DÉFIGEMENTS SÉMANTIQUES EN CONTEXTE

François RASTIER
C.N.R.S.

(Paru dans Martins-Baltar, M. (éd.), La locution, entre langues et usages, coll. Signes, ENS Editions Fontenay / Saint Cloud, diff. Ophrys, Paris, 1997, pp. 305-329.
Les folios et sauts de page ci-dessous reproduisent la pagination originale.)

 

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Der Witz ist Blitz.
A.W. Schlegel

I. Problématique

1. La "perte", ou du moins les remaniements sémantiques liés au figement ont été souvent décrits, sans d'ailleurs que l'on dispose d'une théorie générale panchronique. En revanche, les "gains", ou du moins les remaniements sémantiques inverses que permettent certains contextes n'ont à notre connaissance pas été décrits systématiquement d'un point de vue linguistique, faute sans doute d'une sémantique contextuelle fine. Dans cette étude, nous entendons inventorier et de hiérarchiser les conditions morphosyntaxiques des défigements, et, au-delà, les conditions herméneutiques de leur interprétation, spécifiées

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selon les genres textuels et les situations. Nous adoptons le point de vue de la sémantique interprétative, pour décrire de façon unifiée des phénomènes qui traditionnellement relèvent de la lexicologie, de la syntaxe et de la pragmatique.

2. Nous en resterons au palier du syntagme minimal, c'est-à-dire de la lexie, telle qu'elle a été définie par Pottier (1974). Nous dirons une lexie simple ou complexe selon qu'elle consiste en un mot graphique ou en plusieurs. Les lexies connaissent on le sait plusieurs degrés d'intégration. Les moins intégrées et les plus complexes peuvent par exemple jouer le rôle de patrons formulaires, certains éléments restant variables (comme dans la formule éphémère Bonjour les X ! issue naguère du slogan antialcoolique Bonjour les dégâts !).

Les figements sont souvent classés parmi les idiomatismes. Mais comme le montre l'épreuve de la traduction, tout est idiomatique dans une langue. Les morphèmes et les mots le sont autant que les locutions et les constructions syntaxiques ou régimes préférentiels. De ce point de vue la langue française n'est sans doute qu'un vaste gallicisme. Le problème de la traduction montre cela clairement. Il est des cas où Rocard monte au créneau se traduit par la transposition Felipe Gonzalez sube al arena [descend dans l'arène].

La notion de figement peut être entendue de deux manières. Au niveau morphosyntaxique, on considère comme figée une séquence de morphèmes qui ne permet pas d'intercalation. Au niveau sémantique, les mots qui constituent une lexie complexe n'ont pas d'autonomie contextuelle, si bien que le parcours interprétatif attribue un sens à la lexie, mais non à ses composants.

3. Les figements sont difficiles à décrire par les méthodes traditionnelles. D'une part, la grammaire s'est organisée autour de la décomposition en parties du discours, et éprouve

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des difficultés à traiter des unités complexes. D'autre part, la sémantique, dans sa millénaire tradition logique, respecte le principe de la compositionnalité : la signification d'une expression résulterait de la combinaison du sens de ses sous-expressions. Les locutions comme pomme de terre ou monter au créneau ne respecteraient pas ce principe, et donc seraient sémantiquement irrégulières, comme l'affirme par exemple Bennett. Mais on pourrait s'aviser aussi que les "mots simples" ne le respectent pas non plus. Un poireau n'a rien de commun avec une poire, et une pommade ne contient pas de pomme. (cf. Corbin, 1988) ; ainsi, la présence d'un morphème poir- ou pomm- dans un mot ne permet aucunement de préjuger de sa signification. Plus généralement, au palier du syntagme minimal (les lexies que sont les mots et locutions comptent pour des syntagmes minimaux) comme d'ailleurs aux autres paliers, le principe de compositionnalité est invalide, et son maintien est une décision normative. De ce point de vue, ce ne sont pas les locutions qui sont figées, mais la sémantique logique elle-même.

Par ailleurs, la linguistique a toujours privilégié jusqu'à l'exclusive le système et négligé les normes, dont dépendent les phraséologies, et sans doute le lexique tout entier. Or, si l'on peut admettre que l'inventaire des morphèmes appartient au système fonctionnel de la langue, l'inventaire des lexies (mots et locutions) et la fixation de leur référence relèvent de normes. S'il nous est impossible de créer des morphèmes, chacun de nous à la compétence de créer des néologismes, ou plus précisément des composés non attestés auparavant, et nous savons par expérience qu'ils sont immédiatement interprétables en contexte.

4. Certes, la notion de liberté du locuteur est quelque peu trompeuse. Il est libre, mais de rester dans le cadre du pensable et du dicible. En général, les pratiques sociales où prennent

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place les échanges linguistiques sont fortement ritualisées. Et le figement est la trace lexicale de cette ritualisation, qui s'étend dans les "langues de bois" jusqu'à des groupes de syntagmes et des périodes.

Si l'on n'a le choix qu'entre figement et défigement, c'est sans doute par le défigement qu'un locuteur peut au mieux manifester sa liberté. Dans la mesure où le lexique est de la doxa figée, le défigement des locutions aura un effet quelque peu subversif. Comme le paradoxe, il paraît contester les normes qui ont présidé au figement. Ou encore, et corrélativement , il a un effet ludique, et passe pour un jeu de mots.

