L'ÊTRE NAQUIT DANS LE LANGAGE
UN ASPECT DE LA MIMÉSIS PHILOSOPHIQUE
François RASTIER
C.N.R.S.
(Article paru dans Methodos, 2001, v. I, n°1, Lille, Presses du Septentrion, p. 103-132)
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À Barbara Cassin
L’étude du
langage mène naturellement à l’ontologie.
Sylvain Auroux, 1996, p. 128.
Comme une interdisciplinarité de bon aloi se garde d’être fusionnelle, nous nous cantonnons ici au rôle secondaire du linguiste. Ce retrait disciplinaire ne nous dissuade cependant pas d’exercer un droit de suite, car des thèmes philosophiques devenus doxa demeurent profondément ancrés en linguistique. La sémantique, en particulier, s’est constituée à partir de la tradition, fixée par la scolastique, d’une philosophie du langage privée de dimension réflexive. Ses questions invétérées sur l’arbitraire du signe, la référence, le concept, la catégorisation, etc., sous-tendues par les préoccupations ontologiques, ont toujours reconduit le signifié au concept ou à l’objet, et fait de la sémantique la plus tardive et la plus fragile des sciences du langage.
Aussi le projet d’une sémantique des textes s’appuie-t-il sur la tradition de l’herméneutique philologique plutôt que sur celle de l’herméneutique philosophique. Il vise pourrait-on dire à élaborer une déontologie , tout à la fois rupture avec les préoccupations ontologiques de la linguistique, et étude du sens textuel dans une praxéologie des discours et des genres (cf. l’auteur, 1997, 1999).
I. Discours et genres.En abordant la philosophie comme un discours , nous entendons par là non pas une dimension du langage, comme dans l’analyse du discours
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“ à la française ”, mais un ensemble de genres et de textes propres à une pratique sociale, aujourd’hui universitaire pour l’essentiel. En sémantique des textes, un discours se définit par un ensemble de genres en co-évolution et un corpus de textes oraux ou écrits qui procèdent de ces genres. À chacun de ces genres correspondent un mode génétique, un mode mimétique et un mode herméneutique [1]. Enfin, quant à la “ matière ” du discours, on relève que toute pratique sociale définit un domaine sémantique, dont les indicateurs lexicographiques donnent un aperçu : blanquette sera répertorié comme un terme de cuisine, carguer comme un terme de navigation, et dialectique comme un terme de philosophie. Bien entendu, les mots du domaine ne suffisent pas à le définir, et des thèmes ou d’autre unités textuelles, comme les fonctions dialectiques (narratives, par exemple) participent aussi à sa définition. Nous chercherons donc si le domaine sémantique de la philosophie a des propriétés linguistiques particulières qui tiennent à son mode de constitution. Certes, la philosophie touche par l’éthique à l’ensemble des affaires, et, dans une conception sponvillienne, peut peut parler de tout (et donc de rien). Pour certains, en revanche, son domaine lui reste spécifique et défini au moins négativement — Auroux par exemple affirmait que l’avortement n’est pas un problème philosophique.
Nous nous limiterons ici au champ qui nous paraît spécifique à la tradition occidentale, celui de la Philosophie première, l’ontologie, en posant deux questions : comment s’est constitué un langage de l’Etre, et quel est son mode mimétique [2] ? En entendant mimésis au sens d’une production et non d’une représentation, nous rechercherons donc les techniques qui permettent l’ontogonie , c’est-à-dire la production d’impressions référentielles propres à l’ontologie — qu’elle traite de l’Etre suprême ou de l’Objet quelconque. À partir d’études antérieures sur
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les contraintes sémantiques des impressions référentielles et la mimésis littéraire, nous chercherons à cerner les principaux modes mimétiques de notre tradition philosophique [3].
1.1. La philosophie et le langage.
La notion de mimésis philosophique peut sembler “ inédite ”, mais elle ne pouvait guère apparaître tant que la philosophie prétendait dire le vrai et jugeait transparent son discours, ordinairement défini comme une représentation ou présentation d’un ordre idéel ou mondain existant par ailleurs, et non comme une mimésis au sens actif d’une ontogonie. Dans sa double tradition platonicienne et aristotélicienne, la philosophie occidentale classique s’est en effet constituée contre la doxa, le mythe et le discours rhétorique : elle entend réduire l’autonomie du langage à l’égard de la vérité, pour le plier voire l’asservir aux exigences de sa recherche. Les réserves de Levinas à l’égard de Derrida en témoignent encore [4].
Sans égard pour la diversité des langues, on a découplé les idées des textes qui les expriment, et qui donc n’ont pas été étudiés et théorisés comme tels. La tradition chrétienne, héritière en cela de l’hellénisme, a continué de distinguer la vérité évangélique de son statement dans les langues des Gentils, la traduction n’altérant pas le message de la Révélation.
Bref, faute d’une philologie de la philosophie, la philosophie est longtemps restée oublieuse de sa propre textualité, et a conservé ainsi l’ambition de s’abstraire de la diversité contingente et accidentelle des langues. L’oubli de son statement lui a permis d’exercer une réflexivité insoucieuse des contraintes diachroniques et diatopiques qui s’exercent sur son discours [5].
Des deux acceptions principales du mot logos , comme énoncé et comme raisonnement, la seconde l’a emporté, comme en témoigne encore le nom même de la logique . Un argument vaut quelle que soit
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la langue qui l’exprime, et la logique, longtemps indistincte de la dialectique, s’est d’ailleurs formalisée pour mettre fin, avec le bonheur que l’on sait, à toute adhérence linguistique.
On pourrait opposer que l’argumentation n’est qu’une séduction rationnelle, que la philosophie n’argumente que pour persuader — si bien que l’on ne peut réduire son discours à l’argumentation, comme l’a tenté la philosophie analytique. Socrate est le rhéteur suprême, celui qui fait oublier son art [6]. N’y a-t-il pas un savoureux paradoxe de voir la rhétorique vilipendée ressurgir au centre même du discours qui la fustige puis la bannit [7] ?
Par ailleurs, la dimension critique de la philosophie, que Kant empruntait à la philologie, a été reversée au domaine de la gnoséologie, d’où peut-être le mémorable oubli kantien du langage. Malgré les “ tournants linguistiques ” qui se sont succédés, la réflexivité philosophique s’exerce sur la pensée plutôt que sur le langage, ou ne s’exerce sur lui qu’en fonction de la pensée. Enfin, la philosophie du langage elle-même ne se préoccupe guère de la différence des langues.
De fait, la théorie de la connaissance a toujours privilégié le face-à-face entre l’essence et le concept, le langage n’étant pris en considération que dans ses imperfections, heureusement rédimés par les langages formels.
Comme les imperfections sont considérées comme des défauts, la péjoration du langage garde toujours un fondement moral : une vertu s’oppose à la séduction, sépare le vrai du beau (comme nous le verrons à propos de la cacographie) et bien entendu la philosophie de la littérature.
Bref, la philosophie a fait oublier qu’elle est un art (une techné) du langage, et même un art moderne dans la mesure où il ne se soucie pas de la beauté. Elle ne veut guère admettre que le discours de la pensée soit fait de langage ; tout au plus en fait-elle la représentation d’une dianoia , discours qui est dans l’âme : logos endiathétos des Stoïciens, verbe intérieur de l’augustinisme, lingua mentalis de l’occamisme, langage de la pensée — Language of Thought — du cognitivisme orthodoxe contemporain.
Le mouvement qu’une formule journalistique nommait le tournant linguistique de la philosophie visait à assurer la prééminence de la philosophie du langage, plutôt qu’à problématiser le rapport de la philosophie à son langage. La philosophie du langage entend d’ailleurs prévenir les abus de ce mauvais instrument, et selon Wittgenstein, elle
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“ mène
un combat contre la fascination que des formes d’statement
exercent sur nous ” (1996). Cette méfiance des plus
traditionnelles demeure sans doute un fondement inébranlable
de la philosophie, qui se constitua, comme on sait, dans son
combat contre la sophistique.
Pourquoi la philosophie se cache son langage. — La philosophie et la philologie rivalisent certes de philie, mais Sophia semble s’être longtemps refusée à Logos. Selon Platon, dans sa septième lettre, la sagesse transcendante ne se déploie pas en discours. Toute philosophie explicitée ne serait donc qu’une propédeutique à une sagesse qui saurait se taire, car la voix la plus belle (kallisten phonen), celle de la Muse des Philosophes, reste silencieuse (Phèdre, 259 d). S’il faut bien en passer par les fourches caudines du langage, la philosophie doit rester orale : ainsi, la pire rhétorique serait celle de ces logographes qui écrivent leurs discours, car l’écriture s’interpose devant la vérité et permet à l’énonciateur de s’absenter pour ne plus en répondre. Or le régime de la clarté à toujours été celui de l’immédiateté, et donc de l’oral : ainsi le dialogue socratique peut-il dissiper les ténèbres de l’ignorance.
