ÉCONOMIE DE LA LANGUE ET LANGAGE DE L'ÉCONOMIE -
POUR UNE ÉCONOMIE TEXTUELLE

Pierre DUMESNIL
Institut National des Télécommunications (Evry)


1. Langue et économie : un voisinage oublié

Rapprocher l'économie de la languen'est pas nouveau. On peut rappeler que la signification primitive, grecque, de l'éco-nomie (formée sur oïkoset nomos) comme gestion et organisation domestique est devenue, en latin, pour les Romains, simplement organisation (oeconomia), voire bonne organisation. En ce sens on peut parler, encore maintenant, de l'économie d'une oeuvre architecturale quelconque, de celles d'un tableau, d'un paysage ou, enfin, de celle d'un texte.Pour les Byzantins, l'économie désigne une sorte de principe rhétorique qui permet, dans la sphère religieuse, l'adaptation du légal au réel. Elle est au centre des discussions byzantines. Sa signification et sa fonction s'apparentent à celles de l'opportunisme idéologique.

Illustrations :

Le rapprochement entre oikonomia etidéologie est, à mes yeux, saisissant.

D'un point de vue philologique, économie et langue ont donc connu un certain voisinage. Dans la période moderne, pour la quasi-totalité des locuteurs, ce voisinage semble rompu. L'économie devenue aux XVIIème - XVIIIème siècles, par une antiphrase formée de manière parfaitement consciente par ses inventeurs, politique (la polis- le domaine public, celui des lois - pour les Grecs, était, d'une certaine manière, le contraire de l'oïkos - le domaine privé, hors loi publique) ne semble plus avoir le moindre rapport avec la langue. Trouver actuellement des considérations sur la langue dans un ouvrage d'économie ou une entrée «langue » dans un dictionnaire d'économie serait pour beaucoup incongru. En effet, sauf traces rarissimes, on n'en trouve pas. Or si l'on admet que l'économie appartient au domaine des sciences de l'Homme et de la Société, cette absence signifie que l'économie comme discipline théorique peut ignorer sans dommage un fait empirique incontestable de ce domaine : les hommes parlent en langue;ils sont dans la langue;la langue est le milieu de leur socialisation.

C'est cette absence que je tiens quant à moi pour étrange. Ce qui est ainsi ignoré, c'est en effet notre capacité inaliénable, proprement humaine, à produire et à lire du texte, oral comme écrit, manifestation empirique de notre capacité à manier la langue (que dire d'elle sans lui ?).

J'aimerais dans ce qui suit montrer en quoi, d'une part, cet oubli de la langue est inacceptable et pourquoi, d'autre part, le formalisme économiqueest inapte à rendre compte de l'action d'«agents» (appelons-les provisoirement, comme il est d'usage, «producteurs» et «consommateurs»), doués de langue. Mais en premier lieu, en m'appuyant largement sur l'approche de François Rastier, celle de la sémantique des textes, je tenterai de qualifier les propriétés mises en oeuvre par la pratique langagière.


2. Aperçu sur les propriétés de la langue

De ces diverses citations de François Rastier, j'aimerais extraire quelques éléments saillants :

Ce sont ces propriétés que François Rastier résume en disant : «Le sens n'est pas immanent au texte mais à la situation d'interprétation».

Cela signifie que le travail de production du sens importe nécessairement le social et l'historique dans le texte qui serait sinon proprement illisible et inversement le texte met le lecteur (dont déjà l'auteur) en situation de «couplage» avec le social et l'historique (dont bien sûr avec d'autres textes).

En dépit de son caractère «phénoménalement» fini, discret et étanche (suite de mots, puis de phrases), le texte est indéfiniment ouvert sur le monde (dont rien ne nous assure qu'il se présente à nous de manière discrète). Il fonctionne, comme texte, sous sa contrainte et, en retour, l'exprime. Le contrôle est réciproque.


3. Le langage du formalisme (économique) n'est pas une langue

Remarque : dans tout ce qui suit, je m'appuierai sur un trèscourt extrait de la Théorie de la Valeur de Gérard Debreu en raison de son caractère exemplaire (dans tous les sens du mot). Je crois cet exemple suffisant pour mon propos. Il y en a bien sûr beaucoup d'autres. Ainsi, M. Beaud et J. Dorstaler, in La pensée économique depuis Keynes, notent-ils :

Je ne crois pas que cette tendance «formaliste» de l'économie se soit inversée dans la période récente; bien au contraire.

