PETITE PHLOSOPHIE DE L'ÉNONCIATION

Bruno LATOUR
Institut d'Etudes Politiques de Paris

(Texte paru dans P. Basso & L. Corrain (dir.), Eloqui de senso.
Dialoghi semiotici per Paolo Fabbri, Orizzonti, compiti e dialoghi della semiotica.
Saggi per Paolo Fabbri,
Milano : Costa & Nolan, p.71-94)

Pour Paolo

à la mémoire de notre amie commune Françoise Bastide


Je me suis souvent demandé, en contemplant la frise mutilée du Parthénon, à travers le nuage noir de la pollution ou dans la salle du British Museum où reposent les marbres de Lord Elgin, à quoi ressemblerait une moderne procession des Panathénées. Quels seraient nos représentants ? De combien de genres et d'espèces seraient-ils composés ? A quelle étiquette obéirait leur agencement ? Vers quelle vaste enceinte concoureraient-ils ? Combien parmi eux auraient forme humaine ? S'ils fallaient qu'ils parlent, jurent ou sacrifient en commun, quels rites civiques ou religieux seraient capables de les rassembler et sur quelle agora ? S'il fallait qu'un chant accompagne leur marche ou qu'un rythme scande leurs longues ondulations, quels sons feraient-ils entendre et sur quels instruments ? Peut-on imaginer de telles Panathénées ? Peut-être, si l'on se donnait la peine de rechercher chacune des instances qui envoient, délèguent, désignent leurs représentants pour la grande fête. Si une telle enquête était possible, alors le monde où nous vivons cesserait enfin d'être moderne, ce qui serait pour la terre entière un grand soulagement, et j'appellerais ces cohortes de médiateurs théories de délégués.


En partant de la sémiotique

Il est devenu traditionnel d'appeller “énonciation” l'ensemble des éléments absents dont la présence est néammoins présupposée par le discours grâce à des marques qui aident le locuteur compétent à les rassembler afin de donner un sens à l'énoncé. Il est également traditionnel, du moins chez Greimas, de distinguer soigneusement l'énonciation telle qu'elle installée ou inscrite dans le discours, de l'énonciation proprement dite qui est toujours seulement présupposée. Enfin, il est admis, toujours chez Greimas, de ne pas considérer l'énonciation comme l'ensemble des conditions sociales, économiques, matérielles, psychologiques ou pragmatiques qui entourent l'énoncé. L'énonciation ne renvoie pas en tant que telle à la pragmatique, à l'acte de discours (speech act) ou à un fondement social de la communication. Toutes ces représentations possibles de l'au-delà de l'énoncé sont fermement installées dans d’autres énoncés. Le romancier “en chair et en os” n'est pas l'énonciateur de son roman. Il est un personnage dans un autre récit, par exemple celui d'un historien, d'un critique littéraire, ou d'un journaliste venu l'interviouver. Ce refus d'un au delà du discours fut fondamental pour la sémiotique comme pour la linguistique. C'est lui qui leur a permis de se fonder comme disciplines systématiques et de se débarrasser des êtres de chair et d'os qui voulaient jusqu'ici toujours intervenir dans le fonctionnement du code. Dés que nous commençons à nommer l'énonciateur, à le désigner, à lui donner un temps, un lieu et un visage, nous commençons un récit, autrement dit, nous débrayons à partir de l'énonciation vers un énoncé. Nous passons de l'énonciation marquée à l'énonciation inscrite ou installée dans le récit. Ces absents sont donc à la fois innommables et marqués. Bien qu'ils ne puissent être appréhendés directement ils sont néammoins repérables..

Il faut distinguer soigneusement deux opérations de recherche de l'énonciateur n-1 dont la confusion empoisonne, depuis le début du tournant linguistique, les relations entre sciences du texte et sciences de la société ou de la nature. La première recherche consiste à brancher un nouveau discours, B, sur le premier, A, et à construire une scène qui se dit le “contexte pragmatique de A”. De même que l'on retrouve Lucien de Rubempré dans plusieurs romans de Balzac, on retrouve plusieurs Balzac dans ses romans et dans les livres de la critique littéraire. Il ne s'agit pas bien sûr d'une simple coïncidence, mais enfin, il s'agit d'une construction de continuité (isotopie) qui demande des branchements, du travail, des alignements de sources et de preuves. On va d'un récit à l'autre, on ne va pas d'un texte à son contexte. Il s'agit là d'un principe relativiste qui pose le même genre de problème que le transport d'énoncés entre le brave expérimentateur qui se trouve dans le train d'Einstein et celui qui se trouve sur le talus. Le contexte est comme l'éther des physiciens, c'est une hypothèse superflue (Latour, 1988).

Cette recherche de l'énonciateur n-1 avec les méthodes et les moyens scénographiques des énoncés n'est pas ce qui nous intéresse ici. Nous recherchons l'énonciation et non la dénonciation du véritable auteur, dissimulé sous les apparences du narrateur. Si l'énonciateur n-1 n'est pas le personnage (individuel ou collectif) d'un récit de dénonciation, est-il possible néammoins de le définir ? La solution traditionnelle, de Benveniste à Greimas, nous est malheureusement fermée. Elle consistait à définir l'énonciation comme l'actualisation des potentialités du discours, autrement dit comme le passage de la langue à la parole. Cette solution était entièrement acceptable pour un linguiste ou un sémioticien qui avait besoin de considérer la langue comme un système et de prendre les actes de parole comme des actualisations individuelles, pour se débarrasser de l'armée de sociologues, historiens, psychologues et critiques qui prétendaient parler, sans autre forme de procès, du contexte du discours.

Comme nous ne voulons pas nous encombrer du “système de la langue” plus que du “contexte social”, il nous faut quitter ici la sémiotique. Certes, nous ne retournons pas à la nature ni au contexte social, et donc, en ce sens, nous ne trahissons pas le projet de Greimas, mais nous allons trier dans ce projet ce qui nous est utile afin de garder l'acte d'énonciation ainsi que la notion de médiation, tout en abandonnant l'idée d'une appropriation de la langue par la parole.

L'énonciation est un acte d'envoi, de médiation, de délégation. C'est ce que dit son étymologie ex-nuncius, envoyer un messager, un nonce. En reprenant la définition donnée plus haut, nous pouvons maintenant définir l'énonciation : l'ensemble des actes de médiation dont la présence est nécessaire au sens; bien qu'absents des énoncés la trace de leur nécessaire présence demeure marquée ou inscrite, de telle sorte que l'on peut l'induire ou la déduire à partir du mouvement des énoncés. Il en est des marques d'énonciation comme du magnétisme que les laves rejetées par les volcans et les failles de la terre gardent en se refroidissant. Bien que rien de l'extérieur ne trahisse leur passé magnétique il est possible, des millions d'années après, en interrogeant les roches au magnétomètre de retrouver la trace, fidèlement gardée, de l'orientation du pôle magnétique, tel qu'il était au jour de l’éruption.


