tant que telles, ni même nous aider à déchiffrer le présent. Ce modèle appartient sans aucun doute au passé. Le but est plutôt de réfléchir sur la relation entre la langue et l’histoire, non pas seulement l’histoire qui a déjà eu lieu, mais surtout l’histoire qui est encore à faire par les individus et par les sociétés. Homère et Eschyle ont été inventifs à leur époque. Ils ne se sont pas contentés de reproduire les formes d’expression linguistiques dont ils avaient hérité. Si nous les lisons encore, ou si certains les lisent encore, c’est qu’à partir de ces formes traditionnelles ils ont élaboré de nouvelles manières de parler et de se rapporter à la complexité du monde qui leur était contemporain. Par là, ils ont ouvert de nouvelles possibilités d’interpréter ce monde au moyen du langage et de s’y orienter. La langue n’était pas pour eux un système clos, à jamais fixé, ni un simple instrument leur servant à exprimer des idées nouvelles qui leur seraient venues comme par miracle en dehors de toute relation déterminée au langage existant ou à la tradition. Comme langue historique, comme langue de culture, elle était le milieu où la tradition avait déposé des formes de savoir, des valeurs, des certitudes partagées. En travaillant, en recomposant leur propre langue, ces auteurs permettaient à eux-mêmes et à leurs auditeurs d’envisager leur propre tradition d’une manière nouvelle.

Face à cette crise de la langue qui s’est imposée à l’intérieur de nos sociétés, la question est donc de savoir quel type de compétence linguistique est à même de créer les conditions de possibilité d’un véritable lien social, et surtout, puisque le problème est devenu brûlant, quelle forme de connaissance des langues maternelles ? En quoi la langue naturelle, comme langue historique, transmise par les générations antérieures, donne-t-elle aux individus les moyens de s’orienter dans le monde contemporain ? Non pas de s’y adapter avec efficacité, selon le but poursuivi par de nombreuses politiques pédagogiques orientées seulement vers le « succès » professionnel des élèves, mais de le comprendre et d’être en mesure de faire valoir auprès d’autrui des prétentions à y agir librement et à le transformer. Pour le dire autrement, en quoi la connaissance approfondie de la langue maternelle est-elle un moyen d’émancipation ?

Répondre à ces questions suppose d’abord que nous ayons défini le concept de langue auquel nous faisons référence, et surtout examiné les relations que la langue maternelle, l’idiome naturel, permet de construire avec l’histoire passée et future. Si les jeunes marginalisés, qui sont souvent issus de cultures non européennes, expriment une demande de reconnaissance, c’est qu’ils attendent de leurs interlocuteurs qu’ils prennent en compte leur histoire particulière, qui a souvent une origine lointaine, et qu’ils revendiquent aussi d’acquérir la capacité d’exprimer adéquatement des aspirations. Le problème va donc bien au-delà de la simple question de l’intégration de populations de provenance étrangère. Il concerne la relation de chaque individu avec le passé collectif qui lui est transmis et la capacité d’anticiper, en parlant, un avenir possible.

La thèse soutenue ici est que la connaissance du passé des langues maternelles comme langues de culture est non seulement la condition d’une expression libre, véritablement individuelle et nouvelle, mais est aussi la condition d’une compréhension de la complexité des sociétés contemporaines et d’une action innovante au sein de ces sociétés. Ces sociétés sont plurilingues, en plusieurs sens. Non seulement des ghettos linguistiques s’y sont constitués, mais elles utilisent couramment, dans leur vie quotidienne, plusieurs idiomes naturels. Elles sont plurilingues aussi en tant qu’elles sont dominées par des savoirs scientifiques et techniques. Ces savoirs sont des langues, ou tendent à devenir des langues : langues formalisées ou tendant à la formalisation la plus parfaite possible, pour les mathématiques et les sciences de la nature, mais aussi langues utilisant fortement la formalisation, même si c’est à un degré moindre, comme les sciences psychologiques, économiques, les sciences de la société et aussi de la culture. Ces sciences ne se développent que parce qu’elles ne cessent de se construire une terminologie spécialisée. Même les sciences historiques, comme nous l’a rappelé Reinhardt Koselleck [3], doivent leur scientificité, leur caractère de science, au fait qu’elles se sont donné une langue particulière qui exprime avec adéquation le type d’intérêt, au sens d’intérêt de la connaissance, qu’elles adressent à la réalité qu’elles ont pris comme objet.

Nous sommes donc confrontés à une opacité nouvelle et multiple. Non seulement en raison des difficultés que la pluralité des idiomes naturels et des sociolectes opposent à la communication, mais parce que les langues naturelles sont confrontées à des langues formelles qui dans la plupart des cas nous restent incompréhensibles, alors même qu’elles expriment et ordonnent les réalités collectives qui déterminent notre monde vécu. Ces langues sont historiques, elles sont des produits humains, mais, la plupart du temps, elles restent inaccessibles. C’est en ce sens que Georg Simmel et à sa suite Ernst Cassirer ont pu parler d’une « tragédie de la culture » : les productions humaines nous sont devenues étrangères, nous sommes aliénés par rapport à elles [4].

Face à ce morcellement des langues et à la non-communication au sein de la société qui résulte du développement des langages formels, se pose la question de la réappropriation de ce qui nous est devenu étranger : notre propre tradition est rendue plus opaque parce qu’elle est quotidiennement confrontée avec d’autres, mais aussi parce qu’elle est confrontée avec les savoirs élaborés par les sciences. L’altérité, dont on parle tant, est d’abord interne à notre monde « propre ». Cette altérité s’est transformée en aliénation, et tout programme éducatif devrait viser à surmonter une telle opacité. Mais, et c’est le but de ces remarques, l’aliénation négative ne peut être simplement supprimée et remplacée par une mise à la disposition de tous des savoirs construits par nos sociétés. Un tel projet est impossible, parce qu’il reviendrait à nier la difficulté propre aux langues particulières et aux savoirs, à nier leur spécificité, au nom d’une communication généralisée. Le propos est plutôt ici de montrer en quoi une forme d’aliénation peut être positive, c’est-à-dire peut servir de point de départ à une réappropriation véritable. La confrontation avec ce que l’on ne comprend pas et l’apprentissage de l’étrangeté au sein même des cultures « maternelles » devraient apparaître comme la condition d’une compréhension de ces cultures et d’une ouverture aux autres.

Il convient donc, d’abord, de mieux définir ce que l’on entend par langue, et, pour cela, de dépasser une opposition convenue et superficielle. Selon les termes de cette opposition, ou bien la langue est « expressive », elle est supposée exprimer une identité historique, l’appartenance à une culture particulière ; cette perspective, comme on le sait, remonte au Romantisme ; ou bien, à l’inverse, selon une perspective dite « rationaliste », elle est supposée être un moyen de communication généralisée et efficace entre les individus, et elle devrait donc être enseignée de manière à remplir cette fonction. Si on les analyse, ces deux positions antithétiques, l’une étant souvent qualifiée de « traditionaliste », et l’autre de « moderniste », se révèlent parfaitement solidaires. Elles sont en fait l’expression d’un même point de vue sur l’histoire, qui se trouve niée dans l’un et l’autre cas. Malgré les apparences, nous trouvons là deux manifestations complémentaires de ce que l’historien François Hartog a appelé le « présentisme » actuel [5], la fascination pour le présent immédiat.

L’analyse des apories dans lesquelles nous enferme une telle antinomie nous permettra de définir la place qu’un enseignement des langues maternelles considérées dans leur dimension historique pourrait occuper dans un projet d’éducation européenne.


1. La langue et la question de l’identité culturelle

Les dialectes sociaux dont nous avons parlé, ces petites langues fermées sur elles-mêmes qui ne sont pas « maternelles » mais inventées au jour le jour, sont tournées exclusivement vers le présent. Elles visent à exprimer une appartenance locale, une différence d’avec le reste de la société. D’une certaine manière, elles sont historiques, comme toute langue, puisqu’elles ne cessent de reprendre des expressions plus anciennes, vieux mots de l’argot ou inventions plus récentes mais déjà vieillies, et de les transformer à très grande vitesse. Mais leur finalité est immédiate, comme affirmation d’une particularité visible. Il est alors tentant de dire que ces langues servent d’abord à exprimer, sur un mode réactif, une identité. En parlant, leurs locuteurs signaleraient d’abord qui ils sont. Cette « identité » serait définie en termes d’origine, puisqu’il s’agit souvent d’enfants issus de l’immigration non européenne et qui parlent entre eux, et aussi en termes de séparation spatiale, puisque les sujets qui parlent ces langues habitent des zones bien définies de l’espace urbain.