Poète à ses
heures, selon certaines attributions de l’Anthologie palatine,
écrivain de grand talent, Platon milite ainsi pour une prose
orale. Aussi, son rusé Socrate fait-il passer son discours
pour spontané, improvisé, sans recherche d’effet, car la
vérité s’éprouve dans l’immédiateté sans apprêt du dialogue,
dans la présence sans façons du maître. Bref, la bonne
philosophie doit soumettre la rhétorique à la dialectique dans
un art qui se fonderait sur un savoir.
L ’écrit, la prose et l’ontologie. — Si l’on excepte les polémiques anti-métaphysiques de Valla ou de Vivès, l’statement philosophique semble être restée à peu près invisible, et, par exemple, il semble presque discourtois d’étudier les jeux de mots chez Platon, dont les dialogues baignent cependant dans une “ atmosphère de calembour ” (Averincev, 1986). Même les présocratiques restent peu étudiés dans la forme de leurs écrits [8].
En se constituant à partir des cosmologies présocratiques, mais contre elles, la philosophie renonce à la poésie, décriée en même temps que la mythologie qu’elle exprime. Elle stigmatise les blandices de la poésie, comme celles de l’éloquence : dans les deux cas, le logos véritable s’oppose aux fictions trompeuses. Considérant les contes de nourrice comme des incantations (époidai , cf. Lois , X, 887 d 4), Platon compare les sophistes à des vieilles femmes racontant aux enfants des contes bleus : “ vous leur versez dans les oreilles des paroles ensorcelantes
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qui leur présentent des fictions parlées (eidola legomena) ” (Hippias Majeur, 286 a). Ces rhéteurs persuadent par la mythologie et non par l’enseignement (didaché , cf. Philèbe , 14 a 3-5).
Malgré Derrida, l’opposition entre l’écrit et l’oral reste cependant subsidiaire, car elle demeure dominée par l’opposition entre la poésie (toujours vocalisée chez les Anciens) et la prose. Il faudrait ici revenir à l’énigmatique notion de prose, et à l’opposition entre le discours pédestre (pézé lexis), le sermo pedestris des latins, et le discours ailé des poètes. Aristote n’a peut-être pas inventé la prose philosophique, mais ses œuvres en ont été le modèle, et longtemps les proses ultérieures en seront la réécriture.
Nous évoquerons dans une autre étude comment la prose et la poésie se sont disputé le privilège d’articuler la langue de l’Etre. Illustrée par la prose, la voie argumentative mime, dans son développement même, l’identité à soi, l’isonomie, la monotonie de l’Etre ; en revanche, dans la voie révélationnelle, le discours philosophique devrait témoigner poétiquement de Sa splendeur.
Cacographie. — Depuis que la prose kantienne, qui doit beaucoup au style de chancellerie, a fait jurisprudence dans l’Université, il est convenu de dauber sur ce que Jean-Luc Nancy a appelé jadis la “ cacographie philosophique ”. Valéry par exemple ce critère : si c’est bien écrit, c’est de la poésie, si c’est mal écrit, c’est de la littérature ; mais si c’est très mal écrit, alors c’est de la philosophie.
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L’indifférence de certains philosophes à la “ laideur ” de leurs écrits semble liée à leur volonté d’objectivation. On peut par exemple souligner le rôle de la répétition brutale dans le Tractatus de Wittgenstein : elle rappelle que le réel est sans grâce, ou du moins que l’objet de la philosophie, absolument quelconque, fait d’états de choses, doit se représenter par un écrit aussi neutre que possible. L’auteur n’est pas responsable de ce qui s’impose à sa raison et ne peut tenir compte de nos désirs d’euphonie ou d’euphorie : il obéit au principe de réalité et non au principe de plaisir. On se demande si la lutte contre la matière, ou la conquête du général et de l’universel exigent bien l’indifférence qu’affiche la philosophie l’égard de son corps linguistique. Pour définir son objet, faut-il témoigner d’un principe de réalité par le refus d’une élégance discursive qui ne serait qu’ornement ? Exauçant un vœu de prosaïsme transcendant, la laideur attesterait alors d’une soumission à une réalité.
Cependant, les philosophes subjectivistes, comme Bergson ou Merleau-Ponty, par exemple, s’affirment volontiers comme auteurs ; ils donnent à leurs écrits une dimension esthétique, et leur prose ne se veut pas sans beauté. Certains, d’ailleurs, comme Sartre, ont franchi non sans talent le pas de la littérature.
1.2. Genres de la philosophie
Dans sa nudité, un discours de la vérité n’a pas de genres. On se souvient des anathèmes de Bossuet contre Richard Simon, cet oratorien
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qui avait eu l’audace de discerner des genres dans la Bible. Rien de surprenant si la Philosophie première n’a pas étudié ses propres genres. Peut-être influencés par l’esthétique romantique, les contemporains ont plutôt étudié le style des philosophes que les genres dont ils usent. C’est pourtant dans le domaine des genres que les réflexions sur la textualité philosophique nous paraissent le plus prometteuses, parallèlement aux travaux en cours relevant de la linguistique de corpus. La variété des genres renvoie à la diversité des pratiques, professionnelles en premier lieu — car, dans une linguistique praxéologique, les genres peuvent être compris et décrits comme des techniques. Par exemple, comme on a perdu ses dialogues, fort beaux dit-on, la tradition universitaire d’Aristote est restée liée au caractère didactique des traités qui nous sont parvenus.
Une typologie raisonnée des genres requiert évidemment des considérations historiques. Par exemple, la lettre jouait sans doute, avant l’apparition des revues, le rôle semi-public de l’entretien savant qu’assume aujourd’hui le paper . On pourrait songer cependant à lier des genres et des traditions philosophiques (le dialogue serait privilégié par la tradition idéaliste, comme chez Platon, Leibnitz, Berkeley) ou à des postures (le traité serait un genre favori des dogmatiques, ou favoriserait le dogmatisme). Mais cette voie ne peut être suivie qu’avec la plus grande circonspection : pensons au Tractatus de Spinoza, machine anti-dogmatique, aux dialogues de Diderot, etc., en gardant cependant à l’esprit l’usage ironique que les philosophes des Lumières ont su faire des genres. Comme ceux d’autres discours, les genres de la philosophie définissent des contrats génétiques, mimétiques et herméneutiques avec lesquels on peut ruser, que l’on peut contester en feignant de les accepter, etc. ; les transgressions confirment toutefois les limites génériques, même en les déplaçant.
Pour caractériser les voies linguistiques de l’ontologie, on pourrait regrouper les genres argumentatifs, qui recherchent la vérité par la recherche des apories et l’articulation des arguments, et les genres révélationnels, qui interprètent une vérité déjà exprimée, ou la laissent brièvement entrevoir.
Le dialogue et le traité relèvent de la première voie. Ils partagent des structures dialectiques [9] comparables, et les mêmes topoï de démonstration, mais leurs structures dialogiques [10] diffèrent évidemment, car le dialogue, par la pluralité des énonciateurs représentés, peut suggérer qu’il existe plus d’un point de vue légitime sur l’Etre, en
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quoi il sera préféré par les subjectivistes ; alors que le traité, qui n’a qu’un narrateur absent, suit une voie thétique et objectiviste. Si le dialogue est plutôt de tradition platonicienne et le traité d’ascendance aristotélicienne, ils ont été synthétisés, en même temps que les courants de pensée qui les privilégiaient, dans les sommes médiévales : elles procèdent par questions et réponses, mais suppriment les personnages et en hiérarchisent les arguments au point de les numéroter. Enfin, depuis que l’Université l’a définitivement emporté sur les cercles lettrés, le traité semble avoir périmé le dialogue — comme pour les jeunes gens la dissertation a supplanté autoritairement le discours.
Le genre ancien du commentaire et le genre moderne du fragment illustrent de manière antithétique la voie révélationnelle. Le commentaire et son succédané la paraphrase supposent qu’une révélation humaine ou divine a eu lieu : la connaissance réside dans des textes anciens, mais il faut encore la discerner et l’exposer aux contemporains. Le néoplatonisme a porté ce genre à son sommet, comme en témoigne par exemple le commentaire de Simplicius sur les Catégories d’Aristote. Les Pères en usaient amplement, et il deviendra la norme dans les universités médiévales, où l’on commençait ordinairement sa carrière par un commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard. Il est resté l’apanage des gens de conviction, quelle qu’elle soit, comme l’attestent les commentaires de Macherey sur Spinoza, ou ceux de Marion sur Descartes.
Par le fragment , en revanche, des philosophes contemporains, notamment à la suite de Nietzsche, ont rivalisé avec les présocratiques — qui écrivaient pourtant des traités, comme Héraclite, ou des poèmes, comme Parménide, et ne doivent leurs prétendus fragments qu’à la ruine matérielle de ces écrits.
