FONDEMENTS THÉORIQUES DE LA SÉMANTIQUE DU NOM PROPRE

Louis HÉBERT
Université du Québec à Rimouski

(Article publié dans LÉONARD, M. NARDOUT-LAFARGE, É., éd. Le texte et le nom, Montréal : XYZ, 1996, p. 41-53.
La publication électronique suit la pagination originale. [*])

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Une simple (!) question nourrit plus de deux mille ans de logomachie : quel est le sens du nom propre?

Je ne prétends pas apporter la réponse définitive, mais présenter les facteurs principaux qui conditionnent les réponses diverses apportées par les sémantiques linguistiques [1].

Pour ce faire, je désire dresser une sorte de carte à l’intention de l’explorateur. Elle présenterait les principaux carrefours où une sémantique linguistique doit décider de la route à prendre. Ces carrefours importants touchent : 1) la définition du sens ; 2) les unités analytiques ; et, enfin, 3) la classification et la sous-classification du nom propre. Je dessinerai surtout deux tracés : celui d’une sémantique « classique » et, le mien, celui d’une sémantique interprétative [2].

La plupart des sémantiques linguistiques peinent à rendre compte et du nom propre (et du littéraire) parce qu’elles butent contre plusieurs « murs », que je vais énumérer et franchir, sans pouvoir détailler :

1. Le mur du mot : le mot est un complexe de morphèmes ;

2. Le mur du signifié : le signifié se décompose en sèmes ;

3. Le mur de l’énoncé : le palier textuel détermine le palier de l’énoncé et non l’inverse (c’est la « détermination principielle du local par le global » (Rastier, 1994, p. 326)) ;

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4. Le mur du contenu dénotatif : le sens résulte de l’interaction des contenus dénotatifs et connotatifs (plus précisément inhérents et afférents) ;

5. Le mur de la langue : il faut prévoir des mécanismes de conversion du contenu en langue en contenu contextuel, par exemple l’actualisation/virtualisation ;

6. Le mur du référent : les sèmes ne sont pas des répliques des parties du référent ;

7. Le mur du « prosaïque » : une sémantique qui ne rend compte que de « Le chat mange la souris» est incomplète.

Avant d’aborder les carrefours, donnons une idée, que je compléterai plus loin, de la destination que m’a permis d’atteindre la sémantique interprétative. Cette sémantique décrit deux sortes de contenus : la signification, formée des sèmes inhérents en langue, et le sens, formé des sèmes inhérents et afférents actualisés en contexte. L’opposition inhérent/afférent recouvre très grossièrement celle de dénotation/ connotation. Je situe mon analyse au palier du morphème, signe minimal, et de la lexie, niveau minimal d’existence des classes morphologiques. Relativement au contenu en langue, je postule qu’il existe trois types de lexèmes (avec les grammèmes, l’un des deux types de morphèmes) participant d’un nom propre, c’est-à-dire trois sortes de structures sémantiques susceptibles d’être investies de sèmes de différentes dénominations :

1. Les noms néologiques ou assimilables aux néologismes, comme « Jxpty », sont vides de signification ;

2. Les noms spécialisés contiennent en inhérence seulement des sèmes macrogénériques : /humain/ et /sexe masculin/ pour « Guy » ;

3. Les noms à notoriété possèdent en inhérence, à l’instar de bien des noms communs, les quatre types de sèmes : « Achille », lorsqu’il désigne le héros, contient des sèmes 1) macrogénériques (/humain/, /sexe masculin/), 2) mésogénérique (/mythologie/), 3) microgénérique (/héros grec/) et 4) spécifiques (/le plus brave/, etc.).

En contexte, grâce à l’actualisation de sèmes afférents, tous les types de noms propres sont susceptibles de contenir les quatre types de sèmes : spécifiques, micro-, méso- et macrogénériques. La dénomination des sèmes investissant une structure sémantique variera, en langue, selon le nom considéré et, en contexte, selon le nom et le texte analysés.
 

