L'HYPALLAGE & BORGES

François RASTIER
CNRS

(Texte publié dans  Variaciones Borges, 2001, n°11, p. 3-33)

Quid Styga, quid tenebras et nomina uana timetis
Materiem uatum falsique pericula mundi ?

Ovide, Met. XVI, v. 154-155.

Mi servidumbre es la palabra impura,
Vástago de un concepto y un sonido ;
Ni símbolo, ni espejo, ni gemido
           

Borges, A Johannes Brahms, OC 3: 139.

Évitant tout à la fois de rétablir un sens jugé littéral ou d’établir un sens figuré, simple double spiritualisé ou pragmatisé du sens littéral, l’interprétation des figures doit naturellement varier avec elles et caractériser finement les équivoques qu’elles ouvrent. Parmi elles, l’hypallage présente des difficultés exemplaires, car les parcours interprétatifs qu’elle exige ne s’accordent guère avec les stratégies ordinaires de retour au littéral. Par constraste avec la métaphore, nous souhaitons préciser les problèmes herméneutiques qu’elle soulève.

En permutant les attributs sémantiques des « objets », l’hypallage suscite une mimésis paradoxale. Cette figure discutée semble ainsi porter atteinte à l’ordre du monde, c’est-à-dire à la doxa. Aussi Borges la met-il au centre de son œuvre, car elle permet de puissants effets de déréalisation.


1. Situation de la tropologie

Deux conceptions du langage, l’une logico-grammaticale, l’autre rhétorique et herméneutique, se partagent la tradition occidentale. La première, fondée sur une ontologie et une théorie représentationnelle du signe, a largement dominé avec l’aristotélisme scolastique puis scolaire. Elle présente le langage comme un instrument d’expression de la pensée et de représentation du réel : la sémantique logique puis celle du cognitivisme orthodoxe en témoignent encore.

Issue de la sophistique, et par ailleurs tributaire des herméneutiques juridique, littéraire et religieuse, la seconde a beaucoup moins d’unité et d’autorité. Elle conçoit le langage comme le lieu de la vie sociale et des affaires humaines : les affaires de la cité, pour le droit et la politique, mais aussi le lieu de l’histoire culturelle <p. 6> déterminée par la création et l’interprétation des grands textes. Au-delà des effets de mode, le “ retour ” du rhétorique et l’essor des théories linguistiques de l’interprétation semblent témoigner d’une évolution générale en faveur de la conception rhétorique / herméneutique.

Ce retour du rhétorique n’est pas une résurrection de la rhétorique en tant que discipline : l’empire rhétorique a été démembré, les conditions et le statut de la parole publique ont été irréversiblement bouleversés [1]. En outre, les oublis, parfois intéressés, se sont multipliés, et l’on a souvent décrété la fin de la rhétorique pour mieux se partager ses dépouilles [2].

Les réflexions qui suivent voudraient contribuer à élargir la théorie des figures pour l’intégrer dans la sémantique des textes.


2. Identifier et interpréter les tropes

Dominée par les simplifications de Jakobson, la tropologie contemporaine est allée en se restreignant sans cesse. Figure fondamentale de l’allégorisme dans la tradition littéraire et religieuse de l’Occident, la métaphore rallie toujours la plupart des suffrages académiques [3]. <p. 7> En revanche, des figures non moins fascinantes, comme la syllepse ou le paradoxe (cf. l’auteur, 1994), l’antanaclase et la paradiastole (cf. Douay, 1993) restent inexplicablement négligées.

2.1. Tropes et formes sémantiques

Alors que la conception logico-grammaticale fait de la langue un système d’unités et de relations, la conception rhétorique / herméneutique la considère comme un répertoire de formes et de fonds sémantiques agencés par des parcours productifs et interprétatifs. Les tropes signalent des moments remarquables de ces parcours ; les plus discutés correspondent sans doute à des points critiques. Par exemple, en fonction de la stratégie interprétative, on pourra décrire une métaphore comme une fusion ou une bifurcation entre isotopies, selon qu’elle met en saillance les traits spécifiques communs ou opposés. Le régime métaphorique dépend ainsi du contexte et du genre : par exemple, la métaphore burlesque s’oppose à la métaphore lyrique tant par son orientation évaluative que par la discordance des contenus comparés.

Considérés non plus comme des adultérations du sens littéral, mais comme des “ tournants ” ou points critiques de parcours interprétatifs, les tropes revêtent quatre fonctions générales, selon qu’ils modifient les fonds sémantiques, les formes sémantiques ou les relations entre formes et fonds.

(i) Rupture de fonds sémantiques (allotopies) et connexion de fonds sémantiques (polyisotopies génériques).

(ii) Rupture ou modification de formes sémantiques : si l’on décrit ces formes comme des molécules sémiques, leurs transformations s’opèrent par addition ou délétion de traits sémantiques.

(iii) Modification réciproque de formes sémantiques par des allotopies spécifiques, comme les antithèses, ou des métathèses sémantiques, comme l’hypallage double. <p. 8>

(iv) Modification des rapports entre formes et fonds : toute transposition d’une forme sur un autre fond modifie cette forme, d’où par exemple les remaniements sémiques induits par les métaphores.

Ces fonctions, ou plutôt ces effets, ne sont pas spécialisés et une même figure peut en entraîner plusieurs. En outre, les parcours entre fonds ou entre formes diffèrent des passages d’un fond à un autre, ou d’une forme à une autre. Dans l’hypothèse de la perception sémantique (cf. l’auteur, 1991, ch. VII), ils s’apparentent à la perception de formes ambiguës : une métaphore fait percevoir simultanément deux fonds sémantiques, d’où l’effet anagogique qui lui est souvent attribué ; une hypallage, nous le verrons, fait percevoir simultanément deux formes ou deux parties de formes, dans une ambiguïté qui rappelle les illusions visuelles du canard-lapin ou de la duègne-ingénue.

2.2. Tropes et mimésis

Selon les modes mimétiques, l’identification des figures peut varier avec leur interprétation. Par exemple, sous le régime du réalisme empirique, on fait une lecture conjonctive de la métaphore et l’on sélectionne les traits communs, pour renforcer l’isotopie dominante et la plus valorisée [4] : le parcours interprétatif fait retour du comparant au comparé. En revanche, sous le régime du réalisme transcendant, on sélectionne les traits opposés et le parcours interprétatif se borne au passage du comparé au comparant, assurant ainsi ce que Ricœur appelle la promotion du sens.

Il faut également tenir compte d’une autre alternative. Dans le cas de relations iréniques entre isotopies, qui se traduisent par des orientations évaluatives homologues, la métaphore sera lue de façon <p. 9> conjonctive comme une conciliation entre les isotopies : une faucille d’or dans le champ des étoiles instaure par détermination une double conciliation entre le ciel et la terre [5]. En revanche, dans le cas de relations d’opposition, comme dans au sexe de miroir, (Breton, L’union libre, OC, II, p. 87, v. 55), le trope participe des contradictions entre isotopies, et sa qualification même en dépend : s’agit-il d’un oxymore, d’une antithèse, d’une métaphore, d’une partie d’une double hypallage ? Nous ne pouvons en juger qu’en rétablissant l’étendue textuelle (cf. l’auteur, 1998).

Enfin, les modes interprétatifs correspondent à des types de mimésis (ou plus précisement de construction d’impressions référentielles) et corrélativement à des associations de tropes caractéristiques. Par exemple, conformément au programme hégélien de relève des contraires, le surréalisme fait un usage systématique des figures dites jadis de oppositis et contrariis, en motivant cela par son programme politique et esthétique.

En évoquant la mimésis, nous entrons déjà dans le domaine de l’ontologie. Le trope ne contient pas en lui-même une ontologie déterminée, mais il peut être privilégié par une forme d’ontologie comme un moyen d’expression : selon les auteurs, les genres, les cultures et les ontologies implicites mises en œuvre, tel ou tel trope sera privilégié. Par exemple, dans la tradition hellénique puis chrétienne, qui ne s’est pas départie d’une ontologie dualiste, la métaphore doit ses privilèges exorbitants au fait qu’elle est utilisée pour relier les deux règnes de l’Etre. En revanche, dans la tradition orientale, dominée par le bouddhisme, pensée non dualiste et dont l’ontologie reste toute négative, la métaphore est rarissime — tout comme d’ailleurs la personnification des objets ou des forces naturelles ; en particulier dans les haikus, elle le cède au jeu de mots, qui n’a évidemment rien de son caractère hiératique [6]. Pour mieux en juger, il nous faudrait <p. 10> une rhétorique comparée, encore à venir [7], et qui sera un domaine important de la sémantique générale.