Le fragment ne situe pas nécessairement la révélation dans un passé, mais il veut la faire jaillir dans le présent instantané ou éternel de sa lecture. C’est déjà le rôle métaphysique dévolu au Witz chez Friedrich Schlegel — si différent du trait d’esprit chez Chamfort [11]. Après Nietzsche, la carrière du fragment est assurée, et il joue son rôle anti-dogmatique jusque dans le marxisme fragmentaire de Benjamin ou d’Adorno. Par sa structure, il interdit en effet une mimésis de la complétude, qui en fait un genre anti-dogmatique par excellence, tout à l’opposé de l’antique sentence dont il est pourtant issu. Chez le jeune Schlegel, il traduisait une ontologie de la contradiction. Chez Nietzsche, il va vers une sorte d’humour oraculaire. Dans tout les cas,
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il suppose
une posture inspirée qui ordinairement ne peut être celle d’un
professeur.
II. Dire l’Etre.
Dans le Poème de Parménide, on assiste à la création de l’Etre, qui fera l’originalité absolue de la philosophie occidentale, au point que l’Ontologie a été jusqu’à il y a peu considérée comme la philosophie première [12], et que l’on doute encore discrètement du caractère philosophique de pensées sans ontologie, comme la philosophie chinoise.
2.1. L’Etre, anti-héros.
Pour créer l’Etre, Parménide le décrit dans le huitième fragment (v. 3-6) comme inengendré et sans trépas, immobile, un, au présent, continu, et dépourvu de fin [13]. Les prédicats majeurs de l’action sont ici niés : le transit temporel (“ jamais il n’était ni ne sera ”, v. 5), le mouvement, la variation qualitative, et la finalité (télos est plutôt un but qu’une finitude).
Dans le même fragment, un autre passage à première vue étrange (v. 26-34) décrit à nouveau l’Etre avec les mêmes prédicats (sans commencement ni fin, naissance ni perte), mais en outre immobile “ dans la limite de larges liens ” et “ planté là au sol, car la nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ”. Cette inclusion périphérique prépare l’image de la sphère, v. 43-44 : “ ressemblant à la masse d’une sphère bien ronde, du centre déployant une force égale en tout sens ”. On trouvait déjà cette image chez Xénophane, on la retrouvera chez Empédocle avec le Sphairos, chez Platon, chez Simplicius (avec la vérité “ bien ronde ”), chez Leibnitz avec les monades, et même dans la “ boule topologique ” de l’ontologie thomienne) : elle semble figurer en effet, géométriquement, l’invariabilité et l’isonomie de l’Etre. En outre, l’absence des membres qui permettraient à l’Etre d’agir est justifiée par son immobilité et son autosuffisance. Au delà, l’absence de tout anthropomorphisme fait
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d’emblée sortir l’ontologie et la métaphysique future du monde des dieux hellènes.
Mais pourquoi cependant ces liens autour de l’Etre, et cette immobilisation ? Comme l’a montré Barbara Cassin dans une analyse exemplaire, qui poursuit l’hypothèse pionnière de E. A. Havelock, puis les travaux de Mourelatos, ce passage du huitième fragment de Parménide réécrit le moment où Ulysse demande à ses compagnons de le lier au mât : “ liez-moi dans un lien douloureux, pour que je reste planté là au sol ” (cf. XII, v. 158-164) ; les marques linguistiques du palimpseste odysséen sont nombreuses et convaincantes (cf. Cassin, 1998, pp. 53-62). L’ontologie serait ainsi née d’une transformation négatrice de l’épopée. D’où le maintien initial de la forme poétique — que Jonathan Barnes trouve “ difficilement excusable ” —, de l’hexamètre dactylique de tradition homérique, et du vocabulaire, épique pour l’essentiel. Étrangement juxtaposés par Parménide, les vocabulaires épique, cosmologique et physique fusionneront ensuite, comme par abstraction, pour donner naissance à la terminologie ontologique.
Bien qu’elle s’orne encore parfois de mythes à fonction protreptique, la philosophie fuira désormais le récit, car il faut un manque et un but pour que les aventures d’un héros puissent accéder à l’intelligence narrative. Or, sans forme humaine, l’Etre, cet anti-héros, reste en effet apathique et apraxique car sans but [14] et sans manque [15]. Outre le récit, la philosophie fuira la narration : le je philosophique n’est plus celui d’un auteur, mais celui de tout homme, et ne peut être compromis avec l’anecdote biographique. Elle évitera l’ornement, car l’Etre n’en a pas à sa surface lisse et uniforme. Elle discréditera la fiction, parce qu’elle ne parvient pas à lui donner un statut ontologique : Strawson affirme encore avec force que l’Iliade et l’Odyssée sont oiseuses.
Tout cela aura de grandes conséquences, en premier lieu sur le langage de l’ontologie. En bref, pour dire l’Etre, on préférera, nous rappellerons comment, l’abstrait au concret, le nom au verbe, le raisonnement au récit, etc. Par ailleurs, le choix de l’ontologie éléatique par Platon et Aristote [16] aura jusqu’à nos jours de profondes incidences sur
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les sciences du langage et notamment en sémantique par les théories de la référence, de la polysémie, de la vérité, etc.) [17].
2.2. Des caractères de l’Etre aux caractéristiques du discours philosophique.Pour dévoiler l’Etre, ou du moins lui rester conforme, la dialectique se doit d’ériger en valeur son isonomie . En refusant la contradiction, elle postule l’identité à soi de l’Etre, si bien que seuls une pensée et un discours non contradictoires pourraient le refléter. Le refus de l’aporie discursive s’accorde ainsi avec l’isonomie ontologique. Aussi Leibnitz recourt-il à ce que l’on pourrait nommer l’axiome d’Arlequin : “ c’est toujours et partout en toutes choses tout comme ici ”, qu’il tire d’Arlequin empereur dans la Lune [18]. Il l’emploie dans maint domaine, pour caractériser son système, voire l’univers entier (Nouveaux Essais, IV, 16, 12), ou la matière (dans deux lettres à Hartsoecker, cf. 1996, p. 82, n. 2). Un autre axiome, che per variar natura e bella, que Leibnitz emprunte au Tasse, complète l’axiome d’Arlequin, car il ne s’entend que pour les apparences, alors que le premier s’entend pour “ le fond des choses ” [19].
Comme la permanence de l’Etre se traduit par son identité à soi, méthodologiquement, le discours qui en traite procède par définitions. Chacune affirme l’identité du definiens et du definiendum , et l’argumentation devra assurer son maintien. La forme la plus simple de l’argument aporétique consiste ainsi à confondre l’adversaire en lui montrant qu’il concilie des définitions contradictoires.
En règle générale, les systèmes dont l’ontologie est normative confèrent aux définitions un rôle fondationnel : ainsi du positivisme logique. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que par sa décontextualisation, la définition, considérée comme genre bref, mime ou crée un objet inconditionné. Selon Aristote, Platon, continuant la théorie socratique de la définition, “ admit que les définitions s’appliquent réellement à des êtres fort différents des choses sensibles ” (Métaphysique , A, 6, 987 b). N’est-ce point alors la définition qui crée le type ? Dans l’hypothèse que “ les Idées sont 'une cause d’immobilité et d’absolu
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repos pour les choses' ” (loc. cit., 988 b), elles témoignent bien de l’Être. En d’autres termes, la définition permet de dégager l’essence stable des choses qui est l’objet de la science. La définition parfaite est d’ailleurs tautologique, car elle témoigne absolument de l’identité à soi, et il n’est pas indifférent qu’en logique la tautologie soit toujours vraie, comme le rappelle fortement le Tractatus de Wittgenstein. À un tout autre niveau de la discursivité philosophique, on retrouverait sans doute le mirage de l’identité dans les notions de réflexivité et de spéculation : ces contemplations du même par le même laissent deviner que le miroir n’est pas loin.
À l’autonomie de l’Etre correspond le caractère auto-référentiel du discours philosophique. Levinas note : “ Sans doute, la force de ce langage réside-t-elle dans son refus de toute extrinsécité , c’est-à-dire dans sa vertu de conscience extrême ” (1976, p. 120). La réflexivité serait alors une conséquence de l’autarcie. Nous rappellerons plus loin les moyens linguistiques de cette auto-reférentialité.
À l’auto-engendrement de l’Etre correspond sa position de cause. Aristote, dans la Métaphysique , traite en philosophes les présocratiques parce qu’ils recherchent les causes. Comme elle traite de la cause de tous les effets, l’ontologie sera ainsi mise au rang de philosophie première.
Enfin, l’autonomie de l’Etre semble résulter d’une séparation . Le processus pour y parvenir sera l’abstraction à divers degrés. Chez Théophraste, par exemple, on passe des choses aux idées, puis aux nombres, puis aux Principes (au Premier Principe, ultérieurement). Les degrés de la procédure d’abstraction ont été brillamment exposée par Ficin : “ Évidemment, tu vois la beauté du corps. Veux-tu voir aussi la beauté de l’âme ? Enlève à la forme corporelle le poids de la matière, et les limites du lieu, garde le reste, tu as alors la beauté de l’âme. Veux-tu voir aussi celle de l’ange ? Retire, je t’en prie, non seulement l’étendue du lieu, mais aussi la marche du temps, retiens la multiplicité de la composition, tu la trouveras aussitôt. Veux-tu saisir la beauté de Dieu ? Supprime en outre cette composition multiple des formes, garde la forme absolument simple, et immédiatement tu atteindras la beauté de Dieu ” (1956, pp. 233-234). On ne peut exclure que l’abstraction toujours omniprésente — par exemple chez Rosch à la base des théories contemporaines de la catégorisation — repose sur des moyens linguistiques : utilisation de formes sans flexion temporelle ou déixis locale, etc.