Ce qui se passe - le premier régime d'énonciation

En allant de l'énoncé à l'énonciation nous ne tombons pas sur le social, ni sur la nature, mais, fort traditionnellement, sur l'être défini comme existence.

L'énonciation, l'envoi de message ou de messager est ce qui permet de rester en présence, c'est-à-dire d'être, c'est-à-dire d'exister. Nous ne tombons donc pas sur quelqu'un ou sur quelque chose, nous ne tombons pas sur une essence, mais sur un processus, sur un mouvement, un passage, littéralement, une passe, au sens de ce mot dans les jeux de balle. La définition de l'énonciation comme le premier envoi (débrayage actantiel, spatial et temporel) n'est pas inexacte, elle est seulement trop restrictive, puisqu’elle correspond à l'une des passes seulement parmi celles que nous allons apprendre à reconnaître. Cette définition assez primitive est le seul postulat ontologique dont nous allons avoir besoin : nous partons d'une existence continuée et risquée - continuée parce qu'elle est risquée - et non pas d'une essence; nous partons de la mise en présence et non pas de la permanence

Nous partons donc du vinculum lui-même, c'est-à-dire du passage et de la relation, n'acceptant comme point de départ aucun être qui ne soit sorti de cette relation. Nous ne partons pas des hommes, pas du langage, ce tard venu, pas de la communication. Nous partons de la relation définie de façon fort banale depuis l'aube de la philosophie comme un certain mélange de même et d'autre : A est B, telle est la prédication primitive de la philosophie, c'est le passage, la transformation, la substitution, la traduction, la délégation, la signification, l'envoi, l’embrayage, la représentation de A par B. Tous ces termes sont équivalents, c'est-à-dire qu'ils désignent tous à leur façon le mouvement de passage qui maintient en présence. Le même, c'est-à-dire le maintien dans la présence, est payé par de l'autre, c'est-à-dire un envoi. On ne peut guère être plus précis, et, en dehors du postulat ontologique mentionné plus haut, guère plus banal. Cela permet seulement de ne plus distinguer ce qui “est” de ce qui “signifie”, ce qui “traduit” de ce qui “se substitue”, ce qui “représente” de ce qui “envoie”. Le monde du sens et le monde de l'être sont un seul et même monde, c'est-à-dire celui de la traduction, c'est-à-dire celui de la substitution, de la délégation, de la passe - autrement dit, du c’est-à-dire...

Notre point de départ est fort simple, conforme à toute la tradition anti-essentialiste, mais il nous en apprend très peu. Nous savons seulement que nous ne reconnaîtrons les traces de l'être qu'au mouvement de substitution. De toute autre définition d'une essence, nous dirons qu'elle est “dénuée de sens”, puisqu’elle n’a pas les moyens de se maintenir en présence, c'est-à-dire de durer. Ceci posé nous ne pouvons rester longtemps, fascinés, à décliner la liste des mots qui se substituent les uns aux autres. Nous devons suivre les leçons de la sémiotique. Son grand avantage fut d'aborder les questions les plus difficiles (la création littéraire, la construction du sens) sans pour autant recourir à des appels à l'admiration ou à l'innommable. Elle ne renonça jamais à définir, à différencier, à parler de l'indicible sens - quitte à jargonner parfois. A son exemple, il doit être possible de caractériser les formes d'énonciation puisqu'elles restent marquées dans les énoncés - en essayant, si possible, de ne pas trop jargonner.

Jusqu'ici j'ai parlé de l'énonciation, et non pas des deux figures qui lui sont toujours associées, l'énoncia teur et l'énoncia taire. J'avais de bonnes raisons de me méfier de ces deux termes, car si on leur ajoute l'énoncé, on se retrouve invinciblement pris dans la situation de communication : un locuteur, un locutaire, un message. Or rien ne nous dit que nous ayons à faire à des humains, rien ne nous dit qu'il s'agisse du langage, rien ne nous dit encore que l'on puisse même séparer les corps parlants des messages circulants. Pourtant, il faut que nous soyons capables de maintenir les termes énonciateur, énonciataire, énoncé, sans pour autant garder aucune trace de leur ancien lien avec la situation de communication. Il nous faut pour cela explorer des régimes d’énonciation apparemment fort éloignés de ceux de la tradition littéraire sur laquelle la sémiotique s’était d’abord fait les dents.

Si nous abordons le premier régime d'énonciation, nous comprenons tout de suite que nous sommes infiniment éloignés de l'humaine communication. Ce premier régime, en effet, ne suppose pas d'énoncé, il ne suppose pas non plus d’énonciataire. Que suppose-t-il donc ? Seulement un énonciateur. Que fait-cet énonciateur ? Qui est-il ? c'est-à-dire, ne l'oublions pas, que passe -t-il ? Lui-même. Un semblable. Un presque semblable. Quel est le résultat de la passe ? d’obtenir toujours un énonciateur en présence, presque semblable à ceux qui le précèdent. Il paye le prix de la durée par la passe à un presque semblable. Où peut-on trouver une forme d'énonciation si bizarre qu'il y manque l'énoncé et l'asymétrie entre énonciateur et énonciataire ? Partout. Ce sont les vivants. Nous oublions toujours que les vivants énoncent eux aussi et qu'ils durent parce qu'ils courent le risque de passer à un autre vivant semblable à eux. Que passent-t-ils ? Des gènes, des cytoplasmes, des écosystèmes, des formes vitales, l'eidon de leur espèce ? Tout cela peut-être, mais peu nous importe en ce point. Nous ne voulons pas encore transformer en un message qui passe de corps en corps ce qui est avant tout le passage sans message de corps à corps.

Nous appellerons le premier régime d'énonciation Reproduction. Il est caractérisé par l'absence d'énoncés et par l'absence d'asymétrie entre énonciateur et énonciataire. Ce qui passe de l'un à l'autre c'est l'un vers l'autre et cet autre, c'est le même, presque le même (Il faudrait dire c'est le même “au darwinisme près” mais ce serait déjà supposer résolu tout un ensemble de querelles. Contentons nous de la notion, parfaitement vague, de “presque semblable”). Pour un observateur extérieur - qui n'existe pas encore - le résultat de la passe est la durée : l'eucalyptus géant, devant ma fenêtre, est toujours là, et l’écureuil, qui niche dans ses branches, toujours présent - ­à moins que ce ne soient ses descendants.

En acceptant l'hypothèse de Whitehead sur l’“ inheritance ”, on pourrait étendre l’énonciation, ainsi définie, non seulement aux vivants, mais aussi aux inertes. Les inertes aussi choisissent et passent, mais, contrairement aux vivants, ils ne passent pas en un presque semblable. Ils restent, ils choisissent de rester le même, exactement le même (Whitehead, 1929). Pour un observateur extérieur - qui n'existe pas encore, car l'observation et l'extériorité appartiennent à un autre régime d'énonciation - aucune asymétrie n'est encore discernable. On a l'impression de pérennité. Les inertes, pourrait-on dire avec Whitehead, sont des vivants qui choisissent de se maintenir en présence sans passer par l'intermédiaire risqué d'un autre corps.

