L’OUBLI DE LA SÉMANTIQUE DANS LE PROGRAMME COGNITIVISTE :
RÉFLEXIONS SUR L’ŒUVRE DE FRANCOIS RASTIER

Philippe LACOUR
Université de Provence (Aix-Marseille 1) / Université Ca’Foscari (Venise)

(Texte inédit)

Il est fâcheux pour la linguistique que le langage ait un sens.

Etienne Gilson [1]

Il est de la nature du langage de prêter à deux illusions en sens opposé. Etant assimilable, consistant en un nombre toujours limité d’éléments, la langue donne l’impression de n’être qu’un des truchements possibles de la pensée, celle-ci, libre, autarcique, individuelle, employant la langue comme son instrument. En fait, essaie-t-on d’attendre les cadres propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories de la langue. L’autre illusion est à l’inverse. Le fait que la langue est un ensemble ordonné, qu’elle révèle un plan, incite à chercher dans le système formel de la langue le décalque d’une « logique » qui serait inhérente à l’esprit, donc extérieure et antérieure à la langue. En fait, on ne construit que des naïvetés ou des tautologies.

Emile Benveniste [2]

1. Présentation : plaidoyer pour la médiation sémiotique

En son sens le plus général, le projet de François Rastier est celui d’un plaidoyer pour la médiation. Plus exactement, et même s’il se défie précisément de toute ontologie [3], il s’agit d’établir l’existence relativement autonome d’un monde sémiotique entre le monde physio-biologique et le monde des représentations mentales subjectives, d’une part, et d’autre part d’insister sur le rôle d’intermédiaire dynamique de ce « troisième homme » dans la constitution du sens et de la connaissance. Etablir l’existence de cette « mince couche de l’Etre » suppose de délier le sémiotique du physique et du représentationnel, à l’encontre du cognitivisme (et du connexionnisme) qui les sutture l’un à l’autre (passage immédiat). Etudier son rôle d’intermédiaire exige d’examiner les règles de son fonctionnement, linguistique notamment (c’est le rôle dévolu à la sémantique). Bref, « Le dualisme particulier propre au cognitivisme (…) ne reconnaît que deux couches de l’Etre : le symbolique et le physique [4]. Cette conception simpliste ne permet guère que des théories rudimentaires de la cognition. Elle ne peut en effet assurer de médiation entre le monde des représentations et le monde physique, ni penser les langues, qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre. Il faudra bien admettre qu’existe un troisième monde, celui du sémiotique, et qu’il joue un rôle central dans la cognition humaine. Outre les langues, il comprend les autres systèmes de normes sociales que sont les arts, le droit, la religion, la politique, etc. » [5].

Cette distinction entre les trois mondes a pour fonction d’éviter trois réductions risquant de dissoudre cette autonomie relative du sémiotique : celle du réel au physique, celle du vivant au biologique, et celle du symbolique au formel. Comme le souligne Rastier, les rapports entre le monde sémiotique et le monde physique posent deux problèmes fondamentaux (qui sont mêlés dans les débats sur le subsymbolique –cf infra) : celui du traitement des signaux et de l’articulation du physique et du symbolique en leur sein (qui donne lieu à la perception catégorielle), celui de l’émergence du symbolique. D’une part, selon lui, on ne peut pas soutenir une position « épiphanique », et dire que le symbolique émerge du physique (sémiophysique de Thom ou Petitot) car un corrélat n’est pas une cause : si certaines discontinuités physiques sont perceptivement saillantes, elles ne déterminent pas le symbolique ; c’est au contraire le symbolique qui opère une sélection dans le physique. D’autre part, tout en distinguant le monde sémiotique et celui des représentations, Rastier soutient que les signifiés (qui procèdent de normes sociales) contraignent (sans déterminer pleinement) les images mentales (individuelles et subjectives). Le sémiotique constitue l’instance médiatrice entre les états mentaux et les états cérébraux. Cette capacité médiatrice, sémiotico-physique et sémiotico-représentationnelle, est due à la double nature du signe (symboles, icônes et signaux) : physique par son signifiant, et associé à des représentations mentales par les signifiés (directement ou non).

C’est ce caractère mixte du sémiotique qui explique la spécificité de la cognition humaine, d’une grande complexité. Et c’est cet argument de la complexité que Rastier fait valoir contre un certain cognitivisme abstrait et décontextualisé. Comme la liberté sartrienne, en effet, la cognition est toujours « en situation », au sens où, de par son caractère sémiotique, elle est culturellement constituée. On verra que cette situation intermédiaire confère à la sémiotique le privilège insigne d’un double raccord aux sciences cognitives et aux sciences de la culture. Mais il faut commencer par examiner, à partir de cette intuition fondamentale d’une autonomie relative d’un sémiotique à fonction médiatrice, les différentes critiques adressées par la sémantique de Rastier au cognitivisme, et devant conduire, dans l’esprit de leur auteur, à la constitution d’une véritable théorie sémiotique et interprétative de l’action (praxéologie).


2. L’oubli de la sémantique

La première des critiques que Rastier adresse aux sciences cognitives est la plus complexe, mais aussi la plus fondamentale ; d’où l’intérêt de commencer par elle. A vrai dire, elle ne concerne pas tant les sciences cognitives dans leur ensemble que l’image que celles-ci se font de la linguistique. Cette image est réductrice, qui fait de la langue un médium neutre, un simple support d’expression de la langue mentale, plus primordiale, chronologiquement et ontologiquement que son avatar verbal. Mais s’apercevoir de ce caractère réducteur n’est pas une mince affaire, car même si l’on peut en avoir le sentiment, ou l’intime conviction, pouvoir l’argumenter est d’un tout autre ordre de difficulté. C’est pourtant ce que propose de faire Rastier, au terme d’un  petit voyage dans le temps.

En effet, la « réduction » opérée par la cognition sur la langue naturelle, qui sous-entend une certaine conception du sens et du signe, est elle-même héritée d’une longue histoire. Si cette histoire est philosophique, c’est avant tout parce que la question du sens a longtemps été une question relevant exclusivement de cette discipline. Avant de parcourir cette histoire en sens inverse, jusqu’à son origine, précisons en d’emblée le terme. On distingue de nos jours trois conceptions du sens [6] : pour la problématique de la référence, de tradition aristotélicienne, le sens d’un signe est conçu comme représentation mentale (concept), et défini par ce à quoi il renvoie dans le monde (le mot « chien » « signifie » ce quadrupède à poils ras). Pour la problématique de l’inférence, d’origine rhétorique et de tradition augustinienne, le sens d’un signe est défini par une action intentionnelle de l’esprit, qui le met en relation avec un autre signe relevant du même ordre de réalité (des points blancs au fond de la gorge « signifient » une angine - cette conception est née de la médecine hippocratique ; elle est aujourd’hui développée par la pragmatique). Pour la problématique de la différence, d’origine sophistique, développée par les synonymistes des Lumières et Saussure, le sens d’un signe est le résultat d’une catégorisation, et est défini par tout ce qu’il n’est pas dans un certain système (« sœur » a un sens différent de « cœur » et de « sûre » - c’est l’invention saussurienne de la valeur diacritique du signe linguistique). Disons d’emblée que ce que Rastier reproche au cognitivisme, c’est la pauvreté de sa philosophie du sens : ce qu’il critique, c’est moins le fait d’avoir repris le postulat du sens-référence que d’avoir fait ce choix à l’exclusion de tous les autres, pis encore, sans même savoir qu’existent d’autres conceptions du sens. Mais pour bien comprendre ce point, le mieux est encore de revenir quelque peu sur le détail de ces différentes conceptions du sens.