Quoiqu’il en soit, les caractères présumés de l’Etre semblent déterminer la conception ordinaire de la conceptualité aux trois paliers successifs du mot, de la phrase et du texte. (i) Le concept de terme , technique, décontextualisé, invariant, s’applique à une catégorie du monde
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et de l’esprit, déjà le plus abstraite possible. La philosophie est alors conçue une discipline terminologique — et de façon corrélative, la théorie terminologique, formulée par Wüster, est une application directe de la philosophie du positivisme logique. (ii) Le concept positif de thèse , qui doit sans doute beaucoup à la géométrie éléatique, s’entend d’un axiome décontextualisé, qui peut être isolé dans une doxographie, et quitter l’espace des textes pour entrer dans celui des problèmes. (iii) Enfin, le concept négatif d’aporie suppose l’identité à soi du discours philosophique et repose sur le postulat de l’isonomie de l’Être. D’où les trois principes d’identité, de tiers exclu et de non-contradiction.
Ainsi, aux trois paliers du mot (le terme), de la phrase (la thèse, la définition) et du texte (l’aporie) le discours philosophique ordinaire, quoi qu’il articule, se trouve déjà configuré par l’ontologie.
Remarque : À la stabilité de l’Etre s’oppose cependant la fluence du vécu. Le panta rhei héraclitéen est réservé par Platon à l’apparence : ce découplage du vécu et de l’Etre semble au fondement de la séparation des Idées. On doute alors de la dignité ontologique du vivant. Diotima s’étonne : “ Cet être [le vivant], qui n’a jamais en lui les mêmes choses, on l’appelle néanmoins le même ! (Banquet , 207 d-e, trad. Robin). Cet étonnement se transpose dans le néoplatonisme en doute sur les limites de l’identité personnelle, quand Plotin questionne ainsi : “ Hemeis de — tines de hemeis ? (nous, qui nous ?) ” (Ce qui est un peut être en même temps partout, Ennéades , VI, 4 (22), 14).
2.3. La langue de l’Etre.
Et si les liens de l’Etre, sourd au chant des Sirènes sophistiques, étaient faits de langage ?
A. Le domaine sémantique.
Bien que la constitution d’un domaine sémantique ne soit pas seulement affaire de terminologie, commençons cependant par là. On a en effet produit des termes propres à l’ontologie, comme ceux qui sont définis successivement dans les trente chapitres du livre D de la Métaphysique : Principe, Cause, Elément, Nature, Nécessité, Un, Etre, Substance, Identité, Opposé, Antériorité / Postériorité, Puissance, Quantité, Qualité, Relation, Parfait, Terme (télos), Par soi, Disposition,
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Position, Passion, Privation, Avoir, Provenir, Partie, Tout, Mutilé (Incomplet), Genre, Faux, Accident.
La philosophie emploie bien entendu des termes relevant d’autres domaines, mais alors le plus souvent dans des acceptions générales, qui lui deviennent, si l’on peut dire, spécifiques : s’il s’agit d’un homme on considérera en lui plutôt l’espèce que l’individu, ou l’individu en tant qu’il est conforme à son humanité. Dans une étude à paraître, Quelques thèses à propos de l’essence du langage et du signifié, Coseriu propose cette réflexion éclairante : “ Le signifié d’un nom (ou recte : le signifié en tant que nom) est diakritikòn tês ousías (Platon) : délimitation — et, par là, constitution — d’une modalité (toujours virtuelle) de l’être. En soi, le signifié d’un nom est toujours universel, puisqu’il ne nomme pas des “ étants ” reconnus comme tels, mais une possibilité infinie de l’être ”. En effet, le nom isolé fascine, car comme le possest propre au divin chez Nicolas de Cues, il semble à la fois en acte et en puissance.
Faut-il alors considérer que le discours ontologique définit ses objets propres en instaurant un “ domaine des domaines ”, qui contiendrait tous les autres, qui serait indépendant de toute pratique sociale, si bien que toute pratique et toute science tomberait sous sa juridiction ? De fait, la préoccupation ontologique a été si constante et profonde que cette hypothèse sommaire s’est avérée, et par exemple les trente concepts du livre D constituent encore le fonds ordinaire, invisiblement banal, de l’argumentation “ de bon sens ” en tout domaine. Les catégories de la Raison pure en sont un extrait choisi, et on les retrouvera incognito dans les listes d’universaux cognitifs (cf. Sowa, 1984), car les catégories de l’esprit sont les invariants de la doxa occidentale, ou pourrait-on dire, son préjugé absolu, celui qu’elle place en-deçà de tout jugement.
Mais comment le discours philosophique parviendrait-il à créer un domaine indépendant de toute empirie, et qui cependant les déterminerait toutes ? Ce serait reconnaître au philosophe la posture du sage, et affirmer qu’il est retiré de la cité, dans un empyrée loin de toute empirie. Mais il est aujourd’hui fonctionnaire.
Examinons de plus près ce que l’ontologie doit au langage et d’abord à la langue grecque. Dans une étude illustre qui reprenait tacitement Trendelenburg, Benveniste (1966) interroge le statut linguistique des catégories d’Aristote. La première est un nom (ousia ), les cinq suivantes des grammèmes libres, les quatre dernières des verbes (généraux) qui comprennent naturellement des grammèmes liés [20]. Les
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catégories ou prédicables ne sont liés à aucun domaine sémantique déterminé, sinon le domaine indéterminé de l’ontologie, et c’est sans doute en cela qu’ils peuvent être prédiqués de l’ousia .
B. Philosophie et parties du discours.
Nom et verbe. — Au début du Péri herménéias, Aristote définit le nom (onoma ) comme un mot sans référence au temps ; il possède une signification en lui-même et pour lui-même, à la différence du verbe qui indique le temps et une affirmation à propos d’autre chose. On comprend ici pourquoi le nom convient à la désignation de l’Etre : comme lui, il est autonome et non soumis au temps, alors que le verbe lui est soumis et dépend de quelque autre chose. Le privilège ontologique du nom lui vaudra de figurer toujours et encore en tête de la liste des parties du discours, et d’être l’objet constant des attentions des logiciens puis des sémanticiens et des psychologues [21].
Pour ontologiser le verbe, on privilégiera sa forme nominale, l’infinitif, indépendant du temps, et qui lui sert donc de lemme dans les dictionnaires comme dans l’usage scolaire. Quant à ses autres formes, on les analysera, à la suite d’Aristote dans les Premiers analytiques (1, 46, 51, b 12) et la Métaphysique (D, 7, 1017 a 28) en copule (le verbe être ) plus participe présent, solution renouvelée par la grammaire de Port-Royal et reprise au moins jusqu’à Desclés (1987). Cela a permis au verbe de figurer le plus souvent parmi les mots catégorématiques.
Retenons que la distinction entre catégorématiques et syncatégorématiques, et qui trouvera sa formulation aboutie chez Priscien, garde une telle autorité qu’elle permet encore aujourd’hui de distinguer les mots “ référentiels ”, objets de la sémantique vériconditionnelle, des mots “ non-référentiels ” étudiés par la pragmatique.
Bref, l’opposition onoma / rhéma , posée au début du Péri Herménéias, et que l’on comprendra plus tard comme celle du nom et du verbe, aura été la matrice des catégories ontologiques, bien avant que l’on ne distingue les affixes de personne, de temps et de mode.
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La substantivation. — Si le nom n’a pas de temporalité, ou du moins de flexions exprimant le temps, il reste généralement attaché à un domaine par un sème générique : dans une langue comme le français 60% des mots sont monosémiques et indexés dans un domaine déterminé (par exemple, zorgite est un terme de minéralogie). Cette adhérence empirique reste à supprimer, car l’usage des acceptions générales n’y suffit pas. Un moyen linguistique simple permet d’y parvenir. La translation , théorisée par Tesnière (1966) [22], consiste à modifier la classe d’un mot en transformant son contexte immédiat : boire est un verbe, mais le boire devient un nom ; si rouge est un adjectif, dans le rouge il devient un nom, etc. Ainsi, l’article peut être décrit comme un translateur [23]. Pour obtenir des termes qui représentent l’Etre sans adhérence empirique, dans sa pureté autarcique, il suffira donc de translater des mots qui ne comportent pas de sèmes génériques de domaines : dans nos langues, ce sont les grammèmes libres ou liés.