Dans ce régime d'énonciation appelé faute de mieux Reproduction nous ne reconnaissons pas la forme familière de l'énoncé - rien ne passe qui soit différent de ceux qui passent - mais nous ne reconnaissons pas non plus la distinction entre énonciateur et énonciataire. Soit elle disparaît rapidement dans le cas des vivants (le descendant devient l'ascendant presque semblable) soit elle n'a jamais lieu puisque l'inerte choisit de demeurer semblable. Les inertes restent, si l'expression a encore un sens, les mêmes énonciateurs qui passent ou se substituent à eux-mêmes. Par conséquent, nous ne reconnaissons pas non plus la situation familière - qui deviendra familière plus tard - de la dualité ou du dialogue énonciateur / énonciataire. Ni les vivants, ni les inertes ne sont jamais dans la situation de dialogue, non pas parce qu'ils sont muets, mais parce qu'ils ne sont jamais au moins deux différents face à face. Ils sont toujours beaucoup plus nombreux et continus.

Comment donc, en l'absence de tous les éléments familiers de l'énonciation, allons nous reconnaître les marques de la passe ou du passage dont nous avons dit plus haut qu'elles étaient le seul moyen de nous repérer ? N'est-il pas impossible, dans le cas des vivants comme des inertes, de poursuivre une définition précise de l'énonciation commencée par la sémiotique dans le cas facile du texte de fiction ? Or c'est tout le contraire. La marque du passage est aveuglante dans le cas des inertes et clairement discernable dans le cas des vivants. Comme les inertes persévèrent dans l'être et ne font jamais de différence entre énonciateurs et énonciataires, qu'ils sont aussi nombreux que l'on voudra, leur énonciation se traduit toujours par la continuité d'une force exercée. Comme le dit encore Whitehead, ce sont des lignes de force. En un sens, ils sont tout entier marque de l'énonciation. Etre, pour eux, c'est exercer une force, c'est leur façon à eux de passer.

Dans le cas des vivants, du fait de la différence, vite effacée, entre énonciateur et énonciataire, leur existence ne se confond déjà plus avec la marque de l'énonciation, avec le passage ou l'exercice d'une force. Mais comme ils ne font pas longtemps la différence entre énonciateur et énonciataire et que jamais la distinction énonciation/énoncé n'est discernable, ils apparaissent presqu'autant marqués que les inertes. Ce sont presque des lignes de force. Non, ce sont des lignées ou si l'on veut des généalogies. Les lignes de force sont continues (leur discontinuité doit être imaginée), les lignées sont discontinues, elles payent leur continuité par le risque toujours repris de la discontinuité (génération, mort et naissance). Les vivants sont marqués de part en part par le passage de la génération, le risque de la mort, leur remplacement par des presque semblables, mais à tout moment ils apparaissent comme étant plus que ce passage -ils disent quelque chose, ils sont quelque chose. Leurs énoncés, c'est leur corps.

Loin des humains, loin du langage, ce premier régime d'énonciation, celui de la Reproduction est fondamental. Il est un passage, il est une passe, qu'il s'agisse des lignes de forces des inertes toujours pressantes et pressées, persévérant dans l'être ou qu'il s'agisse des lignées de vivants réobtenant la durée par la génération de presque semblables (au darwinisme près). Une analyse du sens qui ne pourrait pas caractériser avec précision ce régime, serait accusée, avec raison, d'être anthropo- ou logo-centrique. Si l'on ne pouvait pas établir avec les choses mêmes un rapport qui fasse sens, qui donne le sens, l'enquête serait vaine et serait accusée, avec raison, d'idéalisme. Jusqu'ici, au contraire, nous avons caractérisé ce premier régime avec assez de précision pour pouvoir le comparer aux autres, prouvant ainsi que la sémiotique pouvait voyager infiniment loin de son terroir et que l'on pouvait très bien dépasser la fascination muette pour l'être en tant qu'être pour la remplacer par l’être en tant qu’autre. Nous allons maintenant essayer de préciser les autres régimes d'énonciation.


Substitution et Croyance

Tous les autres régimes d'énonciation que nous allons survoler vont être caractérisés, à l'opposé du précédent, par la position des énonciateurs et des énonciataires, tous sauf deux, très particuliers, que je voudrais examiner d'abord, Substitution et Omission.

En régime de Reproduction, nous l'avons montré, il n'y a pas de différence entre ce qui circule et les corps qui font circuler, mais il y a bien quelque chose qui passe et se maintient en présence par la grâce de ce passage : les corps eux-mêmes, les lignes de force des inertes ou les longues lignées de vivants. Il existe un régime d'énonciation encore plus étrange dans lequel il n'est même pas possible de caractériser le maintien d'un corps grâce au passage. Dans ce régime on ne peut reconnaître que des passes, mais au lieu que ce soit des semblables qui passent, ce sont des dissemblables, des méconnaissables, des membra disjecta . Il n'y a que des substitutions, d'où le nom que j'ai choisi de lui donner. Bien sûr, dans ce régime, il n'y a pas d'énonciateur, pas d'énonciataire, et pas de différence repérable entre plan de l'énonciation et plan de l'énoncé. C'est ce qui a tant frappé les premiers analystes de ce régime. On a l'impression d'un acteur formidable mais inhumain, dangereux, atemporel, prélangagier, ce pourquoi Freud appelle inconscient ce qui se passe sous les auspices d'un tel régime d'énonciation, mais le mot lui-même est encore trop rationaliste et trop anthropomorphe, de même que la célèbre définition de Lacan “ça parle”, encore trop logocentrique. Non, ça ne parle pas, mais ça s'énonce, ça passe, ça se passe très bizarrement, en cristallisant, condensant, démembrant, déplaçant, associant.

Si l'on rétablit les personnages habituels de la situation de communication - un locuteur et un locutaire humains, un message, un code, une volonté de communiquer - alors le sens de ces substitutions disparaît. Le seul moyen de leur donner un sens qui soit adapté à ce régime d'énonciation, c'est de faire disparaître les figures tardives de l'énonciateur et de l'énonciataire. L'analyste, à l'écoute, entend l'innommable qui parle de façon plus embrouillée que la pythie sur son trépied. Les marques de ce régime si particulier se trouvent dans les embranchements imprévisibles qui substituent une forme à une autre, jeu d’esprit, lapsus, lacanisme divers ou, plus sérieusement, métamorphoses terrifiantes. Sans ce régime tous les autres régimes humains, dont nous allons parler, seraient impossibles. Ils leur manqueraient en quelque sorte la matière première pour créer, mouler, les personnages et les formes de leurs régimes. Lignes de forces et lignées ne pourraient se transformer par elles-mêmes en membra disjecta. Le mouvement tracé par ce régime, le sillage qu'il laisse derrière lui, n'a pas la clarté d'une ligne de force ou la continuité d'une lignée, nous appellerons libres associations les parcours engendrés par lui.