Mais si on analyse ce concept, en apparence banal, d’identité et son emploi quand il s’agit d’une réalité culturelle, nous découvrons vite des difficultés et des paradoxes. Il apparaît que ce n’est pas un concept descriptif : il est normatif en ce qu’il implique et prescrit une conception définie de la culture et du rapport à l’histoire. Tout autant que ces langues sommaires qu’il est censé décrire, il fige dans un présent immédiat la vie des individus et des groupes.

Tout d’abord, dire que le code linguistique employé par ces locuteurs sert d’abord à exprimer « qui ils sont » ou « ce qu’ils sont » revient à considérer que les individus ou les groupes sont effectivement caractérisés par les traits clairement identifiables qui sont supposés constituer l’identité qui leur est ainsi attribuée. Quoi qu’ils disent, ils manifestent une appartenance à un milieu social défini. Leur origine n’est alors que l’un des traits caractéristiques de cette appartenance, une marque statique qui les différencie d’autres locuteurs appartenant à d’autres milieux. L’origine cesse alors d’être une histoire. Elle est donnée immédiatement, identifiable, et n’est pas vue comme le point de départ d’une genèse individuelle ou collective, qui a pu comporter ses phases de maturation, de ruptures, de conflits, d’oublis ou de redécouvertes. Elle devient un fait, un trait purement distinctif. Paradoxalement, l’origine, qui nomme un passé, une tradition, se transforme en une réalité présente et sert à classer les personnes. Une singularité, selon les provenances, est bien posée, mais elle est censée faire sens dans un jeu seulement relationnel, dont les termes sont définis les uns par rapport aux autres selon l’état de la situation présente.

Considérer des êtres historiques sous la catégorie de l’identité ou même revendiquer une identité quand on est engagé dans une lutte pour la reconnaissance culturelle, échappe ainsi difficilement au danger que soit annulée la dimension historique du rapport que les individus ou les groupes peuvent entretenir avec eux-mêmes. Ce rapport à soi est, en effet, historique, dans la mesure où l’origine est avant tout la matière initiale d’un travail de constitution de soi, d’une activité ouverte, et ne détermine pas, comme par nécessité, le sens de cette activité. Dire que nous parlons pour exprimer ce que nous sommes, avec notre histoire, risque de transformer cette histoire en chose. C’est faire comme si le fait de parler, dans des situations nouvelles, ne la transformait pas, comme si cette histoire existait indépendamment des échanges que nous avons eus, au cours de notre vie, avec autrui.

Il est vrai que le caractère fermé des dialectes locaux que nous avons évoqués peut donner, même si c’est à tort, l’impression que nous avons affaire à des « identités » singulières. Mais la critique de la notion vaut tout autant quand elle est appliquée à des ensembles culturels infiniment plus riches, qui revendiquent fortement leur dimension historique. Les effets de l’emploi de ce concept, quand il se fait sans précaution, sont les mêmes. Si l’identité culturelle est définie comme l’appartenance à un ensemble historique déjà constitué et identifiable, le présupposé d’une telle définition est qu’il existe réellement un ou plusieurs traits distinctifs qui permettent de caractériser cet ensemble historique dans sa différence par rapport à d’autres. Comme il s’agit d’histoire, de tradition, on aura alors tendance à chercher dans le passé ces traits distinctifs et à les concevoir comme une origine à partir de laquelle l’histoire s’est déroulée comme « naturellement », selon un processus nécessaire. En recourant à une métaphore biologique qui est en soi parlante parce qu’elle induit une conception de l’histoire, on cherchera ainsi à désigner les « racines » culturelles de l’Europe, qui seront posées comme autant de causes qui ont fait « ce que nous sommes ».

Les vifs débats qu’a suscités récemment la rédaction du préambule de la Constitution européenne quant à la question des « racines » culturelles et spirituelles de l’Europe ont bien montré les contradictions dans lesquelles s’enferme une telle perspective. S’il y avait accord pour désigner l’Antiquité classique et les Lumières comme origines d’une prétendue « identité européenne », l’opposition entre les Constituants est devenue violente quand il s’est agi de savoir si la religion chrétienne devait aussi être reconnue comme origine, alors même qu’il est évident que cette religion a joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’Europe. Les difficultés sont venues du fait que la question était mal posée et qu’elle allait dans le sens d’une réification de l’histoire, de sa réduction au présent. Les positions dans le débat ne reflétaient pas l’histoire effective des différentes cultures européennes, qui, bien évidemment, ont toutes été marquées, entre autres, par ces trois moments, l’Antiquité gréco-latine, le christianisme et le rationalisme moderne. Elles reflétaient bien plus les positions actuelles des discutants, selon que leurs cultures politiques admettent ou non que les Eglises puissent jouer un rôle dans la discussion politique sur les normes. Il s’agissait moins de se rapporter au passé que d’argumenter de manière à donner une valeur normative à des conceptions particulières de la vie publique et de la culture. Le recours au passé servait à exprimer le présent, conçu comme identité inaliénable. La conséquence en est que le passé était alors réduit à l’état de chose, de puissance toujours disponible, qui imposerait indéfiniment à la vie présente sa force civilisatrice. Il devenait par là même a-historique. En effet, l’Antiquité, tout autant que la religion chrétienne étaient posées comme des objets dotés d’une valeur immuable, comme si nous avions affaire à des entités parfaites et bien définies.

1.1. Identité et histoire

Or, comme nous le savons, cela est contraire à ce qui s’est passé dans l’histoire. Les sciences philologiques et historiques ont pu se constituer en sciences modernes précisément parce que l’histoire n’est pas aussi simple. S’il y a eu ces trois moments, dans leur succession, c’est que ces mondes culturels étaient instables, ouverts, qu’ils étaient hybrides. Aucun d’entre eux ne se laisse définir comme une identité. L’Antiquité ne s’est constituée comme culture que parce qu’elle était elle-même prise dans une tension permanente entre différentes cultures méditerranéennes, orientales et occidentales, et dans une tension entre plusieurs langues, le grec, ou plutôt les langues grecques, le latin et les diverses langues de l’Empire, et aussi l’égyptien, le phénicien, l’hébreu et l’araméen. L’Antiquité était constamment plurilingue et pluriculturelle. A l’intérieur même des cultures grecques et romaines, les langues qui constituaient ces cultures, langues communes et aussi langues poétiques, politiques et scientifiques, étaient en opposition les unes avec les autres. De manières différentes et souvent rivales, elles tentaient d’articuler les expériences vécues sans qu’une synthèse puisse être achevée. Certaines traditions lettrées et certains auteurs ont tenté, face à cette dispersion, d’élaborer des « synthèses culturelles », en chargeant un usage particulier de la langue d’expliquer et de fonder les différentes pratiques sociales et les savoirs qui s’étaient déjà séparés les uns des autres. Le mythe, dans sa forme savante, a pu servir à cela à l’époque archaïque : Homère et Hésiode ont tenté, l’un contre l’autre, de construire des représentations unifiées et totalisantes de la société. Puis la philosophie, comme science des principes, critiqua ces synthèses et en proposa d’autres ; contre elle, la rhétorique, comme science et actualisation de la culture, se présentait comme plus respectueuse des traditions. Chacune de ces synthèses pouvait être combattue par d’autres. Chaque langue spécialisée portait en elle-même une critique des autres langues.