L’article et la nominalisation des grammèmes. — Il se trouve qu’entre l’Odyssée et le poème de Parménide, la langue grecque connaît une évolution décisive pour notre propos. Alors que chez Homère les particules qui deviendront l’article sont encore des déictiques(ho, hê, to), “ entre Homère et les textes postérieurs, une innovation est intervenue qui a changé le caractère de la langue : la création de l’article ” (Chantraine, 1975, p. 188 ; cf. aussi Cassin, 1998, pp. 38-39).
Or l’article, translateur par excellence, permet de substantiver l’article lui-même ; on trouvera chez Parménide puis Platon des syntagmes comme to auto, littéralement ce re-ce (Cassin, 1998, p. 42). Cette sorte de redoublement morphologique n’est-il pas au fondement de la réflexivité ? Du moins, les “ nouveaux ” lexèmes sur lesquels opèrent alors les grammèmes sont eux-mêmes des grammèmes substantivés [24]. On sait en outre que les grammèmes, au cours de l’évolution diachronique qui les a constitués, ont perdu leur relation avec leur domaine sémantique d’origine. Leur nominalisation permet ainsi de constituer des sémèmes lexicaux d’une densité sémantique minimale, car ils sont dépourvus de la plupart des traits génériques, ce qui leur permet d’ailleurs leur ubiquité : n’étant rattachés à aucun domaine
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sémantique, ils sont compatibles avec tous. Ne peut-on mettre cela en rapport avec le fait que l’Etre soit sans lignée, auto-engendré, comme le kath’hauto de l’en-soi platonicien ?
Alors que les systèmes présocratiques, pour l’essentiel des cosmologies, recherchaient des éléments primitifs (stoicheia ) comme le feu ou la terre, qui donneront lieu à l’atomisme démocritéen, l’ontologie aura ainsi délaissé ces particules matérielles pour trouver les “ véritables ” éléments dans les particules linguistiques que sont les grammèmes. On passe ainsi de la physique élémentaire à une réflexivité véritablement transcendante, c’est-à-dire indépendante de tous les domaines sémantiques.
La différence ontologique entre l’Etre et l’Étant semble ici en germe : les domaines sémantiques regroupent les étants, alors que l’Etre se trouve “ hors domaine ” ou plus exactement dans le seul domaine de l’ontologie qui vient de l’instituer. En d’autres termes, l’ontologie permet la séparation des Idées : d’un côté les essences (grammèmes substantivés), de l’autre les apparences mondaines (le commun des lexèmes). Complémentairement, on pourra trouver dans le rapport entre le radical et les grammèmes liés que sont les affixes une autre source de la différence ontologique (cf. la belle étude de Lohmann,1948).
Les grammèmes libres. — Les grammèmes libres, déterminants, pronoms, prépositions, adverbes, notamment, seront toutefois privilégiés, car ils se prêtent mieux à la substantivation que les grammèmes liés. Ainsi le todé ti (quelque chose) chez Aristote est-il formé sur un déictique, tandis que la substance, to ti en enai (traduit en latin par quid quod erat esse), affiche sa permanence par des perfectifs du passé. Même le néant est issu, corrélativement à l’être, de cette formation morphologique : le mot français néant provient ainsi de nec-entem (négation d’un participe substantivé). La matière même n’échappe pas au procédé : Plotin la désigne par l’statement to alla, qui fait suivre un article neutre singulier par le pluriel neutre de l’adjectif substantivé (littéralement : “ ça autres ” ; cf. Ennéades , II, 4, 6-13). L’allemand, que Heidegger prétendait la langue de l’Etre, n’a certes pas été en reste, avec chez Hegel das Diese, das Allgemeines , et mille autres exemples.
Si les grammèmes libres ont toujours fasciné les métaphysiciens, les grammairiens ne sont pas en reste. Apollonios Dyscole (IIe a.C) rattache par exemple le pronom à la substance première (proté ousia) et Priscien (Ve. ap.C) affirme qu’il signifie une voire la substance indéterminée (“substantia significat sine aliqua certa qualitate”).
Parmi les grammèmes libres, les pronoms personnels joueront
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évidemment un rôle éminent dans la construction du sujet transcendantal. Alors que Kant avait attribué au Ich la structure de la transcendantalité, Benveniste, sur le versant linguistique de l’ontologie, en fait l’instituteur d’une “ réalité de discours ” : “ Je signifie “la personne qui énonce l’instance du discours contenant je ”” (1966, pp. 252-253). En somme, qui prétend à la fondamentalité aime à substantiver les grammèmes : ainsi Freud avec le Ich et le Es , Heidegger avec le Dasein (composé d’un adverbe et d’un infinitif substantivé) ; voire Jankélévitch, moins massivement, avec le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien .
Remarque : La notion de génie des langues s’est heureusement périmée, mais pourquoi Heidegger affirmait-il que l’allemand est la langue de l’Etre et accueillait-il ses visiteurs par un Deutsch, oder Griekisch ?, leur laissant le choix entre les deux langues — maternelles, et / ou convenablement aryennes — de la philosophie [25] ? Ces propos, d’un bizarre nationalisme, contiennent sans doute une indication utile. En effet, les latins, d’ailleurs pauvres en déterminants, philosophaient en grec, ou utilisaient du grec et des calques du grec. Les philosophes français, plus riches sur le chapitre de l’article, ont créé pour la philosophie universitaire des calques ou des adaptations de l’allemand. Mais à l’inverse de leurs collègues allemands, ils ne parviennent pas à nominaliser des syntagmes voire des propositions entières — ce pourquoi, notamment, Heidegger reste réputé intraduisible, à bon droit sans doute.
Même l’incompréhension occidentale pour la pensée chinoise procède peut-être du “ déficit ” ontologique qu’elle laisse paraître : elle a certes produit des morales, des esthétiques, des politiques, mais non de beaux et bons traités de Philosophie première. Soit, mais dans une langue sans déterminants ni opposition verbo-nominale, comme le chinois, comment produire une ontologie tournée selon nos modes [26] ?
Rétrospection . — Bref, le domaine sémantique de l’ontologie est constitué pour l’essentiel par la nominalisation des grammèmes, qui n’appartiennent à aucun domaine sémantique, et sont donc compatibles avec tous. Nous obtenons, en somme, les oppositions suivantes, qui certes ne sont pas établies sans débats complexes et ne sont pas unanimement partagées :
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Grammèmes |
Lexèmes |
Affixes |
Catégories |
Catégorèmes |
Syncatégorèmes |
Être |
Étants |
Accidents |
Transcendance |
Immanence |
|
Les grammèmes (libres et liés) sont dépréciés, car jugés dépendants et ne signifiant pas par eux-mêmes, il ne reflètent pas l’autonomie de l’Etre ; les lexèmes le sont aussi, parce qu’ils sont généralement liés à un domaine sémantique et peuvent faire l’objet d’acceptions particulières. En revanche, les grammèmes substantivés concentrent les qualités des lexèmes et des grammèmes, car ils sont tout à la fois abstraits et autonomes, et ils ne partagent aucun de leurs déficits ontologiques.
Dans ce dispositif, on peut distinguer deux niveaux ontologiques : l’ontologie empirique des étants, l’ontologie transcendante de l’Etre. Elles faisaient l’objet d’une gradation dans le cursus néoplatonicien, où Aristote suffisait à décrire la première, et Platon la seconde, tandis que le domaine des apparences et des accidents restait bien entendu en-deçà de la connaissance approfondie. Historiquement, ces deux ontologies se sont articulées de diverses manières. Les Idées platoniciennes sont devenues celles de l’Intellect Archétype ; puis, avec la profanation du monde ou du moins la création du monde profane, elles ont été “ remplacées ” par les objets que répertoriait l’Encyclopédie et que la philosophie analytique nomme aujourd’hui encore le mobilier ontologique du monde.
Le problème fondamental reste celui de l’isonomie interne de l’Etre ; elle lui permet de subsumer les étants dans une totalisation, sans pour autant que leur diversité cesse de rester pensable. Au demeurant, les monismes, jadis idéalistes et à présent matérialistes, ont précisément pour but de permettre cette totalisation sous les concepts philosophiques d’Esprit ou de Matière.
C. La dette des sciences du langage.
La dette, d’ailleurs réciproque, des sciences du langage en Occident à l’égard de l’ontologie reste si grande qu’elle semble ineffaçable : on peut interpréter de cette manière le silence de Saussure, dont la perspective différentielle est clairement anti-ontologique, ou dé-ontologique (cf. l’auteur, à paraître).
Dans le cursus scolaire, la grammaire était une introduction à la
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logique, qui la suivait immédiatement dans le trivium , puis, par là, à la métaphysique. Aussi n’est-il pas surprenant que ses concepts fondamentaux soient hiérarchisées en fonction de critères ontologiques. Au palier du mot, nous avons vu que l’autonomie du nom assurait sa précellence sur les autres parties du discours. Complémentairement, les affixes sont considérés comme l’statement des accidents affectant la substance exprimée par le nom, d’où les noms passablement péjoratifs de ptosis ou de casus qui leur furent attribués par les grammairiens antiques. Autre solution au problème des accidents, la théorie médiévale des modi significandi visait explicitement à maintenir l’unité ontologique du lexème, quelle que soit la variation des affixes, et donc des accidents : ainsi albedo et albet pouvaient sous des modes divers désigner la même blancheur.
