ÉLÉMENTS DE THÉORIE DES GENRES

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte diffusé sur la liste fermée Sémantique des textes, 2001)

Si la question des genres a été traitée par la poétique, le nom même de cette discipline évoque traditionnellement la littérature ; or, bien au-delà, c’est l’ensemble des normes et des usages linguistiques, oraux et écrits, artistiques ou non, qui relève de ce que l’on pourrait appeler une poétique généralisée. Prenant quelque recul à l’égard de la poétique littéraire, elle doit assumer une tâche nouvelle : décrire la diversité des discours (littéraire, juridique, religieux, scientifiques, etc.) et leur articulation aux genres. L’enjeu n’est pas mince, car les textes sont configurés par les situations concrètes auxquelles ils participent ; en outre, par la médiation des genres et les discours, ils s’articulent aux pratiques sociales dont les situations d’énonciation et d’interprétation sont des occurrences.

1. Méthodologie et déontologie

1.1. Comparatisme et genres : sept typologies

On distingue sept entreprises comparatives. (i) La typologie des langues, évidemment. (ii) Chaque langue, aux diverses étapes de son histoire, connaît des usages propres à des types de pratiques sociales ; pour en rendre compte, il faut une typologie des discours. (iii) Chaque discours compte un nombre déterminé de genres, dont la typologie rend compte de la diversité externe des textes. (iv) La typologie des textes traite de la diversité interne des genres. (v) Celle des parties d’un texte traite des sections (parties de textes délimitées par des critères d’expression) et configurations (parties de textes définies par des critères de contenu). (vi) Celle des morphologies traite de la parenté des textes, indépendamment des genres : il y a dans les textes un " vocabulaire " de formes sémantiques, dont certaines ont été reconnues et inventoriées par les traditions rhétoriques et poétiques (les figures non tropes, par exemple), mais aussi d’autres qui ne sont pas nommées, comme les molécules sémiques (structures stables de traits sémantiques, qui n’ont pas nécessairement de lexicalisation privilégiée). Cette typologie peut transcender les frontières linguistiques (ex. les motifs en folkloristique). (vii) Enfin, la typologie des usages génériques différencie des classes d’usagers ou des " styles ".

1.2. Trois conceptions du genre

Bien qu’elles soient souvent confondues, on peut distinguer trois conceptions du genre : la classe, le type et la lignée. (i) La conception classificatoire doit affronter tous les problèmes ordinaires des taxinomies, dont le moindre n’est pas la variabilité des critères. (ii) La conception typologique doit caractériser le rapport entre type et occurrences. Or, les types de textes sont des modèles hypothétiques, et leurs occurrences font sens tout autant parce ce qu’elles instancient le type que parce qu’elles s’en écartent. D'ailleurs, aucune théorie des types n’a pu constituer une sémantique de la variation des occurrences à l’égard des types. La théorie des prototypes a certes introduit du flou dans les taxinomies, mais sans parvenir à qualifier cette variation, car elle ne décrit le rapport entre exemplaires centraux et périphériques que par la métrique quantitative du nombre de traits (la cue validity).

Les deux premières conceptions du genre, la classe et le type, relèvent de la problématique logico-grammaticale : la première, de l’imaginaire classificatoire de la grammaire ; la seconde, de la logique.

1.3. Que les genres ne sont pas des " types de textes "

Gardons-nous de confondre les " types de textes " et les genres. Les types de textes sont des classes qui ne reposent que sur un critère ; par exemple, les fameux genera de Diomède sont distingués par le critère énonciatif : seul le poète parle, seuls les personnages parlent, ou ils alternent leur propos. Le privilège exorbitant donné à ce critère a d’ailleurs entravé le développement de la poétique classique jusqu’à Hegel, puis de la typologie linguistique des genres depuis Benveniste.

En assimilant la théorie des genres à la typologie des textes, on oublie que la définition d’un type de texte dépend de l’analyste : pour les besoins d’une cause ou d’une application, il peut inventer une catégorie quelconque qui divise un corpus (roman en je ou en il, textes longs ou courts, etc.). Les adversaires de l’étude des genres glosent d’ailleurs sur la relativité sinon la vanité de telles typologies.

La poétique doit certes produire et hiérarchiser des critères descriptifs, mais surtout rechercher leurs interactions. Les genres sont en effet définis non par un critère, mais un faisceau de critères. Ils doivent d’ailleurs leur caractère d’objectivité à cette multiplicité des critères, et les nouveaux critères que l’on propose en linguistique de corpus ne s’appliquent efficacement qu’en fonction de la différence des genres, et la confirment au lieu de l’infirmer.