1. Premier carrefour : sens de sens

Une sémantique – c’est un truisme – repose sur une définition du sens. Définir le sens de « sens » consiste essentiellement à privilégier un ou plusieurs des multiples phénomènes sémiotiques. En effet, on peut postuler que [p. 43] tout terme sémiotique, toute relation entre ces termes et tout produit d’une relation sont susceptibles d’être appelés « sens », ou d’être considérés comme des sens, par une théorie ou l’autre. Par exemple, on a pu appeler « sens » le terme signifié, ou la relation signifiant-signifié (la sémiosis), ou la relation signifié-signifié (la valeur saussurienne), ou encore la relation signifié-référent (la référence), etc. Tous les phénomènes négligés seront alors considérés comme « sens » non pertinents, voire non-sens (voir Hébert, 1995b)…

Traditionnellement, les sémantiques sélectionnent le contenu dénotatif comme seul sens pertinent [3]. Il constitue, en définitive, le produit rémanent de la relation entre le signifié et son référent.

Certains phénomènes sémiotiques interpellent fortement les sémantiques du nom propre. Chacune doit décider, entre autres, si la motivation, l’homonymie, l’autonymie et la connotation (ce dernier phénomène englobant souvent les précédents) constituent des sens pertinents ou, à défaut, affectent le sens pertinent.

Les sémantiques classiques soutiennent, en général, l’asémanticité du nom propre ; conséquemment, aucun des phénomènes précités, selon elles, ne formerait un sens pertinent ou n’affecterait le sens pertinent, le sens dénotatif.

À l’opposé, pour la sémantique interprétative sens et signification résident dans l’interaction des signifiés et non dans la relation des signifiés à leur référent. Elle invalide l’opposition contenus dénotatifs/connotatifs et lui préfère celle de sèmes inhérents/afférents, où les termes sont départagés par le critère des systèmes producteurs : la langue (ou dialecte) pour l’inhérence, le sociolecte ou l’idiolecte pour l’afférence. La sémantique à laquelle j’adhère considère que la motivation et l’homonymie (même la paronymie) peuvent affecter la portion afférente du sens contextuel, comme nous le verrons plus loin. Mais qu’en est-il de l’autonymie? Pour Josette Rey-Debove (1979), l’autonymie du nom propre est simplement métalinguistique. Au contraire, Georges Kleiber (1981) considère que le nom propre possède un contenu dénotatif en langue, le prédicat de dénomination : « Goethe » désigne « un x qui s’appelle Goethe ». Selon moi, ce prédicat ne constitue pas le contenu inhérent de tout nom propre, mais un contenu afférent présent seulement dans certains énoncés où ressort la propriété dénominative du nom : « Goethe s’appelait-il vraiment Goethe? », par exemple.

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2.Deuxième carrefour: unités sémantiques

2.1. Langue et parole

Je viens d’introduire, par ce dernier exemple, la distinction langue/parole (ou langue/contexte) [4]. À ces deux statuts d’existence correspondent deux sortes d’unités (signes, signifiants ou signifiés), respectivement l’unité type et l’unité occurrence (ou token) [5]. Généralement, faute d’une théorie des actualisations/virtualisations, on considère que l’unité occurrence hérite intégralement du contenu de l’unité type. À ce sens en langue, hérité en contexte, peut se surajouter, selon une sémantique donnée, un sens proprement contextuel. Ce sens ajouté sera considéré ou non comme différent en nature – et pas seulement en matière de modalité d’existence – du sens en langue.

Comparons certaines théories sémantiques du nom propre à l’aide de ces quelques distinctions.

Les sémantiques classiques ne s’intéressent vraiment qu’au sens en langue et soutiennent que tous les noms propres en sont dépourvus. Le nom propre ne relèverait donc d’aucune unité type sémantique (ou encore son unité type serait vide de sens [6]).