2.1. Le sens comme référence

C’est à Aristote qu’on doit la première réflexion d’envergure sur la question du sens. Dans son De l’interprétation, le Stagirite oppose la variété des signes vocaux à l’universalité des états de l’âme et des choses : « ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l’âme qui, eux, sont identiques pour tous les hommes ; et ce que ces états de l’âme représentent, ce sont des choses non moins identiques pour tout le monde » [7]. Et après Boèce, Thomas d’Aquin reformule cette triade de la façon suivante : « Les paroles sont les signes des pensées et les pensées des similitudes des choses. D’où il suit que les paroles se réfèrent aux choses désignées moyennant les concepts » [8]. La triade scolastique (res/conceptus/vox) est née, qui combine conception dénotative du sens et universalisme sémantique.

Elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours, surtout dans la philosophie du langage anglo-saxonne, y compris chez les rares critiques du mentalisme cognitiviste (Putnam, Searle). On la trouve notamment presque inchangée dans le célèbre « triangle » d’Ogden et Richards (symbol, thought of referent, referent), qui fait autorité en sémantique dans le monde anglo-saxon , mais aussi dans la triade syntaxe/sémantique/pragmatique de Morris, reprise par Carnap, Chomsky et Montagüe. Selon Rastier, si la sémantique de la référence est fondamentale dans notre tradition métaphysique, c’est parce qu’elle décrit les conditions auxquelles le langage peut dire le vrai : des deux mouvements (du signifiant au concept, puis du concept au référent), le second a été privilégié parce que la vérité se définit classiquement comme adaequatio rei et intellectus. Cette approche définit la signification du concept par son extension (l’étendue des choses désignées, ou dénotées, dans le monde). Ainsi le sens de « chien » est défini par l’étendue du domaine animal du monde que ce terme « couvre » (quadrupède, mammifère…). Pour Rastier, la théorie extensionnelle de la signification peut convenir aux langages formels, mais pas aux langues naturelles. Chez un auteur comme Tarski, la sémantique extensionnelle a pris une forme vériconditionnelle consistant à définir les conditions de vérité des propositions déclaratives par des « interprétations » (celles-ci assignent une valeur de vérité à toute application possible d’un prédicat à chaque terme individuel d’un univers déterminé d’individus et de prédicats) [9]. Déçus de ce que cette théorie ne laissât aucune place au sujet ni à la cognition, certains chercheurs ont préféré définir le sens non plus comme une relation entre un signe et un référent objectif, mais comme la relation avec un corrélat ou référent subjectif : c’est par cette simple involution mentaliste que la sémantique cognitive a remplacé la sémantique vériconditionnelle.

2.2. Le sens comme inférence

Alors que la référence établit une relation entre deux ordres de réalités (concepts et objets), l’inférence relie deux unités relevant du même ordre de réalité : deux objets, dans la conception réaliste et naïve de l’indice (fumée / feu) ; deux concepts, selon le point de vue mentaliste (Dieu / perfection). Dans l’inférence, les deux choses reliées sont orientées, selon un ordre temporel ou causal, entre un antécédent et un conséquent ; et la première est signe de l’autre comme un nuage est signe de pluie. A un palier encore supérieur, l’inférence ne concerne plus des concepts (représentant des objets), mais des propositions (reflétant des états de choses), et elle subsume des implications. Les implications peuvent être strictes (l’impossibilité d’avoir maintenant ou dans le passé un antécédent vrai et un conséquent faux), comme dans le syllogisme déductif ou inductif, soit conditionnelles (l’implication est vraie si et seulement si la vérité de l’antécédent ne va pas de pair avec la fausseté du conséquent).

Or, transposées du domaine de la logique dans celui de la psychologie, les inférences deviennent « informelles », et constituent l’objet de la pragmatique cognitive, qu’il s’agisse des relations métonymiques entre objets, ou des relations d’anaphore discursive (« l’omelette est partie sans payer »). De telles implications « informelles » relèvent en pragmatique cognitive de la théorie des implicatures (lointaines descendantes des figures de pensée de l’ancienne rhétorique) développées par le philosophe du langage Grice. Tout implicature suppose une distinction entre ce qui est dit et ce qui est impliqué par ce dictum : les implicatures conventionnelles s’ajoutent au sens « normal » des mots (qualifier une pièce de « porcherie » pour dire qu’elle est sale) ; les implicatures conversationnelles s’établissent au palier supérieur des énoncés (« il fait froid ici » signifie « prière de fermer la fenêtre »). Cette théorie des implicatures reprend dans un cadre mentaliste les présuppositions logiques sur le langage. Pire : la pragmatique, en reformulant la théorie du sens dérivé (autrefois allégorique ou figuré), vient compléter la sémantique logique, qui traite (vériconditionnellement) du sens littéral. Du coup, sémantique logique et pragmatique cognitive se partagent sans reste la question du sens, conformément à la tripartition syntaxe/sémantique/pragmatique [10].

2.3. Le sens comme différence

Dès lors, il ne reste pas de place pour la conception différentielle du sens, la plus récente et dont, pour cette raison, l’originalité n’a pas été pleinement comprise. Cette définition particulière de la signification s’origine dans la mise en évidence d’une aporie de la synonymie (au XVIIIème siècle). La difficulté consiste à rendre compte de la différence entre les deux synonymes : si chaque mot a un sens différent, le modèle triadique de la signification ne fonctionne plus, puisque deux mots (automobile et voiture), qui devraient en théorie renvoyer à deux objets différents, dénotent pourtant la même chose) ; s’ils ont le même sens, où est leur différence (dans les « idées accessoires », certes, mais cela ne fait que reculer le problème) ?

Saussure s’inscrit dans cette tradition des synonymistes, mais la dépasse par sa définition de la valeur, qui rapporte la définition des unités linguistiques (donc sémantiques) à trois principes : la valeur est la véritable réalité des unités linguistiques ; elle est déterminée par la position des unités dans le système (donc par les différences) ; rien ne préexiste à la détermination de la valeur par le système (« il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue »). Appliquées à la signification, ces thèses permettent de rompre avec l’évidence traditionnelle selon laquelle existe un niveau conceptuel, autonome à l’égard du niveau linguistique, mais préexistant à ce niveau et prééminent sur lui. A rebours de cette conception instrumentale du langage développée par les cognitivistes, qui le réduisent au rôle de simple véhicule de la pensée, la révolution saussurienne permet de comprendre que la langue n’est pas un instrument mais une condition historique a priori, un milieu ; et que si elle est utilisée pour communiquer, elle ne se réduit pas à cette fonction (seul un instrument est déterminé par sa fonction). Ces thèses imposent une distinction cruciale entre le signifié et le concept [11] : le contenu du signe n’est pas un concept logique (sémantique vériconditionnelle) ou psychologique (sémantique cognitive) universel, mais un signifié d’une langue. Précisément parce qu’ils méconnaissent la conception différentielle du sens, et assimilent le signifié au concept, les cognitivistes reproduisent la conception traditionnelle du signe de trois manières : d’abord, en distinguant au sein du signe le signifant (matière), et le concept (représentation) ; ensuite, en séparant sémantique et syntaxe (la syntaxe étant l’organisation des signifiants, et la sémantique l’interprétation logique de ces signifiants par des concepts) ; enfin, en organisant les concepts eux-mêmes en langage mental.

