UNE PETITE PHRASE DE PROUST

François RASTIER
CNRS, Paris

La littérature a pour but de découvri la Réalité en énonçant des choses contraires aux vérités usuelles.

Proust, lettre à Paul Morand

La figure imposée [1] qu'il me faut exécuter consiste à commenter cette phrase :

Le principe même de l'exercice paraît discutable si l'on convient que les textes constituent l'objet de connaissance de la linguistique, tout autant que son objet empirique. Seule une linguistique restreinte de fait à la morphosyntaxe peut se satisfaire de la phrase, car les relations qu'elle étudie n'excèdent guère cette unité. En revanche, une linguistique non restreinte, qui donne à la sémantique toute sa place, doit s'attacher à décrire les relations contextuelles dans toute leur étendue, qui dépasse évidemment le cadre prédicatif étroit dans lequel la tradition logiciste maintient la plupart des descriptions ordinaires.

Nous jouerons cependant le jeu, pour montrer qu'il est faussé, en soulignant les déterminations que cette phrase reçoit des contextes proches et lointains dont elle a été artificieusement coupée. Cet artifice éclate dans les anaphoriques (Elle, la princesse, le quintette), qui renvoient au contexte antérieur proche, et supposent non seulement un foyer de l'énonciation représentée (ici, le narrateur anonyme), mais encore un foyer interprétatif où le lecteur est conduit à se placer.


1. Le dédoublement métaphorique

Etudions d'abord la structure thématique [2] remarquable qu'instaure la mise en relation systématique de contenus indexés dans deux domaines sémantiques différents et ici opposés : //musique// et //cuisine// [3]. Leur récurrence induit deux isotopies génériques. Sur la première sont indexés ces contenus : 'adresser une invitation' (par détermination dans ce contexte), 'princesse' (idem), 'quintette', 'Mozart'. Sur la seconde, 'demander un service' (ici d'ordre culinaire), 'plat', 'composition' (au sens de 'préparation), 'nouvelle cuisinière', et 'gourmet'.

Ces deux domaines sont explicitement disjoints (cf. non pas [...] mais) puis comparés (cf. comme si ). Encore faut-il ajouter une métaphore in absentia ou connexion symbolique : les 'talents', sur l'isotopie culinaire, se laissent réécrire par |'génie'| sur l'isotopie musicale, Mozart étant comme on sait le parangon du génie.

La métaphore, traditionnellement, va du domaine le moins bien évalué au domaine le mieux évalué, d'où sa fonction de "promotion du sens", selon le mot de Ricœur. Ici, il en va à l'inverse, et c'est la musique (de l'ordre du spirituel, en particulier dans la Recherche ) qui se voit comparée à la cuisine (de l'ordre du matériel). Cette inversion de l'orientation métaphorique ordinaire a évidemment un effet satirique.

Rapportée à la linéarité du signifié (qui relève de la tactique), la succession dans la phrase de contenus indexés sur l'une et l'autre isotopie induit un rythme sémantique de forme ABAB, où l'on reconnaît la figure familière des rimes entrelacées [4]. A deux reprises successives, le lecteur tombe donc de la musique dans la cuisine.

L'effet satirique se renforce encore parce que les contenus homologués dans la comparaison s'opposent non seulement par des traits génériques (/musical/ vs /culinaire/), mais aussi par des traits spécifiques.

(i) Dans le cas d'une 'invitation', l'invité devient débiteur ; dans le cas d'un 'service' la personne requise se trouve créditrice (ce que confirme l'opposition entre 'adresser' dont l'agent est destinateur, et 'demander', qui le pose en destinataire).

(ii) Le 'quintette' est comparé avec un 'plat', sans doute composite. Le mot composition, qui détermine plat, se trouve indexé dans le domaine //cuisine// par une de ses acceptions ; mais une acception bien plus courante relève de l'autre domaine (cf.compositeur). Composition devient ici plurivoque, et prend le rôle d'un signifiant d'interface connecteur entre les deux isotopies : de l'isotopie comparante, il renvoie à l'isotopie comparée.

(iii) 'Nouvelle cuisinière' renvoie à 'Mozart', et sélectionne ainsi les oppositions /artisan/ vs /artiste/, /anonyme/ vs /illustre/, /nouveau/ vs /ancien/, et /femme/ vs /homme/. La comparaison transforme chacun des traits valorisés en son opposé, dévalorisé par l'axiologie ordinaire : d'où un renforcement de l'effet satirique.
La réécriture de /homme/ par /femme/ prendrait en outre un tour singulier si l'on osait lever les yeux au delà de la phrase. On verrait que celle qui lance l'invitation est une femme "hommasse" (p.329), et que tout le début de la scène est dominé par l'inversion sexuelle, depuis la description des valets d'antichambre (pp. 323-324) jusqu'à celle des invités à monocle (pp. 326-327).

(iv) Alors, la comparaison de la princesse à un gourmet ne réitérerait pas seulement l'opposition /illustre/ vs /anonyme/; elle inciterait à conclure de la substitution des genres à celle des sexes [5]. Dans une perspective stylistique, qui n'est pas ici la nôtre, il faudrait examiner les rapports thématiques entre l'inversion métaphorique, au palier de la phrase, et l'inversion sexuelle, au niveau du texte.