Pour en finir avec les régimes atypiques, qui ne ressemblent en rien à celui auquel la sémiotique nous avait préparés, il nous faut considérer ce que j'appelle le régime de la Croyance ou mieux de l’ Omission. Dire que c'est un régime d'énonciation est paradoxal puisqu'il est caractérisé par l'affirmation qu'il n'y a pas d'énonciation du tout. La définition de la Croyance c'est de partir du plan de l'énoncé en ne considérant pas le plan n-1 comme important. C'est donc à première vue la négation de la présente enquête. Or, il s’agit bien pourtant d’un régime d'énonciation parmi d'autres dont la caractéristique est de n'avoir du sens qu'à la condition de ne pas considérer le plan de l'énonciation. On ne comprend la croyance selon son propre régime que lorsque l'on “marche”, que lorsque l'on “se fait prendre”. “J'ai marché pour de bon”. “J'y crois dur comme fer”. Le résultat de cette indifférence pour la distinction énonciation / énoncé, c'est que, en Croyance, tous les autres régimes vont pouvoir être brouillés, combinés, hybridisés. Comme ce point de vue, par définition, est indifférent à l'énonciation, il obtient des effets de croyance à partir de tous les régimes, aussi enracinés soient-ils dans une structure très particulière de l'énonciation.

Quelle est la passe particulière à la Croyance ? Qu'il n'y a pas de passe, justement, que personne ne dit quoi que ce soit à qui que ce soit, que ce qui est dit ne dépend aucunement de qui le dit, ni à qui cela est dit. Les choses sont. Il y a. On sait. Les figures de l'énonciation sont entièrement abolies. Peu importe qui, où, quand. On retrouve ici ces effets de naturalisation contre lesquels les premiers sémioticiens comme Roland Barthes se sont tant démenés. Quelles sont les marques particulières de la Croyance ? Qu'il n'y a pas de marques particulières. L'énoncé circule sans ses racines, il est inassignable. Même la distinction entre l'énoncé et les “personnes” de l'énonciation est impossible, d'où cette impression formidable qu'il n'y a rien de spécial à faire pour se maintenir en présence, aucun prix à payer pour obtenir, réobtenir la durée. C'est au régime de Croyance que nous devons les essences, ces ensembles qui durent sans risque et sans répétition. La passe si particulière de la Croyance trace, si l'on peut dire, des essences, comme la Reproduction traces des lignes ou des lignées, et la Substitution des libres associations. Mais bien sûr, par définition, les essences ne gardent pas la trace de ce passage. Leur nom lui même ne présuppose aucune temporalité. On comprend pourquoi le postulat ontologique dont je suis parti était inévitable. En partant des essences, j'aurais en fait sélectionné un régime d'énonciation parmi d'autres, celui de l’Omission, et le plus mal commode pour caractériser les divers régimes.


Les régimes qui se concentrent sur le quasi-objet : Technique, Fiction, Science

Les trois régimes définis ci-dessus sont, il faut le reconnaître, des monstruosités pour tout sémioticien classique. Mais il convient de comprendre pourquoi. Ils n'ont pas d'énoncé - comme dans le cas de la Reproduction - ou pas d'énonciation - comme dans le cas de l’Omission, ou pas d’énonciateur - comme dans le cas de la Substitution. D'où vient donc la distinction entre les plans de l'énoncé et de l'énonciation qui paraissait, à la sémiotique, si primitive ? En fait, elle est fort tardive et elle dépend de l'invention d'un nouveau terme que Serres appelle quasi-objet (ou “ token ”). Il y a une différence fondamentale entre les régimes ci-dessus et les sept autres que je vais présenter : ils sont tous des régimes “à quasi-objet”, c'est-à-dire que l'on peut toujours distinguer ce qui passe de ceux qui passent. Cette distinction permet aussitôt de nous retrouver en pays de connaissance parce que, en effet, nous nous rapprochons de l'humain. Ce n'est pas la parole, ce n'est pas le corps, qui vont caractériser ce minimum d'humanité dont nous allons avoir besoin, mais seulement ceci : dans la passe, quelque chose passe en plus du corps. Ce supplément est prélevé sur les lignes de forces et les lignées que les libres associations ont redistribués. Je ne pouvais pas distinguer entre l'encalyptus et ses descendants quelque chose qui passerait du premier au second et qui ne serait pas l'encalyptus lui-même. Je vais maintenant pouvoir distinguer des tokens en mouvement des corps qui les font bouger. Ce supplément va non seulement permettre de distinguer le plan de l'énoncé du plan de l'énonciation, il va aussi créer une asymétrie suffisante pour repérer les figures distinctes de l'énoncia teur et de l'énoncia taire. Dans cette section, je vais présenter trois régimes d’énonciation qui ont comme particularité de se concentrer sur le quasi-objets, qui sont, pour ainsi dire, centripètes par rapport au token.

Qu'est-ce qu'un quasi-objet ? Ce n'est pas - ce n'est pas d'abord - un signe. C'est le déplacement de l'énonciateur dans un autre corps, dissemblable, qui tient en place, même lorsque l'énonciateur se retire et s' absente, et qui s'adresse à l'énonciataire qu'il tient en place. Tel est la caractéristique principale de l’énonciation technique. Un panier tressé, par exemple, ne ressemble pas à la tresseuse de panier : il se tient tout seul et tout droit, longtemps après qu'elle a disparu; il rassemble les pommes sauvages cueillies par quelqu'un qui n'est pas forcément tresseur de panier; il continue, sous une autre forme, ailleurs et dans un autre temps, la présence de la tresseuse de panier et son action sur le ramasseur de pommes. Ce débrayage actantiel qui fait passer la tresseuse dans un panier qui ne lui ressemble pas mais qui tient en son absence, ce détour fondamental qui prélève et mobilise des lignes de forces et des lignées - joncs et osiers - afin de faire tenir ensemble des corps - pommes sauvages et ramasseurs de pommes - nous l'appellerons technique. Comme tous les observateurs l'ont reconnu, il est fondamental parce que ce régime ajoute une multitude de non-humains à la continuité de cette lignée parmi d'autres, la lignée humaine.

