UNE APPLICATION DE LA THÉORIE DU RYTHME À L'ANALYSE  DU VERS FRANÇAIS

Pierre LUSSON
Université Paris 6


1. Introduction

La théorie du vers peut être considérée comme un cas particulier ou mieux, comme une "réalisation" de la théorie du rythme. Celle-ci fournit un cadre conceptuel qui met en évidence les structures formelles du vers finement hiérarchisées, et ce à l’aide de méthodes qui utilisent à fond l’aspect "comptable" des structures formelles. Bien que cette théorie soit d’un niveau d’abstraction et donc de généralité assez grand, l’exposé trop succinct qui suit devrait suffire pour en comprendre l’intérêt. Ses méthodes éclairent et précisent comment le vers utilise la composante rythmique de la langue à des fins esthétiques.

Soit donc le vers :

Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur, (1)
Corneille, Horace, vers 1

La théorie du rythme commence par considérer ce vers comme une séquence de douze événements élémentaires (discrets) ;

Ap- prou- vez ma fai- ble- sse et sou- ffrez ma dou- leur

(ceci suppose qu’on a déjà fait la théorie de la syllabe métrique, qui relève des mêmes méthodes) 

On s’intéresse à cette séquence de deux points de vue :
- a) les groupements des événements élémentaires (é-é)
- b) l’importance relative de ces é-é (qui sera quantifiée)
ainsi qu’aux conséquences qu’on en peut tirer.

Dans la théorie générale, tous les groupements sont possibles. Pour la théorie du vers on se restreindra (en première approximation) aux groupements d’événements élémentaires tels que :
1) tous leurs éléments sont contigus
2) les groupements se font de manière hiérarchisée
une frontière de groupement (notée par une parenthèse fermante) prend place après chaque événement élémentaire d’importance localement maximale (extension proposée par Lusson et Roubaud [1974] du Stress Maximum Principle de Halle et Keyser [1971], abrégé en principe HKLR). 

Commentons les points 1-2-3 :

L’exemple de la métaposition est là pour montrer que cette restriction sur la contiguïté est gênante. La considération indispensable de la composante non connexe de la théorie est justiciable des traitements exposés par Benzécri [1966].

L’hypothèse de hiérarchisation trouve sa justification dans l’origine essentiellement syntaxique des propriétés qui définissent l’importance relative des événements élémentaires considérés.

Il faut définir le "poids" d’un événement élémentaire ; cela se fait en reliant celui-ci aux propriétés des événements élémentaires prises en compte (par une analyse préalable). Pour cela on définit d’abord la notion de marquage :

Définition :

On appelle procédé de marquage toute propriété énonçable des éléments de la séquence considérée.
On affectera la valeur 1 à un événement marqué (pour ce procédé), 0 sinon.

Si l’on considère maintenant un ensemble de marquages corrélés (par coïncidence en chaque événement élémentaire) on pourra définir de même le poids d’un événement élémentaire relativement à ce système : ce sera le nombre de valeurs 1, soit la somme des valeurs de chacun des marquages, en chaque événement élémentaire.

Si maintenant on considère une séquence d’événements élémentaires correspondant à un vers, on appellerasuite des poids relative à un système de marquage la suite des sommes considérées en chaque événement élémentaire


2. Remarques importantes pour la théorie du vers

1) Il n’est pas besoin (tant qu’on ne s’intéresse pas à la phono-syntaxe du vers relativement à la langue) d’expliciter le système des marquages utilisés, système qualifié de "global" ; il suffit pour établir la structure du vers d’affecter à chaque syllabe "qui compte" une valeur dans une échelle définie phono-syntaxiquement – elle fait essentiellement intervenir le jeu rythmique du 'e muet’ et des différentes sortes de frontières (de mot, de syntagme, etc.), la composante essentielle étant celle qui résulte de la distinction entre catégorie syntaxique majeure et les autres. On utilisera donc l'échelle de poids suivante (cf. la remarque ci-dessus) :  

2) D’autres marquages [1] peuvent être considérés pour la théorie du vers ; ils donnent des résultats grossièrement équivalents au marquage global défini ci-dessus. Il resterait à les comparer entre eux ainsi que les différentes théories du vers qu’on en peut déduire.

Pour le vers donné en exemple, et relativement au marquage global, la suite des poids correspondante sera donc :

1 1 3 2 1 6 2 1 3 2 1 6 (1’)

Etant donné une suite de poids pour un système de marquages quelconques l’utilisation du principe HKLR détermine les places avant parenthèse fermante (resp. après parenthèse ouvrante dans l’hypothèse où le système les définit). Si la séquence est parenthèsable (par hypothèse on est dans la fraction connexe de la syntaxe rythmique, qui ne traite que des groupements d’événements contigus) les règles de Dyck compléteront par les parenthèses ouvrantes associées à chaque parenthèse fermante (cf. " Structures algébriques et constituants non connexes dans les grammaires " [Benzécri, 1966]). Sinon la forme résumée par la suite de poids n’est pas toujours interprétable, même en considérant la possibilité de peignes pour lesquels à ma connaissance il n’existe aucun algorithme de détermination (sans même tenir compte des ambiguïtés possibles) Cette procédure permet alors d’associer à la suite des poids le parenthèsage hiérarchisé :