En retravaillant le concept saussurien de valeur, François Rastier s’est employé à parachever le paradigme différentiel en sémantique linguistique. Sans rentrer trop avant dans les détails techniques, on peut en souligner certains aspects. Ainsi, dire qu’un signifié linguistique est relatif à une langue définie comme système, c’est dire qu’il s’analyse exhaustivement en relations d’opposition, qui sont des traits relationnels différenciant sa classe des autres classes (traits génériques), ou qui le différencient au sein de sa classe (traits spécifiques). Les traits qui composent le signifié sont des éléments de définition et non des descriptions de l’objet dénoté : par exemple, /pour les morts/ est un composant sémantique de ‘scalpel’, par opposition à ‘bistouri’ (qualifié par le trait sémantique : /pour les vivants/). Par ailleurs, le concept de valeur rompt avec la conception traditionnelle de la langue, et particulièrement du lexique, comme nomenclature [12]. Un mot ne peut être défini isolément, par rapport à ce qu’il désigne. Il doit l’être relativement à d’autres mots. Le concept de valeur permet enfin de formuler l’hypothèse de l’existence d’un niveau sémantique spécifique à chaque langue. Autrement dit, il faut résister au préjugé des sémantiques générales ou universelles, que la logique, la philosophie du langage ou la psychologie élaborent ad nauseam, en masquant par là même la spécificité des langues. Sémantique générale et sémantiques particulières doivent aller de pair.

2.4. L’unification sémantique de la question du sens

Le cognitivisme a ignoré ce paradigme différentiel, au profit exclusif des paradigmes référentiel et inférentiel qui, sous les noms de sémantique vériconditionnelle et de pragmatique, se sont partagé la question du sens. A l’encontre de quoi, François Rastier ne se contente pas de rappeler l’existence de la troisième approche, mais plaide en outre pour une unification théorique des trois modèles. Or il est difficile de traiter de la différence dans le cadre de sémantiques référentielle ou inférentielle, puisque les différences sont attachées aux lexiques des langues, alors que les références et les inférences en ont été déliées. C’est la raison pour laquelle François Rastier préfère tenter l’inverse, et traiter de l’inférence et de la référence dans le cadre d’une sémantique différentielle : il élabore cette « sémantique unifiée », répondant à un double souci herméneutique et exhaustif (allant du signe au texte [13]), dans différents  ouvrages : Sémantique interprétative (1987), Sens et textualité (1989), et Arts et sciences du texte (2001). Cette intégration des trois conceptions du sens [14] doit permettre à la sémantique différentielle de s’ouvrir dans deux directions : comme elle conduit à constituer des sémantiques spécifiques aux langues particulières, elle trouve d’une part des affinités avec l’hypothèse du relativisme linguistique, et participe par là du relativisme culturel en s’intégrant à une sémiotique des cultures. D’autre part, par l’étude des processus de différenciation sémantique, elle s’ouvre à l’étude de la perception qui, bien qu’influencée par la culture, met vraisemblablement en jeu des mécanismes universels. Par cette double ouverture, elle apporte sa contribution au problème de l’articulation entre nature et culture, problème fondamental et même fondateur des sciences sociales. 

C’est à partir de cette première remarque fondamentale sur l’oubli de la sémantique qu’on peut vraiment comprendre les autres critiques adressées par Rastier au cognitivisme : celles concernant ses postulats, et celles touchant son objet.


3. La critique des postulats du cogntivisme

Commençons par examiner les différents postulats sous-tendant le programme cognitiviste. Il s’agit essentiellement de deux postulats philosophiques, transformés en thèses scientifiques, et d’un postulat gnosélogique. Le cognitivisme affirme tout d’abord souscrire à un monisme matérialiste, à rebours du dualisme traditionnel entre esprit et cerveau. Il soutient aussi que l’homme peut simuler artificiellement les processus mentaux (fonctionnalisme). Enfin, il affirme que la connaissance est essentiellement représentation du réel.

Afin de comprendre les difficultés respectives de ces différents postulats, le mieux est encore de faire un léger détour par la notion d’information, qui a présidé à la formation de la cybernétique. Pour le créateur de la théorie de l’information, Shannon, l’information est un concept de physique mathématique [15], défini comme ce qui reste invariant à travers toutes les opérations réversibles d’encodage [16] et de traduction, donc comme la classe d’équivalence de ces traductions. On peut aussi, en suivant Granger [17], définir le message informationnel comme une structure, un réseau de repérage dont les éléments ont valeur oppositive, relative et négative. En ce sens technique, l’information s’oppose à la redondance, sorte de surdétermination symbolique qui empêche de parvenir pleinement à l’abstraction parce que la structure formelle est dégradée dans le sens d’une individuation. On parle alors familièrement de « bruit », au sens où, par exemple, la beauté variable du tracé des traits du code morse par une machine télégraphique, ou l’intonation des ordres échangés entre pilotes d’avion (« tango » « bravo »...) n’a aucune pertinence par rapport au contenu même du message –ce sont des déterminations superfétatoires et négligeables.

Cette notion d’information fonde le postulat fonctionnaliste, qui insiste sur le caractère générique des processus cognitifs, qu’ils soient naturels et artificiels, et défend l’idée que les vivants et les machines peuvent connaître de façon comparable aux hommes : les machines peuvent avoir des « fonctions » intelligentes et « penser » par la réalisation de programmes. Ce postulat a un rôle fondateur, puisqu’il est le seul à pouvoir assurer l’unité du champ interdisciplinaire (cf infra). Il repose sur une certaine conception de l’expérimentation : non pas un rapport avec la réalité empirique mettant en jeu une fraction méthodiquement réduite de l’objet décrit, mais, puisqu’il n’y a pas vraiment d’objet défini, une simulation des processus mentaux et/ou cérébraux. Ce qui se passe dans le vivant et dans la machine qui le simule appartiennent à peu près au même ordre de réalité. Reste que si tous les cognitivismes partagent ce postulat fonctionnaliste, ce n’est pas au même degré. Aussi bien doit-on distinguer trois niveaux de simulation artificielle des processus mentaux humains : selon une version minimale, la cognition humaine est simulée par des sorties de données (input/output), sans préoccupation des opérations dont elles procèdent ; une version plus élaborée cherche à intégrer à ce modèle quelques données psychologiques (pour produire des « sorties », il faut simuler les opérations mentales dont elles résultent, pour autant qu’on puisse les connaître) ; enfin, la version connexionniste des neurosciences simule la cognition humaine, aussi fidèlement que possible, par la construction de neurones formels.

Comme Rastier le fait remarquer, les affirmations répétées de monisme et de matérialisme du cognitivisme ne laissent pas de faire problème. D’abord, en effet, le fonctionnalisme réintroduit subrepticement, sous une autre forme, le dualisme honni. Puisque l’identité « fonctionnelle » entre les hommes et les machines est postulée, mais qu’elle ne saurait consister dans le matériel (hardware),  Putnam [18] s’est tourné vers les logiciels (software), dans l’idée que tous les êtres intelligents sont capables de réaliser les mêmes sortes de programmes. Or un tel fonctionnalisme reformule sous la forme de l’opposition soft/hard la séparation philosophique traditionnelle entre l’esprit et la matière. Non pas, il est vrai, en général, mais sous la forme spécifique de l’opposition entre la forme et la substance (substrat matériel). De fait, si les « fonctions » intelligentes invoquées peuvent valoir de façon transversale pour les machines et les hommes, c’est en raison d’un caractère rationnel commun ; or le rationnel est identifié en ce cas au formel. Rastier peut ainsi rattacher ce choix à la longue histoire de la philosophie, inconsciente, mais sous-jacente au cognitivisme : « Ainsi, le fonctionnalisme est une sorte de formalisme, c’est-à-dire une des branches de l’idéalisme. Refusant de fait l’élégante solution d’Aristote qui dit la forme immanente à la substance, les cognitivistes maintiennent un dualisme de tradition platonicienne. La nouveauté, c’est ici que la Raison, forme pure, transcende l’opposition entre le naturel et l’artificiel » [19].