C'est seulement à partir du moment où passent les non-humains que l'on peut discerner la différence entre quelque chose qui passe et les corps qui font passer cette chose, ce quasi-objet. C'est seulement à partir du moment où les non-humains sont groupés, agencés, prélevés par le déplacement et la traduction de l'énonciateur - ici la tresseuse de panier - qu'une asymétrie se crée suffisamment pour que l'énoncia taire lui-même se distingue de l'énonciateur. Le descendant devient l'ascendant en régime de Reproduction; mais en régime de Technique rien n'oblige le ramasseur de pommes à être tresseur de paniers, de même que rien ne fera du panier lui-même une tresseuse de panier ou un ramasseur de pommes. Ce que permet le régime Technique c'est de plier la relation entre lignées d’humains par une relation entre humains et tokens. Ce pli, c'est-à-dire cet envoi, cette substitution, ce déplacement, va permettre de détacher l'énonciateur de ce qu'il énonce et envoie. La sémiotique des textes, du langage et de la fiction, a omis de considérer que la division même entre les grandes figures énonciateur, énonciataire, énoncés était impossible sans la mise en place d'un autre régime d'énonciation. L'énonciateur existe de façon repérable parcequ'il s'absente, une fois le détour fait, et que le token tient en place, tient sa place, fidèle ou infidèle lieu-tenant. L'énonciataire existe de façon repérable parcequ'il est tenu en place et environné, non plus par des corps semblables à lui, mais par des lieutenants dissemblables dont l'une des origines, humaine, s'est momentanément absentée. Le maintien dans la présence se trouve maintenant plissé, car les fragiles corps humains s'aident pour durer de la dureté, de l'obstination des lignes de force et des lignées.

La passe technique est donc ce pas de côté qui déplace une interaction de corps à corps semblables en une interaction de corps à corps dissemblables. J'appellerai le sillage laissé par cette passe, par ce faufilage de l'humain et des non-humains, des tresses ou des combinaisons. Depuis longtemps, nous, les humains, nous nous combinons aux non-humains et c'est ainsi que nous nous maintenons dans la présence et que, probablement, nous sommes devenus humains. Les marques de cette passe si particulière se retrouvent à tous les débrayages, interfaces, impacts, saisies, à la fois sur les corps humains et sur les agencements de non-humains mais comme, dans ce régime, il est de la nature de l'énonciataire de se retirer en laissant le quasi-objet continuer tout seul son travail de signification, il faut repérer les marques ténues qui permettent à cette absence de se prolonger. Sans ce régime, nous n'aurions jamais divergé dans nos façons de nous tenir en présence, nous serions une lignée parmi d'autres, et non pas celles qui croise, combine, réagence et tresse les autres. Le monde vivant appartiendrait aux lignées, mais comme aucune ne divergerait il n'y aurait pas de “propriétaire” et cette somme, “le monde vivant”, nul ne pourrait la calculer.

“Il était une fois un Prince Charmant qui allait hériter du Pays des Merveilles”. Nous voici enfin dans le langage, en pays vraiment de connaissance, dans le récit étudié avec tant de détails par les sémioticiens. Un énonciateur dont nous ne savons rien, s'envoie dans un narrateur et nous demande à nous, qui passons du rôle d'énonciataires à narrataires, de nous envoyer à sa suite dans un autre espace - le Pays des Merveilles - dans un autre temps - “il était une fois” - et de nous identifier à un autre personnage - le Prince Charmant. Nous voici dans la Fiction - terme qu'il faut prendre dans le sens fort de modeler, feindre, peindre, figurer, façonner et non dans le sens de “faux” qui ne viendra que par comparaison avec le régime suivant. Ce régime d'énonciation peuple de figures, de lieux et de temps les relations de l'énonciateur et de l'énonciataire. Qui est l'énonciateur ? L'ensemble de tous les rôles qu'il a inscrit dans les récits. Qui est l'énonciataire ? L'ensemble de tous les rôles que les récits lui ont prescrit. Rien ne nous dit encore qu'il s'agit là d'humains, d'individus, de paroliers - ou plutôt, justement, on nous le dit, on nous le chante, on nous le peint, on nous le sculpte, on nous le narre. “Nous”, ce que “nous sommes” émergeons à force de discours. C'est la grande découverte de la génération qui nous précède de ne pas partir d'une anthropologie, Grand Récit parmi d'autres, afin de définir qui parle et qui écoute, mais de laisser les figures obscures de l'énonciateur et de l'énonciataire s'enfanter, se figurer, se façonner à partir de la Fiction. Littéralement - et littérairement - “nous sommes les fils de nos oeuvres”. Nous nous envoyons constamment ailleurs, dans un autre temps et dans d'autres figures; nous nous installons dans les récits innombrables; nous nous inscrivons les uns les autres aux places requises; et ainsi, peu à peu, nous apprenons qui nous sommes; nous nous figurons qui nous sommes.

Sans ce régime nous ne serions rien puisque, incapables de nous envoyer ailleurs dans un autre caractère, incapable de nous figurer d'autres interlocuteurs, nous serions limités à un indéfinissable “nous”, aussi évanescent qu'un point mathématique. La passe de ce régime d'énonciation c'est le débrayage ou l'envoi, défini par Greimas. Toutefois, contrairement à ce que pouvait croire la sémiotique des contes et des textes de fiction, l'envoi est une passe très particulière qui ne définit pas l'énonciation en tant que telle, mais seulement l'un de ces régimes. Les marques laissées par cette passe sont bien connues et bien répertoriés, ce sont toutes celles qui révèlent et dissimulent, installent et inscrivent, les relations entre l'énoncé n et l'énonciation n-1. Quel est le sillage laissé derrière elle par cette passe ? Ce que j'appellerai, faute de mieux, des peuplements de figures en laissant au mot figures un vague suffisant pour accommoder les personnages anthropomorphes et les agencements que l'on appelle justement non-figuratifs. Ce qui compte en Fiction, c'est ce formidable embranchement de délégués innombrables allant dans toutes les directions, temps et lieux, entraînant derrière eux des narrateurs et des narrataires éblouis.

Ce qui caractérise le régime de Fiction c'est l'envoi, la dissémination, le départ à partir de la matière du token et la connivence de l'énonciataire. Le retour, le rapatriement des figures, l'ultime réembrayage vers le niveau n-1, n'intéresse pas beaucoup ce régime. Ce pourquoi les sémioticiens, attentifs aux récits et textes de fiction, n'ont pas su le distinguer d'un autre régime d'énonciation, qui s'intéresse de façon exclusive à l'envoi et au retour des figures, à leurs disciplines, au rattachement de ces figures au dernier niveau de l'énonciation, et aux rapports de l'énonciateur et de l'énonciataire. Je voyage en Fiction, mais quand je sors du récit je n'ai pas de traces de ce voyage entre mes doigts. A tout instant j'étais ailleurs, j'étais un autre. Jamais je n'ai tenu en même temps et sous le même rapport les niveaux n, n-1, n+1, n+n. Il existe une autre forme de débrayage, profondément différente, parce qu'au lieu d'envoyer, elle aligne l'énonciateur sur ce qu'il désigne et tient donc à la fois le point de départ et le point d'arrivée. Les deux formes d'envoi sont, pour ainsi dire, à angle droit, bien qu'elles soient toujours confondus par l'analyse, jusqu’aux travaux de notre amie Françoise Bastide (Bastide, 1985).