Au palier du syntagme, il reste encore entendu que le nom impose ses qualités aux mots voisins, comme en témoigne le terme pérenne de rection . On continue ainsi d’enseigner que l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le nom, et jamais l’inverse, car on transforme toujours la concordance en rection. De même que dans les livres scolaires, dans les grammaires chomskyennes et post-chomskyennes (comme la HPSG ou Head-driven Phrase Structure Grammar), la notion de tête nominale demeure indiscutée.
Enfin, au
palier de la proposition, les théories binaristes de la
prédication ont dominé jusqu’à nos jours. Jusqu’à la fin des
grammaires générales au
XVIIIe
siècle, on a affirmé que la
prédication consistait en un jugement d’inhérence, rapportant
un accident à une substance, ou incluant l’idée contenue dans
le prédicat à l’idée contenue dans le sujet. La décomposition
scolaire et chomskyenne en Groupe Nominal et Groupe Verbal
continue cette tradition, bien que l’on dispose depuis Frege
de théories polyadiques de la prédication logique (cf.
l’auteur, 1998). L’isonomie ainsi établie par la prédication
binaire affirme l’unité et l’identité à soi de l’être exprimé
par le groupe nominal sujet, à travers les déterminations
précisées par le discours.
Par ailleurs, la rémanence des théories linguistiques transcendantales place régulièrement les grammèmes au centre de l’intérêt : l’article et le temps chez Gustave Guillaume, les pronoms et les déictiques dans les théories de l’énonciation, les connecteurs (les arthron d’Aristote) en pragmatique, les prépositions dans les grammaires cognitives (cf. les travaux de Lakoff sur over ).
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2.4. Des structures textuelles.
Comme non plus que les autres, la “ langue ” de l’Etre ne se réduit à une terminologie, venons-en pour finir à ses structures textuelles. Si l’Etre est un anti-héros, on peut s’attendre à ce que le discours qui en traite prenne la forme d’une anti-épopée et rompe tout rapport avec le mythe. Des mythes platoniciens aux expériences de pensée de la philosophie analytique, le discours philosophique abrite certes des formes incluses et résiduelles du mythe : ainsi l’apologue de la Terre Jumelle, chez Putnam, emprunte à la mythologie moderne de la science-fiction, et celui de la Chambre Chinoise chez Searle aux énigmes casanières du roman policier.
Cependant, si les personnages s’absentent du discours philosophique, ils ne tardent pas à y réapparaître sous deux formes non anthropomorphes : les agents de l’interlocution représentée, et les concepts de la quête gnoséologique. Le dialogue, éponyme de la dialectique, oppose en effet des personnages qui, pour porter parfois le nom de personnes historiques, ne sont pas moins littéraires que Palamède ou Protée : par exemple, Diotima semble n’avoir rien de commun avec Circé, mais son souvenir hante plus encore les poètes que celui de la dangereuse magicienne.
Bref, en passant de l’épopée au dialogue, les personnages sont subrepticement passés du récit à la narration, des rives troyennes aux lits du symposium, mais la dialectique n’a pas pour autant perdu tout contact avec le mythe. On considère en général que chaque personnage du dialogue représente une position du pensable, mais si l’on analyse la succession des processus qui scandent la progression du dialogue, on s’aperçoit que des actes dialogiques comme prendre un exemple, manier l’ironie, se faire l’avocat du diable, ne sont pas moins codifiés que les phases du combat singulier. L’éristique semble un écho assourdi de combats archaïques, tandis que la persuasion, surtout quand elle est socratique, garde quelque chose des récits d’initiation.
Ultérieurement certes, les personnages du dialogue pourront se réduire à de simples positions de parole : les sed contra des sommes médiévales se succèdent comme les inlassables horions des romans de chevalerie alors contemporains ; et plus tard encore les Hylas et les Philonoüs, simple noms de pastorale néoplatonicienne, revêtiront une transparence toute arcadienne.
Si le passage du récit à la narration permet à la philosophie de se réfléchir en elle-même et de gagner sa réflexivité caractéristique, il reste à interroger le statut narratif des concepts. On sait, en analyse narrative, que les personnages ne sont pas nécessairement anthropomorphes, dans le roman psychologique par exemple, les principaux
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“ personnages ” sont des sentiments ou des puissances comme le désir ou l’adversité.
Cependant, depuis Théagène de Rhégium et les lectures stoïciennes d’Homère, l’épopée a été moralisée et interprétée allégoriquement comme une psychomachie. Aussi, peut-être, la métaphysique instaure-t-elle d’emblée une moralisation, qu’elle décrive les puissances de l’intellect, de l’esprit ou de l’âme, ou la vie interne de l’Etre, ses attributs comme la puissance, ses prédicables [27].
Si la dialectique dispose et met en scène des personnages comme la Vérité, l’Esprit, la Nécessité, l’Opinion droite, etc., leurs interactions peuvent-elles se regrouper en séquences stéréotypées comme des fonctions narratives ? Quels sont leurs modes de récursion et d’enchâssement ? Les réponses à ces questions ouvertes varient sans doute selon les époques et les écoles ; mais chez Hegel par exemple on peut reconnaître encore le caractère épique des aventures de l’Esprit, dont les trois étapes rappellent fort la triplication des épreuves dans l’épopée indo-européenne.
En outre, un récit mythique abstrait peut fort bien ménager des séquences argumentatives. Une analyse détaillée des Eléments d’Idéologie de Destutt de Tracy (l’auteur, 1971) a pu établir que les développements scientifiques de la grammaire et de la logique sont surdéterminés par un récit de quête dont les trois épreuves successives se résumeraient grossièrement ainsi : l’Esprit humain, malgré les artifices et les sophistications qui ont fini par voiler l’origine, doit créer un langage conforme à la nature et donc parfait ; au moyen du langage, il constitue la connaissance en deux étapes, la représentation puis la mise en ordre des idées ; il instaure le règne des Lumières en communicant la connaissance au moyen du langage et spécialement de l’écriture. On retrouve dans ce récit abstrait les trois épreuves canoniques de l’épopée indo-européenne : qualifiante, principale et glorifiante. D’autres aspects troublants méritent mention.
(i) L’idéologiste et le je du narrateur partagent les mêmes fonctions que l’esprit humain et se trouvent être des acteurs du même agoniste [28], tout comme Condillac, par exemple. Dans la phase initiale de la quête, cet agoniste était manifesté par des acteurs comme l’enfant , ou les
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premiers hommes. Or la possibilité d’homologuer des acteurs appartenant à différentes isotopies reste caractéristique de ce que Lévi-Strauss appelait la “ structure feuilletée ” du mythe. Ici, et l’on peut y voir une marque de réflexivité, commune dans les grammaires philosophiques de l’époque, l’articulation entre le récit et la narration résulte du fait que l’activité du grammairien, tel qu’il se met en scène, participe du progrès de l’esprit humain vers la connaissance.
(ii) Le dédoublement d’isotopies entre le “ niveau ” mythique et le “ niveau ” scientifique ne conduit pas à deux discours juxtaposés, mais à une série de mises en corrélation au sein du même discours : par exemple, à la preuve sur l’isotopie scientifique correspond la reconnaissance sur l’isotopie mythique. Que l’esprit parte en quête de la vérité corrompue par l’artifice, comme Ivan de la Princesse enlevée par le dragon, cela ne choquera personne : on pourrait lire au besoin un roman chevaleresque dans la Phénoménologie de l’Esprit. Mais l’articulation dans un même discours des deux ordres, mythique et scientifique, reste plus difficile à admettre. En effet, on distingue en analyse narrative deux espaces : l’espace topique, où commence et finit le récit, et l’espace utopique où il se dénoue [29]. Ici, chez Tracy, l’espace topique est celui de la logique et de la grammaire, et l’espace utopique celui de l’ontologie. Or l’isotopie mythique dont relève l’ontologie permet seule de relier ensemble les trois parties de l’Idéologie : c’est pourquoi, bien qu’elle soit peu dense, elle demeure fondamentale.
Remarque.
— Pour être plus précis,
les Éléments
d’Idéologie
articulent trois récits
enchâssés, gnoséologique, grammatical, et
idéographique, qui narrent la conquête de la
connaissance, la création et l’élaboration des langues, enfin
la création d’une idéographie. Le premier appartient à une
isotopie mythique, le second à une isotopie scientifique, le
troisième à une isotopie technique.