3. L’hypallage

3.1. Définitions et typologies

L’hypallage est une figure ambiguë, jusque dans le genre du mot qui la désigne, et d’excellents auteurs l’ont mis(e) au masculin. Son statut reste douteux, du moins pour Beauzée et Fontanier qui ne la considèrent pas comme un trope.

Comme on a toujours catalogué les tropes sans définir précisément leur champ, leur inventaire varie au gré des auteurs. Si les Anciens la classaient parmi les formes de métonymie [8], l’hypallage n’a conquis que tardivement son autonomie. Dans son De arte dicendi (1555), Sanctius, le premier à faire entrer l’hypallage dans la liste des tropes, la présente encore comme une des formes de la métonymie et en résume ainsi le principe : “ Remplacer un accident par un autre accident, et cela de diverses manières : parfois deux épithètes sont reliées à deux sujets, improprement toutefois, si l’on ne restitue pas chaque épithète à son sujet ” (1984, p. 104). Gautier voyait encore un (sic) hypallage dans le fait que les lorettes fussent désignées par le nom du quartier où elles déployaient leurs talents tarifés. Cette assimilation demeure aujourd’hui : “L’hypallage est une métonymie in absentia ” affirme B. Meyer (1989, p. 89 ; cf. aussi Lausberg, 1960, § 565-566). On pourrait aussi la rapprocher de l’hyperbate en poésie latine, qui juxtapose des mots alliés par le sens mais non par la syntaxe, et l’assimiler à une double hyperbate avec accord. Une autre figure apparentée, l’énallage, peut <p. 11> se décrire comme une variation de rythme sémantique, telle par exemple qu’une série AABB devient ABBA ou ABAB [9].

La définition ordinaire est ainsi présentée par Littré : “ On paraît attribuer à certains mots d’une phrase ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase, sans qu’il soit possible de se méprendre au sens ”. Son principe est repris chez Le Bidois, Dupriez, Molinié, etc. Cela concorde avec la définition de Jean Dubois : “ Figure consistant à attribuer à un mot de la phrase ce qui convenait à un autre mot de la même phrase ” (1973, p. 246). Mais qu’est-ce que la convenance, sinon la force du préjugé ? Si l’on suit un principe de convenance, ce vers de Mallarmé Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées signifierait : ‘Neiger des bouquets parfumés d’étoiles blanches’. Ce serait évidemment une méprise, et l’on mesure la violence normative qu’exercerait un tel retour à un prétendu sens littéral.

Il reste donc nécessaire de “ se méprendre au sens ” et de lire ce qui est écrit. Alors que le rétablissement du sens littéral annule le trope et résout le problème interprétatif en le supprimant, le maintien de la tension doxale [10] garde trace du chemin parcouru [11]. Bref, la tension entre le cliché scolaire bouquet parfumé et les étoiles parfumées doit être maintenue. Ce cliché est un interprétant in absentia plutôt qu’une interprétation qu’il conviendrait de réécrire à la place du syntagme inhabituel.

Au sein du syntagme nominal, on peut définir l’hypallage simple comme une allotopie entre le nom et l’épithète ou le complément du nom. Cette allotopie touche des sèmes afférents socialement normés <p. 12> — d’où une rupture de la doxa qui conduit à maintenir plusieurs parcours interprétatifs simultanés. Par exemple, dans el árido camello (l’aride chameau) que Borges admire chez Lugones, les isosémies ou accords syntaxiques en genre et en nombre sont respectés, mais l’isotopie macrogénérique est rompue, car le trait /inanimé/ dans ‘árido’ s’oppose au trait /animé/ de ‘camello’. On peut certes reconstituer un hypothétique ‘desierto’, qui conviendrait à ‘árido’ ; mais malgré sa platitude, cette restitution ne résoudrait pas la contradiction alors créée entre ‘árido’ qui appartient alors à un locatif et ‘camello’ qui est un ergatif. La même difficulté s’élève de manière générale pour tous les adjectifs que les grammairiens appellent adjectifs de relation, comme dans le voyage canadien du pape (la presse), un boulot transpirant (Audiberti), l’absence frétillante (Queneau, à propos d’un caniche).

La forme la plus complexe de l’hypallage s’étend sur deux syntagmes nominaux censés échanger leurs déterminations : ainsi le général de Gaulle disait de Raymond Aron qu’il était “professeur au Figaro et journaliste au Collège de France” [12] ; et le journal Libération titrait Femmes “virées” et ministres battus (9.11.95). L’interprétant est évidemment l’existence de figements ou lexies comme femmes battues ou Professeur au Collège de France. Cette forme d’hypallage double (dite parfois énallage) a pour emblème le fameux Ibant obscuri sola sub nocte per umbras (Enéide, VI, v. 268) [13]. Si Beauzée ne voit pas là d’hypallage, Fontanier, typique pédant de collège, n’en croit pas ses yeux et s’insurge : “ J’aimerais autant croire que le vers de Virgile a été dénaturé par les copistes, et que l’échange des deux adjectifs est de leur fait, et non du poète ” (p. 236). <p.13>

Précisons encore par cet exemple tiré de René Char, où les flèches symbolisent des activations sémantiques et les lignes terminées par de points des inhibitions sémantiques :

Figure 1 : Activations (  et inhibitions ( i ) sémantiques

L’effet paradoxal de l’hypallage tient à l’incompatibilité sémantique entre les contenus situés sous le même nœud syntaxique immédiat — alors que la compatibilité syntaxique est maintenue dans chacun des deux syntagmes. En revanche, la compatibilité voire l’affinité sémantique, telle qu’elle est établie par l’interprétation, relie, dans une sorte de chiasme, ‘labour’ et ‘sans fin’ d’une part, ‘cheval’ et ‘ aigri’ d’autre part.

Simplifié pour des raisons didactiques, cet exemple ne doit être accepté immédiatement, car la syntaxe n’est pas moins équivoque que la sémantique ; ainsi plutôt qu’un complément du nom, sans fin pourrait être un complément circonstanciel [14]. On voit que l’effet critique de l'hypallage ne s’exerce pas moins sur la sémantique que sur la syntaxe : on en vient à reconsidérer tant la seconde que la première. Alors que l'antanaclase et la syllepse sont plurivoques, <p. 14> l'hypallage reste équivoque : le lecteur demeure affronté à une alternative qu'il ne peut trancher et ne peut déterminer si la prédication doit déterminer la construction ou l'inverse — ce qui rappelle au passage l'interdépendance de la syntaxe et de la sémantique.

Cependant, les critères morphologiques semblent peu pertinents et l’opposition entre l’hypallage adjectivale, nominale ou verbale ne nous retiendra pas (cf. l’auteur, 1987, pp. 137-139). Existe-t-il des hypallages de déterminants ou d’adverbes ? Rien ne s’y opposerait. Le problème que pose l’hypallage ne concerne pas les classes morphologiques, mais le franchissement des frontières entre syntagmes. En les transgressant, elle révèle des normes sémantiques de deux ordres : génériques quand elle introduit une allotopie au sein du syntagme (entre dimensions, domaines, ou taxèmes) ; spécifiques quand elle juxtapose des actants et des qualifications apparemment incompatibles. Il en résulte soit une allotopie sous un même nœud syntaxique ; soit une isotopie entre deux nœuds syntaxiques différents, ce qui contredit le principe indiscuté mais non indiscutable du rattachement unique.

3.2. Réductions grammaticales

L’inquiétude qu’inspire aux grammairiens l’hypallage laisse présager diverses réductions. D’un prosaïsme tout grammatical, l’exemple que donne Littré, J’ai mis ma tête sur mon chapeau, semble à tout le moins étrange. La lecture réductrice consistera à replacer les mots où l’habitude les attend, ou à les réécrire pour sauvegarder l’illusion rassurante d’un sens littéral. Cela reste plus facile dans les exemples prosaïques qu’en poésie, où les stylisticiens rivalisent d’embarras avec les grammairiens [15].