Pour en traiter, la linguistique est passablement désarmée, car héritière du sérieux scolaire de la grammaire, elle a toujours négligé les facteurs ludiques et esthétiques, et la philosophie du langage ne fait rien pour l'en dissuader. Cependant, les jeux de mots qui président aux défigements mettent en évidence des phénomènes normaux et ordinaires pour la sémantique contextuelle.

5. Pour les présenter simplement, nous respecterons (sans croire aveuglément à son bien-fondé) la distinction entre structures morphologique, syntaxique, sémantique. Concernant leurs rapports, nous souhaitons illustrer deux thèses :

a) Le découpage morphologique résulte de parcours interprétatifs et dépend de conditions herméneutiques. Ainsi, l'expression monter au créneau comprend trois lexies dans Bayard monte au créneau, mais une seule dans Rocard monte au créneau. Naturellement, aucune grammaire n'admettrait la règle : Si Rocard dans le contexte de monte au créneau, alors monte au créneau compte pour une lexie. C'est l'allotopie sémantique entre 'Rocard'/politique/ et 'créneau'/architecture militaire/ suffirait à écarter une lecture analytique ou un défigement.

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Autant dire, comme l'expérience philologique l'atteste, que le découpage de la chaîne syntagmatique en lexies puis en morphèmes dépend de conditions herméneutiques. La décomposition morphologique dépend des fonds sémantiques (isotopies) mais aussi des formes sémantiques (comme les thèmes).

b) Certains défigements mettent en jeu la syntaxe, mais d'autres supposent des substitutions paradigmatiques in absentia. Leurs conditions interprétatives diffèrent, et nous les étudierons successivement.

II. Parcours interprétatifs et types de défigements

1. Les facteurs des parcours interprétatifs

Les défigements témoignent de l'incidence du contexte sur la lexie, et plus généralement du global sur le local. La typologie que nous allons présenter se fonde sur deux sortes de critères : une typologie des moyens du défigement, et une typologie des parcours interprétatifs.

Rappelons qu'un parcours interprétatif élémentaire va d'un sémème source à un sémème but. Il est déclenché par un problème ; il est médié par un interprétant. Il dépend de conditions d'accueil morphosyntaxiques. Il conduit à l'actualisation ou la virtualisation d'un sème, qui chacune peuvent résulter d'une des opérations élémentaires que sont l'assimilation et la dissimilation (pour une présentation cf. l'auteur et coll., 1994, ch. III).

Une typologie des parcours interprétatifs doit tenir compte de la variété des problèmes, interprétants, conditions d'accueil, et résultats des parcours. Nous prendrons pour critère dominant le critère morphosyntaxique, non pas parce que nous le croyons discriminant, mais parce que nous souhaitons illustrer la thèse que les structures morphosyntaxiques contraignent les parcours interprétatifs, et notamment les propagations de sèmes.

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Dans la plupart des cas de défigement, les parcours interprétatifs sont redoublés, dans une duplicité paradoxale, ludique ou satirique. Par exemple, quand Rocard affirmait : "la seule reprise qu'on voit, c'est la reprise en main", l'expression reprise en main est susceptible de deux découpages morphosyntaxiques donnant lieu à deux sous-arbres. Et corrélativement, deux interprétations synthétique et analytique, correspondent à deux significations différentes, voire opposées par les sèmes /économie/ vs /politique/, /mélioratif/ vs /péjoratif/. Ici, comme ces catégories relèvent respectivement d'un domaine et d'une dimension sémantique, la duplicité sémantique résulte d'un dédoublement d'isotopies génériques. La première occurrence de reprise correspond aux projets, aux apparences, et la seconde aux réalités moins nobles, d'où l'effet démystificateur du propos : au dédoublement thématique que manifestent les deux acceptions de reprise s'ajoutent ainsi un dédoublement dialectique (/avant/ vs /après/) et un dédoublement dialogique (/apparence/ vs /réalité/).

Au palier lexical, les deux parcours se traduisent par un syllepse sur reprise qui conduit au défigement de la lexie reprise en main. Les deux interprétations du syntagme reprise en main se succèdent ainsi : l'interprétation synthétique précède l'interprétation analytique, et c'est pourquoi l'on peut parler de défigement.

N.B. : Pour qu'il y ait à proprement parler défigement, il convient que la lecture synthétique du syntagme litigieux soit la seule ordinairement attestée. On peut par exemple opposer Prendre un verre dans le buffet et Prendre un verre dans le bureau : comme le bureau, en tant que meuble, n'est pas réputé recéler de verrerie, on choisit l'acception 'pièce', et on lit donc prendre un verre synthétiquement comme une lexie. Mais la lecture analytique de prendre un verre dans le contexte de buffet ne résulte pas pour autant d'un défigement. A l'inverse, quand Salinas écrit : "buen francés y mal francés "

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(Obras, Séville, 1869, I, p. 222), il défige par fausse décence le nom du mal français, car la lecture analytique du syntagme n'est pas autrement attestée.