Un genre se définit en effet par (i) la cohésion d’un faisceau de critères, tant au plan du signifié qu’à celui du signifiant, et par (ii) son incidence sur la textualité, sur ces deux plans également. Aussi, il détermine ce mode de corrélation entre plan du signifiant et plan du signifié que l’on peut nommer sémiosis textuelle (cf. infra).

Ce n’est donc pas la typologie des textes, mais celle des genres qui nous importe. Or cette typologie est subordonnée à celle des discours. L’existence de genres transdiscursifs reste douteuse, car le voisinage d’autres genres (ou, s’il s’agit de genres inclus, d’autres contextes d’inclusion) suffit à les modifier : la lettre privée diffère évidemment de sa transposition stylisée dans le roman.

Pour une sémantique des genres, on peut rechercher des critères de corrélation entre composantes sémantiques, comme ceux-ci, à titre indicatif : thématique ouverte / fermée, concentrée / diffuse ; dialectique ordonnée, désordonnée, impertinente, orientée positivement ou négativement ; dialogique variant ou non les foyers de l’énonciation et de l’interprétation représentées ; tactique pertinente, ou non pertinente, etc. On cherche à caractériser les modes de leur co-variation, un genre étant alors défini comme un mode d’interaction normé entre composantes. La combinatoire des composantes n’est aucunement libre, car beaucoup de combinaisons possibles ne sont pas attestées.

1.4. Genres et sémiosis textuelle

On définit ordinairement la sémiosis au palier du signe, et comme un rapport entre signifié et signifiant ; mais on ne s’interroge guère sur les paliers supérieurs, comme si leur sens se déduisait par composition de la signification des signes. Or, un genre définit précisément un rapport normé entre signifiant et signifié au palier textuel : par exemple, dans le genre de l’article, au premier paragraphe (sur le plan du signifiant) correspond ordinairement une introduction (sur le plan du signifié) ; dans le genre de la nouvelle, il s’agira plutôt d’une description.

Outre les régimes de production et d’interprétation des textes qui relèvent du genre, la sémiosis textuelle détermine, semble-t-il, le mode de mimésis. En règle générale, plus les rapports entre les deux plans du texte sont normés, plus son effet de réel (empirique ou transcendant) est intense, comme en attestent les textes gnomiques ou religieux. Le genre est donc le facteur fondamental de la sémiosis textuelle. Dans certains discours, comme le discours littéraire, des normes additionnelles peuvent être élaborées et mises en œuvre (cf. les " styles d’auteur ") ; mais que ce soit pour les spécifier ou pour les contester, elles s’appuient sur les normes génériques.

1.5. La poétique commence au palier des discours

À une typologie a priori des genres, on préférera la recherche des axes typologiques qui dépendent des discours. Le projet d’une typologie transdiscursive paraît en effet illusoire, dès lors que les genres sont spécifiques aux discours. À chaque discours, on peut faire correspondre un système ou symmorie générique. Chaque groupe de pratiques sociales correspondant à un discours se divise en activités spécifiques (ex. le jury de thèse, la conférence, le cours, la correction de copie, etc.), qui ont chacune leurs genres. Pour relier les genres aux discours, la poétique généralisée a pour tâche d’étudier les synmories dans leur spécialisation et leur co-évolution.

1.6. Des genres suprêmes et des sous-genres

Tout classement, dès lors qu’il prétend refléter une " nature des choses ", retrouve les problèmes classiques de l’ontologie, car l’ontologie occidentale s’est formée à partir des problèmes de catégorisation, d’abord posés par la théorie de la prédication vraie. Par contraste, on peut considérer le genre comme le niveau de base dans la classification des textes, pour trois raisons convergentes. (i) Il n’y a pas de genres suprêmes (pas de genre de genres), car les critères de groupement des genres sont les discours — et les pratiques qui leur correspondent. Aussi, de grandes catégories de l’expression, comme la prose ou l’oral, conduisent à des regroupements oiseux (l’oral, de la brève de comptoir au réquisitoire, n’a évidemment pas plus d’unité que la prose). (ii) Les parties de genres sont elles-mêmes relatives à ces genres : par exemple, la description inaugurale dans la nouvelle du XIXe n’est pas une simple occurrence de la description. (iii) Les sous-genres, comme le roman " de formation " ou le roman policier sont définis par diverses restrictions qui intéressent soit le plan de l’expression (par exemple le roman par lettres, le traité versifié), soit celui du signifié.