L’inquiétude des grammairiens est suscitée par une contradiction entre la sémantique et la syntaxe, alors même <p. 15> que la problématique logico-grammaticale est fondée sur leur concordance. Comme le dit Beauzée, “ Le changement dont il s’agit ne tombe pas sur les mots […] mais pénètre jusque sous l’écorce des mots, et jusques aux idées dont ils sont les signes ” (Encyclopédie, s.v. Hypallage). Il s’agit donc bien de sémantique, et pour en juger, il faut rappeler ici la distinction, déjà soulignée par Abélard, entre la construction des grammairiens et la prédication des dialecticiens (i.e. les logiciens). Comme il est de la plus haute importance qu’elles s’accordent, nos grammaires générales et philosophiques, puis énonciatives et cognitives, sont construites pour fonder par diverses médiations, cette concordance qui assure que le langage remplit bien sa fonction de représentation de l’Etre.

Or, avec l’hypallage, la construction correcte s’oppose à la prédication “ impropre ”. Le discord entre structure syntaxique et structure sémantique ne peut que déplaire. Beauzée par exemple traduit carrément hypallagè par subversion ; son indignation éclate : “ Eh, qui ne voit que l’hypallage, si elle existe, est un véritable vice dans l’élocution plutôt qu’une figure ? ”. Si l’indignation s’est apaisée [16], l’hypallage reste réputée une “caractérisation non pertinente” (cf. Molinié, 1992, p. 164).

Si les grammairiens priment naturellement la syntaxe, ils n’ont pas ici à la rétablir, car les phases que l’hypallage rend inacceptables restent grammaticalement correctes. Mais une phrase inacceptable n’est-elle pas tout simplement une phrase qu’on se refuse à interpréter ? De fait, les tropes peuvent faire l’objet de plusieurs parcours interprétatifs : le parcours réducteur, comme on vient de le voir, reformule le sens littéral pour annuler le figuré ; le parcours promotionnel s’en tient au seul sens figuré et, par une sorte de littéralisme à l’envers, annule la tension doxale entre ce qui est formulé et ce qui était attendu. Enfin, le parcours critique — que nous entendons illustrer ici — se maintient comme parcours, sans s’arrêter à sa fin “ figurée ”, ni revenir à son début “ littéral ” : il fait l’objet d’une perception sémantique qui superpose deux formes, dont la seconde l’emporte sur la première, sans l’annuler. En règle générale, du moins dans les discours herméneutiquement complexes, un <p. 16> parcours interprétatif, conçu comme un cours d’action, garde à chacun de ses moments la mémoire de ses moments antérieurs : il pourrait se résumer non comme A ---> B  mais comme A <--==> B. Tributaire de l’apodictique de la logique binaire, la tradition grammaticale ne pouvait et ne peut encore concevoir ce type de relation.

3.3. Mimésis et ontologie

Les relations entre syntaxe et sémantique engagent aussi l’impression référentielle induite par l’hypallage et donc ses effets ontologiques voire ontogoniques [17]. Nous avons vu que cette figure trouble des relations au sein du syntagme, zone de localité restreinte où, au plan sémantique, les isotopies tant prescrites que facultatives sont les plus fortes et où corrélativement les propagations de traits sont les plus fréquentes. C’est là, par des déterminations, que se précise principalement la référence.

a) On sait que l’identité à soi est le caractère fondamental de l’Etre (cf. Parménide, fragment VIII). Dans la tradition aristotélicienne, elle est fondée non seulement sur le genre et l’espèce (dont l’attribution commande jusqu’à nos jours, dans la théorie des prototypes, le problème de la catégorisation), mais encore sur le propre. Le propre s’exprime ordinairement par les adjectifs de nature (la neige est blanche, la nuit est obscure), dont l’attribution correcte constitue les vérités analytiques, comme en témoigne la tradition, de Kant (l’or est un métal jaune) à Tarski (la neige est blanche), jusqu’à Thom (le ciel est bleu) [18].

Ces adjectifs de nature faisaient jadis l’ordinaire des collèges, et l’on consultera avec fruit l’impérissable ouvrage du Père Daire, Les épithètes françaises rangées sous leurs substantifs (1759) ; naguère, dans les ineffables exercices “ à trous ”, où l’élève devait encore mettre à côté du nom l’adjectif qui lui convient : s’il s’avisait d’apparier bienveillant à prisonnier, et repentant à directeur, au lieu de l’inverse — je n’invente rien — cette hypallage <p. 17> lui valait la note la plus basse. Ainsi, dès un âge tendre, l’ontologie et la doxa se confondent et sont inculquées ensemble par des syntagmes stéréotypés en voie de figement. Or, l’hypallage adjectivale a le pouvoir exorbitant de subvertir l’adjectif de nature : où l’on attendrait par exemple obscura sub nocte, on lit sola sub nocte, ce qui reste inouï [19].

b) En grammaire, les préoccupations ontologiques se sont traduites par le postulat incontesté du rattachement unique : tout signe n’est rattaché qu’à un endroit de l’arbre syntaxique. Même les théories comme les grammaires d’arbres adjoints (TAG), qui contestent l’unité de l’arbre syntaxique, n’en conservent pas moins des arbres locaux qui vérifient ce postulat. L’usage universel de graphes non-cycliques pour représenter les structures phrastiques a sans doute un enjeu ontologique : le langage reflétant le monde, chaque signe a une place et une seule, une fonction et une seule, tout comme chaque chose — tant on croit, comme l’affirme Aristote au livre gamma de sa Métaphysique, que les mots ont un sens parce que les choses ont un être .

Les structures en arbre expriment en outre la hiérarchie des mots et de leurs fonctions. Or, en conjoignant syntactiquement ce qui est disjoint au plan sémantique, et en engageant ainsi à conjoindre sémantiquement des mots qui relèvent de syntagmes disjoints, l’hypallage crée une contradiction inextricable pour toute interprétation qui voudrait sauver l’identité à soi et l’univocité de la classification ontologique [20].

Si le problème des rattachements multiples a été posé en herméneutique, c’est uniquement dans l’herméneutique juive, à ma connaissance ; l’établissement de tels rattachements fait bien partie des trente-deux middot ou règles d’exégèse répertoriés dans la Michna <p. 18> de Rabbi Eliézer [21], mais il reste entendu que cette technique puissante reste réservée aux maîtres.

c) Si le propre est exprimé par l’adjectif de nature, l’accident pourra être exprimé par le cas. Ici encore, la détermination ontologique sur la grammaire reste claire, car le mot casus signifie accident, de même que le mot ptosis des grammairiens grecs. L’accident s’exprime ordinairement par l’adjectif dit de relation, qui exprime une fonction casuelle. Si dans le voyage canadien du pape [22] ou dans le boulot transpirant, on attribue au processus du voyage le locatif de canadien, et à celui du boulot le résultatif de transpirant, une formule comme dare classibus austros (Enéide, III, v. 61) va jusqu’à renverser l’actance primaire, puisqu’elle livre les vents aux vaisseaux, qui deviennent ainsi des agents, et non l’inverse, qui serait attendu dans un poème où les vaisseaux sont le jouet des éléments (cf. I, v. 50-156).

Dans tous les cas, l’hypallage s’attaque aux principes mêmes de la doxa. On peut cependant l’interpréter de manière à “ remettre les choses à leur place ”, comme dans la plaisanterie tchèque de naguère : “ Un officier suisse m’a volé ma montre russe ! ”. On peut en user avec humour comme Proust avec son fauteuil délicieux, hostile et scandalisé, où le premier adjectif renvoie au destinataire, le second au destinateur, et le troisième aux opposants, témoins de la scène ; ou pour souligner l’ambiguïté d’un personnage comme Saint-Loup, dont la peau blonde et les cheveux dorés suggèrent, par une sorte de camaïeu, une inversion qui n’est pas seulement grammaticale [23]. Mais on peut aussi utiliser l’hypallage à des fins esthétiques et philosophiques plus ambitieuses, comme nous allons le voir avec Borges, car il nous faut à présent recourir à son œuvre : comme toute forme ou élément de <p. 19> forme sémantique, un trope ne prend son sens que dans un contexte, un texte, et un corpus.