Le dualisme forme/substance induit d’autres dualismes : esprit/corps et symbolique/physique, par exemple chez Fodor et Pylyshyn. Or le dualisme empêche toute  correspondance entre les états mentaux (symbolique) et le niveau physique ; de là le sentiment d’une coupure irréductible entre l’interne (cognitif) et l’externe (le physique), et l’impossibilité de vérifier que les représentations mentales sont adéquates à ce qu’elles représentent. D’où aussi le fait que, à bien des égards, le solipsisme constitue l’aboutissement de ce dualisme idéaliste. Et la thérapie connexionniste avancée pour palier cette difficulté a tous les traits d’un placebo, puisque la notion de niveau subsymbolique, en continuant de souscrire au fonctionnalisme, ne fait que déplacer le problème sans vraiment le résoudre. En outre, autre paralogisme notable, le fonctionnalisme, dans sa volonté de restriction de l’esprit au cerveau, oublie les rapports spécifiques que le cerveau entretient avec le corps : on ne peut donc pas faire comme si mon « esprit » était comparable à un « cerveau dans une cuve », pour reprendre une « expérience de pensée » célèbre. [20]

Voilà pour les deux postulats pseudo-scientifiques (et réellement philosophiques). Ce n’est pas le moindre mérite du travail de François Rastier que de souligner, à leur propos, la présence d’un choix, d’une option philosophique sous-jacente à une thèse adoptée s’annonçant comme « scientifique », donc philosophiquement neutre. On comprend mieux ce point si l’on saisit en outre la valeur gnoséologique du dernier postulat, qui, lui aussi, choisit une « conception de la connaissance » parmi d’autres. L’idée fondamentale partagée par tous les penseurs du paradigme cognitif, c’est que la connaissance est une représentation du réel. L’origine en est à la fois cartésienne (penser consiste à opérer sur les représentations) et hobbesienne (la forme supérieure de la pensée, le raisonnement, se réduit à un calcul). Suivant ce postulat, une machine opérant sur des symboles serait capable de raisonner sur des connaissances, puisque esprit et ordinateur sont deux systèmes matériels de calcul sur des représentations symboliques. On voit dès lors en quoi cette gnoséologie sous-tend le projet de simulation du cognitivisme, appliqué notamment en linguistique par Chomsky –l’idée fondamentale de la grammaire générative est qu’on connaît vraiment les facultés langagières de l’homme quand on peut énumérer automatiquement toutes les phrases grammaticales de toutes les langues attestées (ou possibles).


4.  La critique de « l’objet » des sciences cognitives

Toute science se définit par un objet et une méthode. Or les sciences cognitives, dont on vient d’examiner l’ersatz de méthode par simulation, ont-elles seulement un objet ? C’est là ce dont on peut légitimement douter étant donné tout d’abord l’hétérogénéité des disciplines regroupées dans le programme commun. De fait, l’unité même d’une science de la cognition fait problème, et il n’y a pas une mais des sciences cognitives. Comme le dit Daniel Andler : « Les sciences cognitives ne se laissent définir, caractériser ou même circonscrire ni par un objet d’étude, ni par une hypothèse fondamentale, ni par une tradition » [21]. Ne reste donc, en guise d’unité problématique, qu’un champ interdisciplinaire, qu’on ne saurait confondre, François Rastier le souligne à bon droit, avec une véritable « science ». C’est la raison pour laquelle il préfère, dans un souci louable d’éclaircissement lexical, parler de « recherches cognitives » pour désigner cette pluri-disciplinarité. Contre une conception un peu trop rapidement fusionnelle de l’interdisciplinarité, Rastier rappelle qu’une science ne peut en valider une autre ; de fait, si plusieurs sciences partagent le même objet empirique, elles n’ont pas le même objet de connaissance. Il insiste enfin sur le caractère variable de l’interdisciplinarité, qui est toujours fonction des différentes disciplines : ce que la sémantique linguistique peut apporter comme contribution varie selon qu’elle travaille avec l’intelligence artificielle, qui est fondamentalement une technologie (la question est de savoir comment ses formalisations et procédures peuvent être utilisés en sémantique, et comment la sémantique peut contribuer aux traitements automatiques du langage) ou avec les  sciences (psychologie et neurologie demandent alors une corroboration de leurs hypothèses par des phénomènes sémantiques, sans qu’il s’agisse au sens strict d’une validation ou d’une infirmation).

Outre le soupçon pesant sur l’unité de son objet, l’ambiguïté des sciences cognitives tient aussi pour une grande part à la nature problématique de leur objet. De fait, comme le rappelle Rastier, la « cognition » reste un objet de la philosophie qu’aucune science n’a pu, jusqu’à présent, lui prendre. Et il n’est pas certain qu’une connaissance scientifique de la cognition puisse à si bon compte s’affranchir de ce « lieu » philosophique : de fait, les aspects cognitifs de l’informatique ne concernent que la technologie de l’intelligence artificielle, la psychologie cognitive n’est pas une discipline autonome (c’est une branche de la psychologie), et la linguistique n’est pas forcément une science cognitive (en tout cas pas entièrement, selon la perspective sémantique que défend Rastier). En réalité, comme le souligne Rastier, dans le programme cognitiviste, la « connaissance » apparaît beaucoup moins comme l’objet d’une science que comme une sorte de thème récurrent ; et, ce, quel que soit le paradigme (computationnel ou connexionniste) envisagé.

Dans la conception cognitiviste orthodoxe, computationnelle, la connaissance est envisagée sous la forme d’un paradigme gnoséologique : un processus de représentation conçu comme une traduction symbolique. Une telle conception du monde est proche de celle du Tractatus de Wittgenstein : le monde est composé de choses et d’états de choses, les connaissances sont des représentations symboliques de ces choses et états de choses, et les sciences cognitives (intelligence artificielle, linguistique et psychologie) ont pour tâche de construire des représentations symboliques des connaissances elles-mêmes, de façon à pouvoir opérer sur elles. Suivant la conception du sens véhiculée par la théorie de l’information, le sens d’un symbole correspond à sa traduction en d’autres symboles. Or, dans une sorte de confusion ontologique, le cognitivisme assimile les objets du monde à des symboles (ils ont les mêmes caractéristiques de discrétion et d’identité à soi), alors même que la représentation d’un objet par un symbole et la représentation d’un symbole par un autre n’ont rien de commun. En outre, le cognitivisme assimile la pensée à un langage, en soutenant qu’une représentation mentale est une suite de symboles d’un langage mental, décrit comme une sorte de langage formel. Du coup, le processus de connaissance devient une traduction successive de suites de représentations symboliques en d’autres suites de symboles : connaître, c’est mener un processus de transduction, ou de compilation ; c’est notamment transformer des objets en bits.

Dans la version connexionniste du cognitivisme, la cognition est conçue comme formation, apprentissage et réquisition de connaissances, ou encore, en un sens biologique très large, comme interaction complexe d’un organisme avec son milieu. On le voit, la notion de connaissance prend alors une extension maximale, et les sciences cognitives côtoient les neurosciences. De fait, les connaissances ne sont pas définies comme des représentations ; elles ne sont pas nécessairement conscientes, ni conceptuelles, ni même nécessairement symboliques (cf le niveau subsymbolique et subconceptuel de Smolensky). Cette définition élargie de la cognition, et cette proximité avec les neurosciences (l’ontologie du connexionnisme est plus physiciste que logiciste), explique que le connexionnisme s’attache surtout au problème de la perception (où intervient le contexte spatial et temporel), là où le cognitivisme orthodoxe et computationnel privilégie l’étude du raisonnement et des opérations réglées sur des symboles.