Toute l'«ascèse» formaliste en économie consiste précisément à restreindre, voire à annuler, la création de sens via le parcours interprétatif. Si les mots composant le formalisme ressemblent à ceux de la langue, ils n'ont pas la même fonction (tout comme, en mathématique, clique ou tribu ne renvoient à aucune réalité externe ; sinon, peut-être, au caractère farceur de Nicolas Bourbaki). Par exemple, dans le premier énoncé fondateur de la «Théorie de la valeur» de Gérard Debreu, le mot marchandise n'a que «fortuitement» la même apparence externe que ce même mot dans un texte quelconque en français, lorsqu'il écrit :

Comme le dit François Rastier, le mode interprétatif du formalisme est celui du suspens : pour savoir ce que signifie cette abstraction «marchandise», ce que sont ses propriétés, attendons la suite du développement formel. Aucun couplage immédiat n'est à établir avec le monde social et historique dans lequel on parle de marchandises. Très vraisemblablement, le pseudo-texte ci-dessus, parce qu'il n'est pas véritablement écrit en français,est susceptible d'une traduction quasi-automatique dans une autre «langue» pour fournir un pseudo-texte équivalent. A la limite, si la notion de marchandise n'existe pas dans la langue d'arrivée, cela n'a aucune importance; il suffit de créer un mot ad hoc (connu ou inconnu du dictionnaire) qui prendra sa signification à l'intérieur même du formalisme.


4.
Pour le formalisme, les agents ne sont pas doués de langue

Reprenons, pour en expliciter les implications, l'extrait ci-dessus en substituant mot à marchandise :

«Le nombre l de motsest un entier positif donné. Une action a d'un agent est un point de Rl , l'espace des mots. Un système de prix p est un point de Rl. La valeur d'une action a par rapport à un système de prix p est le produit intérieur p.a.».

Lisons maintenant ce pseudo-texte comme texte.

«Aussi incongru qu'il puisse paraître, Il est néanmoins possible de donner du sens à un tel énoncé, en considérant, par exemple, que l'agent qu'il désigne est un typographe qui assemble des mots (et non des lettres) en les extrayant d'une casse contenant la totalité des mots et de leurs flexions possibles - chacun de prix (de longueur) déterminé(e) - et qui mesure la valeur de son action à la longueur totale du texte produit. C'est à peu près selon ce principe que sont (mal) rémunérés les pigistes ou les traducteurs, mais à l'évidence, un tel énoncé ne peut aucunement être interprété comme action d'écriture, de traduction ou de lecture de texte. Ecrire, traduire, et lire un texte ce n'est pas adjoindre des mots à des mots en les cimentant par des «blancs», mais toujours viser la construction d'un sens pour et par un sujet humain, pleinement social, doué de langue(s). Pour le scripteur, le texte est la trace incomplète de cette action, ce n'est pas l'action elle-même; pour les lecteurs (dont le scripteur lui-même), le texte est un déclencheur d'action, ce n'est pas l'action elle-même». [Suite ci-après.] (Dumesnil, P., «Économie de la langue et langage de l'économie», Revue internationale de systémique, vol 9, nº 5, 1995, p. 454.)

Exemple : «Je pense donc je suis» est une action qui appartient à l'espace R4 des mots et des prix, de valeur 17; tout comme «Je suis donc je pense» ou encore «Je je donc suis pense», etc.

Il est clair que l'«action» a du formalisme n'est pas une action formellement équivalente à celle d'un agent scripteur ni à celle d'un agent lecteur de texte. a n'est pas équivalent à un texte; un point, un n-tuple , n'est pas un texte et un texte n'est pas un n-tuple.


5.
Les agents économiques réels sont doués de langue

[Suite du texte] Or, tout nous pousse à penser que le point, le n-tuple, le vecteur, défini sur «l'espace Rl des marchandises», n'est lui aussi que la trace extrêmement lacunaire ou le déclencheur d'une action et non cette action elle-même.

Comment ne pas être frappé ici en effet de «l'oubli» de la langue par la théorie économique, par «l'analyse axiomatique de l'équilibre économique», qui vise à expliquer le moment le plus «bavard», le plus langagier, de l'activité économique celui de l'ajustement de l'offre à la demande, celui de la production à la consommation. Cet oubli est celui de la séquence de l'échange, celui du commerce qui est, au sens propre, interlocution, écriture et lecture. Parmi les exemples innombrables de cette présence, incontestable à nos yeux, de la langue dans le face-à-face des offreurs et des demandeurs ou des producteurs et des consommateurs, celui, très condensé, que fournissent l'existence et les usages des catalogues de ventes par correspondance nous semble particulièrement éclairant. Toutes leurs pages, toutes leurs rubriques sont des mises en scène, des «tragédies», des «représentations d'action, de vie et de bonheur». Ce que vise chaque saynète, c'est à faire construire par le sujet-consommateur une séquence de vie possible, et les matériaux utilisés pour cette construction, pour cette mise en système [ = mise en texte] excèdent largement l'usage du seul élément i de la liste L dont la signification elle-même n'est pas donnée a priori, mais résulte de son adéquation avec le sens général de la séquence. Que le consommateur soit dans la langue, le producteur le sait qui, dans le moment du choix, lui écrit ou lui parle. Que sa lecture ne coïncide pas avec sa vie, que le ciel ne soit pas toujours aussi bleu que dans les catalogues, le consommateur le sait aussi, mais ce qu'il attend et ce qu'il entend c'est la présentation non d'une liste de marchandises mais, par la langue, celle d'un énoncé qui ait localement du sens. Qu'il soit conduit pour le construire à passer de la liste de la table des «matières» à la mise en image et en texte du catalogue - qui elle-même ne peut s'effectuer qu'en excédant l'image ou le texte explicites, voire qui s'effectue en leur absence - nous convainc que son choix ne s'opère pas dans l'«espace Rl des marchandises». Seule s'y inscrit la trace «objective» de son action ; trace qui, en tant que telle, ne fait pas système, car hors langue et hors société; aussi mystérieuse et inerte que des hiéroglyphes sans lecteur. [mêmes références que ci-dessus]