4. Borges a-t-il hypostasié l’hypallage ?

Novalis définissait l’homme comme une métaphore ; un auteur moins exalté aurait pu dire qu’il est un trope, et, dans le cas de Borges, une hypallage [24]. Ibarra, traducteur exalté, proposait d’ailleurs — en usant d’une hypallage — de pardonner à Borges “ son culte comme sidéré de l’hypallage ”.

Je ne prétends pas pour autant qu’elle soit emblématique de son œuvre, encore que sa fréquence obsède tant ses proses que ses vers, tant ses fictions que ses théories. Même si l’on me passait ce péché spitzérien, au demeurant véniel, je ne pense pas en effet qu’une figure, même privilégiée, puisse être considérée comme un détail organisateur du tout.

4.1. La pratique de l’hypallage

La fascination de Borges pour l’hypallage semble issue d’une réflexion sur l’adjectif de nature et de la méditation sur les techniques de Lugones. La préface à La Rose profonde cite l’exemple d’un de ses vers : “ El hombre numeroso de penas y de días ” [L’homme nombreux de peines et de jours] (OC, III, p. 78). Déjà celle de El Hacedor citait trois hypallages de Lugones, Milton et Virgile (OC, II, pp. 159-160). Voici quelques exemples caractéristiques de l’usage borgésien.

(i) L’agent et le lieu échangent leur rôles. Soit les lieux sont pourvus des qualités de l’agent (“ los laboriosos infiernos de las minas de oro antillanas ”, OC, I, p. 295) ; “ las àvidas calles ”, OC, I, p. 17) ; soit <p. 20> l’agent lui-même est décrit comme un lieu : par exemple, le poème El bisonte (OC, III, p. 85) commence par ces trois adjectifs : “ Montañoso, abrumado, indescifrable ” [montagneux, accablé / embrumé [25], indéchiffrable] qui muent la bête en lieu représenté (le paysage) et en lieu de représentation (le poème énigmatique lui-même).

 (ii) Fréquemment, l’agent et l’instrument troquent leurs qualités, et ce troc se lexicalise aisément quand on désigne l’agent par son instrument, comme un premier violon, une fine lame, etc. Mais la propagation des qualités de l’agent à son instrument est plus rare : “ El repetido remo de Jasón, la joven espada de Sigurd ” [26](“ Quince monedas ”, OC, I, p. 92) ; “ Una nostalgia de ignorantes cuchillos / Y de viejo coraje ” [27](OC, III, p. 133).

 (iii) Corrélativement et de manière comparable, le parcours de l’agent à l’objet peut être compris comme une psychologisation, par une sorte de déplacement métonymique qui rend sereine la coupe de Socrate : “ Fue la serena copa que en un atardecer bebió Socrates ” (OC, II, p. 231).

Le parcours inverse de l’objet vers l’agent produit en revanche un effet de déréalisation. Ainsi les mains de Spinoza deviennent translucides : “ Las traslúcidas manos del judío / Labran en la penombra los cristales ” (OC, III, p. 308) [28].

Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés sans fin, illustrent une inversion de l’orientation tropique [29] : s’il est ordinaire les contenus animés se propagent sur les inanimés, il <p. 21> reste rare que les inanimés se propagent sur les humains. Du moins, cette propagation suscite un effet de déshumanisation et de déréalisation ; c’est évidemment le cas pour Spinoza “ qui rêve d’un diaphane labyrinthe ”, et dont, ce faisant, les mains deviennent translucides.

4.2. Hypallage et textualité

Pour juger de la textualisation de l’hypallage, prenons pour exemple le poème intitulé “ Herman Melville ” (OC, III, p. 136), car sa dernière phrase finit explicitement par une hypallage :

1

Siempre le cercó el mar de sus mayores,
Los Sajones, que al mar dieron el nombre
Ruta de la ballena, en que la aúnan
Las dos enormes cosas, la ballena

5

Y las mares que largamente surca.
Siempre fue suyo el mar. Cuando sus ojos
Vieron en alta mar las grandes aguas
Ya lo había anhelado y poseído
En aquel otro mar, que es la Escritura,

10

O en el dintorno de los arquetipos.
Hombre, se dio a los mares del planeta
Y a las agotados singladuras
Y conoció el arpón enrojecido
Por Leviathán y la rayada alena

15

Y el olor de las noches y del alba
Y el horizonte en que el azar acecha
Y la felicidad de ser valiente
Y el gusto, al fin, de divisar a Itaca.
Debelador del mar, pisó la tierra

20

Firme que es la raíz de las montañas
Y en la que marca un vago derrotero,
Quieta en el tiempo, una dormida brújula.
A la heredada sombra de los huertos,
Melville cruza las tardes de New England

25

Pero lo habita el mar. Es el oprobio
Del mutilado capitán del Pequod
El mar indescifrable y las borrascas <p. 22>
Y la abominación de la blancura.
Es el gran libro. Es el azul Proteo [30].

Borges précise en note : “ L’hypallage est d’Ovide, et elle est reprise par Ben Johnson ” (OC, III, p. 161) ; parmi les mentions de Protée, il s’agit certainement des Métamorphoses, II, 8-10, où apparaissent aussi des baleines : “ Caeruleos habet unda deos, Tritona canorum / Proteaque ambiguum ballenarumque prementem /Aegeona ” [31]. Le bleu Protée conjoint avec le nom même du fils d’Océan et de Thétis un adjectif de nature qui convient à la mer ; cette expression résulte d’ailleurs d’une lecture décalée d’Ovide, où c’est l’ensemble des dieux aquatiques, et non seulement Protée, qui sont bleu ciel (ceruleos).

Comme souvent, la note de Borges nous induit en erreur : sans être exactement un adjectif de nature, ceruleos participe chez Ovide d’une hypallage dans l’acception ancienne du terme, celle qui en fait une sorte de bénigne métonymie du lieu ; il est bien “ normal ” qu’un dieu marin soit de couleur bleue. Cette bénigne hypallage n’a pas la troublante complexité des hypallages doubles dont Borges fait inlassablement l’éloge. N’en cacherait-elle pas une grande ? Dans notre poème, el azul Proteo pourrait bien participer d’une hypallage double si <p. 23> l’on tentait un troc entre gran et azul. Pour en juger, considérons d’abord le réseau local des derniers vers de Herman Melville : indescifrable renvoie à libro — ce serait une hypallage à deux vers de distance, dans la phrase précédente ; gran à mar ; libro à blancura et ainsi à la baleine blanche. Bref au minimun six connexions préparent l’identification du livre et de la mer :

Figure 2 : Réseau de connexions sémantiques

Le réseau local des connexions sémantiques culmine ainsi dans le syntagme final, qui fait aussi de Protée une image du livre — la Bible, Moby Dick, et sans doute aussi La moneda de hierro, le recueil dont est tiré ce poème.

Localement, par le biais d’un échange ambigu qui repose non sur un troc explicite entre gran et azul, mais sur la parataxe et l’isomorphisme morphosyntaxique des deux phrases qui composent le dernier vers, la comparaison entre la Mer et le Livre établie au vers 9 se trouve scellée par une assimilation [32]. Mais est-ce encore une hypallage ? La question semble dépassée : si l’on considère les connexions sémantiques, le trope n’est plus qu’un point de concentration du réseau qu’elles forment ; il leur doit son sens, et la possibilité même de l’identifier comme trope repose sur elles. Ainsi, la structure textuelle dans son ensemble revêt-elle les caractères de l’hypallage, tant au palier local qu’au palier global : en d’autres termes, le principe de l’hypallage est élevé au rang de principe de composition textuelle, si bien que le réseau local des trois derniers vers se trouve surdéterminé par un réseau « hypallagique » global au palier du texte.