Or, dès sa première épreuve, l’épreuve qualifiante, le
premier récit est voué à l’échec. En effet, la réussite de
l’épreuve dépend de la réussite du récit enchâssé (le récit
grammatical), qui traite des langues. Et récursivement, la
réussite de la première épreuve du récit grammatical dépend de
la réussite du troisième récit, enchâssé au second, et qui
décrit comment parvenir à représenter les langues par une
idéographie. Coup de théâtre, comme on en voit, toutes
proportions gardées dans
l’Histoire du petit
bossu, ou dans
le Manuscrit trouvé à
Saragosse, ce
troisième récit échoue aux dernières pages
des Éléments
d’idéologie, car
toutes les langues, mêmes artificielles, sont soumises à
l’histoire, ce qui cause l’échec des récits hiérarchiquement
supérieurs déjà développés sur trois tomes.
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2.5. L’ubiquité ontologique.
Dans son déploiement dialectique, le discours de l’ontologie jouit ainsi de deux particularités, qui le rendent discrètement miscible avec d’autres discours. Au palier lexical, dans la mesure où il crée des sémèmes [30] peu denses et dépourvus de trait génériques, ses termes restent compatibles avec toutes sortes de domaines : leur usage ne crée pas de ces incompatibilités sémantiques que l’on nomme des allotopies, et qui sont si utilisées dans les paradoxes [31]. Ils restent passe-partout, non seulement parce qu’on en use à tout propos, mais parce qu’issus de la substantivation de grammèmes dépourvus de traits génériques, ils peuvent comme eux s’accommoder de la plupart des contextes.
Au palier intermédiaire de la période ou du syllogisme, le discours de l’ontologie a élaboré des configurations textuelles qui ont connu un grand succès : prendre un exemple, raisonner par l’absurde, conclure du particulier au général, etc. Certes, il empruntait lui-même ces configurations à la sophistique sans foi contre laquelle il s’est édifié, mais il en normait l’usage, tant pour leur réquisition que pour leurs modes d’enchaînement.
Au palier textuel, enfin, il proposait le cadre mythique épuré d’une gnoséologie, décrivant comment l’esprit parvient à la connaissance et comment le sage ou le savant fait progresser la science.
L’ubiquité de ce discours, qui pourrait encore se détailler à ces divers paliers, tient alors d’une part à des notions comme celle d’objet quelconque et d’autre part à ses lois universelles de raisonnement. Aussi l’axiome, qui joue dans le discours rationnel le rôle du topos en rhétorique, ne s’applique pas à une situation comme un proverbe (qui suppose une petite allégorèse), mais simplement comme une spécification : au lieu de passer d’un domaine sémantique à un autre, on descend d’un degré de généralité dans l’échelle ontologique.
On sait que tout discours peut inclure des avatars ou répliques partielles d’un autre : par exemple, un roman peut inclure l’image de
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lettres intimes. En l’occurrence, le discours de l’ontologie et celui des sciences se sont longtemps appuyés l’un sur l’autre voire inclus réciproquement tour à tour, l’aristotélisme restant la figure majeure de cet échange.
Notamment, comme les concepts de l’ontologie sont issus de catégories linguistiques substantivées, les sciences du langage, surtout la sémantique, transposent traditionnellement dans leur discours des débats ontologiques, au risque souvent assumé de pérenniser une philosophie du langage inefficace pour la description des langues et des textes. La sémantique, discipline récente et toujours menacée, n’a pu formuler de programme scientifique autonome qu’en s’appuyant sur la critique radicale de l’ontologie formulée par Saussure.[32]
Les sciences du langage pourront-elles se défaire de la problématique logico-grammaticale qui a présidé à leur édification ? Une problématique rhétorique / herméneutique (au sens philologique du terme) permettra-elle de les remembrer autour d’une dé-ontologie, d’une sémiotique de l’action énonciative et interprétative ? Cette entreprise d’envergure, à l’issue douteuse, pourra peut-être recevoir quelque renfort de l’étude linguistique du discours philosophique, et du “ langage de l’Etre ” qu’il abrite.
2.6. L’altérité interne
Malgré son refus instituant et inextinguible du mythe, la philosophie reste dans l’impossibilité de l’anéantir, puisqu’il ressurgit sans cesse dans son discours, tant les formes narratives, même abstraites, restent indispensables à l’statement de toute pensée, c’est-à-dire à toute textualité étendue — et sans doute aussi à la formulation du projet même de la vie philosophique. La dualité interne qui en résulte se reflète dans ce discours par la coexistence instable de deux types de genres, révélationnels et argumentatifs ; de deux méthodes, rhétorique et dialectique, etc. Sans doute cette tension permet-elle au discours philosophique occidental d’occuper une singulière position médiatrice entre les lettres et les sciences. Issue des lettres, ou plutôt d’un reniement de la matière mythique de la littérature orale, ayant donné naissance à des sciences souvent ingrates (à son égard), la philosophie veut se faire la conscience des sciences par l’épistémologie et la gnoséologie, et rester l’Autre des Lettres, ou du moins de la littérature, par son indifférence à la beauté et à la séduction.
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Parallèlement, l’entreprise d’abstraction qui a présidé à la naissance de l’ontologie a conduit à la philosophie à deux entreprises : l’entreprise formelle et l’entreprise éthique. L’une repose sur la notion d’entité quelconque, en tant qu’elle est soumise à une loi scientifique [33], l’autre sur celle d’homme quelconque, en tant qu’il est soumis à une loi morale. Conceptualiser le quelqu’un et le quelque chose, fût-ce en substantivant des grammèmes libres, cet accomplissement discret n’est pas sans grandeur.
Encore faut-il que la philosophie puisse maintenir son altérité interne, ou en d’autres termes son hétérogénéité discursive. Il y va de son efficacité, car c’est de fait l’entreprise révélationnelle qui donne son but à l’argumentation. La fin de l’argumentation reste en effet la persuasion, dont le principe pourtant lui échappe, car la persuasion n’est pas nécessairement d’ordre rationnel, puisqu’évidemment rien hélas n’oblige d’adhérer à une argumentation correcte.
La
philosophie a besoin en outre d’une raison qui reconnaisse
dans le mythe son autre, qui sache définir et étendre ses
limites de validité et de juridiction, jusqu’à pouvoir
critiquer le mythe de la raison. En effet, dès lors qu’elle
devient déesse, la raison n’exerce pas son empire avec moins
de violence que le mythe.
Au lieu de choisir à tout prix entre les deux traditions révélationnelle et argumentative, de vouloir les séparer définitivement — alors que depuis Platon que personne n’a su vraiment les diviser, sauf à absorber la philosophie dans la science ou la religion, voire dans un prêchi-prêcha irénique et communicationnel —, ne peut-on admettre que ces deux traditions antithétiques confèrent à la philosophie sa fonction médiatrice entre le transcendant et l’immanent, voire entre le transcendantal et l’empirique, et en font une créatrice de schèmes, ébauches tout à la fois mythiques et rationnelles, ou du moins susceptibles d’être reprises et développées dans des discours qui relèvent de l’un ou l’autre de ces ordres ? Du moins de grandes philosophies, de Plotin à Lévinas, ont-elles su concilier les deux ordres et les deux styles qui les réalisent. Le discours philosophique est alors mû par un effort indéfini et comme tel émouvant : il ne s’abstrait du mythe qu’en abstrayant le mythe.
Ce différend interne anime indéfiniment le discours philosophique, lui donne une capacité admirable de refus, et le pérennise sans doute par là. Parmi les refus qui définissent la philosophie, on peut mentionner : le dégoût des leurres plaisants et des contes, auxquels s’opposent le désir intellectuel et le respect de la difficulté ; la critique des institutions,
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qui lui permet à présent de subsister dans l’Université sans renier la pensée ; le refus d’occuper un domaine propre, théoriquement et empiriquement délimité, par une sorte de sécession disciplinaire qui se traduit la “ vacuité ” de son domaine sémantique.
Ainsi, la voie critique de la philosophie n’est pas seulement une régression aux conditions de possibilité ; elle garde de la philologie une exigence une problématisation des doxa, un recul toujours possible, bien que limité et daté, à l’égard du moment socio-historique, recul qui fait événement et génère des diversités, car il récuse la doxa courante comme telle — et permet de refuser l’évidence au nom de la vérité ou du moins de sa recherche.
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NOTES
[1] Page 102 : Le genre est le niveau stratégique d’organisation où se définissent trois modes fondamentaux de la textualité : — Le mode génétique détermine ou du moins contraint la production du texte. Ce mode est lui-même contraint par la situation et la pratique. — Le mode mimétique rend compte de son régime d’impression référentielle (cf. l’auteur, 1992). — Le mode herméneutique régit les parcours d’interprétation. Par exemple, dans un corpus de contes, on actualisera sans vergogne des traits /animé/ dans des syntagmes ou des lexies comprenant en langue le trait /inanimé/ : c’est dire que les normes du genre ont une incidence sur les parcours d’actualisation des traits sémantiques. En principe, le mode herméneutique doit se régler sur le mode génétique, et il convient d’interpréter selon le genre.