Marie-Noëlle Gary-Prieur, quant à elle, oppose le contenu dénotatif du nom en langue, son prédicat de dénomination, susceptible d’être le seul activé en contexte, à d’autres contenus uniquement contextuels. Certains de ces contenus sont exclusifs au nom propre et elle est amenée à distinguer « sens » et « contenu ». Elle entend par « sens » « une propriété qui caractérise le nom propre en tant qu’unité de la langue », et qui est représentée par le prédicat de dénomination de Kleiber (1981) ; quant au contenu, il s’agit « des propriétés qui caractérisent le nom propre en tant qu’il est lié à son référent initial ». Le nom commun ne posséderait que du sens (Gary-Prieur, 1994, p. 52-56) [7]. Au prédicat de

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dénomination peuvent s’ajouter, en contexte, des connotations (au sens linguistique) [8]. En résumé, la spécificité du nom propre réside dans une sorte particulière de contenu en langue, le prédicat de dénomination, et dans des formes particulières de contenus contextuels.

À l’encontre de Georges Kleiber et de Marie-Noëlle Gary-Prieur, je crois que les noms propres ne sont dotés d’aucune sorte de contenu exclusif en langue ou en contexte. Cependant, une des trois structures sémantiques qu’ils peuvent manifester en langue leur semble propre : les noms spécialisés semblent être les seuls morphèmes ne possédant en inhérence que des sèmes macrogénériques. En langue, des éléments appartenant à d’autres classes morphologiques peuvent être vides de sens comme les noms néologiques (par exemple, un lexème verbe néologique) ou être dotés des quatre types de sèmes comme les noms à notoriété (beaucoup de noms communs).

En distinguant unité type et unité occurrence, une sémantique aura le loisir d’affirmer que le nom propre type n’a pas de sens (variante : en a peu), mais que son occurrence en contracte (variante : beaucoup) en contexte.

C’est à une version faible de cette thèse que je souscris, puisqu’elle ne vaut que pour une sous-classe des éléments constituant une sous-classe de noms propres, soit les lexèmes de noms néologiques. Selon la sémantique interprétative, l’unité occurrence hérite par défaut (c’est-à-dire sauf instruction contextuelle de virtualisation) des sèmes inhérents de son type, définis en langue ; tandis que les traits afférents interviennent uniquement en contexte, Les lexèmes néologiques comme « Jxpty », dans un roman de science-fiction, ne possèdent aucun sème inhérent; cependant, comme tous les morphèmes, ils contracteront des sèmes afférents en contexte [9].

Une sémantique pourra aussi dresser une typologie des grandes sortes d’occurrences possibles pour une même unité type, c’est-à-dire prévoir différents emplois. La plupart du temps, on oppose un emploi habituel (général, prototypique) à des emplois spécifiques. Par exemple, Bernard Meyer et Jean-David Balayn (1981) opposent l’emploi premier du nom propre à neuf emplois spécifiques. Dans ma recherche, je ne prétends qu’à une typologie des structures sémantiques en langue. Sans présumer de la présence ou non d’emplois exclusifs pour le nom propre, il faut admettre que beaucoup de ses emplois possibles se retrouvent également dans d’autres classes morphologiques : selon la sémantique interprétative, l’emploi métaphorique, par exemple, s’explique de la même façon pour un verbe, un adjectif, un nom propre ou un nom commun.

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Marc Wilmet, citant Conrad, note qu’il existe une motivation si je désigne un CHAT par « chat » : si le nom propre est privé de signifié – c’est la thèse la plus courante – la relation signifié-référent est plus qu’arbitraire, aléatoire dira-t-il (Wilmet, 1988, p. 839). Cependant, comme il le remarque, sans en tirer toutes les conclusions, il y a des « concessions au déterminisme » : « les prénoms et les noms de pays véhiculent pour la plupart une indication de genre (Jacques et Jacqueline, Marcel et Marcelle, LA France ou LA Chine et LE Japon ou LE Pérou... ; mais Anne, Claude, Dominique ou Andrea sont épicènes, et Cambodge ou Mexique masculins en dépit de leur terminaison ‘féminine’) (Wilmet, 1988, p. 839) ».