Il peut paraître étonnant de parler du mythe grec archaïque comme d’une tentative de synthèse cherchant à réunifier des savoirs déjà différenciés les uns des autres : nous avons pris l’habitude de lire dans les poèmes grecs anciens l’expression « naïve », non problématique, non réflexive, d’une mentalité en harmonie avec elle-même et échappant par là aux crises qu’impose une différenciation interne de la culture, pour reprendre l’un des concepts de Max Weber. Mais cette idée d’une Grèce archaïque unifiée exprime plus la nostalgie moderne d’un monde culturel réconcilié avec lui-même qu’une réalité historique. L’existence même, face à d’autres, d’une langue poétique particulière, celle de l’épopée, et le projet des poèmes d’Homère et d’Hésiode de rendre compte de la totalité des choses, pour le second, ou, pour le premier, de la totalité d’un monde héroïque considéré comme fermé et donnant son sens au monde présent, incitent à voir dans ces entreprises culturelles un geste polémique. Face aux savoirs spécialisés des rois, des prêtres, des devins, des artisans, des guerriers, et surtout des sages, qui parlaient des normes éthiques en les considérant pour elles-mêmes, il s’agissait de rendre compte de la possibilité et de la légitimité de ces savoirs en les insérant dans un récit global où ils perdaient leur autonomie. Le mythe était, sous cette forme, une pratique symbolique, un métier, qui s’opposait à d’autres.

La religion chrétienne a été une suite de réinterprétations de ces héritages traditionnels et une suite de redécouvertes. Et si, plus tardivement, l’Antiquité a pu être normative, à la Renaissance, ce n’est pas en raison de son influence continue au cours de l’histoire, ce n’est pas parce qu’elle était une « racine », mais, au contraire, parce que par décision, à partir du XIVe siècle en Italie, la relecture attentive de certains de ses textes littéraires et théoriques a été utilisée pour opérer une critique radicale de la situation présente, non seulement dans le domaine esthétique, avec les œuvres que l’on s’est mis à imiter, mais aussi dans les domaines de la science et du droit. Le saut « intempestif » dans le passé ancien servait d’abord à modifier le présent, et non à le conforter.

L’histoire culturelle n’apparaît donc pas comme le prolongement naturel de données originelles, mais, à l’inverse, comme une suite de « renaissances », c’est-à-dire de ruptures qui problématisent le présent au moyen de réappropriations du passé. Chaque fois qu’une modernisation culturelle importante a eu lieu au cours de l’histoire européenne, à la Renaissance, à l’époque du classicisme, puis avec la Révolution et le Romantisme, la critique du présent s’est faite au moyen d’un retour à l’Ancien. Mais il ne s’agissait pas d’un Ancien que l’on connaissait déjà, que l’on croyait tenir à sa disposition comme s’il avait toujours été là. Le passé lointain auquel il était fait référence était un passé qu’il fallait d’abord redécouvrir en en changeant l’interprétation. C’était un passé inconnu qui devenait actuel, et pour le redécouvrir des sciences nouvelles ont été fondées : sciences des textes, de la langue et de l’histoire. Elles étaient critiques, puisque leur but était d’écarter les vulgates : la lettre des textes n’étaient pas considérée comme évidente et allant de soi. Il fallait, par un contrôle systématique, l’établir de manière rationnelle. Ces sciences étaient également herméneutiques, puisqu’elles proposaient et argumentaient de nouvelles interprétations de la tradition. Cela ne nous éloigne pas de la problématique de la langue : c’est par le contact avec les œuvres anciennes que demandait ce travail de réinterprétation, de traduction et de réactualisation que les langues vernaculaires modernes ont pu être constituées. Elles sont historiques du fait de cette confrontation renouvelée, qui a changé, par strates successives, leur vocabulaire et leur syntaxe.

1.2. Le concept d’identité réflexive

Le rapport à l’histoire culturelle qu’instauraient ces « renaissances » était donc double. Pour comprendre et transformer la situation présente, il était posé que le passé était une ressource actuelle et nécessaire, mais il était également posé que ce passé, à savoir les œuvres de l’Antiquité ou la Bible, était d’abord opaque et qu’il fallait le rendre intelligible par des méthodes nouvelles. L’origine n’était pas un datum, mais un factum, le résultat d’opérations intellectuelles de construction.

Si le terme d’identité a encore une pertinence, il doit alors être compris comme « identité réflexive », c’est-à-dire comme une pratique, et non comme un état. C’est une manière ouverte, questionnante, de se rapporter aux traditions, et non une appartenance à un ensemble constitué. Son principe est la réappropriation : au lieu de se représenter le passé comme une cause ou une source, elle le traite d’abord comme un bien étranger, aliéné parce que non familier et obscur, et elle le fait sien grâce à une transformation du présent, c’est-à-dire de la relation aux traditions. Cette relation devient critique. Le terme « identité » ne note alors pas une substance, qui pourrait être opposée à d’autres, mais un intérêt commun, partagé par une culture, pour ce travail réflexif et critique portant sur l’histoire. Ce travail devient la condition d’une définition de soi. Le mot recouvre alors une réalité dynamique et ouverte, orientée vers des projets, et non arrêtée dans le présent ou tournée exclusivement vers le passé. En ce sens, il ne peut être opposé à l’universel. Identité et universalité sont souvent compris comme des contraires, puisque l’identité ne saurait être que particulière, différentielle, et cette opposition est à la base de nombreux débats culturels et politiques actuels sur les normes publiques : les individus doivent-ils se représenter eux-mêmes comme étant liés entre eux d’abord par une origine commune, une appartenance particulière, ou, à l’inverse, sont ils liés par des principes universels, que ce soit ceux du droit ou de l’économie mondiale ? Or il y a dans cette opposition un double appauvrissement, une double simplification, tant du côté de l’identité, pensée comme arrêtée, comme donnée une fois pour toutes, que de l’universel, que l’on suppose être immédiatement contraignant. Pris dans cette opposition, les deux termes se figent l’un l’autre, et leur opposition devient insurmontable. Mais ce point demande encore à être précisé, et un retour sur la question de la langue, de son usage, nous sera utile.

1.3. Langue et dénotation

J’étais parti, pour discuter la notion d’identité culturelle, de l’évocation de ces langues pauvres, des dialectes parlés par certains jeunes dans les quartiers populaires. A ces langues définies comme « identitaires », on oppose le français ou l’allemand « standard », la langue commune qui est censée faire l’unité de la société (ou de la nation) parce qu’elle transcende les différences sociales. La maîtrise de cette langue, savoir la lire, la parler, l’écrire avec précision, est présentée comme l’élément fondamental de l’éducation. On ajoute même, dans les projets pédagogiques publiés récemment en France par le Ministère de l’Education, l’acquisition précoce, avant le Lycée, de l’anglais international, qui ne doit plus être considéré comme une « langue étrangère ». La connaissance de ces deux langues, la langue maternelle et la lingua franca actuelle, serait la garantie du « succès » des élèves, elle leur donnerait la capacité d’être efficaces dans le monde contemporain.

Mais qu’appelle-t-on connaître la langue ? Est-ce d’abord, comme cela semble être supposé dans les projets actuels, savoir l’utiliser de manière à communiquer, c’est-à-dire, selon la définition habituelle, et faible, de ce terme, à transmettre des informations, à exprimer des idées ou des préférences et à faire valoir son point de vue dans les négociations de la vie professionnelle et publique ? C’est bien la finalité qui est assignée à l’enseignement des langues dans les projets récents. Il est frappant, en effet, que l’insistance mise depuis peu à l’Ecole sur la langue maternelle s’accompagne d’une diminution sévère du rôle de la littérature dans l’enseignement. La langue se trouve ainsi dissociée des textes, anciens ou modernes. Elle est conçue comme un code transcendant les usages particuliers, et notamment les usages qu’en ont fait les écrivains de la tradition. Mais cette indifférence aux usages ne concerne pas seulement la littérature, dont la prédominance dans les systèmes d’enseignements a été combattue au nom d’une forme de critique sociale : le patrimoine poétique ne pouvait avoir de valeur normative puisqu’il appartient à une élite ; il serait, en soi, antidémocratique et intimidant. C’est, plus fondamentalement, l’ensemble des usages particuliers, dans les Lettres comme dans la vie courante, qui sont considérés comme inessentiels. Face à eux, à leur diversité historique, est posée l’existence d’une instance commune dont le principe n’est pas l’expressivité, mais la clarté, à savoir la capacité de transmettre une information claire et distincte sur soi et sur le monde. Les usages, avec les déviances qu’ils peuvent introduire, deviennent alors, selon cette conception, autant de parasites venant gêner une communication réussie. D’une certaine manière, la langue serait en dehors de l’histoire. Sa valeur résiderait dans le moyen qu’elle offre aux locuteurs de formuler et de faire connaître leurs pensées. Elle sera d’autant plus performante et utile, dit-on souvent, que ces locuteurs sauront utiliser l’ensemble des possibilités expressives de leur langue maternelle de manière à répondre aux exigences d’une situation et à affirmer leurs connaissances, leurs propres valeurs ou leurs décisions. La langue serait ainsi rationnelle en un double sens. Elle représente adéquatement des pensées, et elle est un moyen approprié pour atteindre un but stratégique dans la communication.