L’assimilation ultime du <p. 24> Livre et de la Mer, attestée localement par de multiples échanges d’attributs, commence par la métaphore du vers 9 : “ En aquel otro mar, que es la Escritura ”, où les deux mers, littérale et allégorique, demeurent toutefois encore séparées (cf. aquel otro). La comparaison de la Mer et de l’Ecriture y reprend le modèle de l’accomplissement anagogique : l’objet idéal du livre, désiré et déjà possédé, se réalise ou se vérifie dans l’expérience de l’immensité. Cette prophétie métaphorique maintient cependant la séparation des ordres de réalité qu’elle unit et hiérarchise dans le temps : d’abord l’Ecriture, puis la Mer.

Le poème s’organise ainsi autour d’une série de dualités, de la baleine et de l’océan, du blanc et du bleu, du livre et du réel, des deux textes fondateurs, la Bible (la baleine est le Léviathan, v. 14, le livre est l’Écriture) et l’Odyssée (Melville revient à Ithaque, v. 18 : “ divisar a Itaca ”) ; enfin, corrélativement, du sacré et du profane [33]. Ces dualités connaissent cependant leur perte dans le dernier vers où tout se confond, puisque la Mer est aussi le Livre, les deux immensités se mêlent dans le temps comme dans l’espace. Ruinant l’étagement métaphorique du cosmos, le chaos de l’hypallage met ainsi fin à toute allégorèse [34].

L’hypallage conduit donc à une perte d’identité qui rend impossibles les relations métaphoriques : échangeant leurs valeurs, les termes sont des formes vaines et finalement indéfinies (cf. “ Otro Proteo ”). Tout finit par se valoir, et le dernier vers assimile religion (gran libro) et paganisme (Proteo), révélation intangible et métamorphoses indéfinies. Le grand Livre est indéchiffrable ; et l’on sait que Protée, consulté pour son omniscience, se taisait, ne donnant sa réponse, énigmatique, qu’après avoir été contraint à épuiser toutes ses métamorphoses.

On comprend mieux pourquoi Ovide, présentant son projet au premier vers des Métamorphoses, utilise d’emblée une hypallage <p. 25>: “ In noua fert animus mutatas dicere formas / Corpora ” [35]. Derrière la figure protéiforme de l’hypallage, nous pouvons ainsi distinguer l’enjeu ontologique des deux conceptions de la métamorphose : soit des corps changent de forme ; soit des formes se changent en de nouveaux corps. La première est admise par l’ontologie occidentale, car elle présuppose une stabilité primordiale ; de tradition orientale, la seconde a donné lieu à des théories de la transmigration, de la réincarnation et du retour éternel, très présentes dans l’œuvre de Borges — à la suite de Schopenhauer et de Nietzsche. Bref, Borges joue sur la dualité de la métamorphose : soit les objets sont des substances pérennes auxquels elle impose des déformations, soit ils ne sont que des formes transitoires illusoirement perçues comme stables. Le principe de l’éternel retour les conduit à se transformer indéfiniment en avatars toujours identiques comme le Don Quichotte de Pierre Ménard.

4.3. L’hypallage et l’ontologie de Borges

Le thème de Protée nous conduit naturellement à une réflexion sur l’Etre et l’identité : “ De Proteo el egipcio no te asombres, / Tù, que eres uno y eres muchos hombres ” [36] (“ Proteo ”, OC, III, p. 96 ; cf. aussi “ Otra versìon, de Proteo ”, p. 97). L’œuvre de Borges s’organise autour du problème de l’identité, sous tous ses aspects, temporel, spatial, génétique (suis-je portugais, anglais, viking, juif ?) et littéraire (suis-je Shakespeare, Cervantès, Whitman ?). Son doute méthodique sur l’identité prend divers aspects. Rappelons quelques thèmes récurrents.

a) La perte d’identité à soi : nous sommes condamnés à être nous-mêmes, car endosser l’identité d’un autre est impossible (Pierre Ménard), et cependant notre identité est intolérable (cf. Funes el memorioso). L’anticipation de la mort (“ Espacio y tiempo y Borges ya me dejan ”, in “ Limites ”, OC, II, p. 258) et les variations de la mémoire (“ la memoria / esa moneda que no es nunca la misma ”) nous maintiennent <p. 26> dans un temps sans futur ni passé assurés, comme étranger à lui-même.

b) Le dédoublement est figuré notamment par le thème omniprésent du miroir : “ Ils imaginèrent que tout homme est deux hommes, et que le véritable est l’autre, celui qui est au ciel ” (“ Les théologiens ”, OC, I, p. 586 ; d’où l’on pourrait tirer que le véritable Pierre Ménard est Cervantès ; cf. aussi “ El espejo de tinta ”, OC, I, p. 341-2). L’ambiguïté propre au dédoublement se retrouve partout (cf. El otro, el mismo) et permet la substitution entre l’auteur et le lecteur : cf. “ Un lector ” (OC, II, p. 394) où l’auteur n’est qu’un lecteur ; et la dédicace de Ferveur de Buenos Aires : “ De peu diffèrent nos néants ; la circonstance est triviale et fortuite que tu sois le lecteur de ces exercices, et moi leur rédacteur ” (OC, I, p. 7) [37].

c) La multiplicité indéfinie : commentant le thème du dédoublement dans Borges et moi, Borges remarque “ deux, c’est peu […] nous sommes plusieurs ” et conclut : “ Dire qu’une personne en est beaucoup d’autres, c’est une manière vantarde de dire que l’on est personne ” (OC, II, p. 1151).

d) La fusion : “ Tous les hommes, au moment vertigineux du coït, sont le même homme. Tous les hommes qui répètent une ligne de William Shakespeare, sont William Shakespeare ”, “ Tlön, Uqbar, Orbis Tertius ” (OC, I, p. 460, note).

e) La perte de liberté ou le déterminisme : nous sommes des pions sur l’échiquier divin (cf. “ Ajedrez ”, OC, II, p. 191-2) [38].

<p. 27> La perte d’identité ne met-elle pas en scène une métaphysique sans ontologie ? D’une part, on trouve chez Borges une critique en acte et parfois théorique de l’ontologie positive, comme en témoignent des références à la tradition de la théologie négative (le pseudo-Denys, Proclus, Scot Erigène, Nicolas de Cues). Mais la théologie négative reste une forme de l’ontologie : si elle admet que l’Un est au-delà de l’Etre, elle maintient un plan des Essences, en affirmant qu’il est en tous points la négation de celui des apparences. C’est d’ailleurs pour  révéler négativement cet au-delà que des mystiques comme Eckhardt, Rûmi ou Angelus Silesius ont utilisé l’hypallage [39].

Rien de tel dans le solipsisme sans sujet de Borges, qui dérive principalement de Schopenhauer. Borges lui voue un culte constant : en 1969, dans le prologue à Fervor de Buenos Aires, il se demande ce qu’il a de commun avec le jeune Borges de 1923 : “ L’un et l’autre nous révérons Schopenhauer ” (OC, I, p. 5) [40], ce philosophe “ qui peut-être déchiffra l’univers ” (cf. “ Otro poema de los dones ”, OC, II, p. 314). Or Schopenhauer a appuyé sa critique de l’ontologie sur des références majeures aux philosophies orientales indiennes et bouddhiques. D’une part son phénoménisme lui fait dénoncer le monde des métamorphoses et de l’illusion : comme l’essence des choses est une perception fausse issue d’une volonté absurde, le sage, sans se laisser séduire par le voile chatoyant de Maya,  doit parvenir au Nirvana du non-agir et renonce à vivre. Cela conduit à dépasser même l’ontologie négative dans une forme de nihilisme.

4.4. Hypallage vs métaphore : deux ontologies ?

L’hypallage en somme ne serait-elle pas l’anti-métaphore ? Elle unit ce que la métaphore tient séparé; elle divise ce que relie la métaphore <p. 28>. Alors que la métaphore ordinaire promeut iréniquement son lecteur d’un plan de la réalité à un autre, supérieur, l’hypallage mêle ces plans et ruine le système du monde — je veux dire de la doxa.

On a vu que l’hypallage était jadis assimilée à la métonymie. Or, dans un passage de l’Orator, Cicéron propose une bipartition des ornements du discours en translatio et mutatio :

De la transposition, Cicéron donne l’exemple de la métaphore ; et de l’échange, celui de l’hypallage ou métonymie.