Ici comme plus loin, nous rencontrons des problèmes bien connus en rhétorique, notamment ceux de l'antanaclase et de syllepse. On peut certes utiliser le vocabulaire de la rhétorique, et notamment de la tropologie, mais cela permet de classer les phénomènes plutôt que de les décrire. Les tropes sont le résultat réifiés de parcours dont nous avons à décrire les conditions et la dynamique. En d'autres termes, nous ne souhaitons pas décrire les formes rhétoriques pour elles-mêmes, car elles sont définies à des niveaux hétérogènes, mais bien les opérations interprétatives qui les sous-tendent. Ces parcours sont normaux et ordinaires, et l'attribution des sens dits littéraux relève de la même sorte de description que l'attribution des sens dits dérivés. Il y a "jeu de mots" quand plusieurs parcours coexistent, fût-ce avec des degrés de plausibilité différents.

Pour aller plus loin, il faudrait restituer les textes oraux ou écrits dont sont tirés les exemples, et, comme nous le ferons à l'occasion à propos des interprétants, et tenir compte notamment des facteurs de genre, car ils définissent des conditions herméneutiques.

2. La modification syntagmatique de la lexie

2.1. Inversion

Quand Jacques Brel écrit anonyme société , il resémantise par allusion la lexie société anonyme . D'une part l'antéposition inusitée de cet adjectif est un interprétant qui conduit à actualiser l'interprétation morale et non légale. D'autre part, et corrélativement, 'société' revêt une acception sociologique et non économique. L'inversion est une des techniques les plus simple de l'antinomisme en littérature : ici Brel, en tant que narrateur, prend comme à l'ordinaire la posture romantique de l'individu seul, qui a un nom, contre l'anonymat social, et le

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parti des valeurs morales contre les valeurs économiques des philistins.

2.2. Intercalation

Sur les remparts de Saint Malo, on lisait ce tag : "Le béton est armé, pourquoi pas vous ?" La séparation en deux parties de la lexie béton armé s'apparente à une tmèse. Comme 'vous' comprend par défaut le sème /humain/, ce trait est propagé par anaphore dans 'armé' : d'où une déclaration de guerre, vaguement écologique, aux promoteurs.

2.3. Dislocation  Saint Simon, dans l'éloge ambigu d'une de ses victimes, note : "Il savait, entre autres, force grec, dont il avait aussi toutes les mœurs" (Mémoires, Paris, Tallandier, 1980, II, 393 [1702]).

On peut considérer mœurs grecques comme un syntagme figé. Ici, cette lexie subit à la fois une tmèse et une ellipse de sa seconde partie, qui connaît en outre de notables transformations morphosyntaxiques : grec , nom singulier masculin, devient [grecques ] adjectif pluriel féminin (la transformation de genre n'est guère innocente ici). Elle sont redoublées par une série de transformations thématiques (/raison/ [grec] > /cœur/[mœurs] ; /mélioratif/ > /péjoratif/). Ainsi, les deux parties de la lexie se trouvent-elles opposées, car placées sur des isotopies différentes, et cette opposition prend une valeur maximale par détermination (cf. 'force' et 'toutes').

3. Les défigements par contexte concurrent

3.1. Reprise avec changement d'ordre

C'est le cas le plus simple, comme en témoigne cette phase adressée à un homme politique invité d'une émission satirique : "Vous êtes allé à droite et à gauche, euh, à gauche et à droite". (Rien à cirer, France Inter, 08.04.94).

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Le changement d'ordre, avec le genre de l'émission comme interprétant, permet un dédoublement d'interprétation de la lexie à droite et à gauche, d'abord lue synthétiquement sur une isotopie locative, puis analytiquement sur une isotopie politique.

3.2. Extraction par fausse reprise  ou reprise partielle dans une autre acception

Outre le mot de Rocard cité plus haut, soit ce dialogue : "Le pauvre jeune homme, s'écria Madame Grandet Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou". (Balzac, œuvres complètes, Paris, Seuil, t. II, p. 563). La seconde occurrence de pauvre prend l'acception de l'adjectif postposé, d'où à nouveau l'opposition thématique entre cœur et raison, et dialogique entre les deux univers de Grandet et de son épouse. Le parcours interprétatif est celui d'une antanaclase.

3.3. Extraction par reprise antonymique

(i) Dans un de ses rares accès de moralisme, Godard d'Aucour s'écria : "vos petites maisons s'élèvent partout des débris des grandes "  (Mémoires turcs, Paris, Quentin, 1883 [1745], p. 9). L'antonymie resémantise par dissimilation une partie de la lexie complexe. L'opposition entre 'petites maisons' et 'grandes [maisons] s'appuie sur les oppositions /privé/ vs /public/, /infamie/ vs /noblesse/, /matériel/ vs /moral/, la succession dialectique de ces catégories représentant un processus de décadence.

(ii) Du même auteur, rappelons ce dialogue, justement célèbre, entre le narrateur et une conquête dévote : ""Ah ! cher conseiller, je me damne !  Et moi je me sauve", m'écriai-je, et aussitôt je cours à la porte pour sortir" (Thémidore ou mon histoire, éd. Trousson, ch. VI, p. 342). La syllepse sur 'sauve' est permise par une condition d'accueil : le parallélisme syntaxique entre les deux répliques. Elle est favorisée par l'antonyme 'damne', qui joue le rôle d'interprétant, et le sème /religieux/

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est propagé de 'damme' à 'sauve'. Cependant, se sauver est une lexie dans l'acception profane, mais non dans l'acception religieuse (où l'on ne se sauve guère, tout au plus peut-on faire son salut). Bien que la construction réfléchie soit identique dans les deux cas, dans le second la construction pronominale n'est pas normée.