J’emprunterai temporairement, pour les fins de la discussion, un point du vue référentiel, bien que je souscrive plutôt à une sémantique différentielle, et non référentielle. « Pierre », comme tous les noms propres spécialisés, ne contient en langue que des sèmes macrogénériques, comme /humain/, /sexe masculin/. Autrement dit, appliquer « Pierre » pour désigner PIERRE ou, plus généralement, un HOMME n’est pas moins motivé qu’appliquer « chat » pour désigner un CHAT. Si dans un texte donné « Pierre » désigne un CHAT, il suffit simplement de virtualiser les traits inhérents incompatibles (/humain/, par exemple) et d’actualiser les sèmes afférents requis (/animal/, par exemple). Pas plus que la possibilité d’appeler mon ARTICLE par l’occurrence « fourchette » n’invalide l’existence, dans l’unité type ‘fourchette’, des sèmes inhérents /ustensile/, /pour piquer/, etc. ; la possibilité d’appeler « Pierre » un ticket de métro ne saurait servir de prétexte à invalider la présence des sèmes /humain/ et /sexe masculin/ dans le type. De la même façon, il est plus économique et logique de considérer que les noms épicènes, tout en contenant le sème /humain/, ne contiennent pas les traits déterminant le genre. Évidemment, il faut distinguer, bien qu’ils entretiennent des rapports moléculaires, les sèmes touchant le sexe, lexématiques, des sèmes touchant le genre, grammémiques.

Pour évaluer la sémanticité d’un morphème en langue, en définitive, nous devons poser les questions suivantes : existe-t-il une unité type sémantique susceptible de recouvrir telle occurrence ; si oui, et dans l’éventualité d’une homonymie, de quelle unité type en particulier relève-t-elle? La deuxième question importe. En effet, la coexistence d’unités types homonymiques, au palier morphémique ou lexical, se présente dans toutes les classes morphologiques. Par exemple, l’occurrence « faux » manifestera soit le type « faux-instrument agricole », soit le type « faux-opposé de vrai ». De même, je considère que le nom « Napoléon » manifestera soit une unité type nom spécialisé, lorsqu’il désigne un quidam, soit une unité type nom à notoriété, lorsqu’il désigne l’Empereur des Français [10].

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Toujours sur la base de l’opposition langue/parole, il est possible de distinguer des classes morphologiques en langue et en contexte [11]. Les relations entre ces deux types de classe prendront les formes suivantes: les classes systématiques et contextuelles 1) correspondent ; 2) s’opposent ; enfin, les néologismes, par définition sans unité type, 3) ne possèdent qu’une classe contextuelle. Une unité occurrence peut donc ne pas appartenir à la même classe morphologique que l’unité type dont elle relève. Par exemple, dans « Le doux est toujours préférable au rugueux », l’occurrence « rugueux », nom commun, manifeste une unité type adjectif. De même, « Sémillante », désignant une chienne dans « Une vendetta » de Maupassant, possède toutes les caractéristiques définissant classiquement le nom propre : majuscule, référent unique et anthropomorphe, inutilité du déterminant et impossibilité de la marque du pluriel. Pourtant son unité type est un adjectif, doté sans contredit d’un sens en langue. Dans ces translations synchroniques, je dirai que le contenu de l’unité type est transféré par défaut à l’unité occurrence, les sèmes incompatibles étant simplement virtualisés en contexte. Il faut distinguer ces translations synchroniques des translations diachroniques, où le nom propre figure comme terme source ou terme but : « blanc » devenant « Blanc » ou « Don Juan » devenant « des don juans ». J’y reviendrai.