6
. Comment rendre compte de l'action d'agents doués de langue?

Quelques hypothèses

L'identification établie par Debreu entre action et résultat de l'action n'est bien sûr pas anodine. Rien n'est dit sur l'action comme processus. C'est un peu comme si l'on assimilait la «dramaturgie» d'un match de football ou de rugby avec son score. Mais que faire à l'aide du seul formalisme, si comme j'en fais l'hypothèse, les acteurs économiques, notamment dans la séquence du commerce, celle de l'échange, sont saisis dans le moment d'une construction de type textuel ?Ce texte est-il formalisable ? sinon, n'y a-t-il pas place pour une écriture-lecture en langue important, nécessairement, pour produire du sens, le social et l'historique dans le texte ?

Remarque : La profusion du texte, écrit ou dit, autour de la performance sportive signale son caractère «d'action dramatique», même pour les sports individuels les plus quantifiables (le saut de Bob Beamon, à Mexico, ce n'était pas seulement : «8,90 m»). Les chroniques sportives et plus particulièrement celles, magnifiques, saturées d'«impressions référentielles», d'André Herrero sur le rugby dans le «Journal du Dimanche» rendent compte du match de la veille et le font revivre; ce que le strict énoncé du score ne peut aucunement faire.

J'émets l'hypothèse, en première approche, que cette écriture peut jouer au moins deux rôles : celui, direct, de produire des «effets de réel» auprès de ses lecteurs (oui, c'est bien ce que nous vivons); celui, indirect, de contrôler la construction formaliste, non pas par test empirique de chacune de ses hypothèses prises une à une (ce qui est impossible), mais par test de «plausibilité» du texte (du scénario) que l'on pourrait produire à partir d'elle. La question pourrait être : quelle est l'«histoire» associée ? Est-elle plausible ?

Cette hypothèse «textuelle» conduit également à ré-interroger la signification des agrégats de type comptable (PIB ou PNB par exemple) comme indicateurs d'action collective construits de la manière compositionnelle la plus simple : additive.

Mais, en définitive, ce que l'on doit décrire et évaluer, c'est la transformation continue de notre sphère physique et sémiotique qu'opère l' économie réelle. Je doute que le formalisme construit autour du schéma comptable des échanges à contre-partie monétaire, centré sur le quantitatif, nous fournisse les moyens de penser cette description et cette évaluation.

Très visiblement, me semble-t-il, cette description et cette évaluation sont en crise. La multiplication très impressionnante des écrits, généralement non-strictement académiques,qui s'interrogent sur le sens de l'activité économique en est pour moi un symptôme fort (sur les 3 dernières années, la base de l'INIST, FRANCIS, répertorie 4072 publications du domaine de l'économie dans la référence desquelles apparaît le mot «sens»; y compris bien sûr pour dire que l'économie ne s'occupe pas du sens).

Un exemple significatif parmi beaucoup d'autres :

Or, ce que vise l'économie effective, c'est la satisfaction individualisée et largement privative de «besoins» solvables, par la production - de plus en plus automatisée - et la consommation de marchandises appropriables. Comment construire un ensemble de contraintes conçu comme texte à partir de la juxtaposition? «Condamné au sens», le (consommateur-citoyen)-lecteur ne peut être que dans le malaise.

Pour la théorisation , il suffit de remettre la phrase de François Rastier sur ses pieds :

Produire du texte en langue, c'est précisément ce que refuse le formalisme de l'«orthodoxie» économique.
Je plaiderais pour ma part pour une économie délibérément textuelle, dans le réel et dans la théorie.


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©  janvier 1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : DUMESNIL, Pierre. Économie de la langue et langue de l'économie - pour une économie textuelle. Texto ! janvier 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Dumesnil_Economie.html>. (Consultée le ...).