Cette conception à la fois rationaliste et utilitariste de la langue forme l’antithèse de la conception dite « expressive », qui fait de la langue non pas un instrument, mais l’expression d’une origine historique, d’une identité collective. Mais cette opposition n’est en réalité pas si simple. Dans un article de 1978, « Language and Human Nature », le philosophe Charles Taylor [6] a montré que, dans sa version contemporaine, la conception rationaliste de la langue ne la réduit pas au statut de pur instrument, comme si elle ne servait qu’à communiquer plus ou moins bien des pensées qui auraient été conçues en dehors d’elle. Après ce qu’il est convenu d’appeler (sans doute à tort) le « linguistic turn », langue et pensée ne sont plus dissociées, et, d’une certaine manière, la conception romantique, expressive, du langage a prévalu : le langage est dans son essence expressif en tant qu’il est la condition de la construction et, simultanément, de la manifestation des concepts. Il n’est plus une matière irrationnelle que la pensée peut informer et corriger du dehors. Nous n’avons donc plus affaire à une conception strictement dénotative du langage, comme si sa fonction était d’abord de se référer à des réalités mentales extérieures à lui et préexistantes. Le langage est devenu un objet d’intérêt pour lui-même et n’est plus soupçonné de déformer la pensée, comme c’était le cas dans les philosophies rationalistes des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est la langue elle-même, sous sa forme la plus pure, la plus universelle, qui est censée donner aux pensées leur forme adéquate. La conséquence en est que, de ce point de vue, l’usage particulier qu’un individu pourra faire de sa langue n’est pas considéré comme pertinent. On quitterait là le domaine de la linguistique et de la théorie du langage pour s’aventurer dans l’histoire et ses aléas. On rejoint ainsi la position bien connue défendue par la linguistique structurale, selon laquelle il n’y a pour un état de langue donné qu’un seul usage qui soit véritablement légitime, « grammatical ». Les autres usages, c’est-à-dire, en réalité, tous les usages réels, seront disqualifiés comme déviances réelles ou potentielles. Ils resteront en dehors de l’analyse scientifique des langues. La linguistique et la philologie, qui est la science des usages historiques, seront ainsi clairement séparées. Cette séparation, nous le verrons, fait problème. Elle ne va pas de soi.

L’apprentissage de la langue, s’il est envisagé selon ce point de vue, actuellement dominant, mettra donc l’accent sur le caractère normatif que la langue possède en tant que code. Le mot « normatif » ne renvoie pas seulement à la correction de l’expression du point de vue particulier des règles linguistiques d’un idiome donné, mais, au-delà, selon cette perspective de la clarté, au caractère articulé, rationnel, des pensées exprimées. Le code devient contrainte, et ce qui peut être dit, dans telle ou telle situation particulière, se trouve en fait déjà formulé correctement dans la langue. C’est en ce sens que l’on peut dire que cette conception de la langue reste malgré tout, comme dans les philosophies classiques du langage, dénotative. Une distinction, en effet, doit ici être introduite. Il est vrai que langue comme code, comme système de signes, n’est pas en tant que telle « dénotative », ou référentielle à une réalité extérieure, puisqu’elle construit la possibilité de se rapporter à cette réalité, de la concevoir et de l’exprimer. Mais pour les individus qui l’utilisent quotidiennement, elle reste malgré tout envisagée d’un point de vue « dénotatif » ou « référentiel », puisque c’est elle qui, dans sa constitution interne, désignerait, avant même que l’on parle, les réalités pertinentes, c’est-à-dire correctement construites par la langue. Si les individus veulent que leurs prises de parole aient du sens, ils doivent se référer à ces réalités. Ils n’ont pas le choix.

Selon cette conception qui reste, somme toute, dénotative, les réalités qui peuvent faire l’objet d’une communication ou d’un débat sont déjà données. Elles constituent les éléments d’une « ontologie », qu’une analyse correcte de la langue (mais de quelle langue ?) peut définir dans le détail. Pour notre propos, ce qui importe est qu’il s’agit de réalités présentes, déjà connues puisqu’elles sont définies et qu’il y a déjà un accord préalable quant à leur existence. Il devient dès lors difficile pour les individus d’échapper à cette fonction référentielle du langage et d’envisager, en parlant, des réalités qui n’existent pas encore, qui sont problématiques et dont, dans la pratique de l’échange, ils tenteraient de définir l’existence possible. La langue, pas moins que dans les théories « romantiques » de l’identité culturelle, reste ainsi attachée au présent. Elle le désigne. Cette idée de la langue repose sur l’hypothèse qu’il existe un monde partagé, déjà constitué, et qui est potentiellement universel, pour peu que le système qui le désigne soit suffisamment clair. Tout individu doit savoir de quoi il parle et doit savoir communiquer ce dont il parle.

1.4. Dénotation et défense de la pluralité des langues

Si l’on va au bout de cette perspective, le fait même d’enseigner les langues maternelles à l’Ecole devient difficile à justifier. Pourquoi s’attacher encore à l’enseignement du français ou de l’allemand ? Le monde, à savoir la référence à laquelle renvoie la langue, est de plus en plus ouvert, indifférent aux particularités culturelles, puisqu’il prend la forme d’un marché mondial ou d’un espace indéfiniment ouvert où doivent s’appliquer des règles juridiques universelles chargées de réguler ce marché. Il peut alors être tentant d’accorder, dans l’enseignement, et pas seulement dans les entreprises ou les institutions internationales, une primauté à la langue qui sert actuellement aux échanges mondiaux, à savoir l’anglais artificiel que nous sommes de plus en plus amenés à parler. Contre ce monolinguisme possible, de nombreuses réactions ont vu le jour. Elles affirment la nécessité de défendre les langues nationales, puisque la pluralité des langues est constitutive de l’Europe et de sa richesse culturelle. Pour être en accord avec leur situation historique réelle, les citoyens européens devraient tous être « plurilingues ». Ce qui devrait aller de soi [7], même s’il faut bien constater que l’encouragement au plurilinguisme n’est pas suffisamment suivi d’effets. Mais, encore faudrait-il s’entendre sur ce que l’on entend par « plurilinguisme » et sur la valeur de la pluralité que l’on veut défendre. Au nom de quelle idée de la langue argumente-t-on contre un usage hégémonique de l’anglais international, ou du « petit anglais », qui n’est maternel pour personne, et surtout pas pour les sujets anglophones ?

Si l’on renonce à l’argument de la défense des identités culturelles, dont nous avons vu les faiblesses et les dangers, un argument autrement plus fort pourra être de dire qu’aucune langue particulière n’est véritablement dénotative ou représentative de réalités universelles. Ainsi, les programmes de traduction automatique, comme le programme Wordnet de Princeton et sa variante européenne Eurowordnet, à Trente, s’efforcent de construire une langue artificielle, purement conceptuelle, censée répertorier l’ensemble des entités et des relations exprimables par l’ensemble des langues. Seraient ainsi définies les « ontologies » auxquelles nous nous référons nécessairement quand nous parlons. Or il se trouve que ces ontologies sont toujours représentées au moyen de termes anglais. Seulement par convention et par commodité, disent les auteurs de ces programmes. Mais des linguistes, qui ne partagent pas cette conception dénotative de la langue [8], ont pu montrer que ces ontologies sont en réalité culturelles, qu’elles reproduisent, naïvement si l’on veut, des formes de pensées particulières, des usages historiques liées à la langue naturelle qu’est l’anglais d’Amérique. Cette langue faussement formelle joue en fait le même rôle culturel et politique que le français au XVIIIe siècle, qui, en raison d’une domination historique, servait couramment de « langue-relais » dans la pratique de la traduction. Souvent, on ne traduisait pas un texte directement de l’anglais en italien ou en allemand, mais on passait par une version française qui était censée exprimer sous une forme rationnelle le contenu conceptuel du texte original. Ce contenu pouvait ensuite être traduit en n’importe quelle langue. Un impérialisme culturel se mettait ainsi en place.