En considérant les deux classes morphologiques, en langue et en contexte, la réponse à la question initiale pourra être modulée selon qu’elle concerne, par exemple seulement les noms propres en langue et en contexte ou seulement les noms propres uniquement contextuels, qu’ils soient néologiques ou translatés synchroniquement.

2.2. Mot, lexie, morphème

J’ai opposé unités types et occurrence à l’aide du critère langue/parole. Complétons cette typologie en faisant intervenir les différents paliers analytiques. Pour les sémantiques classiques, l’unité d’analyse principale, voire minimale, est le mot. Je crois que, pour comprendre le mot, il faut descendre jusqu’au véritable signe minimal, le morphème. Ce passage au palier morphémique n’est pas sans conséquences. L’atomisation du mot en morphèmes implique l’atomisation du signifié du mot (ou sémie) en signifiés de morphèmes (ou sémèmes) ; de là à atomiser le signifié morphémique en sèmes... De plus, cette remise en cause de l’unicité du mot incite, corrélativement, à relativiser le caractère complexe de certains groupes de mots. À côté de la lexie simple, le mot (« porte », « Jean »), on trouve des lexies composées (« porte-monnaie », « Jean-Pierre ») ou complexes (« porte à porte », « Napoléon Bonaparte »). La véritable unité morphologique n’est ni le

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morphème ni le mot, mais la lexie (voir Pottier, 1974) [12]. Cependant, pour comprendre les unités de ce palier, il faut le dépasser et descendre jusqu’au morphème. En conséquence, et bien qu’à proprement parler les classes morphologiques n’interviennent qu’au palier de la lexie, la réponse à la question initiale peut être modulée selon qu’elle vaut pour le nom propre, une lexie, ou pour les morphèmes (grammèmes et lexèmes) qui le constituent.

L’analyse en morphèmes, toujours délicate, l’est encore plus pour les noms propres. Cette analyse se fera selon deux axes : linéaire pour les morphèmes « normaux », et tabulaire dans les syncrétismes, où des morphèmes à signifiant zéro se superposent à un morphème normal. Je toucherai ici quelques aspects seulement de cette redoutable entreprise.

Commençons par le premier axe en étudiant les prénoms masculins et féminins appariés, tel « Louis/Louise » (ou « Pierre/Pierrette »). La confrontation de « Louis » et « Louise » tend à dégager la forme « -e ». S’agit-il d’un morphème, d’un signe? Le morphème grammatical lié « -e» est largement attesté, puisque la règle générale de la formation du féminin se fonde sur lui. Quel est le contenu en langue de ce morphème? D’une part, il possède assurément un « contenu » grammatical, le trait /genre féminin/. D’autre part, la paire « ami/ amie » s’oppose « dénotativement » et en langue uniquement par les traits relatifs au sexe : comment ne pas remarquer une corrélation entre la présence du morphème « -e » et la présence du trait /sexe féminin/? Parmi les diverses explications possibles de cette corrélation, je retiens celle-ci : ce trait est inhérent et localisé dans le morphème « -e » [13]. En conséquence, il devient difficile de soutenir l’asémanticité en langue du mot « Louise ». Apparemment, on pourrait toujours clamer celle de « Louis » et de « Louis- ». Ce serait compter sans les morphèmes à signifiant zéro, dépourvus de signifiant manifeste autonome.

Selon moi, le trait /sexe masculin/ produit par un morphème zéro dans « ami » et « Louis » est aussi fonctionnel que le trait /sexe féminin/ produit par un morphème lié dans « amie » et « Louise ». Des paires comme « patineur/patineuse » dégagent des morphèmes « -eur » et « -euse » qui montrent bien l’existence positive, et non pas seulement négative, d’un trait comme /masculin/ [14]. En d’autres mots, dans certains cas, un même trait proviendra soit d’un morphème lié soit d’un morphème à syncrétisme; c’est le cas des traits du genre et du sexe dans les prénoms: à cet égard, on opposera le

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couple « Louis/Louis-e », dégageant un seul morphème lié, au couple « Lé-a/ Lé-o », où le sexe est déterminé grâce à deux morphèmes liés.