Le dernier grief de Rastier à l’endroit du cognitivisme peut tout aussi bien se lire comme une doléance. Il s’agit en effet de la place accordée à la linguistique au sein des sciences cognitives. Le rapport commandité par la fondation Sloan [22] en 1978 sur les sciences cognitives faisait état d’un « hexagone cognitif », gage supposé d’une interdisciplinarité harmonieuse. En fait de quoi, il ne réservait à la linguistique qu’un rôle subalterne, organisant au contraire les débats autour des trois pôles de l’ordinateur, du cerveau et de l’esprit, donc en donnant corrélativement la priorité à l’informatique, la logique et la neurophysiologie. Or le contresens essentiel, sous-jacent à ce mépris dans lequel est tenue la linguistique, est celui qui consiste à assimiler le langage naturel à un langage formel, au détriment de ses spécificités. En particulier, Rastier rappelle, à la suite de Martinet [23], que le langage naturel comporte toujours une double articulation, au contraire des langages formels [24]. En linguistique, la première articulation du langage correspond au niveau du symbole (unité composée d’un signifiant et d’un signifié), et la seconde articulation à celui du signal (grandeur physique, qui peut être interprétée, mais à laquelle aucun signifié ne peut être associé – les signaux peuvent être groupés systématiquement pour constituer des signifiants symboliques (morse)). Or, tandis que le cognitivisme computationnel traite surtout les symboles, et le connexionnisme surtout les signaux (le subsymbolique de Smolensky), la linguistique, elle, traite des deux plans.

Cette méconnaissance du langage naturel et de ses propriétés distinctives s’explique plus profondément par un préjugé universaliste fortement et anciennement enraciné. Alors que la grammaire était, depuis sa création, une discipline essentiellement descriptive, les grammairiens Modistes du XIIIè siècle ont entrepris d’en faire une science et non plus art, en cherchant à constituer une grammaire universelle fondée sur la logique. Or cette conception, que Rastier qualifie de rationaliste « dogmatique », a perduré jusqu’à ce que, au XIXè siècle, la grammaire historique et comparée, luttant contre ce préjugé, se mue en linguistique proprement dite [25]. Encore s’en faut-il que le puissant courant universalisant se soit aussitôt tari, puisqu’aussi bien on en trouve la trace persistante dans l’idée peircienne de grammaire pure, et dans le projet chomskyen de grammaire universelle formelle (purement syntaxique).

Or la tentation universalisante en linguistique est particulièrement délétère, puisqu’elle tend inévitablement à une amputation des dimensions particulières de la discipline. Aussi n’est-ce point un hasard si la linguistique historique est profondément ignorée par le cognitivisme linguistique, et si la linguistique comparée n’est acceptée que sous sa forme contrastive la plus simple : c’est qu’on ne retient surtout de la linguistique descriptive que les aspects les plus universels. Or, ce faisant, la linguistique universaliste, cherchant à fonder son universalité dans la biologie (Chomsky) ou la génétique (Shaumjan), se livre à une double dé-socialisation de la langue. D’abord, en postulant l’identité à soi de la langue, elle dénie toute pertinence aux variations diastratiques (les niveaux de langues, la différence entre écrit et oral), diatopiques (la diversité dialectale), et diachroniques (la linguistique historique). Ensuite, elle radicalise ce geste d’écart en postulant l’autonomie de la langue par rapport à l’environnement sociologique et culturel.

Sans doute la condamnation du particulier par Aristote, arguant du fait qu’il ne saurait y avoir de science que du général, a-t-elle été détournée de son sens, car elle ne correspondait pas à un devoir d’universalisation. Pour y parvenir, il aura fallu conjoindre la captation de la grammaire par la logique chez les Modistes et la conception universaliste des états de l’âme supposée par la triade aristotélicienne. Or la linguistique est une discipline rigoureuse, mais descriptive, et sa vocation, dans la tradition humboldtienne, est résolument idiographique : il s’agit de rendre compte de toutes les diversités, particularités et individualités. Pour atteindre cette fin, le passage par la généralisation n’est qu’un moyen. D’ailleurs, cette généralisation est toujours relative à un travail de comparaison des contenus concrets eux-mêmes, et diffère fondamentalement de l’universalisation, synonyme d’abstraction formelle du contenu.


5. 
La sémiotique des cultures, la cognition « située », et la praxéologie

La position adoptée par Rastier face aux sciences cognitives est donc subtile, et ne consiste pas en un refus stérile. Il s’agit au contraire de reconnaître leur pertinence limitée, et de chercher à les compléter. En fait, à rebours du triple éloignement des langues, des situations concrètes d’interaction, et des cultures, qui a entraîné le cognitivisme vers l’universalisme, il convient de penser une cognition « située ». On mesure l’ampleur du retournement induit par cette perspective, puisque « reconnaître le caractère culturellement situé de toute activité de connaissance, l’activité scientifique comprise » revient à rien moins qu’à « culturaliser les sciences cognitives » [26]. Aussi bien s’agissait-il « d’engager le débat entre recherches cognitives et sémiotique des cultures, non pour ouvrir une polémique, mais pour qu’elles s’affermissent réciproquement » [27].

On l’a déjà dit, c’est sans aucun doute la nature double du signe qui permet à la sémantique différentielle de s’ouvrir dans deux directions : d’un côté, par l’étude des processus de différenciation sémantique, elle s’ouvre à l’étude de la perception (dont le fonctionnement est probablement universel) ; de l’autre côté, par la constitution des sémantiques spécifiques aux langues particulières, elle participe du relativisme culturel et s’intègre à une sémiotique des cultures. C’est cette position de médiation, on l’a vu, qui lui permet d’apporter une contribution décisive à l’articulation de la nature et de la culture.

Reste à définir précisément ce qu’est une science de la culture, ou une sémiotique des cultures. On peut en faire remonter le projet à une double source : Humboldt et son épistémologie de la diversité, Saussure et son idée de sémiologie. Le projet humboldtien est un programme anthropologique de la diversité [28], un effort de caractérisation des singularités –symétriquement opposé à la Charactéristique universelle leibnizienne-, et qui se développa en trois étapes successives : les différences sexuelles, nationales, linguistiques. Grâce à lui, la diversité, qui n’avait de fondement qu’éthique chez Montaigne, trouve des fondements épistémologiques. Le point est d’importance, car il souligne la vocation idiographique d’une telle caractérisation et, au-delà, des sciences de la culture : l’objet culturel est unique, comme un hapax dans un texte, ou une oeuvre d’art non reproductible. D’où le fait qu’il se prête à une interprétation infinie : « La richesse des sciences de la culture réside dans leur double diversité : celle des cultures, qui les fait se mouvoir dans des temps et des espaces différenciés ; et, pour chaque objet culturel, la multiplicité des paramètres non reproductibles, qui empêchent toute expérimentation au sens strict (...) Même promus au rang d’observables, les faits humains et sociaux restent le produit de constructions interprétatives » [29].

Alors que pour Kant, la diversité culturelle reste inessentielle du point de vue de la Raison (d’où l’universalisme et le cosmopolitisme), Rastier cherche à substituer les cultures à la Raison comme condition de la connaissance. Il faut dire que le concept de culture, comme Sapir et Whorf l’ont bien montré, est précisément le lieu de l’articulation du langage et de la pensée, la langue contraignant les représentations culturelles sans pourtant les déterminer au sens strict. Dans cette perspective « culturaliste » (et non plus « rationaliste »), l’universel est destitué au profit du général, et l’abstraction au profit de la comparaison : « poursuivant un objectif de caractérisation, une sémiotique des cultures se doit donc d’être différentielle et comparée » [30]. C’est la situation intermédiaire du monde sémiotique [31], entre le monde physique et celui des représentations, qui détermine la fonction épistémologique réflexive et particularisante de la sémiotique elle-même [32]. Pour autant, la sémiotique des cultures ne saurait prendre la forme d’une anthropologie philosophique, comme celle qu’a tentée Cassirer, car, encore que son opposition (culture/nature) améliore celle de Dilthey (esprit/nature), encore trop marquée de spiritualisme subjectiviste, une telle réflexion philosophique ne peut prétendre au statut de science. En fait, le projet même d’une sémiotique des cultures vise moins à constituer une discipline qu’à imposer la reconnaissance de la spécificité et de l’autonomie relative du monde sémiotique.