La question n’est donc pas d’entrer dans une guerre des langues et d’opposer entre elles les différentes langues nationales en revendiquant pour chacune le droit de dire, dans les institutions internationales, « ce qui est », de dire la réalité supposée commune. Cela reviendrait seulement à généraliser une idée simplifiée de la langue, à faire comme si les échanges devaient se réduire à porter sur des objets déjà connus. Et cette revendication, qui comporte des aspects nationalistes, identitaires, méconnaît surtout le fait que les langues nationales, telles qu’elles sont enseignées dans les différents systèmes d’éducation, sont déjà, le plus souvent, envisagées comme des langues dénotatives, servant à transmettre des informations. Elles ressemblent déjà à l’anglais fonctionnel que l’on dit combattre. Pour définir un tel usage de la langue, nous avons, Heinz Wismann et moi dans notre livre L’Avenir des langues. Repenser les Humanités [9], employé l’expression « langues de service » : ces langues, ou plutôt ces usages de la langue, sont destinés à parler du monde tel qu’il est et à permettre aux individus de communiquer et d’agir rationnellement dans ce monde. Elles ne leur donnent pas la possibilité de se détacher de ce monde, et de le considérer d’un point de vue original, c’est-à-dire du point de vue d’un avenir possible.

Il y a, dès lors, une contradiction étonnante au sein même de la conception « utilitariste » ou dite « rationnelle » de la langue comme instrument de dénotation et de communication. L’argument principal qui est donné, tout autant par les partis politiques de droite que de gauche, en faveur de sa généralisation politique et pédagogique est qu’elle seule rend les individus capables de s’adapter au monde contemporain, qui est un monde ouvert sur l’avenir, en perpétuel changement et désormais libre de toute rigidité idéologique, puisque le marché et le droit ont désormais une dimension universelle. Mais un tel monde ouvert suppose en réalité que les individus soient capables de formuler des aspirations et des projets, qu’ils soient capables de parler de réalités qui n’existent pas encore. S’ils doivent, dans les négociations, parvenir à un accord sur des normes juridiques et politiques communes qui transcendent les différences culturelles, ils doivent aussi être en mesure de faire eux-mêmes le travail de réflexion qui, à partir de leurs valeurs culturelles particulières, débouche sur la formulation de règles normatives universelles. Ils doivent donc être mesure d’établir une médiation entre un passé culturel, nécessairement particulier, et un avenir commun possible. Une langue dénotative pourra désigner clairement ces règles nouvelles, mais elle n’aidera pas les individus à les élaborer et à les argumenter, puisqu’elle ne leur donnera pas accès à leur propre histoire. Elle est en fait impropre aux échanges internationaux.

C’est pour cette raison que, souvent, les responsables des instances politiques de l’Union Européenne, qui sur ce point sont plus lucides et plus avancés que beaucoup de nos pédagogues nationaux, se plaignent des blocages que l’usage d’une langue internationale abstraite, seulement dénotative et non pas historique, introduit dans les négociations. Les sociétés ne communiquent pas véritablement entre elles si leurs représentants ne peuvent communiquer que des opinions toutes faites, clairement exprimées, et non pas les raisons historiques de ces opinions, les difficultés que suscite leur transformation en opinions potentiellement universalisables, et, surtout, ne peuvent communiquer le sens que prend, pour chaque société, le fait qu’une question nouvelle vient à être discutée. Pour qu’une telle communication, qui ne porte pas seulement sur des réalités existantes, sur des opinions, ou des arguments, puisse être réussie, une compétence linguistique particulière est requise. Elle s’appuie sur une langue qui ne peut être conçue comme étant seulement fonctionnelle, mais comme langue de culture, c’est-à-dire historique, constituée par l’ensemble des ressources sémantiques qui, au cours de l’histoire se sont déposées en elle et qui peuvent servir pour des usages inédits, nouveaux, de la langue.


2. Solidarité des conceptions romantiques et dénotatives

Avant de mieux définir cette compétence linguistique nécessaire, je voudrais clore cet examen des deux positions contraires quant au langage, la position « expressive », qui établit une relation directe entre la langue et une identité, et la position « dénotative », qui, dans la langue, cherche son élément universel dans sa capacité à dénoter clairement des concepts. Je voudrais, en effet, revenir sur la signification politique de cette opposition figée et convenue. Il est possible, je crois, de montrer la solidarité profonde des deux termes opposés. Ces positions sont moins incompatibles et opposées entre elles qu’antinomiques, au sens où elles ne cessent de renvoyer l’une à l’autre, sans issue possible tant que l’on reste enfermé dans leur opposition. L’une comme l’autre posent, en effet, que le sens de ce que l’on dit préexiste à toute prise de parole : ou bien en parlant on manifeste une appartenance, une origine, ou bien en parlant on se réfère à un ordre des choses préalables. Dans les deux cas, le sens de l’acte de parole est déterminé du dehors. La parole n’est pas à prendre au sérieux pour elle-même, elle ne produit rien. La singularité, représentée par l’idée d’identité ou d’origine, tout autant que l’universalité, qui résiderait dans la rationalité de ce que l’on affirme, sont posées comme étant les conditions préalables de la communication. On ne peut passer de l’une à l’autre. Mais ces deux termes restent inséparables.

Ils devraient logiquement être incompatibles, et leur incompatibilité est souvent déclinée en paires de concepts contraires. En France, s’opposent ainsi dans les discussions politiques actuelles les défenses du communautarisme, comme figure légitime du singulier, et celles du républicanisme, censé valoir l’universel. Mais cette opposition peut elle-même se renverser, si le débat s’élargit à la situation internationale : la République devient au contraire une identité à protéger. Face à l’universel qu’est la mondialisation, elle incarnerait un pôle « singulier », en tant qu’« exception », qu’il s’agit de défendre. La langue française, dans la première opposition, servira d’instance quasi universelle dont la fonction est de surmonter les particularités ; dans la seconde, elle servira au contraire de rempart et de support pour une identité régionale. Cette oscillation, suivant les contextes de discussion, montre déjà que les deux termes opposés renvoient indéfiniment l’un à l’autre.

En fait, ils se compensent et se renforcent mutuellement, comme Odo Marquard l’avait déjà souligné [10]. L’exaltation des identités culturelles particulières rend plus supportable l’établissement de normes économiques universelles, détachées des réalités vécues. L’affirmation de l’identité renforce par là la mondialisation. Plus on insistera sur la nécessité d’une ouverture des sociétés, par le marché et le droit, plus, par compensation, on donnera de la place aux traditions historiques. Les individus devraient ainsi trouver par la « culture », qu’elle soit nationale, européenne ou même comme « worldculture » simplifiée et familière, le moyen de satisfaire rapidement leur exigence de sens et d’appartenance concrète, exigence qui n’est pas satisfaite quand ils sont soumis à la tendance vers l’universel des sociétés. Mais, pour assumer sa fonction compensatoire et consolatrice, la « culture » doit alors se soumettre elle-même à la règle mondiale des échanges à laquelle on l’oppose pourtant. Les traditions culturelles doivent être traitées comme si elles étaient déjà achevées, identifiables, comme si elles étaient des objets, que l’on peut aller admirer à sa guise sans effort particulier, dans les lieux institutionnels où elles sont conservées. La culture devient patrimoine.