Dans le régime d'énonciation que j'appelle Science les figurines sont envoyées dans d'autres espaces-temps - comme en Fiction - mais elles doivent revenir. Non seulement elles doivent revenir au niveau n, comme dans un récit de fiction bien ordonné qui se bouclerait sur lui-même, mais elles doivent revenir dans la main de l'énonciateur, au niveau n-1. Cet aller et retour permanent, plus rapide que les anges montant et descendant de l'échelle de Jacob, permet à l'énonciateur d'être à la fois et sous le même rapport ici et là-bas. Autrement dit, il peut agir à distance. Dans sa main s'accumulent des lieux et temps différents figurés et représentés par des délégués capables de se mouvoir dans les deux sens - envois et retours (Deleuze & Guattari, 1991). Si la forme des figurines et délégués ressemble à celle des êtres envoyés par la Fiction, leur mouvement d'aller et de retour, la discipline qui est exigée d'eux, les moule, profile et dessine de façon tout à fait caractéristique. Ils sont, pour ainsi dire, aérodynamiques, profilés pour le travail d'aller et de retour. Ce sont des fictions dressées comme des chiens de chasse pour rapporter à leur maître. Quelque soient les transformations qu'ils subissent, les matières et les formes qu'ils traversent, ils doivent pouvoir maintenir quelque chose à travers ces déformations de façon à rapporter à l'énonciateur quelque chose qui rende l'énonciateur capable d' atteindre le lointain. Aussi primitifs qu'on les choisisse ces délégués sont toujours ce que j'appelle des mobiles immuables et combinables - puisqu'ils font l'aller et le retour, puisqu'ils maintiennent une forme à travers les déformations et puisque localement, dans la main de l'énonciateur, un “modèle réduit” s'est élaboré qu'il peut inspecter et modifier.

La passe très particulière de ce régime, c'est de modifier la relation entre l'énonciateur et l'énonciataire par l'enrichissement du token qui rapporte maintenant le lointain. Si l'on suivait cette passe, on trouverait un énonciateur, puis on voyagerait à la suite de délégués, puis on reviendrait dans un convoi de figurines maintenues stables à travers les plus rudes transformations, puis on tomberait à nouveau sur l'envoyeur de départ et l'on passerait alors dans la main de l'énonciataire. Ce qui est intéressant, dans ce régime, c'est que l'énonciataire et l'énonciateur doivent pouvoir être confondus ; le premier doit pouvoir occuper la place du second. “Si j'étais à sa place je verrais et saurais les mêmes choses. Prenez ma place. Je vois et je sais les mêmes choses” (Fabbri & Latour, 1977). Les marques de ce régime d'énonciation sont rendues reconnaissables par cette triple question de l'alignement : alignement des différents plans de l'énoncé les uns sur les autres (maintien de l'immuablitité dans la mobilité); alignement de tous les plans de l'énoncé sur le dernier plan n-1 ; alignement de l'énonciataire sur l'énonciateur. Le sillage de ce régime d'énonciation forme ce que j'appellerai des références - mot qui n'est pas la propriété de l'ennuyeux débat sur le réalisme, mais qui signifie “rapporter”, “se rapporter à”, “s'en rapporter à quelqu'un”. Ce régime crèe des références dans tous les sens du mot. Sans lui, l'accès au lointain et l'action à distance seraient impossible ainsi que l'alignement des différents énonciateurs/taires. Les tokens s'alourdiraient de nouvelles tresses ou combinaisons, s'enchanteraient de nouvelles figures, mais ne mobiliseraient pas d'autres espaces-temps pour les rapporter aux humaines relations.

Ce qui compte dans ces trois régimes c'est de créer un quasi-objet - par déplacement dans un autre matériau -, de le peupler de figures - par débrayage actantiel, temporel et spatial -, de le rapporter à d'autres espaces-temps par l'intermédiaire de figurines disciplinées. Tous trois se concentrent sur le token, sur le quasi-objet, plus que sur le rapport énonciateur-énonciataire qui se trouve en quelque sorte secondaire. En Technique, l'énonciateur doit pouvoir s'absenter, laissant à la charge du token l'établissement des liens avec l'énonciataire; en Fiction, l'énonciateur n'a pas plus d'importance que la matière du token, car compte avant tout l'envoi avec la connivence de l'énonciataire; en Science, les deux “personnes” de l'énonciation doivent être substituables l'une à l'autre. Le résultat de ces trois régimes pris ensembles - car, bien sûr nous n’observons que leurs hybrides - est, en quelque sorte, de charger les tokens qui passent de corps en corps. Les passeurs se maintiennent dans la présence par l'intermédiaire multiplié des quasi-objets. En fin de compte, l’impression contraire est obtenue : des corps passent dans un monde de choses plus vastes et plus durables qu’eux.


Les régimes centrés sur les quasi-sujets : Religion, Politique, Droit

Nous avons postulé qu'aucun être ne pouvait demeurer le même sans exister, qu'il doit donc s'envoyer, s'énoncer. Nous recherchons les formes d'envoi. Combien y a-t-il de façons de passer afin de rester en présence, de se rendre présent ? Pour m'y reconnaître, je me suis concentré sur les “personnes” de l'énonciation et les formes de rapport à l'énoncé. Jusqu'ici nous en avons reconnues six. Les trois premières, fondamentales et atypiques, qui font passer les corps mêmes (Reproduction), ou “ça se passe” (Substitution), ou qui nie qu'il se passe quoi que ce soit (Omission). Les trois suivantes qui “ chargent ” le quasi-objet. Nous allons maintenant examiner des régimes qui, eux aussi, tournent autour du token, mais qui le font de façon inverse. Au lieu de constituer le quasi-objet, ils l'utilisent pour autre chose, pour définir et rêgler les relations entre énonciateurs et énonciataires. ils définissent donc ce qu’on pourrait nommer des quasi-sujets. Le quasi-objet devient pour eux comme un prétexte.

Il est un régime pour qui le sens de l'énoncé demeure incompréhensible tant que le mouvement que lui impriment les “personnes” de l'énonciation n'est pas reconstitué. C'est précisément celui par lequel se trouve attribué les différentes personnes : je, toi, lui, eux, nous, vous. J'ai utilisé jusqu'ici, entre guillemets, l'expression “ personnes de l'énonciation ” pour désigner l'énonciateur et l'énonciataire. Mais où avons nous pris qu'il y avait ces personnages canoniques et qu'il n'y en avait que deux ? Encore une fois à la sémiotique des textes de fiction qui, en effet, distingue assez facilement un narrateur et un narrataire. Mais cette dualité est propre au régime de Fiction (et à la technique du livre) lequel part du niveau n et se désintéresse plutôt de l'énonciation elle-même. Dés que l'on sort du cercle étroit de l'analyse des livres de fiction, il devient clair qu'il faut d'abord composer des personnes de l'énonciation et décider de leur nombre. Non pas les remplir effectivement par la certitude d'être ici, maintenant, pour la première fois, comme dans le régime suivant, mais allouer, répartir, compter, redistribuer, les différents rôles et fonctions.