L'ambiguïté demeure, car l'impureté du narrateur délégué exclut cette l'interprétation. En outre, l'opposition du sacré et du profane se marque par le parcours inverse de la dévote et du débauché, à la chute (verticale) de l'une répondant la fuite (horizontale) de l'autre, au caractère duratif (éternel) de la damnation féminine s'opposant le mouvement ponctuel du galant.

(iii) Parfois, le parcours interprétatif est plus longs, car l'antonymie reste implicite. Ainsi dans ce trait de Rivarol : "Je vous écrirai demain sans faute. Ne vous gênez pas, répondis-je, écrivez-moi à votre ordinaire. (Rivaroliana, in Dutourd, J., éd. (1963) Rivarol  les plus belles pages, Paris, Mercure de France, p. 271).

(iv) Enfin, dans des genres cryptiques, comme les mots croisés, les antonymies s'intègrent à des parcours plus complexes. Ainsi pour ces définitions de Pérec : "Jeune fille, c'était déjà la femme au foyer", l'opposition entre 'jeune fille' et 'femme' permet de resémantiser 'foyer' et de retrouver Cendrillon ; de même, dans "passe ses jours dans une boîte de nuit" , la contradiction entre 'nuit' et ' jour' permet de resémantiser 'boîte' et d'identifier en tremblant Nosferatu.

3.4. Extraction par reprise anaphorique

Si l'antonyme est une forme de reprise partielle, car il partage les mêmes traits génériques que le sémème auquel il s'oppose, le synonyme agit de même a fortiori. Or, on peut considérer le pronom comme un synonyme momentané, car la plupart de ses traits sont propagés en contexte par l'unité qu'il "représente". Aussi une anaphore portant sur une partie d'une

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lexie permettra son défigement. Par exemple, Claude Sarraute résume ainsi sa lutte contre les tourments de l'âge : "je me casse le cul pour pas qu'il tombe" (Le Monde, 05.02.94). A la vulgarité persistante de cette journaliste, opposons aussitôt ce vers : "Si je parle d'amour c'est contre son empire" (Quinault, livret d'Atys, acte I, sc. 2). La lexie parler d'amour se trouve scindée par l'anaphore propre au possessif. Le sémème 'amour' fait alors l'objet d'une syllepse, et désigne à la fois un sentiment (dans parler d'amour), et une allégorie de celui-ci, comme le confirme dans la suite de la scène l'usage de la majuscule, qui marque la personnification d'Amour. Il change en même temps de statut actantiel, l'accusatif de la première occurrence devenant un ergatif dans la seconde, qu'exprime l'anaphorique.

3.5. L'interaction entre lexies complexes

3.5.1. La concaténation de lexies complexes

La concaténation simple isole un élément terminal d'une lexie pour en faire l'élément initial d'une autre. Ainsi, quand Gadamer admire la "puissance de la bonne volonté", Derrida le reprend en parlant de "la bonne volonté de puissance" (cité par Jacques le Rider, éd., Nietzsche, Œuvres, I, cvi, Paris, Laffont, 1993). Cette concaténation oppose en les conjoignant l'irénisme bien-pensant de Gadamer et la violence païenne de Nietzsche, pourtant chère à la tradition heideggerienne dont il se réclame.

Relèvent également de la concaténation simple la reprise avec addition, comme dans ce début de phrase de Breton et Eluard : "jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à nouvel ordre monastique"; et la reprise avec substitution antonymique, comme cette question angoissante de Pierre Desproges : " Sans la peine de mort, cela vaut-il la peine de vivre ?" (Fonds de tiroir, Paris, p. 53).

Par une autre forme de concaténation, deux lexies peuvent conserver le même élément final, l'élément initial de l'une étant inséré dans l'autre. Ainsi, dans

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"Le son du droit canon" (Le Canard enchaîné, 24.11.93), canon est un nom dans une lexie et un adjectif dans l'autre, et subit en outre une syllepse magistrale, qui unit ses deux acceptions comme /militaire/ et /religieux/, scellant ainsi l'alliance du Sabre et du Goupillon qui fait traditionnellement les beaux jours de cet hebdomadaire.

Enfin, l'élément initial peut être commun, et certains zeugma entrent dans cette catégorie. Ainsi, dans "Ma femme aux mouvements d'horlogerie et de désespoir" (Breton, L'union libre), 'mouvements' se trouve isolé et resémantisé, devenant le lieu d'une syllepse qui oppose deux acceptions comme /inanimé/ vs /animé/, /matériel/vs /moral/, /duratif/ et /itératif/.vs /ponctuel/.

3.5.2. La juxtaposition de deux lexies complexes

Comme les lexies complexes pullulent dans tout texte, le défigement demande un interprétant, la symétrie par exemple. Soient ces trois jeux de couleurs :

(i) France-Inter titrait : "Travail au noir au pays de l'or blanc" (19.02.04), opposant ainsi l'or au travail comme le blanc au noir.