Il n’y a dès lors pas de contradiction entre, d’une part, le fait que les traditions culturelles classiques soient de moins en moins présentes dans l’enseignement scolaire, où c’est la langue, comme langue fonctionnelle, comme langue de service, qui prime, et, d’autre part, le fait que ces traditions soient au contraire de plus en plus présentes dans l’industrie du spectacle, dont les œuvres reprennent souvent des thèmes classiques. Cette présence de la culture, sous forme d’objets facilement assimilables, accompagne l’appauvrissement de l’idée de langue telle qu’on l’enseigne à l’Ecole. Il devient clair, dès lors, que toute défense de la tradition culturelle qui prendrait appui sur la « demande sociale » pour la culture, telle qu’elle se manifeste dans la fréquentation massive de spectacles populaires à thème classique, ne ferait en réalité qu’entériner cet appauvrissement et renforcer l’idée d’une compensation nécessaire entre « art » et communication fonctionnelle, c’est-à-dire l’idée d’un art devenu ainsi lui-même fonctionnel.

Mais il serait trop facile de se satisfaire de ce constat pessimiste, qui est finalement banal, aristocratique et complaisant. L’existence même, dans les différentes cultures, d’une pratique encore innovante de l’art et de la littérature montre déjà qu’un tel schéma est réducteur. Il ne rend pas compte de la réalité de la culture, de son mouvement et de sa capacité à résister, malgré tout, tant aux idéologies du patrimoine et de l’identité qu’à son universalisation sous les formes du marché et de la culture industrielle. Pour notre sujet, la vitalité des littératures contemporaines, même si elle est souvent méconnue, montre que c’est précisément la dimension historique de la langue et sa fécondité qu’une telle opposition ne prend pas en compte. Il existe encore des œuvres littéraires qui surprennent par l’analyse qu’elles proposent des langues maternelles dans et avec lesquelles elles sont écrites. Et cette pratique innovante de la langue n’est pas le privilège d’une profession séparée des autres. Elle réalise une propriété commune à toute parole, pour peu que la parole soit réfléchie, et non la reproduction mécanique de formes convenues.

2.1. Poésie et relation à la langue

C’est sans doute à partir de cette performance innovante de la littérature que nous pouvons mieux définir la place que pourrait tenir l’enseignement des langues maternelles à l’Ecole. Il s’agit en effet, avec la littérature, de la pratique symbolique où le rapport entre langue et histoire apparaît le plus clairement. Loin que la poésie soit une exception, elle peut, au contraire, servir ici de modèle commun. L’innovation littéraire, quand elle est signifiante, c’est-à-dire quand elle n’imite pas la fascination compulsive pour le présent, provient d’un rapport déterminé à l’histoire, que ce soit sous la forme de la rupture abrupte, comme dans les avant-gardes du siècle dernier, ou dans un déplacement même limité de la tradition, qui n’est plus prise comme un modèle contraignant, ni comme un repoussoir, mais qui devient un matériau à travailler. La tradition est ainsi dotée de possibilités expressives nouvelles. Chez les auteurs radicaux, comme Paul Celan, la langue elle-même ainsi que l’ensemble de la grande tradition poétique qu’elle a accompagnée, sont soumises au soupçon en raison de l’événement catastrophique qu’elles ont facilité ou qu’elles n’ont, pour le moins, pas empêché. Mais la critique s’appuie chez cet écrivain sur le matériau linguistique et poétique traditionnel dont elle analyse les effets. Elle le cite, méthodiquement, pour le défaire et le recomposer et produire par là une nouvelle forme esthétique [11]. L’important est que ce mouvement de recomposition est à la fois fermé et ouvert. Il est fermé en tant qu’il débouche sur un texte, qui est individuel, parce que non substituable par un autre, et il est ouvert, parce qu’il ne se laisse réduire à aucune représentation mentale définie, à aucune réalité préalable, ni à aucun code préétabli. Un poème, une œuvre ne sont ni la représentation d’un contenu de pensée, ni la réalisation particulière d’un code préexistant. Comme nous le disait Peter Szondi, « les textes se donnent comme des individus, non comme des exemplaires » [12]. Ce qui est dit et la manière de le dire coïncident, sans qu’il soit possible de les séparer ; l’un se constitue, dans sa nouveauté, en même temps que l’autre.

Il revient à la science littéraire, ou philologique, de reconstruire cette individualité, c’est-à-dire de la mettre à l’épreuve, d’évaluer ce qu’un texte, en accord avec sa prétention initiale, parvient à produire de nouveau à partir de son matériau intellectuel et formel. C’est en ce sens que cette science est historique : elle s’occupe des « prétentions à la signification » affirmées par les textes et de leur réalisation concrète dans les œuvres ; elle se demande si les textes parviennent à réaliser leur intention. Si elle est en accord avec ses principes, cette science ne considère donc pas le sens des œuvres comme un objet, comme une marchandise communicable. Elle suppose que les textes présentent potentiellement une dimension critique vis-à-vis de la tradition qu’ils utilisent.

Les théories de la littérature qui, au contraire, considèrent que cette prétention à la signification, qui est à l’origine du mouvement qui produit, ou non, l’individualité des textes, est a priori illusoire parce que tout texte, comme acte social de communication, ne saurait être que conforme aux attentes de ses lecteurs, ou conforme aux lois de son genre poétique, ou encore adéquat à son contexte social, sont en réalité des théories politiques. Elles rendent fonctionnels non seulement les textes littéraires, mais aussi toute activité symbolique. Elles reposent, en effet, sur l’idée qu’un acte de communication, la poésie comme les autres, ne peut que reproduire, comme « exemplaire », un état des choses préalable. Elles privent autant l’auteur que le lecteur d’un accès à la nouveauté. Cela revient à faire de la langue un instrument chargé de renforcer le conformisme social.

2.2. « Kultur » et « Zivilisation »

Pour reprendre une opposition que, dans le passé, de nombreux penseurs allemands ont avec vigueur et sans générosité opposée au rationalisme et au formalisme français, ces théories de la littérature et de la communication traitent la Kultur, que ces penseurs concevaient comme une dynamique historique et individuelle, comme si elle se confondait avec la Zivilisation, à savoir l’institutionnalisation des différents types de savoirs dans des formes collectives établies, notamment la science, le droit et l’économie, mais également l’art et la littérature envisagés d’un point de vue normatif. Ces savoirs cessent dès lors d’être considérés comme des activités porteuses d’une signification historique ouverte. La langue cesse d’être langue de culture, mais devient langue de service, c’est-à-dire mise au service d’un état des choses.

Il serait anachronique de vouloir, dans une sorte de réaction anti-moderne, revenir à l’opposition traditionnelle de la Kultur et de la Zivilisation, comme si nous avions là deux réalités distinctes, ou deux options possibles, comme si l’on pouvait s’abstraire des contraintes propres aux savoirs institués et aux systèmes sociaux qu’ils constituent. Ces systèmes ont leur logique interne et ils nous sont à la fois proches, parce qu’ils encadrent notre vie, avec la science, l’économie et le droit, et nous sont étrangers, opaques, parce qu’ils se développent pour eux-mêmes, selon leur propre finalité. Dans ce contexte aliénant, la culture, selon la perspective que nous tentons de définir ici, ne devrait plus être considérée comme un bien acquis, comme un « patrimoine », ni comme un domaine constitué et séparé qui, face à la rigidité et à l’opacité de la civilisation, exprimerait quelque chose comme la liberté de l’esprit. Cette liberté serait vaine si elle ne donnait pas accès aux savoirs de la civilisation, si elle se réfugiait dans une critique plaintive des sciences et des techniques. Si l’on souhaite que cette opacité soit surmontée autant qu’il est possible (ce qui semble bien devoir être le but de toute politique éducative moderne et démocratique), la culture est plutôt à prendre comme la capacité, pour chaque individu, de se rapporter sur un mode autonome aux réalisations de la civilisation prise dans l’ensemble de ses domaines, ceux de la science et de la technique, de l’économie et de la politique, mais aussi l’art lui-même et la religion, qui n’échappent pas à leur institutionnalisation.