Si l’on tient compte des morphèmes en syncrétisme, le mot est toujours formé d’une concaténation de morphèmes [15]. Il est généralement constitué de plusieurs grammèmes et d’un ou de plusieurs lexèmes. Par exemple, l’adjectif « noir » comporte des grammèmes à signifiant zéro, touchant le genre (/masculin/) et le nombre (/singulier/), et un lexème, formé des traits /couleur/, /foncé/, etc. De même, le nom propre néologique « Jxpty » ne saurait être dépourvu de grammèmes ; mais il reste à déterminer si les sèmes des grammèmes d’un néologisme sont inhérents ou afférents. Quoi qu’il en soit, pour faire abstraction du contenu des grammèmes liés ou à signifiant zéro (et de leur impact sémique, en terme d’afférence, sur le lexème), on prendra pour unité d’analyse le lexème. Le lexème « Jxpty », lui, contrairement au mot « Jxpty », ne contient assurément aucun sème inhérent.

Je n’aborderai qu’un seul autre problème d’analyse morphémique, celui des translations diachroniques produisant un nom propre (« blanc » → « Blanc »), en particulier lorsque deux mots-source produisent un seul mot-but ( « du »» et « pont » → « Dupont »). Le découpage en signifiant morphémique et le dégagement des sèmes sont fonction l’un de l’autre. Soit ces thèses: 1) le lexème « Dupont », nom spécialisé, ne contient plus aucun des traits du lexème « pont » dont il origine diachroniquement, mais plutôt des traits comme /humain/, et 2) ce lexème existe en langue [16] ; en conséquence, le lexème « Dupont » possède un contenu en langue, et les morphèmes « du » et « pont » ne sont plus fonctionnels dans ce mot. En contexte, il arrivera parfois qu’un morphème diachronique virtualisé soit réactivé et qu’il superpose par là son sens à celui du morphème synchronique: par exemple dans « Étrange coïncidence, Dupont a sauté du pont! » ou dans « Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal ». Cette forme de motivation – qui n’est en définitive qu’une des formes possibles de l’homonymie et de la paronymie – est donc susceptible, selon la sémantique interprétative, d’affecter le contenu afférent.

Les théories classiques soutenant l’asémanticité du nom propre doivent envisager le baptême (au sens large en tant que processus de dénomination) comme un procès de désémantisation, synchronique si l’unité type n’est pas nom propre (« Sémillante »), et diachronique si l’unité type est nom propre et qu’elle tire son origine d’une autre unité type ( « du pont » → « Dupont»), que celle-ci soit ou non toujours active dans la synchronie d’arrivée. Je dirai,

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quant à moi, que les traits en langue sont virtualisés – et non annihilés – lorsque incompatibles dans une translation synchronique. Dans une translation diachronique, les traits compatibles sont transférés d’une unité type à l’autre, tandis que les sèmes incompatibles sont annihilés dans la nouvelle unité type.
 

3. Troisième carrefour: classe morphologique et classe sémantique

Enfin, abordons quelques aspects du dernier problème, la classification et la sous-classification du nom propre. La classification touche les délimitations de la classe morphologique des noms propres par rapport aux autres classes et notamment celles limitrophes (par exemple, les noms communs ou les déictiques). La sous-classification touche la partition interne de la classe (par exemple en anthroponymes, toponymes, etc. ; patronymes, prénoms, etc.).

Il ne saurait y avoir a priori conformité exacte entre l’articulation en classes (et en sous-classes) morphologiques et l’articulation en classes (et en sous-classes) sémantiques [17], puisque les critères d’articulation répondent à des fonctionnalités différentes [18]. En conséquence, une classe morphologique peut correspondre à plusieurs classes sémantiques ; de même une classe sémantique peut correspondre à plusieurs classes morphologiques. Dans l’étude des relations entre le morphologique et le sémantique, deux directions se présentent : du sémantique vers le morphologique, et du morphologique vers le sémantique.