(ii) Eurosport (18.02.94) commentait ainsi une faute de l'équipe biélorusse de hockey : "Drapeau rouge pour la Russie blanche". La situation  les jeux olympiques  impose une isotopie sportive, mais l'opposition entre rouge et blanc, bien attestée depuis le début du siècle, suggère en outre une isotopie politique, ce qui conduit à indexer sur cette isotopie les quatre sémies 'drapeau', 'rouge', 'Russie', et 'blanche' .

(iii) Selon un biographe, Antoine Blondin préférait "le maillot jaune à l'habit vert" (Yvan Audouard, Monsieur Jadis est de retour, Paris, La table ronde, 1994), ce qui reprend paradoxalement le topos de la tête et des jambes, en opposant en outre le maillot populaire à l'habit bourgeois, la singularité du héros et l'uniforme d'une élite conformiste.

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Retenons alors cette norme : deux figement isomorphes dans deux syntagmes contigus peuvent s'annuler, si leurs éléments contiennent des traits génériques communs, et si le genre textuel n'y contrevient pas.

3.6. Les noms propres complexes

Les noms propres sont aussi des lexies, susceptibles des mêmes sortes de défigements que celles que nous venons d'étudier. Certes, la philosophie contemporaine du langage, héritière historique de la scolastique, a maintenu le préjugé d'une spécificité du nom propre, celle qu'assurerait sa référence singulière. Mais pour nous, le nom propre ne diffère des autres lexies que parce qu'une bonne part de ses sèmes sont afférents, et notamment propagés par le contexte local. D'ailleurs, pour ce qui concerne les défigements, les noms propres complexes se comportent comme les autres lexies, et vont permettre de récapituler les cas de figure précédents.

(i) Reprise anaphorique : "Un pas sépare le sublime du ridicule : c'est le Pas de Calais". La nationalité du locuteur est un interprétant majeur de cet axiome.

Comme plus haut, l'anaphore peut s'accompagner d'un changement de classe morphologique; par exemple, selon son président Lech Walesa, "Les seuls généraux dont la Pologne ait besoin sont General Motors et General Electric" (à propos de l'élargissement de l'Otan, in Le Figaro , 8.07.94.)

(ii) Antonymie partielle : Le Parisien titrait, à propos des services secrets, logés près de la piscine des Tourelles : " La Piscine déménage à Noisy le Sec" (15.09.93, édition spéciale, ). La resémantisation de 'piscine' et de 'sec' est réciproque.

(iii) Défigement par syntagme isomorphe concurrent : A l'époque ou Jacques Toubon, alors ministre de la culture, avait banni les expressions anglo-saxonnes, mon garçon coiffeur affirmait : "On ne dit plus un Mac Donald, mais un canard proxénète"

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(la traduction était prescrite par le genre éphémère de la plaisanterie anti-Toubon).

Bref, la resémantisation d'un nom propre est toujours possible : quand en 1790 il fut question d'appeler la circonscription de Basse Auvergne département du Mont d'Or, un député de Clermont, Gaultier de Biauzat, s'opposa à cette proposition, par crainte que cette appellation n'attire l'attention du fisc. Le nom de Puy de Dôme évita heureusement ce drame.

3.7. La présomption d'isotopie comme facteur de défigement

Comme on le voit, les défigements sont à l'échelon local le produit de stratégies interprétatives. La propagation de traits par présomption d'isotopie est un facteur de resémantisation, et donc de défigement. En d'autres termes, l'activité sémantique est déterminante : ce n'est pas le défigement qui conduit à la resémantisation, mais l'inverse.

Soit par exemple cette publicité pour le dernier disque, posthume, de Chet Baker : "Un jour la musique donna des ailes à une gueule d'ange " (Le Monde, 3.11.93). Le décès récent engage à lire une isotopie religieuse dans 'musique', 'ange', et 'ailes', transformant le trompettiste mort d'overdose en ange musicien. Le caractère ponctuel de 'un jour' permet d'inférer que sa mort a coïncidé avec sa rédemption par la musique, voire avec son ascension ailée.

Dans la mesure où les lexies complexes contiennent souvent ce que l'on appelle des "métaphores mortes", voire complètement oubliées (qui comprend encore la mention de loups dans à la queue leu leu ?), leur défigement permet un retour au sens dit littéral : ainsi, pour 'ailes' et 'ange'. Faisant de la métaphore morte une sorte d'Alceste, Picoche et Honeste estiment qu'elle "peut être ramenée à la vie si elle est "filée" c'est-à-dire utilisée dans toute une succession de métaphores cohérentes entre elles " (1994, p. 123-124). Sans revenir sur les insuffisances de la théorie de la métaphore filée

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(cf. l'auteur, 1987, ch. VIII), nous dirions plutôt que la métaphore connecte des isotopies, mais ne les institue pas.

Les lexies complexes juxtaposées se défigent quand un dédoublement d'isotopies imposent des syllepses sur certains de leurs éléments. Ainsi Le Canard enchaîné détaillait le menu de réveillon de François Léotard, alors ministre de la défense, à Sarajevo : "Dinde truffée aux éclats, canard au sang, champ' de bataille" (22. 12. 93). Sur l'isotopie culinaire sont indexés 'dinde', et 'canard' (mais canarder n'est pas loin) ; sur l'isotopie militaire 'éclats' et 'bataille' ; et des syllepses sur 'truffée', 'sang', et 'champ' les indexent sur les deux isotopies, les isolant dans les lexies complexes auxquels ces sémèmes appartiennent. Le caractère forcé du jeu de mot permet aux intrépides journalistes d'opposer de façon grinçante la fête et la mort.