La circulation des quasi-objets, dans ce régime, ne vise pas directement le quasi-objet lui-même mais le tracé du collectif que cette circulation incessante permet de performer. Combien y a-t-il d'énonciateurs/-taires ? Qui est énonciateur ? Qui est énonciataire ? Qui représente qui ? Qui parle au nom de qui ? Qui s'adresse à qui et dans quel ordre ? Le collectif n'existe pas tout seul, telle est la grande découverte de la sociologie et de l'anthropologie modernes. Il ne se tient pas tout seul. Il faut le tracer, le performer. Il ne se maintient pas présent sans être constamment re-présenté. C'est un problème topologique insoluble : comment une multitude conserve-t-elle la forme d’un ensemble ? C'est un “ singulier pluriel ” qu'il faut réparer constamment en résolvant en tous points la question Un /Tous. Je dis ce que vous dites, donc je vous représente. Vous dites ce que je dis, donc vous m'obéissez. Nous sommes différents d' eux. Lui est un autre. Tout ce travail de définition se fait à partir d'énoncés qui, pris en eux mêmes, sont presque tout à fait dénués de sens : c'est que le sens ne vient pas de l'énoncé, mais du tracé du collectif que permet et que permet leur circulation rapide. Il faut toujours, par mélange et compromis, confusion et cote mal taillé, rêgler la balance du même et de l'autre.

J'appelle politique ce régime d’énonciation par lequel se trouve défini qui énonce et à qui il s’adresse. Ce régime prend d'autant plus d'importance que les tokens se multiplient. Les lignées humaines pouvaient définir les séries d'ascendants et de descendants sans trop de difficultés, mais si l'on multiplie les non-humains, les figures et les figurines, alors la question de la composition du collectif doit être sans arrêt posée et résolue à chaud. La passe de ce régime est bien particulière puisque sans énoncer quoi que ce soit de clair elle dit, en passant de main en main, “voilà qui vous êtes, voilà qui nous sommes, c'est à lui de parler, c'est à toi d'écouter, c'est à nous de juger”. Sans ce régime il n'y aurait pas d'acception des personnes (que je puis écrire maintenant sans guillemets). Le dernier reste de la structure de communication, c'est-à-dire la dualité énonciateur/ énonciataire a maintenant disparu. Le nombre de personnes ne sera pas souvent réduit à deux et leur répartition ne sera probablement jamais aussi simple que celles de l'énonciateur et de l'énonciataire. Les marques de ce régime sont difficiles à repérer car l'énoncé n'est presque rien, et c'est ce caractère insignifiant, vague, ambigu, variable qui lui permet justement de bien circuler et d'être un bon traceur. Le sillage que laisse derrière elle cette passe je l'appelle fort naturellement assemblées ou mieux rassemblements. Vu à partir des autres régimes, cette circulation politique va s'appeller mensonge, mauvaise foi, manipulation, invention. C'est qu'on ne la prend pas dans son mouvement propre lequel exige le compromis et l'insignificiance de l'énoncé pour composer le rapport Un/Tous.

“Je t'aime”, telle est la petite phrase qui manifeste au mieux la nécessité de régler l'énonciation si l'on veut comprendre le sens de l'énoncé. Cette phrase est fort mal adaptée pour un travail de référence, comme tous les commentateurs de la relation dialogique l'ont remarqué. Le “je”, le “toi”, doivent être remplis par des personnes réellement présentes. La phrase banale en elle-même n'est qu'un prétexte. Si je la prends au sérieux selon un autre régime - en Science par exemple - et réponds “Tu me l'as déjà dit il y a six mois”, c'est que la relation amoureuse bat sérieusement de l’aile, que je n'aime pas, que je suis incapable de répéter la mise en présence des personnes de l'énonciation. C'est que je prends répétition dans le sens qu'elle a dans un autre régime, le retour ad nauseam du même. Si ce n'est pas toujours la première fois que je prononce le “je t'aime”, je n'aime pas. En amour, le “je t'aime” se répète autant de fois que la relation entre deux énonciateurs s'établit comme une relation de celui-ci, et pas un autre, ici, et pas ailleurs, maintenant et pas hier ou demain. Au lieu d'un envoi, par le token, il s'agit d'un retour au niveau n-1, mais d'un retour qui ne dit rien, qui ne rapporte rien, sinon ceci : toi, et personne d'autre, et moi, et personne d'autre, nous sommes, maintenant, pour la première fois, pour l'unique fois, dans la présence.

Les marques de l'énonciation propres à ce régime sont faciles à remarquer car le sens des énoncés, pris par lui-même, est complètement incompréhensible, ou trivial, ou répétitif, ou absurde. Cette situation est normale puisqu'il s'agit d'énoncés qui au lieu de se préoccuper d'eux-mêmes, comme dans les régimes de la section précédente, cherchent à désigner ce qui par définition est absent, toujours absent, la présence réelle des personnes de l'énonciation : ego, hic, nunc. C'est ce régime qui subit le plus clairement le paradoxe de l'énonciation : les absents nécessaires au sens de l'énoncé sont désignés, forcément maladroitement, par des énoncés impossibles, couturés, déchirés, contradictoires, brisés, tous dirigés vers l'évocation, l'invocation de la présence réelle des absents. Soyez-là et vous comprendrez ce qui est dit. Ajoutez-vous, vous, maintenant, en bas de l'énoncé, du récit, et alors le sens du récit apparaît, cette passe si particulière qui remplit et lie les personnes de l'énonciation (Latour, 1998). Oui, nous sommes dans la présence, nous comprenons maintenant ce que c'est qu'être présents, nous comprenons le sens des énoncés biscornus qui passent entre nos mains et que nous répétions sans comprendre, nos yeux se dessillent, c'est toi, c'est moi, nous ne passerons plus, nous sommes sauvés maintenant, ce qui s'est souvent exprimés sous la forme suivante : nous ne mourrerons plus.

J'ai choisi d'appeler religion ce régime d'énonciation mais j'aurais pu l'appeler amour, ce qui reviendrait au même - le premier terme est plus collectif, le second plus individuel, mais les religions historiques que nous connaissons le mieux se sont justement définies comme religions d'amour. Sans ce régime, les instances du ego, hic nunc demeureraient vides ou débrayées au niveau n, sans jamais pouvoir se relier au niveau n-1. Sans ce régime, la notion même de “ maintien dans la présence par le risque de la relation ” serait un énoncé, ou serait une passe indiscernable, et non pas cela, maintenant, pour toi, lecteur, pour moi, auteur, le salut. En régime Religion les énonciateurs/taires se “redressent” pour ainsi dire et font de leur relations de co-présence, à travers la médiation des tokens, l'objet unique de cette relation. Le sillage de cette passe totalement différente des autres, je suis tenté de l'appeller processions non pas seulement à cause des Fêtes Dieu et pluies de rose de notre enfance, mais à cause du mot processus par lequel j'ai commencé cette méditation, et aussi pour la tradition passée de main en main qu'évoque ce mot. Les énonciateurs et les énonciataires procèdent en longues chaînes au long de laquelle chacun est également ego, hic, nuncet tout ce qui passe en matière d'énoncés est dénué de sens aussi longtemps que les énonciateurs /taires, ne s'installent pas au niveau n - 1. Alors, nous répètons de pauvres mots pour la millionième fois, mais c'est la première fois qu'une telle chose se passe.