((() ()) (() ())) (2)

La séquence (2) de places parenthèsées est qualifiée de squelette métrique du vers considéré. Il importe de remarquer que dans la situation ci-dessus la donnée de la suite (1’) ou celle du parenthèsage (2) sont équivalentes. Une séquence telle que (2) est un cas particulier de la notion plus générale de rythme abstrait qui est un parenthèsage non forcément régulier et dont les places sont occupées par des éléments (ici syllabes métriques) où l’on distingue des éléments marqués et non marqués. Le rythme (2) présente des régularités qui en font un mètre : celui du vers.


3. Remarques sur l’application du principe HKLR

Le squelette métrique défini ci-dessus l’a été en supposant que le marquage considéré est un marquage absolu (valable pour tout événement élémentaire appartenant au vers) et par ailleurs en parenthèsant au niveau global. Mais une étude plus fine de la métricité (ou plutôt des régularités locales du vers) peut être faite. Examinons par exemple le vers suivant :

dont la suite des poids pour le marquage global phono-syntaxique utilisé pour les règles du vers est :

1 8 1 6 2 9 1 6 1 6 1 8

Si l’on se borne à ne considérer que la métricité au niveau des regroupements élémentaires de 2 ou 3 événements élémentaires on peut se contenter du marquage local contextuel défini comme suit :

0 pour un événement élémentaire encadré par des événements élémentaires de poids supérieurs.
1 pour un événement élémentaire encadré par des événements élémentaires de poids inférieurs.

auquel cas la métricité à ce niveau est strictement ïambique (mais sans structure autre que la concaténation plate de groupements ïambiques (•  •) :

(• •) (• •) (• •) (• •) (• •) (• •)

Par contre, si l’on se place au niveau du vers, on est en présence d’une structure qui est compatible avec la métricité définie par les règles du vers mais qui présente une importante composante rythmique, isolant un premier segment ïambique :

(((• •)) ((• •) (• •)) ((• •) (• •) (• •)))

Le vers suivant est "hypermétrique", c’est-à-dire " ïambique à tous les niveaux " :

Les vers tels que le précédent sont rares dans le corpus classique mais ce sont des formes rythmiques dont (au moins à un niveau) la structure est métrique [2] (répétition hiérarchisée d’une cellule élémentaire donnée).

L’étude des rythmes abstraits (qui sont des structures mathématiques) relève d’une algèbre qui, pour ce qui concerne les parenthèsages, a été menée à bien entre autres par Roubaud. Leur manipulation algorithmique et donc informatique se fait à l’aide de suites numériques et, dans le cadre de la théorie du rythme, utilise aussi les suites de poids.


4. Mètre et rythme

Les marquages évoqués plus haut étaient a priori considérés comme constitutifs de la métricité [3]. Lorsque ce n’est pas le cas la suite (2) ne définit pas forcément un mètre. Néanmoins (comme c’est le plus fréquent dans le cas du vers) un rythme peut être compatible avec un mètre ; on dit encore que le rythme est écrit dans le mètre ; dans ce cas l’information donnée par le squelette métrique (2) est insuffisante : il faut encore donner les poids rythmiques (qui sont compatibles avec les poids métriques) ; la structure de "rythme écrit dans un mètre" est alors résumée par la suite de poids parenthèsée. Par exemple, le vers suivant n’est pas, contrairement à (1), de métricité stricte : il y a trois frontières de même poids (7), donc non hiérarchisées, contrairement à (1).

et sa structure est résumée par la donnée de (3) : 2 1 7 1 0 7 3 0 5 1 1 7 (3) 
Revenons à la notion de métricité :

Définition :

On dira qu’une séquence est métrique s’il existe au moins un niveau où elle s’analyse comme la concaténation indéfinie de groupements identiques à un même groupement dit générateur. Les mètres diffèrent entre eux par la structure plus ou moins complexe et plus ou moins métrique de leurs groupements générateurs. On a en particulier la notion importante de mètre fractal, de même métricité à tous les niveaux ; citons par exemple l’ïambe fractal suivant :

((((• •)(• •))((• •)(• •)))(((• •)(• •))((• •)(• •))) (4)

dont la suite des poids (donnée équivalente) est : 0 1 0 2 0 1 0 3 0 1 0 2 0 1 0 4 (4’)

Ceci dit, quand il est question du vers, il faut distinguer trois notions de métricité qui vont du pôle métrique strict au pôle rythmique le plus flou (suite de événements élémentaires marqués/non-marqués dont la répartition est aléatoire) :

Enfin, si l’on emploie un système de marquages différent de celui qui définit la métricité officielle, on peut obtenir une analyse tout à fait différente. Les deux exemples suivants sont d’intérêt :