Illustrons la première orientation : du sémantique vers le morphologique. Pour la sémantique interprétative, deux éléments appartenant à deux classes morphologiques peuvent malgré tout relever d’une même classe sémantique : par exemple, un pronom et une conjonction se trouvent dans une même classe de structure sémantique, celle des grammèmes (ou morphèmes grammaticaux), opposés aux lexèmes par plusieurs propriétés : appartenance à un ensemble fini, indifférence aux domaines (médecine, astronomie, politique, etc.), par exemple.

La question initiale relève de la deuxième direction : du morphologique vers le sémantique. Pour une sous-classe morphologique prototypique, le lexème nom propre anthroponyme, j’ai dégagé trois types de structures sémantiques en langue. Or deux de ces structures – celles du nom

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néologique et celle du nom à  notoriété – se retrouvent dans d’autres classes morphologiques et dans d’autres sous-classes de noms propres : par exemple, dans un lexème nom commun ou toponyme peut être néologique et, donc, ne relever d’aucune unité type. Par contre, comme je l’ai déjà dit, les lexèmes anthroponymes spécialisés semblent posséder une structure exclusive relativement à toutes les classes et sous-classes morphologiques : ils ne possèdent que des sèmes macrogénériques. En somme, la réponse à la question des questions pourra varier selon qu’elle est censée valoir pour l’ensemble de la classe ou seulement pour une ou plusieurs des sous-classes morphologiques. D’autre part, la délimitation choisie pour la classe ou pour les sous-classes (par exemple, l’inclusion ou l’exclusion des toponymes ou des titres) influera sur la réponse, puisque ce sont ces délimitations qui sélectionnent le corpus dont doit rendre compte la réponse, Enfin, il est loisible, comme je l’ai fait, de proposer plusieurs réponses pour une même classe ou sous-classe morphologique.


NOTES

[*] Le présent article, synthèse de ma théorie sur le nom propre et l’onomastique, a été publié dans : M. Léonard et É. Nardout-Lafarge (éd.), Le texte et le nom, Montréal, XYZ, 1996, p. 41-53. Le livre n’étant plus disponible, je reproduis en ligne le contenu de ma contribution à cet ouvrage, en corrigeant quelques coquilles et en actualisant mon institution de rattachement. Mon institution de rattachement est depuis 1999 l’Université du Québec à Rimouski et l’on peut m’écrire à l’adresse louis_hebert@uqar.qc.ca.

[1] Il s'agit des sémantiques proprement dites ou des composantes sémantiques insérées dans une linguistique générale ou dans une étude linguistique quelconque.

[2] Voir Louis Hébert, 1994 et 1995a. Rappelons que la sémantique interprétative a été développée par François Rastier (1987 et 1989), dans le prolongement des travaux de Greimas et de Bernard Pottier.

Les symboles employés dans cet article sont les suivants : « signe » ; signifiant  ; ‘sémème’ ou ‘signifié’ ; /sème/ ; //classe sémantique// ; |réécriture| ; RÉFÉRENT.

[3] Rappelons qu’il faut distinguer l’acception logique des termes « dénotation » et « connotation » de leur acception linguistique. En logique, la dénotation équivaut à la référence et/ou au référent, et la connotation correspond à la dénotation linguistique. J’emploie l’expression « contenu dénotatif » pour indiquer la visée linguistique.

[4] Une théorie doit décider si le contexte peut intervenir en langue et non seulement en parole. Ainsi, nombre de groupes de morphèmes. les mots (« ami-e ») et les lexies (« ami-e », « porte à porte »), pourraient posséder une existence systématique. Il s’agirait donc d’une tendance : la langue tend à l’isolement, et la parole à la contextualisation. De la même façon, les notions de type et d’occurrence sont relatives, et s’inscrivent dans un processus de récursivité : le type « porte » est en occurrence dans la lexie type « porte à porte ».