2. Du corpus à l’intertexte

La caractérisation raisonnée des genres reste un préalable à la constitution de corpus pleinement utilisables pour des tâches de description linguistique. Quels que soient les critères choisis, on ne peut tirer grand-chose d’un corpus hétérogène, car les spécificités des genres s’annulent réciproquement, et les disparates qui demeurent ne peuvent être interprétées pour caractériser les textes.

2.1. Paliers du contexte et de l’intertexte

L’interprétation procède principalement par contextualisation. Elle rapporte le passage considéré, si bref soit-il — ce peut être un mot : (i) à son voisinage, selon des zones de localité (syntagme, période) de taille croissante ; (ii) à d’autres passages du même texte, convoqués soit pour des tâches d’assimilation, soit de contraste ; (iii) enfin à d’autres passages d’autres textes, choisis (délibérément ou non) dans le corpus de référence, et qui entrent, par ce choix, dans le corpus de travail. Aucune de ces trois contextualisations n’est déterministe, au sens de mise en Intelligence artificielle, qui suppose un parcours linéaire mot à mot. La première peut être rétrograde ; les deux autres sont peu contraintes par la linéarité du texte ou des textes qui font l’objet des rapprochements. Qu’elle contextualise ou recontextualise, dans tous les cas la pratique des rapprochements génère du sens, de manière d’ailleurs inévitable sinon compulsive, selon un principe de contextualité qui pourrait s’énoncer ainsi : deux signes — ou deux passages d’un même texte mis côte à côte — sélectionnent réciproquement des éléments de signification (sèmes). Cet échange transforme leur signification en sens (soit par validation de traits inhérents, soit par actualisation et/ou propagation de traits afférents).

Ce principe de contextualité est la base du principe d’intertextualité  : deux passages de textes différents, si brefs soient-ils, et fussent-ils réduits à la dimension d’un signe, sélectionnent réciproquement, dès qu’ils sont mis côte à côte, des éléments de signification (sèmes). Cet échange surdétermine leur sens (par actualisation et/ou propagation de traits afférents). À un palier encore supérieur, on peut formuler un principe d’architextualité : tout texte placé dans un corpus en reçoit des déterminations sémantiques, et modifie potentiellement le sens de chacun des textes qui le composent.

2.2. Les parcours intertextuels

De la déontologie qui a présidé à la constitution du corpus dépendent évidemment les parcours interprétatifs au sein de ce corpus, et les modes de l’intertextualité. Les parcours privilégiés s’étendent en premier lieu entre les textes de la même lignée, puis entre ceux du même genre, puis entre les genres d’un même discours. Les relations entre discours ne sont jamais directes, mais toujours médiatisées par des transpositions (cf. par exemple, l’image du discours juridique dans les romans de Balzac). Les rapports au sein du genre dominent les rapports entre lignées, comme au sein du discours : les relations d’un genre à l’autre supposent également des transpositions (comprenant les inclusions, citations, etc.). Bref, les parcours intertextuels, tant génétiques qu’interprétatifs, s’établissent préférentiellement entre textes de même genre.

2.3. Genres et médiations symboliques

Les genres sont des moyens (i) de la médiation symbolique (au sens proposé par Clifford Geertz, 1972) qui articule l’individuel et le social, et (ii) de la médiation sémiotique, celle qui sépare le physique du représentationnel. La poétique généralisée engage dans son ensemble la médiation symbolique : le genre partage tout à la fois le caractère public de l’action individuelle socialisée et de la norme sociale où elle prend place. Ne pas encore appartenir à la société, comme l’enfant qui apprend à parler, ou en être rejeté, comme l’aliéné, c’est utiliser des genres idiosyncrasiques. En d’autres termes, le genre pourrait être considéré comme le lieu sémiotique de l’intersubjectivité en tant qu’elle est médiatisée par la Loi.

De même que les normes sociales constituent le fond qui permet de comprendre les actions individuelles, l’étude du genre revêt son plus grand intérêt quand elle permet de percevoir la singularité des textes. C’est dans l’usage singulier des genres que se constitue la personnalité, alors que les genres dessinent " en creux ", par les positions énonciatives et interprétatives qu’ils codent, la personne comme ensemble de rôles sociaux.


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©  juin 2001 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Eléments de théorie des genres. Texto ! juin 2001 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Elements.html>. (Consultée le ...).