5. Position métrique et marquages

Le mètre abstrait – supposons-le alexandrin pour l’instant – est une proposition de parenthèsage hiérarchisé, dont les valeurs de la suite des poids correspondante sont proportionnelles à la probabilité qu’une frontière soit fermée après l’événement élémentaire considéré. Si maintenant, au lieu d’utiliser un système de marquages phono-syntaxiques (qui, rappelons-le définit la métricité) on utilise un autre marquage, la réalisation d’un événement élémentaire par une syllabe marquée pour ce marquage pourra être dans l’une des situations suivantes :


NOTES :

[1] Insistons sur la très grande souplesse que permet l’usage des méthodes de la théorie. En particulier sur le fait que la coïncidence de valeurs des marquages fonctionne même si les marquages ne sont pas indépendants, ni même explicités. Ainsi, si l’on considère la méthode ci-dessus, qui consiste à donner un poids à chaque syllabe métrique possédant des caractéristiques globales déterminées : ces caractéristiques peuvent s’analyser suivant les catégories suivantes, qui peuvent être candidates à autant de marquages :
i) distinction entre syllabe pleine ou non
ii) syllabes interne ou non à un mot, à un segment d’une autre catégorie (syntaxique, de ponctuation, etc.)
Une position de poids 0 fait donc intervenir le marquage (phonique) du e muet et le marquage de fin de mot (propriété abstraite d’une catégorie lexicale)
Une position de poids 3 £ p £ 5 fait intervenir les marquages de catégorie syntaxique et de fin de segment (abstraite)
Une position de poids 6 £ p £ 9 qui fait intervenir la ponctuation implique les propriétés de celle-ci, qui mélangent de manière mal connue des caractéristiques syntaxiques et des caractéristiques rythmiques.
L’usage de l’échelle de poids est suffisante pour une théorie du vers qui s’intéresse d’abord au squelette rythmique du vers et aux propriétés de ce dernier. Par contre, si l’intérêt se porte sur la manière dont le vers témoigne des rapports entre les données linguistiques et le rythme (quel que soit le sens qu’on donne alors à ce mot) une théorie complète doit expliciter tous les marquages, les énumérer, étudier leurs corrélations (et donc aussi leur indépendance) : c’est une étude qui relève de la linguistique générale et pour lesquelles le vers sert de pierre de touche.

[2] Le passage du vers à cette structure mathématique, squelette rythmique du vers, est le passage d’un rythme réalisé dans la langue au rythme abstrait.

[3] C’est une étude antérieure à l’analyse rythmique qui l’établit.

[4] Pour les règles de compatibilité cf. [Lusson et Roubaud, 1974].

[5] On pourra consulter [Le Vot, Lusson, Roubaud, 1979].

[6] Cf. [Lusson, 1982].


BIBLIOGRAPHIE :

Benzécri Jean-Paul (1966). Imago, Présentation du laboratoire de calcul de l’institut de statistique de l’Université de Paris, sans numérotation.

Halle Morris, Keyser Samuel Jay (1971). English Stress : Its Form, Its Growth, and Its Role in Verse, New York Evanston London, Harper & Row, Publishers, 206 p.

Le Vot Gérard, Lusson Pierre, Roubaud Jacques (1979), " La chanson de "L’Amour de Loin" de Jauffré Rudel. Essai de lecture rythmique ", Mezura, n°3, pp. 3-92.

Lusson Pierre (1973). " Notes préliminaires sur le rythme ", Cahiers de poétique comparée, vol I - fascicule 1, Paris, Publications Langues' O, pp. 30-54.

Lusson Pierre (1982). " Isomorphismes rythmiques dans les récitatifs de l’Alceste de Lulli ", Cahiers de poétique comparée, n°6, Publications Langues’O, pp. 7-80

Lusson Pierre (1998). " Une méthode d’analyse des rapports texte/musique : application d’une théorie générale du rythme ", Mezura n°13, pp. 7-45.

Lusson Pierre, Roubaud Jacques (1974). " Mètre et rythme de l'alexandrin ordinaire ", Langue française, n°23, septembre 1974, pp. 41-53.

Lusson Pierre, Roubaud Jacques (1980). " Lectures rythmiques XI - XII, deux sonnets en vers imbriqués d’Étienne Jodelle ", Mezura, Paris, n° 10, 1980.

Lusson Pierre, Roubaud Jacques (1981). " Sur la devise de "Nœu et de feu" un sonnet d’Étienne Jodelle ", Langue française, Paris, n° 49, 1981, pp. 49-67.

Roubaud Jacques (1978, 1988). La vieillesse d’Alexandre, Paris, Éditions Ramsay, (éd. François Maspero 1978), 219 p.

Roubaud Jacques (1991). "T.R.A.(M,m) (question d’une poétique formelle, I)", Mezura, n° 24, Paris, Publications Langues' O, 26 p.


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©  septembre 2000 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LUSSON, Pierre. Une application de la théorie du rythme à l'analyse du vers français. Texto ! septembre 2000 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Lusson/Lusson_Application.html>. (Consultée le ...).