Or, l’on sait que le couple désaccordé métaphore / métonymie a été homologué par Jakobson à l’opposition entre paradigmatique (axe de la sélection) et syntagmatique (axe de la combinaison), mais aussi à l’opposition entre condensation et déplacement, à la distinction de deux types d’aphasie, etc. (cf. 1963, ch. II) [42]. Vraisemblablement, l’attelage jakobsonien entre métaphore et métonymie doit moins son succès à la concordance postulée de ces tropes avec les deux axes du langage, syntagmatique et paradigmatique, qu’à sa corrélation avec deux types d’ontologie. La première, stratifiée, semble structurée par des relations entre deux mondes et articule figurativement l’opposition entre immanence et transcendance ; la seconde permet de dessiner des réseaux de contiguïté au sein d’un monde, généralement empirique. La première illustre par exemple l’idéalisme de la poésie lyrique, la seconde le matérialisme du roman dit réaliste [43]. <p. 29>

La notion de métonymie recouvre une classe de problèmes hétérogènes plutôt qu’elle ne désigne une figure ; on lui a d’ailleurs subordonné des tropes divers comme l’hypallage et la synecdoque — dont le fonctionnement s’apparente aux adjectifs de nature que précisément l’hypallage subvertit.

Par irénisme, ou du moins pour sauvegarder l’unité ontologique, on privilégie dans la métaphore et la métonymie les fonctions unitives : celle d’unir deux mondes en liant deux de leurs objets, ou celle d’unir deux objets dans un monde. En revanche, on sous-estime les fonctions disjonctives que permettent également ces figures, celle de la métaphore qui oppose (impropre ou mal venue, hyperbolique ou grotesque), ou celle de l’hypallage qui trouble l’ordre supposé du monde, comme toutes les figures de contrariis et oppositiis.

Ce n’est pas seulement par leur fonctionnement et par leurs effets de réel que s’opposent la métaphore et à l’hypallage. La conjonction d’isotopies génériques qu’opère la métaphore contraste avec la disjonction d’isotopies spécifiques qu’opère l’hypallage. La première conjoint des fonds sémantiques, la seconde détruit des formes. Dans le premier cas, on note les effets révélatoires de la métaphore et de l’allégorie, dans le second les effets critiques voire nihilistes de l’hypallage. Certes, ces figures peuvent être utilisées dans les mêmes œuvres, pour des stratégies ontogoniques complexes, puisque l’hypallage trouble un ordre du monde : comme le paradoxe, elle peut ainsi servir à détruire le réalisme empirique, avant que la métaphore, dans un second temps, n’instaure un réalisme transcendant. Mais de fait, cette coopération reste rare, et sans doute ces deux figures n’appartiennent-elles pas aux mêmes associations de tropes que Longin nomme, d’ailleurs par métaphore, des synmories (Du sublime, XX, 1). En effet, où la métaphore transfigure, l’hypallage défigure ; elle ne s’épanouit pas dans les genres merveilleux, mais dans les genres fantastiques. Bref, elles ne relèvent pas de la même esthésie [44].

<p. 30> Ce lien avec le fantastique, évident chez Borges, se concrétise par un mode herméneutique particulier, qui ne superpose pas une interprétation à une autre, comme dans la promotion métaphorique, mais en mêle deux dont aucune ne peut être stabilisée. D’où une indécidabilité de l’hypallage, tantôt angoissante, tantôt conjurée par l’humour, du moins chez Borges.

Comme cela éclate dans Herman Melville, où le tiers des vers commence par la coordination y, l’hypallage accompagne et parfois somme d’autres figures puissantes comme l’énumération. Plutôt polysyndétique que paratactique, l’énumération, par le retour obsédant d’une forme syntaxique et la variation indéfinie des thèmes discordants qu’elle réunit, (dé)structure la plupart des poèmes de Borges. En d’autres termes, l’énumération l’étend au palier du poème le mode de discord entre syntaxe et sémantique que l’hypallage instaure localement, au palier du vers.

Accompagnant la fragmentation obsessionnelle du temps, l’énumération rend impossible le récit et récuse l’ordre progressif de toute dialectique. Sans solution de continuité, elle ruine toute classification et par là toute ontologie de tradition aristotélicienne : la malicieuse citation apocryphe d’une encyclopédie chinoise que Foucault mit en exergue de Les mots et les choses peut ainsi passer à bon droit pour un emblème de la pensée borgésienne.

Ainsi l’hypallage s’allie-t-elle à l’énumération, comme pour accomplir le programme onirique formulé au dernier vers de El sueño (in La cifra), poème composé d’une nostalgique énumération : “borrar el cosmos y erigir el caos ” [effacer le cosmos, ériger le chaos]. Dans la pilule de somnifère qui réalise cette hypallage cosmique, on peut voir une fugace allégorie du poème lui-même, et un rappel que le monde est un songe.

***

Pour être libérés des simplifications scolaires de la tradition grammaticale, les tropes doivent être décrits au sein d’une théorie morphosémantique du texte qui permette de distinguer les fonds et les formes sémantiques et de qualifier leurs évolutions. Ils peuvent être compris en considérant les associations de tropes et en les rapportant <p. 31> à leurs conditions génétiques, à leurs effets mimétiques et à leurs fonctions herméneutiques.

Depuis des siècles, la tradition ontologique a fait des tropes un répertoire d’ornements : quand les rhétoriciens plaidaient pour leur beauté et leur énergie, les grammairiens n’avaient de cesse d’en restreindre la portée, pour privilégier le retour au sens littéral.

Dès lors que l’on quitte l’ontologie pour la praxéologie, les formes sémantiques ne sont plus réifiées dans des significations et deviennent des moments stabilisés de processus productifs et interprétatifs. Les tropes, contours critiques de ces formes et relations typiques entre elles, constituent le répertoire des ductus qui édifient ces formes, les font évoluer et les démembrent. Loin donc d’être des ornements de sens qui travestissent un corps ontologique déjà donné par la signification, les tropes sont un moyen de produire et d’interpréter le sens. Dès lors, ils ne se surimposent pas à une signification donnée : dès le palier de la période, ils la transforment en un sens qu’ils transposent aussi au palier textuel. Ils sont ainsi un des moyens de penser ensemble le sens textuel et la signification lexicale.

Ils varient sans doute selon les cultures, les langues et les traditions. Leur inventaire n’est aucunement achevé et l’entreprise du groupe Mu de refonder systématiquement la tropologie sur des critères linguistiques mériterait d’être poursuivie. Une tropologie sémiotiquement refondée aurait certainement une grande portée anthropologique. Les mythes ne se réduisent pas à des structures narratives descriptibles comme des séries d’événements : ils articulent des transpositions, des métamorphismes [45] qui contraignent et conditionnent ce que Ricœur nomme l’intelligence narrative, et, du palier du <p. 32> mot à celui du texte, ils permettent toutes sortes de transformations thématiques, dialectiques et dialogiques.

Une ouverture sémiotique de la tropologie s’impose de toutes façons, car les tropes, du moins les plus généraux, appartiennent de fait au vocabulaire et aux théories des principales disciplines esthétiques des arts visuels (architecture, peinture, sculpture, cinéma) voire musicaux (surtout dans la musique baroque, qui fut la “ rhétorique des dieux ”). On a pu ainsi parler d’une virtuosité tropologique de Palladio ; certains auteurs ont comparé l’ordonnance du sonnet à celle de la façade baroque, etc. Ces assimilations excessives ne doivent pas faire sourire. Chaque esthésie — pendant artistique de l’épistémé — comprend un inventaire général de relations et de mutations qu’articulent les associations de tropes privilégiées par une époque.

***

L’étude qu’on vient de lire est issue d’une conférence présentée en 1992 au Centre d’études borgésiennes sis à Aarhus dans le Jutland [46]. Le thème de l’antiquité germanique et nordique hante l’œuvre de Borges, qui prétendait, mieux vaut sans doute taire pourquoi, à une goutte de sang viking. Dans une hantise désormais réciproque, les brumes nordiques se peuplent à présent de ses fervents mais lucides commentateurs : il eût certainement aimé cette hypallage géographique et généalogique.