Un troisième régime d’énonciation demeure indifférent au token, mais contrairement au précédent, il multiplie les marques qui facilitent le rattachement de l'énonciation à l'énoncé. Si l'énonciation est l'ensemble des absents dont la convocation est nécessaire à la construction du sens de l'énoncé, alors ce régime est particulier en ce qu'il définit justement la façon singulière de convoquer les absents, et de désigner dans le détail de quels absents il s'agit. Indifférent au contenu de l'énoncé, il est extraordinairement précis sur la forme de rattachement de tel énoncé à tel énonciateur ou à tel énonciataire. En régime de Religion, la personne de l'énonciation remplit de sa présence effective les mots vides “je”, “toi”, “maintenant”, “ici” qu'elle répète pour la toujours première fois. En régime de Politique le nombre, qualité, rôle et oppositions des personnes de l'énonciation se trouvent définis par leurs rapports au collectif. Mais rien encore dans ces régimes ne permet de tenir ensemble celui-ci et cet énoncé que voici. Pour cela il faut une passe particulière qui multiplie dans et autour de l'énoncé les griffes, marques, signatures, sceaux, qui permettent la reconvocation des absents (Fraenkel, 1992).

Sans ce régime, ni les personnes ni les énoncés ne seraient assignables ou repérables. Tous circuleraient au petit bonheur la chance. Aucune promesse ne serait traçable. Aucun engagement ne serait suivi. Les successions de tokens et les multiplicités de personnes pourraient n'avoir aucun rapport. C'est à assurer cette tenue, cette suite, cet alignement des personnes qui énoncent et de leurs messages ou messagers, que travaille le régime que j'appelle Droit, en choisissant dans les connotations du mot son côté formel et positif plutôt que son contenu moral ou juste. Les marques de l'énonciation dans ce régime sont évidemment les plus faciles à repérer puisque les énoncés ne sont rien que des marques de cet énonciateur-ci, de cet énonciataire-là; à ce moment précis, en cet endroit précis, entouré par telle situation. Alors que dans tous les autres régimes, il faut présupposer la présence implicite des instances de l'énonciation, ce régime fait le travail à la place de l'analyste et désigne explicitement quels sont les absents. La passe particulière à ce régime c'est, contrairement à toutes les autres, de garder volontairement la trace de ce qui se passe et de qui passe dans ce qui passe. Le résultat, le sillage de ce régime, revient à tracer des enchaînements ou des chaînes qui permettent de tenir des suites d'énonciateurs, de tokens et d'énonciataires.

Les trois régimes que nous venons de répérer sont évidemment liés les uns aux autres aussi étroitement que les trois régimes à token de la section précédente. De même que Science, Technique et Fiction sont presque indissociables pour orner, remplir, alourdir les quasi-objets qui passent de main en main, les régimes de Religion, de Politique et de Droit sont complémentaires pour définir, désigner, repérer et remplir les mains, les corps et les personnes des quasi-sujets qui passent les tokens. Reste à déployer, mais la place me manque, d’autres régimes, qui établissent des relations entre les quasi-sujets et les quasi-objets, ce que le sens commun relie souvent aux expressions d’organisation et d’économie..


Conclusion : des théories de délégués

J'ai défini depuis le début l'énonciation comme la recherche des absents dont la présence est nécessaire au sens, présence marquée directement ou indirectement dans les messages ou dans les messagers énoncés. Un langage précis est donc possible qui part des traces, marques et inscriptions des absents dans le message ou dans le messager, et qui induit ou déduit exactement le mouvement des absents qu'il faut rassembler autour du message ou du messager pour lui donner un sens, un mouvement, une passe et le faire tenir, maintenir, dans la présence. C'est la grandeur des philosophies de l'Etre en tant qu'Etre de nous avoir fait sortir de l'oubli des absents; mais c'est leur indigne faiblesse que d'avoir oublié ensuite que les plus humbles messages et messagers gardent les traces claires de ces absents qu'ils convoquent toujours et sous nos yeux pour prendre sens. Nous n'avons jamais oublié l'Etre. L'essence se paie en petite monnaie d'existence, l'Etre innommable se traduit en délégués innombrables. Nul ne peut donc se rappeler l'Etre sans revenir, clairement et exactement, sur les messages et messagers qui, littéralement, tiennent sa place et se substituent à lui. Il faut racheter l'Etre avec la petite monnaie des délégués que l'on méprises : machines, anges, instruments, contrats, figures et figurines. Ils n'ont l'air de rien mais à eux tous ils pèsent exactement le poids de ce fameux Etre en tant qu'Etre.

En nous en tenant aux quelques régimes repérés jusqu'ici, nous pouvons déjà compter sur pas mal de délégués pour notre défilé des Panathénées. Quel monde est-ce là qui au minimum nous oblige à prendre en compte, pour prendre des mots plus communs, à la fois et dans le même souffle, la nature des choses, les techniques, les sciences, les êtres de fiction, les religions petites et grandes, la politique, les juridictions, les économies et les inconscients ? Mais c'est notre monde. Il cesse simplement d'être moderne depuis que nous avons substitué à chacune des essences, des domaines ou des sphères, des formes de délégations. C'est pourquoi nous ne le reconnaissons pas. Il a pris un air ancien avec tous ces délégués, anges et lieutenants. C'est ce pullulement qui fait de notre monde un monde si peu moderne, avec tous ces nonces, médiateurs, délégués, fétiches, figurines, instruments, représentants, anges, lieutenants et porte-paroles. Sa beauté me fera pardonner peut-être d’avoir un peu violenté la sémiotique illustrée par notre ami Paolo.


BIBLIOGRAPHIE

Bastide, Françoise (1985). “Iconographie des textes scientifiques : principes d'analyse.” Culture technique, n°. 14 : 132-151.

Deleuze, Gilles, and Félix Guattari (1991). Qu'est-ce que la philosophie ? Paris : Minuit.

Fabbri, Paolo & Bruno Latour (1977). Pouvoir et Devoir dans un article de science exacte. Actes de la Recherche en Sciences Sociales (13) :81-99.

Béatrice Fraenkel (1992). La signature. Genèse d'un signe, Paris : Gallimard.

Latour, Bruno (1988). “A Relativist Account of Einstein's Relativity.” Social Studies of Science 18 : 3-44.

Latour, Bruno (1998). How to be Iconophilic in Art, Science and Religion ? In Picturing Science, Producing Art, edited by C. Jones and P. Galison. London : Routledge p.418-440

Whitehead, Alfred North (1929 1978). Process and Reality. An Essay in Cosmology. New York : Free Press.


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©  juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LATOUR, Bruno. Petite philosophie de l’énonciation. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http ://www.revue-texto.net/Inedits/Latour_Enonciation.html>. (Consultée le ...).