Autre source décisive, le projet saussurien d’une sémiologie [33] naît de la volonté de définir l’ordre scientifique auquel appartient la linguistique. Pour l’illustre Genevois, la linguistique ne relève ni d’une science historique ni d’une science de la nature, mais d’une sémiologie. Elle est en effet marquée par une temporalité propre aux objets culturels, qui ne se réduit ni au temps physique, ni au temps de l’histoire. La voie sémiologique ouverte par Saussure permet de relier les propriétés générales des langues à des propriétés d’autres systèmes de signes et de formations culturelles (les « formes  symboliques » de Cassirer). Définie comme « science des signes au sein de la vie sociale », elle associe en effet toujours une « valeur d’action » (impliquant une théorie du contexte) à une valeur grammaticale des signes : « (...) la science des signes au sein de la vie sociale en général, à l’image de la sémiotique linguistique, ne saurait être soutenue par une simple représentation « grammaticale » bifaciale, mais (...) une « troisième face » du processus sémiotique, dès lors que celui-ci est envisagé « en usage », doit être pris en compte (...) cette conjonction correspondant, dans la sémiotique linguistique, à la conjonction des domaines de la linguistique de la langue et de la linguistique de la parole » [34].

Du fait de cette imbrication de la langue et de la pensée dans la culture, on peut constituer une véritable praxéologie, ou théorie de l’action, prenant en charge les différents niveaux de toute pratique : le niveau représentationnel (raisonnement, mémoire...), le niveau sémiotique (génération et interprétation des performances sémiotiques), le niveau physique (qui concerne surtout l’activité technique et productive). Dans le cadre de cette praxéologie, on peut étudier avec précision la manière particulière dont l’humain se rapporte sémiotiquement à son environnement, et qui se caractérise par quatre grandes ruptures catégorielles : la rupture personnelle (qui oppose la paire interlocutive je/tu présente et la personne absente il/on/ça), la rupture locale (qui oppose la paire ici/là à l’absent du là-bas ou de l’ailleurs), la rupture temporelle (qui oppose le présent (en y incluant passé et futur proches) au passé et au futur), la rupture modale (qui oppose le certain et le probable au possible et à l’irréel). Ces ruptures de personne, lieu, temps et mode dessinent, de façon transversale, des régularités de zone : la zone identitaire d’adjacence (à l’énonciation), la zone proximale, et la zone distale (d’étrangeté).

C’est encore la sémiotique linguistique qui peut nous permettre de déduire de ces données un fait anthropologique fondamental : la frontière la plus importante est celle entre les deux premières zones et la troisième, zone du mythe, mais surtout de l’absence -la capacité à parler de l’absence constituant une particularité du langage humain par rapport aux formes animales de la communication. Au sein de cette zone distale, on peut trouver des modes différents, comme la mort, le rêve et la loi, d’ailleurs souvent associés. Or le langage a comme particularité d’exercer une double fonction médiatrice dans cette économie des zones anthropiques : d’une part, comme partie fondamentale du niveau sémiotique, il participe de la médiation sémiotique entre les niveaux présentationnel et physique ; d’autre part, en tant qu’il occupe les deux frontières entre zones, il permet la médiation symbolique entre elles -les symboles étant définis comme le sous-ensemble des signes (notamment linguistiques) qui peuvent être indépendants de la situation d’énonciation (éloignement progressif des zones anthropiques).

Rastier constitue donc une double médiation : sémiotique d’abord, dans l’ordre ontologique, en insérant un niveau sémiotique entre le niveau physique et celui des représentations ; et symbolique ensuite, dans la capacité de transit de l’une à l’autre des trois zones anthropiques. C’est sur cette configuration qu’il s’appuie pour affirmer que le propre de la cognition humaine est précisément la médiation sémiotique, qui, elle-même rend possible (par autonomisation relative du niveau sémiotique) la médiation symbolique. Plutôt que de retomber dans l’ontologie, contre le « parti-pris des choses » en quelque sorte, Rastier préfère définir la connaissance comme une action oubliée. Il peut alors distinguer les types d’actions : l’activité est l’action qui se déploie dans la zone identitaire (ce sont les comportements spontanés qui n’entrent pas vraiment dans la catégorie du « faire » - varier sa posture, par exemple - et qui se déroulent dans un temps imperfectif) ; l’action met en relation la zone identitaire et la zone proximale (ainsi l’action technique, qui entre dans des rapports sociaux explicites, est gouvernée par des normes, et se déroule dans une temporalité faite d’intervalles contigus) ; l’acte correspond à la mise en relation des zones identitaires et proximale avec la zone distale (qui est nomologique -que la loi soit religieuse, artistique, juridique ou scientifique- et qui engage donc la responsabilité). Bref, l’activité ne se transforme en action que dans une pratique sociale, et en actes (qui supposent assomptions et responsabilité éthique) que par la sanction de cette pratique. En outre, on peut essayer de corréler la tripartition entre activité, action et acte à différents régimes moteurs : dans l’activité, le mouvement est peu contrôlé, dans l’action, il est répétable et codifié, dans l’acte il est stylisé. Arguant par ailleurs des nombreuses variations internes à l’occurrence d’une pratique, Rastier refuse la thèse d’une sémantique intrinsèque à l’action humaine (elle ne vaudrait que pour l’acte rituel), qui dérive de la philosophie analytique, et repose sur une conception intentionnaliste de la signification (selon la tradition augustinienne, la signification est un acte mental, indépendamment de tout système de signes). Au contraire, il souligne que la signification de l’action n’est pas naturelle, mais culturelle (le principe de charité davidsonien est par trop anhistorique). Selon lui, les sciences sociales devraient remplacer le transcendantal philosophique qu’est l’« Action » (forgé par la tradition ontologique) par une théorie des pratiques sociales.

Puisque l’action peut être définie comme un défaut temporaire d’inhibition, comme un état instable qui se transforme en état stable, l’objet culturel est susceptible d’être décrit non pas comme une chose, mais comme un concours de forces suspendues, ou du moins stabilisées, et pouvant du coup ainsi participer à d’autres actions. Et Rastier d’insister sur ce paradoxe : si la praxéologie s’oppose à l’ontologie, elle la dépasse cependant, parce qu’elle ne se borne pas à classer des objets toujours déjà donnés, mais rend compte de leur constitution. La praxéologie permet ainsi de mieux comprendre la conquête phylogénétique de l’objectivité, qui distingue manifestement notre espèce des autres : l’évolution de notre espèce, la capacité de transposer sémiotiquement l’action dans un espace fictif et absent, témoigne de la place croissante du sémiotique dans l’histoire de l’action humaine.

Le dispositif anthropique s’ordonne autour des deux axes de la représentation (médiation sémiotique entre les trois niveaux du réel) et de l’interprétation (médiation symbolique entre les trois zones) [35]. Mais les théories de l’action ont la plupart du temps privilégié l’axe ontologique de la représentation, au mépris de l’axe interprétatif, qui correspond à la médiation symbolique, et qui est resté encore trop peu questionné en tant que tel [36]. C’est pour palier cette carence que Rastier propose de rassembler les différents niveaux, et, en regroupant certaines disciplines comme l’ergonomie, la technologie, la sémiotique, l’herméneutique, la phénoménologie, d’élaborer un vaste programme de sémiotique des cultures, devant permettre, in fine, une redéfinition des notions de pratique et de raison pratique.