2.3. Grammaire et textes

Cela nous ramène directement à notre sujet. Sur quel mediumune telle culture, visant à l’autonomie des individus, peut-elle s’appuyer ? Où trouve-t-elle ses forces ? La réponse semble bien être la langue maternelle, comme langue historique, comme langue de culture. Cette langue, certes, ne donne pas directement accès aux savoirs devenus aliénants de la civilisation, puisque ces savoirs, comme nous l’avons dit déjà, ont créé pour leur développement des langues spécialisées qui tendent à la formalisation : ils ne sont donc pas accessibles à partir d’une langue naturelle. Ils ne sont pas « traduisibles » ; les mathématiques ou les sciences de la nature ne se traduisent pas en langue commune, pas plus, nous dit le mathématicien Laurent Lafforgue, qu’on ne saurait traduire la musique en langage [13]. C’est cet effort de formalisation qui les rend universelles, pour le type spécifique de réalité dont elles s’occupent. Mais le point n’est pas là. La langue naturelle est ici envisagée comme réponse possible à notre question parce que dans sa constitution même elle donne accès à des formes d’universalisation. Elle permet à ceux qui savent les parler vraiment d’anticiper, à partir de leur expérience historique singulière, la valeur commune que pourra prendre l’expression qu’ils auront construite. Un idiome naturel, historique, s’il est véritablement un « idiome », à savoir une langue singulière liée à une culture, non seulement permet l’échange, comme toute langue, mais transforme, avec les catégories de sa grammaire, qui sont déjà des outils de formalisation de portée universelle, une expression singulière en signification potentiellement acceptable par tous. La langue maternelle est l’école de cette transformation. Sa maîtrise permet de reconnaître le mode sur lequel se sont constitués les savoirs formels qui font notre environnement.

Au-delà de l’antinomie que nous avons trop sommairement décrite, entre l’identité romantique et l’universalité abstraite, il apparaît que la langue, comme langue déterminée, l’anglais ou l’allemand, ne peut être pensée ni comme singularité pure, rattachée à une identité, ni comme universalité, en raison de son caractère fonctionnel et dénotatif. Elle permet d’allier dans un même acte de parole une dimension singulière, puisque c’est toujours un individu qui parle, en fonction de son passé, et une prétention universelle. Elle offre par là à des individualités la possibilité de se constituer.

Il est frappant, en effet, que plusieurs théories linguistiques « non standard » développent actuellement une conception qui allie ces deux dimensions, singulière et universelle, de la langue. Elles retrouvent et enrichissent en cela les analyses du langage proposées par Wilhelm von Humboldt et Friedrich Schleiermacher. Ces théories dépassent l’opposition de la linguistique et de la philologie, en ce qu’elles cessent d’opposer la langue à son usage historique, et donc de dissocier la langue des textes qui l’utilisent. Elles insistent sur deux aspects de la langue : la grammaire, comme constitution de formes universelles d’expression, et la sémantique, comme relation à un ensemble d’usages historiques de la langue. Les deux dimensions sont liées.

En tant que grammaire, c’est-à-dire, avant tout, en tant que différenciation des formes pronominales (je-tu-il) et verbales (temps et modes), la langue construit des manières différentes de se rapporter à soi, à autrui et au monde. Les pronoms je-tu-il ne sont pas de simples instruments permettant de construire des phrases correctes, ils posent, dans l’interlocution, des relations différentes à l’objet dont on parle. De leur côté, les temps et les modes verbaux analysent le point de vue que celui qui parle tente de faire valoir auprès de son interlocuteur, au « tu » de la relation communicationnelle, sur le contenu de son message. La théorie pragmatique nous a appris qu’un énoncé réel, et non une phrase abstraite de son contexte comme c’est le cas dans les travaux de la linguistique formelle, émet ainsi une prétention. Ce n’est pas seulement un acte expressif : il requiert de l’interlocuteur qu’il reconnaisse la légitimité du point de vue adopté par celui qui parle, selon qu’il affirme, argumente, ou encore selon qu’il se souvient, souhaite ou regrette. La grammaire donne ainsi, grâce aux catégories grammaticales, une forme potentiellement universelle à l’expérience individuelle. Non seulement elle la constitue et la différencie, selon qu’elle est orientée sur soi-même, sur autrui ou sur un état des choses extérieures, mais surtout, puisqu’il s’agit toujours de parler à autrui, elle permet aux sujets de donner une valeur intersubjective et commune à leur expérience propre. Comme y insiste le philosophe Jean-Marc Ferry [14], à la suite de Humboldt, ce sont ainsi, avec la grammaire, des mondes collectifs, de l’émotion et de la mémoire, de l’échange et de la cognition et qui sont constitués et distingués.

La dimension universelle d’une langue ne tient donc pas à sa capacité à dénoter clairement une réalité, comme si nous ne parlions qu’au mode de l’indicatif, mais à sa capacité à faire valoir auprès d’autrui une relation déterminée et réglée à cette réalité, que cette réalité soit considérée comme effective ou contrefactuelle. C’est en ce sens que les langues « dégrammaticalisées » des jeunes marginaux des quartiers populaires, mais aussi des médias de masse, qui ne recourent qu’à des phrases brèves, assertives, pauvres en modalisations et en temps verbaux, sont incapables de faire valoir les points de vue des locuteurs, et, en fait, ne leur permettent même pas de construire leurs points de vue.

Quant à la dimension sémantique de la langue, le linguiste François Rastier insiste sur le fait qu’elle ne se résume pas à une simple distribution de traits distinctifs, dont l’ensemble ferait de la langue un code complexe et systématique [15]. La langue n’est pas un code, elle est d’abord un corpus, un ensemble d’énoncés déjà tenus, d’usages, par rapport auxquels l’individu qui parle se situe en faisant valoir le sens qu’il prétend leur donner. Pour le dire autrement, « tout énoncé est diachronique », c’est-à-dire fait sens comme reprise et transformation d’énoncés antérieurs. Un énoncé est compréhensible en tant qu’il est historique. Si nous mobilisons les catégories grammaticales universelles de l’interlocution dont nous venons de parler, c’est pour redonner sens, autrement, dans le parcours ouvert qu’est tout discours non mécanique, au matériau sémantique de la langue, qui est indissociable de notre culture historique.

J’ai mentionné ces théories récentes parce qu’elles permettent de comprendre en quoi les textes, dans lesquels se réalisent ces deux dimensions des prises de parole, peuvent être l’un des lieux privilégiés de l’apprentissage de la langue, et, au-delà, des différents rapports au monde que permet la langue. Lire un texte n’est pas seulement le déchiffrer. C’est d’abord reconnaître les procédures par lesquelles une individualité historique se constitue. Cette individualité résulte de la tension que le texte déploie, selon des modes non prédictibles, entre la valeur universelle de ses formes grammaticales et les usages particuliers de la langue qu’il reprend et transforme.

Pour prendre un dernier exemple poétique du rapport entre grammaire, comme interlocution, et tradition : quand on rencontre dans un poème de Pindare la première personne, le pronom « je », il est sans doute vain d’interpréter la présence de ce pronom en cherchant à identifier la réalité historique à laquelle il correspondrait (s’agit-il de la personne concrète de Pindare, dans telle ou telle situation, ou s’agit-il d’une convention, liée au genre, d’un « je » typique ?). On resterait dans une idée dénotative de la langue, comme s’il était fait référence à une réalité, particulière ou collective. Le sens du texte serait ainsi tout de suite figé, réduit à l’état de chose connue, alors que le poème se présente lui-même comme découverte, comme expérimentation. Dans le texte, le « je » s’adresse à un « tu », à savoir l’homme célèbre à qui est adressé le chant, ou les Muses, ou un dieu. Cette adresse est reliée à une situation exceptionnelle, potentiellement unique, celle de l’exploit qu’il s’agit de chanter. Le « je » sert alors à signifier que les éléments traditionnels du discours, mythes, maximes, mots poétiques, qui forment la matière du texte, prendront un sens nouveau, puisque ce sens devra être à la hauteur de l’événement précis qui est à l’origine du poème. Avec le « je », le texte émet explicitement la prétention qu’il proposera une recomposition individuelle de la tradition. Ce « je », chez Pindare, n’a pas de contenu. Il est la promesse d’une individualité discursive, qui se réalisera ou ne se réalisera pas dans le poème, dans son parcours propre, et non une réalité déjà existante. Cette individualité n’est pas coupée de l’universel, puisqu’elle demande à être reconnue par les auditeurs quant à la validité de son travail, et que ce sont l’ensemble des éléments de la culture traditionnelle, pris dans leur forme la plus générale, comme mythe, comme sagesse, qui sont convoqués et transformés. C’est pour cela que Pindare dit que les mots qu’il envoie vers sa cible, à savoir l’exploit qu’il célèbre, « ont pour atteindre leur but besoin d’interprètes » (Deuxième Olympique, v. 92) [16] : l’auditeur sera amené à reconstruire, par un travail d’interprétation, le cheminement que prend le texte à travers la tradition commune pour dire le caractère exceptionnel de son objet.