4. Patron formulaires et substitutions paradigmatiques

Nous avons vu un exemple, avec au pays de l'or blanc, de ce que Galisson appelle les palimpsestes verbaux. Ils conduisent aussi à des défigements. La différence n'est pas dans le principe du parcours interprétatif ni dans son effet, mais dans le détour par un interprétant in absentia. : la lexie dans sa forme canonique. Ainsi, "Un écologiste mal léché" (France Inter, 23.10.93) s'entend par une substitution malicieusement métonymique de l'ours et de son défenseur.

La substitution peut s'accompagner d'un changement de classe morphologique : "Le silence se fit colonel" écrit Pierre Dac. Elle est souvent antonymique : Le Canard enchaîné prévoit ainsi pour les chômeurs "un avenir radié "  (16.03.94), qui s'oppose sans nul doute à l'avenir radieux promis jadis aux travailleurs. 

La substitution accompagnée d'une homophonie est un à-peu-près : ainsi la "bombe anatomique" pour une journaliste de France Inter, les "prix gastronomiques" selon Coluche.

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Les noms propres s'y prêtent parfaitement : ainsi, "L'histoire de France (Anatole)" (Le magazine littéraire, 320, avril 1994, p. 144 ; la syllepse sur le nom est une annomination) ; ou ce titre de Pierre Georges : "Le silence est Delors" (Le Monde, 10.10. 94, date où l'on attendait une déclaration de candidature aux présidentielles).

Comme l'homophonie (cf. radieux/radié), la synonymie apparente renforce l'opposition sémantique entre termes substitués. Par exemple, infernal et satanique font des synonymes passables. Or, à propos de l'activité débordante du pape, le Canard titrait : "Halte aux cadences sataniques !" (24.11. 93). La substitution est double, car la lexie combine cadences infernales et versets sataniques. La première, qui appartient au vocabulaire syndical se trouve resémantisée dans le domaine religieux. La seconde, avec Salman Rushdie, fait allusion à l'islam. Mais alors que les cadences prolétariennes sont opposées au prince de l'église (qui ne produit ici que des versets), le fanatisme associé à l'islam (par la condamnation même de Rushdie) lui est obliquement attribué.

Nous ne développerons pas plus avant, car nous nous privilégions dans cette étude les relations contextuelles.

5. Le défigement de la lexie simple

La différence entre lexies simples et complexes n'a rien de fondamental, et l'on ne sera pas surpris d'observer pour les lexies simples les mêmes phénomènes que pour les lexies complexes. Là où le défigement des lexies complexes conduit à leur analyse en mots, le défigement des lexies simples conduit à leur analyse en morphèmes, ou, par divers à-peu-près, en d'autres mots.

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5.1. Analyse

Diverses formes de puritanisme ne cessent de créer des mots infâmes à partir de syllabes jugées malsonnantes. Résistant héroïquement à la pression de mouvements politically correct, le Government Printing Office, organisme officiel américain, tient à souligner qu'on peut admettre comme "acceptables et inoffensifs" des mots contenant une syllabe "à caractère masculin", comme manager, manslaughter, et même human et humankind " (Le Monde, 29.12.93).

5.2. Substitutions

Paradigmatiquement, on relève des substitutions, le mot étant pris comme patron formulaire. Une syllabe est alors promue au rang de signe, morphème ou lexie, et sémantisée par là. Ainsi, ce ÇYougoslamort"  d'un lecteur de Télérama.

5.3. Défigement par contexte concurrent

Syntagmatiquement, la rime peut jouer le rôle d'un interprétant pour isoler une syllabe, ensuite sémantisée. Voici par exemple le début d'une ballade de Molinet : "Madame, j'ai sentu les façons / Du feu d'amour, puisque je vis / Les yeux plus aspres que faucons / De vostre gent et plaisant vis" (Dupire, N., éd.,Les Faictz et dictz de Jean Molinet, Paris, Picard, 3 vol., 1936, pp. 866-867). Sans poursuivre plus avant, le poème est obscène, et pour que nul n'en ignore, le manuscrit original présente les rimes en rouge : ainsi, l'échange des regards est contrepointé par la conjonction charnelle.

5.4. Concaténation

La concaténation de lexies simples correspond à ce que Lewis Carrol appelait des mots-valises (portmanteau). Soit par exemple ces vers de Laforgue : "Soleil qui saignant son quadrige / Cabré, s'y crucifige"

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(Complainte à Notre-Dame des soirs ). 'Saignant' est repris sémantiquement dans 'crucifi-' et quadrige phonétiquement dans -fige . Si bien que crucifige réalise, tant par le son que par le sens la conflation ironique du soleil païen et du soleil chrétien, d'Hélios glorieux et du Christ sanglant.