6. Epilogue : l’ambiguïté ontologique et le fondement anthropologique du sémiotique

La réflexion de Rastier entretient un rapport ambigu à l’ontologie, car elle cherche à s’en séparer sans parvenir complètement à ne plus en avoir besoin [37]. D’une part, en effet, l’abandon du mentalisme va de pair avec celui du référent, et le signifié n’est pas plus une image mentale qu’une réalité dénotée. Ce nominalisme affranchit donc bien la linguistique de la tutelle de la tradition métaphysique. Mais d’autre part, cette autonomie de l’ordre sémantique (donc sémiotique), quoique visant la dé-ontologie, reste gagée sur une ontologie (le sémiotique est une « couche de l’Etre », même si ce n’est pas au sens traditionnel du terme « Être »). Pour être encore plus précis, il faudrait dire que la « dé-ontologie » que prône Rastier ne vaut qu’au niveau de la médiation symbolique (selon l’axe interprétatif) qui, par définition, ne se soucie pas de la référence. Mais l’insistance pour ajouter, dans l’axe de la représentation, le niveau sémiotique comme intermédiaire entre le niveau physique et le niveau représentationnel, correspond bel et bien à une prise de position ontologique, comme l’atteste le vocabulaire employé (« couche de l’Être », « monde ») ou encore certaines expressions (« nous manquons d’une ontologie du sémiotique [38] »).   Rastier a beau jeu de souligner que la valeur sémantique, qui définit une chose par tout ce qu’elle ne peut pas être, diffère fondamentalement de la quiddité aristotélicienne et scolastique, qui définit la chose par ce qu’elle ne peut pas ne pas être, et dont les conditions nécessaires et suffisantes de Morris et Carnap, puis de Katz et Fodor, constituent l’équivalent contemporain ; car l’ontologie, chassée par la porte, revient par la fenêtre.

Anticipant l’objection selon laquelle il s’agit là d’une ontologie, même si elle est négative, et qu’elle n’engage pas de véritable rupture avec l’ontologie, Rastier, au terme d’un apologue historique fort savoureux (qui rappelle la controverse ayant opposé l’ontologie du plein du brahmanisme orthodoxe et l’ontologie du vide du bouddhisme) concède que le nominalisme qu’il revendique n’a qu’une portée méthodologique [39]. Aussi bien s’agit-il moins pour lui de décréter l’objectivité du sémantique que de faire en sorte que la sémiotique congédie l’ontologie pour se constituer en science. C’est à une sémiotique des cultures, que Rastier appelle de ses voeux, qu’il reviendra de tracer les contours de l’objectivité du sémiotique (et du sémantique) –cf infra. Se bornant à montrer pourquoi nous manquons aujourd’hui d’une telle discipline, et pourquoi elle est nécessairement requise, il se contente tout au plus, en vertu de la double nature du signe, de souligner que le sémiotique doit pouvoir constituer la médiation entre le représentationnel et le biologique, entre les états mentaux et les états cérébraux. Son souci n’est donc pas tant de résoudre la difficile question de son émergence, ni même celle, symétrique, du comment de la transition au représentationnel, mais de légitimer la délimitation de son lieu logique.

En ce sens, et sans doute à son insu, la démarche de Rastier reste transcendantale, encore qu’au sens restreint du terme [40], puisqu’aussi bien il s’agit de légitimer l’existence d’une sémantique autonome en en cherchant les conditions de possibilité dans une analyse du signe et de la signification. Bien entendu, le transcendantal ne peut être entendu ici au sens traditionnel de « fondement » fixe et définitif, notamment dans une subjectivité originaire, car il relève bien davantage de la pratique sémiotique elle-même : historicisé, il prend dès lors des figures distinctes, suivant les modalités anthropologiques variables de manipulation des signes.

C’est là sans doute que réside la clé du paradoxe qui consisterait à congédier l’ontologie tout en l’invoquant, à la dénigrer comme tradition millénaire référentielle du sens, mais à la requérir comme « couche » sémiotique intermédiaire (située entre le physique et le représentationnel). La difficulté tient à ce qu’on ne peut pas construire la nouvelle ontologie en s’appuyant sur l’ancienne, disqualifiée. On comprend dès lors qu’il revienne à l’anthropologie, et non à l’ontologie, de « fonder » (au sens faible de « sous-tendre », « rendre possible ») la sémiotique : « pour que l’objectivité du sémiotique devienne pensable, il faudra qu’une sémiotique -et notamment une sémiotique des cultures- l’ait objectivé, en ait tracé les contours et l’ait rendu connaissable » [41]. L’ambiguïté de ce qui ressemble à une preuve par les effets est sans doute impossible à dépasser, et si c’est la diversité des signes qui fonde la sémiotique, et conduit à la praxéologie, c’est parce qu’elle-même s’origine dans la diversité des pratiques : le pratique retourne au pratique, et la preuve finale de l’existence du sémiotique, c’est finalement la pratique sémiotique elle-même. L’homme est un curieux bipède sans plume qui manipule des signes –un animal sémiotique.


NOTES

[1] Etienne Gilson, 1986, p. 53

[2] Emile Benveniste, 1966, p. 73

[3] Cf Rastier, 1997, p. 143 sq (ontologie s’oppose à interprétation) ; 2001a ; 2001b, p. 130 ; 2002 (où il souligne la dé-ontologie de Saussure). Sur ce point, Rastier prend fermement le contre-pied de Sylvain Auroux, pour qui « l’étude du langage mène naturellement à l’ontologie ».

[4] Dans un autre article (2001b, p. 198), Rastier ajoute que le cognitivisme s’efforce d’ailleurs de réduire la couche représentationnelle à la couche physique (monisme).

[5] Rastier, 1991, p. 240.

[6] Cf Rastier : 1997, p. 130 ; et 1991, surtout p. 73 sq.

[7] Aristote, 1984, I, 16a, 5-8.

[8] Thomas d’Aquin, 1984, I-ap, 2-13, a1, resp.)

[9] Il faut toutefois rappeler que Tarski considérait qu’une telle approche vériconditionnelle, valable pour les systèmes formels, n’était en revanche ni probante ni pertinente pour les langues naturelles. En effet, une définition de la vérité doit être formulée dans un métalangage, et pour un langage-objet, dont la structure formelle doit, qui plus est, être déjà spécifiée. Or ces deux traits excluent qu’on puisse fournir à ses yeux une définition de « vrai » pour une langue naturelle, puisque les langues naturelles n’ont pas de structure formelle spécifiée et que, en outre, elles autorisent, en leur sein même, la référence à des expressions de ces langues (ce qui conduit à des antinomies bien connues, comme celle du  Menteur, qui mêlent niveau de l’énoncé (« je mens ») et niveau de l’énonciation (je dis la vérité quand je dis « je mens »)). A l’inverse, un auteur comme Davidson passe outre ces réserves et cherche à appliquer la notion de vérité formelle à la langue naturelle. Cf Pascal Engel, 1994, p. 19 sq.

[10] Pour Rastier, ce partage nocif (un véritable obstacle épistémologique pour la linguistique bien comprise) procède lui-même du trivium, où la sémantique continue la logique, comme la pragmatique succède à la rhétorique. Cf Rastier, 1988, et 1990a.

[11] Rastier souligne que Saussure a lui-même hésité à articuler fermement cette distinction, à cause d’un certain « psychologisme ».

[12] Cf les théories de l’origine du langage par imposition des noms, qu’on trouve tant dans la tradition grecque (les onomatothètes) que judaïque puis chrétienne (la langue adamique).

[13] Dans sa terminologie, le signifié linguistique est appelé signification  lorsque le contenu du signe linguistique est considéré hors contexte, et sens  quand il est considéré en contexte.

[14] Cette intégration est relative : il s’agit de les prendre en considération, non de prétendre en rendre compte exhaustivement. A ce sujet, notons que Rastier se restreint au signifié linguistique, sans parler du meaning, notion trop floue qui désigne l’expérience vécue de l’individu (sens phénoménologique vulgarisé), son intentionnalité (les pragmaticiens font du sens linguistique une forme d’intentionnalité dérivée), ou le sens d’un signe non linguistique.