[5] En vertu de l’élasticité du type à travers ses occurrences, plusieurs emplois très différents entre eux, notamment par rapport à l’emploi prototypique, relèveront malgré tout de la même unité type.

[6] Cette thèse exclusionniste, soutenue notamment par Saussure, peut être, dans sa version radicale, étendue du sémantique à la langue entière: le nom propre ne relèverait d’aucune unité type de quelque ordre que ce soit (par exemple, morphologique).

[7] Les exemples suivants illustrent, respectivement, le sens et le contenu : 1) « C’est elle qui a épousé ce Nevile Strange dont je t’ai parlé » et 2) « Les globules blancs sont son Albertine »(Gary-Prieur, 1994, p. 39). Analyse : « S’il suffit. pour comprendre 1), de savoir que Nevile Strange désigne un x qui s’appelle Nevile Strange, on ne comprend rien à 2) si l’on ne connaît pas le personnage de Proust. » [début p. 45]

[8] « [L]es connotations relèvent du signe tandis que le contenu relève du référent. » (Gary-Prieur, 1994, p. 57)

[9] On peut distinguer des néologismes de facto, hapaxiques, et des éléments assimilables à un néologisme et qui comptent plusieurs occurrences mais ne sont pas pour autant intégrés à la langue.

[10] Une superposition de ces deux sens est possible dans le cas d’une occurrence polysémique, poly-isotopique dans la terminologie de François Rastier. [début p. 47]

[11] Les combinaisons se démultiplient si l’on distingue contexte en langue et en parole. Ainsi, en langue « peur » est nom, « prendre peur » verbe ; en contexte un énoncé comme « le prendre peur est toujours néfaste », translate la lexie complexe en nom commun, etc. [début p. 48]

[12] Cependant, les grammèmes liés indiquent souvent la classe : « -eur » annonce un nom ou un adjectif.

[13] Autre explication : le trait /sexe féminin/, afférent, localisé dans « ami- », résulte de l’interaction contextuelle des morphèmes ; plus précisément, il serait actualisé par le sème /genre féminin/ de « -e  ».

[14] Le concept de morphèmes à syncrétisme s’impose, notamment, pour surmonter la faiblesse descriptive de l’opposition privative entre un élément marqué (par exemple, le genre ou le sexe féminins) et un élément non marqué (par exemple, le masculin). [début p. 49]

[15] L’interaction des morphèmes, en langue ou dans un texte, ne constitue pas une simple addition de leur contenu : elle actualise des sèmes afférents ou virtualise des traits inhérents.

[16] Les lexèmes noms spécialisés, tel « Dupont », ne contiennent que des traits macrogénériques. La seule possibilité d’une identité de sèmes inhérents entre les signes source et but réside donc dans ce type de sèmes. Par exemple, on peut se demander si un trait macrogénérique comme /concret/ est présent dans « Dupont » comme il l’est dans « pont ». [début p. 50]

[17] En sémantique interprétative, l’expression « classe sémantique » désigne les diverses sortes de paradigmes contenant les sémèmes. Je l’emploie ici dans un sens plus général.

[18] Ce principe est valable même si la partition en classes morphologiques repose en partie sur des critères sémantiques. Comme le résume Anne Abeillé (Rastier, Cavazza et Abeillé, 1994, p. 146), il s’agit du principe de non-compositionnalité sémantique  : « Les unités sémantiques ne correspondent pas forcément aux unités morphologiques ou syntaxiques. C’est le problème des morphèmes “vides” d’une part, des unités polylexicales, d’autre part. » [début p. 51]


BIBLIOGRAPHIE des ouvrages cités

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Rastier, F., M. Cavazza et A. Abeillé (1994) Sémantique pour l'analyse, Paris, Masson.

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© Texto! septembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : HÉBERT, Louis. Fondements théoriques de la sémantique du nom propre. Texto ! septembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Hebert_Nom-propre.html>. (Consultée le ...).