6. Sémantique interprétative et questions herméneutiques

Posé hors contexte, le problème de la polysémie, aussi lancinant qu'insoluble, est pour une large part un artefact des linguistes. Nous n'estimons pas que les lexies soient par elles-mêmes polysémiques en contexte : ce sont les parcours interprétatifs qui sont multiples. Comme le contenu de chaque occurrence est le résultat d'un parcours, et pour ainsi dire sa réification, quand plusieurs parcours sont prescrits, voire simplement licites, la lexie devient plurivoque. L'originalité des défigements consiste on l'a vu à articuler cette plurivocité à la fois sur les parties et sur la totalité de la lexie. Il en va de même, toutes proportions gardées, en perception visuelle quand plusieurs parcours sont possibles, ce qui crée des figures ambigu's.

Ainsi, les défigements sont particulièrement intéressants pour étudier les relations sémantiques en contexte, parce que les propagations sémiques y sont nombreuses, que les interprétations y rivalisent, et au-delà parce que ces activations et inhibitions posent des problèmes herméneutiques complexes, dont nous ne pourrons donner qu'un aperçu.

6.1. Le problème des "interprétants explicites"

Une solution facile mais limitée consiste à poser le problème de l'interprétation en relevant des points particuliers du parcours interprétatif, en premier lieu les "interprétants explicites" qui correspondraient à des "instructions". Aragon écrit par exemple : "Rien ne s'opposait à ce que rencontrasse une jeune fille dans un métro, ou dans n'importe quel,

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comme on dit bizarrement, transport en commun" (La défense de l'infini, Paris, Gallimard, 1986, p. 276). Le comme on dit bizarrement pourrait être considéré comme un interprétant qui engage à resémantiser 'transport' d'une part, et 'en commun' de l'autre. Mais c'est le contexte global qui qualifie le contexte local. Sans divers passages exhibitionnistes dans le même chapitre, l'interprétant lui-même ne serait pas nécessairement reconnu comme tel. En outre, ce genre d'interprétant engage à chercher, mais ne permet pas de savoir ce qu'il faut trouver : il signale un problème, non une solution.

En revanche, dans une formule comme : "Agfa, le grain de beauté", 'Agfa' est un interprétant, dans la mesure ou il permet d'indexer sur la même isotopie (/photographie/), par des sèmes génériques afférents, aussi bien 'grain' que 'beauté'. La resémantisation de 'grain' et 'beauté' conduit à un défigement, qui unit parfaitement l'art la technique.

6.2. Les interprétants implicites

Ce sont des "connaissances d'univers", notamment de normes sociales, qui permettent d'activer certaines interprétations et d'en inhiber d'autres. Prenons pour exemple ce titre de journal : "Cité des Francs-Moisins : Le restaurant des femmes du monde" (Le Monde, 4.03.94). 'Cité' et 'Francs-Moisins' inhibent la lecture synthétique de 'femmes du monde', car ces dames ne fréquentent pas certaines banlieues. 'Du monde' doit donc être pris dans une acception cosmopolite et non mondaine, comme le confirme la suite, qui traite d'une coopérative de femmes immigrées.

6.3. Les interprétants situationnels

On aborde ordinairement la question de la situation, par les coordonnées spatiotemporelles, et l'identification de l'énonciateur. Il est certes bon de ne pas les négliger.

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Quand un commerce prend pour nom La flûte enchantée, on défigera la lexie s'il s'agit d'une boulangerie, et non d'un disquaire. Même  ou surtout  si elle se trouve, comme c'est le cas, avenue Mozart. Ou encore, quand Jean-Paul II déclare : "Je suis un pauvre diable" (17 août 1994), le défigement est tout aussi licite que quand le Méphisto de Mon Faust (Valéry) fait la même déclaration. Encore que l'antiphrase du premier devienne l'euphémisme du second.

Cependant, prenons garde : la situation n'est aucunement donnée, mais fait l'objet d'une interprétation. En outre, elle pullule de signes (de la plaque de l'avenue Mozart aux vêtements pontificaux) et plus généralement, elle relève du sémiotique en tant que lieu d'une pratique sociale.

Nous voici donc devant le cercle vertueux d'une mise en pertinence réciproque : c'est la situation qui permet de choisir dans le texte ce qui est pertinent pour l'énonciateur. C'est le texte qui permet à l'interprète de choisir dans la situation ce qui est pertinent pour le lire.

6.4. Les attentes

Comme toute activité, l'interprétation répond à des attentes liées aux objectifs de la pratique en cours, et parfois aux désirs de l'interprète. Mais ces désirs et ces objectifs eux-mêmes s'affirment et se définissent par rapport à diverses formes de la doxa. En bref, on pourrait dire que le figement est endoxal, et le défigement paradoxal. On a d'ailleurs souvent souligné que les expressions figées sont dépositaires de la doxa  observation que l'on peut étendre au moins à l'ensemble du lexique.

D'où le problème herméneutique de l'identification de l'hypallage. On se souvient de la plaisanterie tchèque : "Un officier suisse m'a volé ma montre russe" qui conduisait l'interprète, à ses risques et périls, vers un double refigement. Des hasards insistants de l'histoire ont voulu en effet que les montres suisses et les officiers russes soient incomparablement

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plus présents dans tous les mondes, sémiotiques ou non, que les montres russes et les officiers suisses, jusqu'à ce que leurs désignations puissent passer pour des lexies en formation. Mais la norme qui préside au figement n'a pas le caractère rigide d'une règle. L'indépendance de la Tchécoslovaquie et la mode des montres russes pendant la vogue de Gorbatchev ont failli infirmer l'hypallage.