NOTES

[1] Par exemple, aux USA, la durée moyenne des communications politiques dans les média n’a été que de 15 secondes en 1999. Certes, les spots n’échappent pas à la rhétorique, ils en condensent les vertus ou les travers ; mais les cellules-image recommandent que l’actio l’emporte sur l’inventio et la dispositio : la figure de l’orateur-communiquant l’emporte sur les propos, presque interchangeables.

[2] Voici quelques exemples : Austin a découvert les actes de langage — alors que Protagoras classait déjà les propositions d’après les actes qu’elles mettaient en œuvre, comme les commandements et les vœux. Lakoff et Johnson ont triomphalement découvert voici vingt ans les catachrèses, alors que Ducrot réinventait les topoï. Les théoriciens du blending, Fauconnier et Turner, viennent de découvrir certaines formes de la contaminatio. Adam présente comme une nouveauté les séquences, qui sont des figures non-tropes, comme la description. Enfin, sous le pavillon de l’interactivité, on retrouve à présent les problèmes de l’accomodatio. Cependant, ces redécouvertes méritoires s’appuient sur des théories partielles qui ne permettent guère de progresser vers le nécessaire remembrement des sciences du langage ; on peut souhaiter qu’elles deviennent plus conscientes de leur histoire, de leurs limites, et participent mieux d’une réflexion sur le statut herméneutique des objets linguistiques.

[3] Les publications et colloques se multiplient tant que j’avais naguère proposé un moratoire sur ce trope invasif, sans aucun succès bien entendu. À présent, certains sémanticiens californiens se disent métaphoristes, comme s’il s’agissait d’un parti théorique voire d’une profession.

[4] Rappelons que la dominance est un critère qualitatif d’étendue et de densité sémique. La hiérarchie est un critère qualitatif d’évaluation. Le processus traditionnel de “ promotion du sens ”, caractéristique de l’allégorèse religieuse et artistique, consiste à passer d’une isotopie quantitativement dominante mais hiérarchiquement inférieure à une isotopie dominée mais hiérarchiquement supérieure.

[5] Alors que dans un autre poème illustre la laine des moutons sinistres de la mer, métaphore comparable, bien que doublée d’une syllepse sur moutons, oppose dans son contexte le monde pastoral des rives et l’abîme, inversant l’exaltation du pâtre promontoire au chapeau de nuées qui unissait terre et ciel quelques vers auparavant.

[6] Cf. Coyaud, 1996, p. 299. Le jeu de mots, par sa contingence, semble l’opposé de la métaphore : par exemple, dans un haiku de Soseki, Abricotiers rouges / On pince une triste harpe / Ah ! la sœur cadette (1896, in Coyaud, M. 1996, p. 209), le caractère mei, lu à la pékinoise, signifie tout à la fois abricot et cadette.

Gao Xingjian résume parfaitement la défiance orientale à l’égard du métaphorisme, quand il écrit, à propos d’une azalée blanche : “ Sa force vitale est immense, elle exprime un irrésistible désir de s’exposer, sans contrepartie, sans but, sans recourir au symbole ou à la métaphore, sans faire de rapprochement forcé ni d’association d’idées : c’est la beauté naturelle à l’état pur “  (1995, p. 93).

[7] Un premier colloque de rhétorique comparée, de bon augure pour le millénaire, s’est tenu en décembre 1999 à l’initiative de Françoise Douay.

[8] Cicéron remarque que les grammairiens appellent métonymie ce que les rhéteurs appellent hypallage (cf. Orator, 27, 93).

[9] Cf. Zola : “ Le jeune homme, noyé dans ce peuple d'épaules, dans ce tohu-bohu de costumes éclatants, gardait son parfum d'amour monstrueux, sa douceur vicieuse de fleur blonde ” (La Curée, 1963, p. 555). Les deux séries parfum, douceur, fleur et monstrueux, vicieuse, blonde alternent selon le rythme ABABAB.

[10] La tension doxale peut s’évaluer en fonction du nombre de collocations dans un corpus représentatif : par exemple, en étudiant une hypallage chez Breton, nous avons relevé que la cooccurrence des mots sexe et miroir détermine, dans un corpus de référence, une tension doxale supérieure d’un facteur cent à la cooccurence de œil et de miroir (1998).

[11] Le parcours garde mémoire, et c’est justice, car l’on sait à présent que la mémoire est un parcours : l’ancienne pratique rhétorique des palais de mémoire a été expérimentalement justifiée en psychologie cognitive.

[12] Une savante amie m'écrit : cette formule “ relève pour moi de l'hyperbate, de la métabole, de la quasicontrepèterie, éventuellement du chiasme, etc... mais pas de l'hypallage (je dirais même : "au contraire"... ou alors ce serait féroce à l'égard du Collège !) ”. Cette éloquente objection rappelle que la caractérisation du trope dépend de son régime interprétatif, et non l'inverse ; aussi, je maintiens mon opinion, car je ne doute pas que De Gaulle n’ait eu la dent aussi dure pour le Professeur que pour le Collège.

[13]Borges met souvent umbram au singulier, non sans coquetterie, en hommage à Bède le Vénérable qui dans son Histoire ecclésiastique avait fait cette erreur. Cf. “ El Hacedor ”, OC 2 : 157 . Les références aux textes originaux sont prises dans les Obras completas (Barcelone, Emecé, 1989-1996, 4 vol). Les traductions issues des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade (1993-1999) ont été parfois modifiées.

[14] D’autant plus que le vers précédent : “ Le temps émondera peu à peu mon visage ” porte déjà une césure médiane et qu’ordinairement les effets de contretemps sont de règle chez Char. Cependant, notre vers achève Post scriptum (dernier poème du Visage Nuptial, cf. OC, p. 154), dont tous les vers, sauf le troisième, décasyllabe, sont des alexandrins. Il commence par un quatrain et finit par un tercet, ce qui laisse transparaître un sonnet : en effet, si l’on rétablissait les trois vers supprimés dans le manuscrit (cf. variante, p. 1171), on verrait que notre vers achève un sonnet dissimulé, de facture néoclassique. Cette indication génétique de genre favorise notre analyse syntaxique, sans la rendre indiscutable.

[15]  Molinié note par exemple dans ces vers de Baudelaire : “ J’aspire, volupté divine ! / Hymne profond, délicieux ” que divin conviendrait mieux à hynme et profond, délicieux à volupté, conclut : “ On est donc conduit à opérer une permutation dans les relations syntaxiques de ces adjectifs vis-à-vis de leur substantif caractérisé ” (1992, p. 165). Mais si l’on s’en tient à cette permutation, que devient alors l’ambiguité maintenue par Baudelaire entre les domaines de la religion et de l’érotisme, et qui tient à l’évidence une place centrale dans la métaphysique des Fleurs du Mal ?

[16] Les Eh ! sont rares dans l’Encyclopédie.

[17] Nous appelons ontogonie la constitution de types d’impressions référentielles par des structures sémantiques déterminées.

[18] Les adjectifs qui expriment des accidents de la substance — concept fondamental de l’ontologie aristotélicienne, et éponyme du substantif ­— viennent en second lieu.

[19] Sanctius réécrit d’ailleurs le vers de Virgile en ibant soli sub obscura nocte [ils allaient seuls sous la nuit obscure] et ajoute ce commentaire révélateur de l’enjeu ontologique : “ Hic tropus Hypallage dicitur, quoties converso rerum ordine aliquid dicimus ” (je souligne) [Ce trope s’appelle Hypallage chaque fois que nous nous exprimons en renversant l’ordre des choses] (1984, p. 104).

[20] Cf. André Breton : “ Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! ” Introduction au discours sur le peu de réalité, (OC, II, p. 276).

[21] La vingtième règle stipule qu’on prédique quelque chose d’un objet sans que cela puisse s’appliquer à lui, tout en s’appliquant à un autre objet : on retrouve là l’hypallage établie en principe interprétatif.

[22] Si jamais un jour le pape est canadien, cette expression deviendra une hypallage simple.

[23] À l'ombre des jeunes filles en fleurs, II : “ je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s'ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. ” (II, p. 88). Cf. Mézaille, 1995, ch. V.