[15] Le problème est que la notion a tendance à être utilisée dans la littérature cognitiviste de façon très vague et lâche, et finit par désigner toute forme de communication et même d’interaction.

[16] L’un des codes utilisables est le code numérique, utilisant des binary digits (bits) du type 0 ou 1.

[17] Cf Granger, 1960 et 1968.

[18]Putnam, 1975.

[19] Rastier, 1991, p. 45. L’auteur ne craint pas de rapprocher le cognitivisme du thomisme. En effet, si pour Thomas d’Aquin l’âme raisonnable était la « forme » de l’homme, « dans une sorte de scolastique sans Dieu, les cognitivistes orthodoxes ne retiennent de l’âme que l’un de ses attributs, la raison, et affirment que les « fonctions intelligentes » sont, quant à leur rationalité formelle, communes à l’homme et aux ordinateurs. Bref, la raison serait leur propre commun, et non plus seulement le propre de l’homme ».

[20] Ricoeur, entre autres, a contesté la pertinence de l’assimilation du corps au cerveau, avec des arguments issus de la réflexion phénoménologique sur le « corps propre ». Cf sa discussion du paralogisme « existentiel » inhérent aux puzzling cases de Parfit, in Ricoeur, 1990, p. 156 sq.

[21]Daniel Andler (éd.), 1992.

[22]Sloan Foundation, 1978. On retrouve cet hexagone dans l’ouvrage de référence, commandité par la fondation Sloan : cf Gardner, 1985. Un tel diagramme a été repris à quelques nuances près par Le Moigne, in Le Moigne (éd), 1986, pp. 15-54. Pour un exposé critique, cf Simon Bouquet (2002) in Bouquet et Rastier (éd.), 2002.

[23] Martinet, 1960

[24] Granger a lui aussi très fortement insisté sur une telle différence dans les deux types de symbolisme (cf Lacour 2005)

[25] Pour un aperçu sur la grammaire comparée, son évolution et son importance, on consultera par exemple les premiers chapitres de Paveau et Sarfati (2003)

[26] Rastier, 2002, p. 9.

[27] Cf Rastier, 1991, p. 15.

[28] Il s’agit pour Humboldt de déterminer « combien divers est en fait l’homme individuel ». Cf Rastier 2001b ; 2001c, conclusion ; 2002, introduction.

[29] Cf Rastier, 2001c, p. 278.

[30] Ibid, p. 281.

[31] Cf Rastier, 1991, p. 97.

[32] Cf Rastier, 2002, p. 5 : « (...) avec la découverte ces deux dernières décennies, de « cultures animales », notamment chez les primates, on en vient à penser que l’innovation et sa transmission ne suffisent pas à définir la spécificité des cultures humaines ; c’est la diversification et l’autoréflexion des pratiques techniques et sémiotiques qui les distingue ».

[33] Un tel projet, longtemps oublié, a pu être remis en valeur récemment grâce aux travaux portant sur les manuscrits de Saussure : cf Bouquet, 1997 et surtout Saussure, 2002.

[34] Cf Bouquet, 2002, in Bouquet et Rastier, 2002, p. 27-8.

[35] Cf le schéma récapitulatif in Rastier, 2001b, p. 198.

[36] Rastier 2001b, p. 211.

[37] A noter toutefois que le statut assigné à l’ontologie a fait l’objet d’une reformulation importante depuis 1991, la notion de nominalisme méthodologique cédant le pas à celle de non-réalisme.

[38] Rastier, 1991, p. 242.

[39] La spéculation finale sur les trois mondes (physique, sémiotique, représentationnel) n’est nullement une « hypothèse réaliste », mais une « fiction commode ». Tout au plus l’auteur se risque-t-il à une considération épistémologique, en insistant sur le caractère plausible et non vérifiable de l’objectivité des savoirs sémiotiques.

[40] Au sens strict, transcendantal désigne la condition de possibilité d’un fait (ici, le fait dont il s’agit de rendre compte est l’existence de la sémantique elle-même). Pour ne pas confondre le « transcendantal » avec sa seule formulation kantienne, il convient de distinguer la question transcendantale (« à quelle(s) condition(s) ? »), toujours légitime, et la réponse transcendantale (subjectivité fondatrice chez Kant et Husserl, pratique sémiotique chez Granger), souvent discutable.

[41] Rastier, 1991, p. 240 (conclusion).  


BIBLIOGRAPHIE

Andler, D. (éd.) (1992) Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard.

Aristote (1984) De l’interprétation, I, Paris, Vrin.

Aquin, Thomas (1984) Somme théologique, Paris , Cerf, 4 vol.

Benveniste, E. (1966) Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.

Bouquet, S. (1997) Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot,

Bouquet, S. (2002) « De l’hexagramme cognitiviste à une sémiotique de l’interprétation », in Bouquet et Rastier éds (2002)

Bouquet et Rastier (éd.) (2002), Qu’est-ce qu’une science de la culture ?, Paris, PUF.

Engel, P. (1994) Davidson et la philosophie du langage, Paris, PUF.

Gardner, H. (1985) The  Mind’s New Science. A History of the Cognitive Revolution, New-York, Basic Books, (trad. fr. Histoire de la révolution cognitive, Paris, Payot, 1993).

Gilson, E. (1986) Linguistique et philosophie, Paris, Vrin.

Granger, G.G. (1960) Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier.

Granger, G.G. (1968) Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin.

Lacour, P. « Granger et la critique de la raison sémiotique », consultable sur le site http:/www./formes-symboliques.org (à paraître en janvier 2005).

Le Moigne, J.-L. (1986) « Genèse de quelques nouvelles sciences : de l’Intelligence  Artificielle aux sciences de la cognition », in Le Moigne (éd), Mécanismes de l’intelligence, intelligence des mécanismes, Paris, Fayard.

Martinet, A. (1960) Eléments de linguistique, Paris, A. Colin, 1960

Paveau et Sarfati (2003) Les grandes théories de la linguistique, Paris, Armand Colin.

Rastier, F. (1987) Sémantique interprétative, Paris, PUF

------------- (1989)Sens et textualité, Paris, Hachette

------------- (1990) « La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique », Nouveaux actes sémiotiques, 9.

------------- (1991) Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF

------------- (1997) Herméneutique matérielle et sémantique des textes, in Salanskis et al. (éds.), Herméneutique : textes, sciences, Paris, PUF

------------- (1999) « Action et récit », Raisons pratiques, 10, p. 173-198.

------------- (2001a) « L’Être naquit dans le langage. Un aspect de la mimèsis philosophique », Methodos, I, 1, p. 103-132.

------------- (2001b) « L’action et le sens. Pour une sémiotique des cultures », Journal des anthropologues, 86-86, 2001.

------------- (2001c) Arts et sciences du texte, Paris, PUF

------------- (2002k) « Saussure, l’Inde et la critique de l’ontologie », Revue de sémantique et de pragmatique, 11, pp. 123-146

------------- (2003b) « Le silence de Saussure, ou l’ontologie refusée », in Bouquet, éd., Saussure, Paris, l’Herne, pp. 23-51.

Rastier, F. et Bouquet, S. (éds.) (2002), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF

Putnam, H. (1975) Mind, language and reality, Philosophical Papers, 2 vol., Cambridge, Cambridge University Press.

Ricoeur, P. (1990) Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Saussure, F. (2002) Ecrits de linguistique générale, Bouquet et Engler (éds.), Paris, Gallimard.

Sloan Foundation (1978) Cognitive science, 1978, Report of the State of the Art Committee, New-York.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à :placour@netcourrier.com

©  décembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LACOUR, Philippe. L'oubli de la sémantique dans le programme cognitiviste : réflexions sur l'oeuvre de François Rastier. Texto ! décembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Lacour_LOubli.html>. (Consultée le ...).