Pire encore, les régularités d'un style personnel peuvent susciter le paradoxe d'une doxa individuelle. Ainsi, quand Gongora écrit, à propos des amours de Vénus : "No sé si en brazos diga /De un fiero Marte o de un Adonis bello" (éd. Millé, ¤ 388, st. 4), la norme gongorine voudrait l'hypallage : "De un bello Marte o de un Adonis fiero", mais par un écart suprême de la doxa, il revient ici aux figements habituels dans la mauvaise poésie de son temps. En fait, comme l'a bien vu Antonio Carreira, la diaporèse (cf. no sé [É] si diga), équivaut à l'habituel défigement redoublé par échange d'épithètes.

6.5. Comment exclure défigements ou refigements

Mis en demeure de justifier les lectures qui précèdent, et que concrétisent les défigements étudiés, nous répondrions par quelques recommandations déontologiques.

Elles touchent tout d'abord la partie du texte où se trouve la lexie, et sa fonction dans l'économie du texte. Par exemple, un titre, conventionnellement lourd de sens, invite au défigement : ainsi, l'œuvre de Florian Gassmann intitulée Opera seria est évidemment une comédie échevelée.

Et cependant, Le salon des idées vertes qui se déroulait au Parc Floral de Vincennes (5-13.11.94) ne doit pas son nom à un défigement de la trop célèbre lexie chomskienne. Même si le créatif qui a trouvé ce nom était diplômé en linguistique, il ne paraît pas licite d'y voir une allusion, car le public ne pouvait la discerner. Les lectures symptomales sont en fait immanentistes : le sens n'est pas

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immanent au texte, mais à la situation d'interprétation. Ainsi, une allusion, un défigement qui ne sont pas perçus, ou qui sont rejetés, doivent être écartés.

Nos recommandations concernent aussi le genre du texte, qui détermine la position de l'énonciateur, et la prévisibilité de son propos. Par exemple, quand Ernest Chenière, député RPR de l'Oise, déclare à propos du voile islamique : "Il ne s'agit pas du tout des bijoux discrets, que l'on porte davantage pour soi que pour les autres, et qui peuvent être effectivement une petite croix, une main de Fatma, le nom du Prophète ou bien encore l'étoile de David" (LCI, 12.09.94 ), dira-t-on que ce parlementaire fait un défigement antonymique de bijoux indiscrets ? Ce serait introduire une invraisemblable note de licence dans ce discours bienséant. On voit que nous faisons nôtre le principe que les Pères de l'Eglise nommaient principe d'acolouthie : il suppose l'unité relative du texte et se traduit sémantiquement par la présomption d'isotopie. Cette unité ne reflète pas l'unité à soi d'une essence, mais l'unité des objectifs de la pratique sociale dont relève le texte. Elle est médiée par le discours (politique, religieux, etc.), et par le genre du texte et se traduit par son unité sémantique, en premier lieu par son isotopie générique dominante.

Nous rencontrons ainsi le problème de l'intentionnalité. En effet, c'est l'intention supposée de l'auteur qui permet de diriger les propagations de traits. Si dans le halte aux cadences sataniques, satanique peut s'appliquer au Pape, ce n'est pas parce qu'il se dit un pauvre diable : satanique, depuis Khomeiny, renvoie à l'islam. Mais ici, d'une part cadences s'accorde parfaitement avec ce que le Canard appellerait l'infatigabilité pontificale, et d'autre part, pour cet hebdomadaire bien de chez nous, la Calotte exécrée symbolise toutes les religions révélées.

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La sémantique interprétative n'a pas pour but de restituer les intentions de l'auteur, ni même de le comprendre en tant que personne ; encore moins, comme l'espérait Schleiermacher, de le comprendre mieux qu'il ne s'était compris lui-même. On est toujours tenté d'appeler intentions de l'auteur les hypothèses interprétatives que l'on fait, fût-ce en tenant compte des contraintes philologiques. Mais on ne peut affirmer que les stratégies interprétatives correspondent aux stratégies génétiques. Ces deux sortes de stratégies n'ont peut-être pas de commune mesure.

Bref, si aucune interprétation ne peut prétendre au monopole de la vérité, il en est d'oiseuses et de fausses. Le problème est d'exclure plus que de justifier : c'est la tâche d'une herméneutique critique.

6.6. Vers une herméneutique critique

Partis d'un problème de lexicologie, nous rencontrons des questions classiques de l'herméneutique. C'est inévitable, car les sciences sociales, et notamment les sciences du langage, sont des sciences herméneutiques, qui traitent d'événements et non de faits, de phénomènes et non de choses.

Nous nous référons cependant à une herméneutique philologique plutôt que philosophique. Le caractère critique de la philologie est primordial, même dans l'histoire de la philosophie critique.

La sémantique tente de retracer les parcours interprétatifs. Mais c'est à l'herméneutique critique qu'il revient de problématiser leurs conditions et de hiérarchiser leurs résultats en définissant des degrés de plausibilité.


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©  1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Défigements sémantiques en contexte. Texto ! 1997[en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Defigements.html>. (Consultée le ...).