[2] Page 102 : Par ontologie , nous entendons essentiellement celle qui est présentée dans la Métaphysique d’Aristote, et la tradition d’ontologie positive qui en procède ; devenue évidence de sens commun, elle légitime encore de fait divers positivismes, dont le positivisme logique reste le plus influent. Cependant, dès le Parménide , Platon découplait l’Un et l’Être (“ l’Un qui est au-delà de l’Être ”) et préfigurait le débordement de l’ontologie par l’hénologie, qui fut une caractéristique de l’ontologie néoplatonicienne (cf. notamment Plotin, Ennéades , VI, IX), et resta la source théorique majeure de la théologie négative (du pseudo-Denys à Scot Erigène, Nicolas de Cues, Maître Eckhart, etc.).
[3] Page 103 : Cf. l’auteur, 1992, sur la typologie des modes mimétiques dans les arts du langage. Son extension au discours philosophique reste à discuter, et dans la présente étude nous ne pourrons dépasser des remarques liminaires.
[4] Page 103 : “ Au départ, tout est en place, au bout de quelques pages ou de quelques alinéas, sous l’effet d’une redoutable mise en question, rien n’est plus habitable pour la pensée. C’est là, en-dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l’exode de 1940 ” (1976, p. 82).
[5] Page 103 : D’où l’incongruité dévastatrice de Lorenzo Valla quand, dans sa Dialectique, il soumet le discours de la métaphysique à une critique d’inspiration historico-philologique. Bien que datant de 1439 dans la première rédaction, cette œuvre admirable n’a guère perdu de sa vigueur, tant en philosophie du langage le fonds scolastique est resté stable.
[6] Page 104 : Avant les travaux de Rossetti, on ne trouvait dans l’immense bibliographie socratique que quatre articles sur la rhétorique de Socrate.
[7] Page 104 : Ainsi, dans un tout autre discours, de l’intarissable laconisme révolutionnaire des Jacobins, parlant au nom de l’antique vertu.
[8] Page 105 : Cf. les travaux de Mouraviev sur la métrique et les structures sémantiques chez Héraclite.
[9] Page 108 : La dialectique, en sémantique interprétative, est l’étude des relations entre intervalles du temps représenté (successions, évaluations relatives).
[10] Page 108 : La dialogique, en sémantique interprétative, est l’étude des modalisations, et notamment de l’énonciation représentée.
[11] Page 109 : Il faudrait retracer le parcours de la gnomé antique à la maxime, puis de La Rochefoucauld à Chamfort sa transformation en paradoxe. Schlegel fut surnommé der Chamfortierende, et assume cet héritage, tandis que Nietzsche rejette avec horreur la mémoire de ce jacobin.
[12] Page 110 : Les autres domaines de l’ancienne Philosophie sont devenus autonomes (comme la Physique), ou sont restés appuyés sur une conception de l’Être, comme l’éthique l’a fait jusqu’au pragmatisme (dès lors que son ambition dépassait la simple civilité).
[13] Page 110 : À ce propos, Cassin lit oud’ateleston , et non comme on l’a fait au moins depuis Simplicius êd ateleston) : nous choisissons pourtant ici, tendancieusement peut-être, la lecture ancienne, car la tradition ontologique nous importe ici.
[14] Page 111 : Au contraire d’Ulysse, l’Etre n’est pas un errant, mais reste immobile, alors que plazoma i est un verbe fréquemment associé à Ulysse dès le début de l’Odyssée (I, 2 ; IX, 81). Cf. aussi les planktes , Charybde et Scylla, et Cassin, 1998, p. 62, n.1.
[15] Page 111 : Cassin donne : “ il n’est pas en manque, alors que manquant, il manquerait de tout ” (fr. VIII, v. 33) alors que Conche traduit : “ il est sans manque ; alors que manquant, il manquerait de tout ”. Sur ateleston , Cassin, p. 222.
[16]Page 111 : Voir l’argumentation d’Aristote contre Héraclite au livre gamma de la Métaphysique . La cosmologie impermanente d’Héraclite restera jusqu’à nos jours sans guère d’écho autorisé. Même le commentaire de Heidegger s’efforce de la faire revenir dans le bercail ontologique, en s’appuyant sur la leçon erronée d’un éditeur anglais, reproduite au premier fragment de l’édition Conche.
[17] Page 112 :Le lien entre l’Etre et la vérité reste constant, de la Métaphysique d’Aristote (“À un autre point de vue, l’idée d’Etre, l’idée qu’une chose est, signifie que cette chose est vraie” 1017 a), à l’argument de Saint Anselme pour preuve de l’existence de Dieu, et jusqu’aux débats contemporains sur la référence (cf. Kleiber : “ pour que l’on ait la phrase Le chat est sur le paillasson, il faut qu’il y ait un chat, un paillasson, et que le premier soit sur le second ”, 1997, p. 21).
[18] Page 112 : Comédie de Nolant de Fatouville, 1683.
[19] Page 112 : Lettre à la reine Sophie-Charlotte, 8 mai 1704, in 1996, p. 87.
[20] Page 115 : Grammèmes et lexèmes sont des morphèmes ou signes minimaux. La division entre lexèmes (morphèmes lexicaux) et grammèmes (morphèmes grammaticaux) repose sur ceci : dans toutes les langues certains morphèmes (les grammèmes) appartiennent à de petites classes fermées et sont très fréquents, car ils font l’objet de choix répétés et obligatoires (par exemple, les morphèmes du nombre en français) ; en revanche, d’autres morphèmes (les lexèmes) appartiennent à des classes plus étendues et plus ouvertes, restent moins fréquents et ne font pas l’objet de choix obligatoires (cf. par exemple Pottier, 1974, p. 272). La distinction subsidiaire entre grammèmes libres et liés s’appuie sur le fait que certains grammèmes, comme l’adverbe ou la préposition, constituent des mots isolables, alors que les autres sont des affixes (préfixes, infixes, suffixes).
[21] Page 116 : En psychologie cognitive, d’après un décompte récent de Danièle Dubois, 80% des expériences sur la catégorisation portent sur des mots isolés, dont 80% encore sur des noms substantifs. En sémantique, voir par exemple Kleiber, 1998.
[22] Page 117 : Tant qu’elles en restaient à une conception substantialiste du langage, les théories linguistiques ont négligé ce moyen élémentaire de modifier la classe morphologique d’un mot.
[23] Page 117 : La théorie de la translation est présentée par Tesnière, 1966, pp. 361 sq.
[24] Page 117 : Cette circularité permet de retrouver obscurément une archaïque vérité, car en diachronie, les grammèmes résultent d’un lent processus de grammaticalisation de lexèmes. Ce processus les désémantise, en les déliant de leur classe sémantique d’origine : par exemple, dans beaucoup de langues, des prépositions et des adverbes sont issus de lexèmes désignant des parties du corps (cf. en français maintenant ).
[25] Page 119 : Elles sont élues, en vertu tout à la fois de leur configuration (Sprachgestaltung ) et du peuple (Volk ) comme de la race (Stamm ) qui les parle. Cf. 1987, p. 57 s.
[26] Page 119 : On peut renvoyer ici aux pénétrantes études de François Jullien, notamment Le détour et l’accès (1995), et par ailleurs au débat entre Rémusat et Humboldt, présenté par Jean Rousseau et Denis Thouard (1999).
[27] Page 123 : Sans doute l’invariabilité de l’Etre, son caractère non anthropomorphe, son unité, ont-ils ruiné le polythéisme et disposé la philosophie grecque à s’unir avec le monothéisme infigurable du judaïsme pour donner naissance au christianisme.
[28] Page 123 : Un agoniste est un type constitutif d'une classe d'acteurs. Dans les textes mythiques au moins, il est fréquent que les acteurs relevant d'un même agoniste soient indexés sur des isotopies génériques différentes ; mais ils restent cependant susceptibles de relations métaphoriques. Ici, l’enfant, dans le récit de l’ontogenèse, est implicitement comparé aux premiers hommes dans le récit de la phylogenèse. L'inventaire des agonistes doit être construit en fonction des cultures, des discours et des genres, de façon à ménager une étude comparative.
[29] Page 124 : La distinction entre espaces topique et utopique permet de représenter le récit comme une série de passages entre des espaces valués. Schématiquement, il commence dans une situation de manque, dans un espace topique dévalué de ce fait, par exemple le village ; il se poursuit dans la forêt, espace utopique où se situent les épreuves successives ; il s’achève dans un espace topique valorisé, par exemple dans le palais du Roi où Ivan épouse la princesse.
[30] Page 125 : Un sémème est le signifié d’un lexème.
[31] Page 125 : Le discours ontologique élève au contraire au rang de connaissance les formes générales de la doxa.
[32] Page 126 : Quelque peu affadie par les rédacteurs du Cours , mais discernée et développée par des auteurs comme Hjelmslev, cette critique s’expose très nettement dans les inédits publiés peu à peu ; cf. l’auteur, à paraître.
[33] Page 127 : De ce point de vue les mathématiques constituent une philosophie formelle, d’ascendance pythagoricienne, qui n’aurait réussi son projet qu’en se libérant de son discours — et des langues.
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