[24] Les passionnés de Borges me pardonneront cette pédante simplification. Sa littérature livresque a su séduire les professeurs, son ironique cuistrerie fascine naturellement les critiques et sa monotonie affectée facilite le travail aride des stylisticiens. Je n’ai pas intitulé cette étude L’hypallage chez Borges, car cette figure et lui, auteur qui feignait d’être et se croyait un peu le personnage de ses propres livres, El Hacedor par exemple, peuvent au même titre être considérés comme des types et restent comme tels susceptibles de multiples occurrences à la fois identiques et indéfinissablement variables.

[25] Le sens ordinaire d’abrumado (‘accablé’, dans un contexte qui comporte le sème /animé/) se trouve ici dédoublé par une syllepse, car le contexte immédiat en parataxe, montañoso comprend le trait /inanimé/ et reprend aussi son sens étymologique : ‘embrumé’. Le premier sens s’accorde à l’agent, le second au lieu, mais l’hypallage invite à les conjoindre. La duplicité du parcours interprétatif induit par l’hypallage suscite ainsi une syllepse : les tropes qui marquent des moments d’un même parcours se groupent et s’enchaînent ainsi en associations qui concourent à des effets concertés.

[26] [La rame répétée de Jason, la jeune épée de Sigurd].

[27] [Une nostalgie de couteaux ignares et d’ancienne bravoure].

[28] [Les translucides mains du juif / Polissent dans la pénombre le cristal].

[29] On peut généraliser la notion d’orientation métaphorique que nous proposions jadis : elle s’applique aux disparités évaluatives entre les domaines sémantiques mis en relation, traditionnellement dans un processus de “ promotion du sens ” (Ricœur). Dans tout trope qui met en relation deux unités sémiques, les traits évaluatifs affectés à ces unités déterminent le sens de la figure.

[30] [Toujours l’environna la mer de ses ancêtres / Les Saxons, qui donnèrent à la mer ce nom / Route de la baleine, où s’unissent / Les deux énormes choses, la baleine / Et les mers qu’elle sillonne longuement. / Toujours la mer fut sienne. Quand ses yeux / Virent en haute mer les grands flots / Déjà il l’avait désirée, possédée / Dans cette autre mer qui est l’Écriture / Ou dans les environs des archétypes. / Homme, il se donna aux mers de la planète / Et aux cinglages épuisants / Et connut le harpon rougi / Par le Léviathan et les sables striés / Et la senteur des nuits et de l’aube / Et l’horizon où le hasard épie / Et le bonheur d’être valeureux / Et la joie, enfin, d’apercevoir Ithaque./ Ayant dompté la mer, il foule la terre / Ferme, fondation des montagnes / Le sol où montre un cap indéfini / Tranquille dans le temps, une boussole endormie. / Dans l’ombre héritée des jardins, / Melville parcourt les après-midis de Nouvelle-Angleterre / Mais la mer l’habite. C’est l’opprobre / Du mutilé capitaine du Pequod / La mer indéchiffrable et les bourrasques / Et l’abomination de la blancheur. / C’est le grand livre. C’est le bleu Protée. ”]. Le traducteur de la Pléiade donne aux derniers vers : “ La mer indéchiffrable et les bourrasques et / Moby [sic], l’abomination de la blancheur. / Le grand livre est la mer. La mer, le bleu Protée ” (Œuvres, II, p. 588). Sur l’obsédant Protée, cf. “ Proteo ”, “ Otra versiòn de Proteo ”, et “ Everything et Nothing ”, in El oro de los tigres ; “ Poema del cuarto elemento”, in El otro, el mismo.

[31] [Les flots ont leurs dieux d’azur, les Tritons qui soufflent des embruns, Protée toujours changeant (…)].

[32] Au vers 9, l’assimilation reste encore imparfaite, car Melville voit de ses yeux la haute mer qu’il avait préconçue dans la lecture de la Bible, comparée à un ciel des Idées (cf. les archétypes, v. 10). Mais la mer devient ensuite intérieure (cf. v. 25 “ lo habita el mar ”), si bien qu’au dernier vers, les deux immensités de la mer et du ciel sont également remémorées, rêvées et  idéalisées.

[33] Ou du moins du platonicien, cf. les archétypes, v. 10 ; dans l’édition préoriginale, ce vers était O en la platónica memoria.

[34] Dans son Introduction à la littérature nord-américaine, Borges soulignait d’ailleurs que Melville rejette explicitement l’allégorèse, dans le texte même de Moby Dick.

[35] Soit, dans la traduction de Dumarsais : “ Mon génie me porte à raconter les formes changées en de nouveaux corps ” ; brûlant de corriger Ovide, notre grammairien ajoute qu’il aurait été plus naturel de d’écrire : “ parler des corps changés en de nouvelles formes ” (1988, p. 172)

[36] “ De Protée l’Egyptien ne sois pas étonné / Toi qui es un homme et beaucoup d’autres aussi ” (OC, II, p. 275).

[37] La substitution du narrateur à l’auteur a aussi des effets remarquables sur Borges le narrateur, le poète, celui qui doutait que l’autre Borges, l’auteur, ait jamais existé (cf. “ Borges et moi ”, OC, I, p. 28).

[38] Les récits de Borges mettent obstinément en scène les conséquences de la perte d’identité dans des catégories de temps spéculaire, énantiologique, annulaire (cf. notamment “ Les théologiens ”, “ L’Aleph ” ; et, dans le domaine de l’essai, “ La doctrine des cycles ”, OC, I, 405). Dans les structures temporelles de ses récits, on retrouve les catégories de la perte d’identité, du dédoublement, de la fusion et du déterminisme absolu. Par ailleurs, le statut même des textes obéit au principe de la perte d’identité : au fil des éditions, Borges oblitère et détourne ses propres textes, d’ailleurs hantés par les thèmes de l’apocryphe, de l’imputation mensongère et de l’auteur fictif.

[39] En particulier, les mystiques troublent le rapport entre sujet et objet, fondateur dans notre métaphysique : l’inversion de la relation de puissance conduit à la perte d’identité du sujet et à sa fusion dans l’objet.

[40] “ Los dos somos devotos de Schopenhauer ” (OC, I, p. 13).

[41] “ Illustrant eam [oratio] quasi stellae quaedam verba tralata atque mutata. Dico tralata, ut saepe iam, quae per similitudinem transferuntur ab alia re aut suavitatis aut inopiae causa ; mutata, in quibus pro verbo proprio subicitur aliud quod significet idem sumptum ex re aliqua consequenti ” (Orator, § 27).

[42] Il n’est plus temps ici d’épiloguer sur cette redécouverte (relevée par Douay, 1988, p. 287), ni de s’inquiéter des confusions étranges qu’elle suppose — par exemple, une métaphore peut s’établir in praesentia, une hypallage in absentia.

[43] “ Quand j’entends métaphore, je sors ma métonymie ”, me confiait naguère un poéticien illustre tenté par le matérialisme éliminateur.

[44] Les esthésies, ou modes esthétiques, groupent et utilisent diversement les figures, en fonction de conceptions a priori de la représentation artistique.

[45] Au palier phrastique, on peut mentionner les permutations d’actants, les anaphores dites associatives. Au palier textuel, il faut distinguer, selon les composantes mises en jeu, les transformations thématiques, dialectiques (narratives), dialogiques (modales, selon les “points de vue” et les “positions de parole ”), tactiques (positionnelles). On appelle métamorphismes l’ensemble de ces transformations.
Il convient de distinguer les substitutions ou transpositions de fonds sémantiques ou sémiotiques et les métamorphismes proprement dits. Nous avons abordé le problème des fonds sémantiques par une théorie de l’isotopie (1987), mais beaucoup reste à faire pour développer la question des isotopies tonales et des couleurs émotionnelles qu’elles induisent.

[46] Elle appartient à un cycle de recherches sur la mimésis (cf. l’auteur, 1992). Les animateurs du Centre, Ivan Almeida et Cristina Parodi, ont généralisé mon propos d’une manière convaincante : “ For Borges, the tropes, as forms, are the real matrix of historical events, as well as the structure of reality ” (1996, p. 24).


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Référence bibliographique : RASTIER, François. L’hypallage & Borges. Texto! [en ligne], mars 2006, vol. XI, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Borges.html>. (Consultée le ...).