Les textes, si on les prend au sérieux et s’ils sont puissants, comme les textes littéraires, obligent ainsi à reconstruire le parcours par lequel ce rapport entre le singulier et l’universel s’accomplit de manière à produire une individualité. Leur valeur pédagogique sera d’autant plus grande qu’ils seront d’abord obscurs, difficiles, c’est-à-dire qu’ils échapperont aux exigences sociales de la communication immédiate. En les lisant, nous nous déprenons de nos habitudes de penser et de parler pour entrer dans une pratique de la reconnaissance et de la réappropriation. La prétention émise par le texte demande, pour être reconnue et éventuellement discutée, un effort d’ouverture à d’autres états de langue et de culture. On a là une école de décentrement, et donc un apprentissage de la compréhension des cultures étrangères. Le travail sur la tradition qui nous est propre a ainsi une valeur cosmopolitique ; il conditionne une ouverture véritable.

2.4. Un trivium

J’espère qu’il est clair que l’insistance que j’ai mise ici sur les textes, et notamment sur les textes poétiques, ne signifie pas que pour moi une science de l’interprétation littéraire, qu’une herméneutique bien apprise donnerait accès à l’ensemble des productions de la culture, à l’ensemble des savoirs qui nous entourent. Une telle prétention serait déplacée. Une société n’est pas un texte, et il n’existe pas de langue commune qui relierait entre eux les différents savoirs qui s’y développent, puisque ces savoirs sont portés par des langues spécialisées qui ne communiquent pas entre elles, qui ne peuvent pas être traduites l’une dans l’autre. J’ai, en fait, parlé d’abord d’éducation, de formation à la langue et à la distance critique et émancipatrice que permet la maîtrise d’une langue naturelle considérée à travers les textes majeurs de son corpus. C’est parce qu’ils sont à la fois opaques et ouverts à une forme d’interprétation qui n’y cherche pas ce qu’elle connaît déjà, mais qui teste et approfondit sa connaissance de la grammaire, comme mode de relation au monde, et sa connaissance des usages historiques, que les textes de la tradition sont formateurs. La connaissance des traditions culturelles de la langue sert ainsi de préparation, d’organon, à une compréhension historique des différentes formes de savoir.

Un projet d’éducation européenne devrait ainsi faire de la connaissance de la langue, comme langue de culture, son axe central. J’espère que dire que ce projet doit être centré sur la connaissance de la langue maternelle, comme tradition, n’apparaîtra plus comme trop paradoxal. Il n’y a là aucun repli, au contraire. Comme nous l’avons vu, cette connaissance des traditions requiert un double travail : une aliénation positive, qu’impose la confrontation avec ce qu’on ne comprend pas, avec le passé de ces langues tel qu’il apparaît dans ses textes, puis la réappropriation méthodique, décentrée, que demande l’interprétation. Elle donne par là accès à des ressources langagières qui échappent l’usage présent, et peuvent être remobilisées pour formuler un avenir possible. Elle donne aussi accès à d’autres formes de savoirs et de cultures, qui nous sont d’abord étrangers.

Nous pouvons donner à ce projet européen la forme d’un trivium. De part et d’autre de cet axe central, que constitue l’apprentissage historique des langues naturelles, se greffe la connaissance des langues spécialisées des sciences : d’un côté, celles des sciences de la nature ; de l’autre, celles des sciences de l’homme et de la société. Ces langues sont évidemment à apprendre pour elles-mêmes, dans leur fonctionnement propre, comme langues formelles ou plus ou moins fortement formalisées. Mais si elles n’étaient enseignées que de ce point de vue qui leur est interne, elles resteraient encore opaques ; les compétences qu’apporte leur connaissance technique, spécialisée, ne pourraient pas être reliées aux expériences sociales, éthiques ou politiques des individus. Elles ne feraient pas véritablement sens, et les individus seraient condamnés à passer, sans transition, d’un monde symbolique à l’autre (les sciences de la nature, l’informatique, le droit, la sociologie), sans pouvoir les relier. L’aliénation, en un sens négatif, subsisterait. La solution ne peut venir des sciences elles-mêmes : elles sont définitivement séparées les unes des autres, et cette séparation garantit leur scientificité. Quand l’une d’entre elles prétend sortir de son domaine pour expliquer l’ensemble de la vie naturelle, ou l’ensemble de la vie sociale (ou même les deux), elle abandonne en fait tout critère scientifique et devient scientisme.

Cela, encore une fois, nous ramène à la question de la langue, comme culture. Ce qui relie les sciences entre elles est leur caractère historique, le fait qu’à partir du langage naturel des savoirs formels se soient peu à peu créés. L’histoire des sciences, qui est nécessairement racontée en langage naturel, établit un lien, au sens où elle permet de comprendre non pas la manière dont les sciences ont résolu des problèmes, mais pourquoi des questions et des savoirs nouveaux sont apparus, avec quels effets sur l’organisation des sciences et de la société. Une telle histoire, pour être racontée et comprise, requiert la maîtrise de la langue et de son passé. Dans ce cas aussi, il s’agit de réappropriation.


NOTES

* Texte prononcé (dans une traduction allemande par Falk Bretschneider), le 15 décembre 2005 à l’Université de Greifswald comme ouverture à la série annuelle des Greifswalder « Wilamowitz-Reden » organisée par l’Institut für Altertumswissenschaft de cette Université, à l’initiative du Pr. Gregor Vogt-Spira.

1 D’après une étude menée par Alain Bentolila et son équipe.

2 Selon l’expression adoptée par Jean-Marc Ferry, dans son livre Les Grammaires de l’intelligence, Paris, Editions du Cerf, 2004.

3 Voir notamment les études rassemblées dans L’Expérience de l’histoire, trad. fr. par A. Escudier et al., Paris, Hautes Etudes-Gallimard, 1997.

4 Dans la dernière des cinq études constituant sa Logique des sciences de la culture(1942), trad. fr. par J. Carro et J. Gaubert, Paris, Editions du Cerf, 1991, Ernst Cassirer le concept de « tragédie de la culture » posé par Georg Simmel en 1911.

5 Voir son livre Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Editions du Seuil, 2003.

6 Article repris dans La Liberté des Modernes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

7 Comme y ont insisté, en France, les Assises pour le plurilinguisme en Europe, organisées par Christian Tremblay, les 24-25 novembre 2005.

8 Voir les analyses menées par François Rastier.

9 Paris, Editions du Cerf, 2004. Ce livre, issu d’une mission ministérielle sur l’avenir des études classiques en Europe (2001-2004), définit les conditions d’une éducation européenne centrée sur la connaissance historique des langues, et développe l’idée d’un trivium éducatif présentée à la fin de ce texte.

10 Voir son livre Abschied vom Prinzipiellen, Stuttgart, Reclam, 1982.

11 Voir Jean Bollack, L’Ecrit. Une poétique dans l’œuvre de Celan, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.

12 Dans son essai « Sur la connaissance philologique » (1962), repris en introduction à ses Hölderlin-Studien (1967), trad. fr. par A. Laks, dans P. S., Poésies et poétiques de la modernité (éd. par M. Bollack), Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 20.

13 Lors d’une intervention au colloque Les Grammaires de la liberté. Pour le droit à la langue, organisé à la Bibliothèque Nationale de France, par Heinz Wismann et moi, le 9 avril 2005.[

14 Les Grammaires de l’intelligence.

15 Voir, entre autres livres, Arts et sciences du texte, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.

16 Voir Barbara Cassin-Pierre Judet de La Combe, « La cible », Action Poétique 80 (Langue morte), 1979, p. 48-51.


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©  mars 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : JUDET DE LA COMBE, Pierre. Pourquoi s'intéresser à la langue ? Réflexions pour un projet d'éducation européenne. Texto! [en ligne], mars 2006, vol. XI, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Beauvisage2/Beauvisage_Parcours.html>. (Consultée le ...).