Ainsi, même une lecture sommaire de la comparaison requiert non seulement un rappel de l'axiologie ordinaire, pour ce qui concerne les évaluations, mais encore des connaissances sur le contexte. C'est la marquise de Gallardon, alliée aux Guermantes, qui adresse cette invitation à la princesse des Laumes, elle-même on le sait duchesse de Guermantes, au cours de cette soirée chez Mme de Saint-Euverte où Swann à la révélation, par la petite phrase musicale de Vinteuil, que son amour avec Odette ne renaîtra jamais (pp. 344-382). Si rabaissée qu'elle soit par les paroles de la marquise de Gallardon, la musique a pris une importance toute particulière dès avant qu'elle ne prononce cette phrase (cf. pp. 328-333).


2. La duplicité

Au dédoublement métaphorique, sur le plan thématique, répond une duplicité sur le plan dialogique. Mme de Gallardon signifie autre chose que ce qu'elle dit. Dans l'univers de référence, tel qu'il est assumé par le narrateur anonyme, comme dans celui de la princesse des Laumes, la marquise vient bien de prononcer une phrase d'invitation [6].

La forme irréelle il lui eût été, et même l'embarras de la subordination finale (sur les talents de laquelle), accusent au niveau syntaxique le caractère tortueux de cette demande.

Mais la limite de la phrase interdit d'apprécier cette duplicité, qui affecte non pas les témoins, car personne n'est dupe, mais la marquise elle-même : elle fait sans s'en apercevoir le contraire de ce qu'elle veut. Résolue trente lignes auparavant à "donner une leçon" à la princesse "en ne répondant pas à son salut" [7], elle se précipite cependant au devant d'elle dès qu'elle l'aperçoit, et lui tend la main "comme une carte forcée". Cette première défaite qu'elle s'inflige sans s'en rendre compte, elle la redouble dans le même temps d'une autre : voulant forçer la princesse "à engager la conversation", elle l'aborde en lui disant "comment va ton mari?". L'invitation qui nous occupe marque sa troisième défaite, avant même qu'elle ne soit refusée.

C'est vraisemblablement par snobisme qu'elle subit ces trois échecs, de plus en plus graves : d'une branche inférieure, tenue quelque peu à l'écart, elle ne manque jamais de parler des Guermantes (cf. p. 330), et tient à marquer sa familiarité en l'abordant abruptement, en l'appelant par son prénom, et en paraissant lui demander un service.

Au delà de cette scène, cette duplicité à l'égard de soi-même et bien entendu des autres est une des lois de la Recherche, où l'on voit les juifs comme Bloch tenir des propos antisémites, des snobs comme Mme Verdurin abominer le snobisme, et des homosexuels comme M. de Charlus fustiger ses pareils. Bien qu'épisodique et falote, Mme de Gallardon tient d'ailleurs en quelque façon de ces trois races majeures du livre, étant snob, "hommasse" et présentant son joli neveu à M. de Charlus (cf. t. II, p. 653), tenant enfin à la princesse des Laumes des propos antisémites sur Swann dès la page qui suit celle qui nous occupe.


3. Inversions narratives

Notre phrase prend place à la fin du syntagme narratif que constitue l'enchaînement des trois échecs [8]. En cela, elle relève d'une analyse au plan dialectique.

Elle se trouve en effet encadrée par les deux parties d'un couple fonctionnel [9] : le mandement (ici, l'invitation), et la non-acceptation ("—Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je l'aime!"). Ce faux contrat se révèle un véritable affrontement. Comme dans tout ce passage, sinon dans ce livre tout entier, les fonctions iréniques comme le contrat ne sont que la réplique, dans un monde apparent, de fonctions polémiques (comme l'affrontement) dans le monde de référence.

Ici, notre phrase introduit entre les deux parties du faux contrat un suspens, comme si la princesse différait sa réponse. D'ailleurs, partout dans la Recherche, où le Temps est le dernier mot, s'établissent des relations subtiles entre le temps de l'énonciation représentée et les intervalles dialectiques ; et en somme, la narration et le récit vont jusqu'à se confondre.

Mais pour saisir le sens de l'invitation qui nous occupe, il faut rappeler dans quel jeu de fonctions parallèles et inversées elle se trouve prise.

(i) Mme de Gallardon désire rencontrer la princesse des Laumes pour lui manifester son inimitié(I, p.332), alors que celle-ci souhaite retrouver Swann, par amitié.

(ii) A "Elle ne savait pas que sa cousine fût là"(I, p.333) répond :"cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il fût là" (p. 334). Dans les deux cas, c'est un tiers qui indique la personne recherchée, Mme de Franquetot pour Oriane, Mme de Gallardon elle-même pour Swann.

(iii) Alors que Mme de Gallardon était allée vers sa cousine, c'est Swann qui vient à elle ("—Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commencais à supposer qu'il ne voulait pas me voir", p.340).

(iv) A l'inverse de la marquise, mais parlant comme elle "à la cantonade", il use d'une adresse plus que courtoise : "— Ah! [...] voici la charmante princesse"(ibid.).

(v) Il en reçoit une invitation ("vous ne voulez pas vous laisser enlever", p. 343), qu'il refuse [10].

Ces inversions se justifient si l'on observe que Swann, roturier juif aimable et raffiné, est un acteur narratif tout à fait opposé à la marquise antisémite, méchante et sotte. Il n'en reste pas moins que la princesse se trouve à l'égard de Swann comme la marquise vis-à-vis d'elle : chacune illustre tour à tour, comme dans les pages qui suivent Swann à l'égard d'Odette, cette grande loi proustienne que, malgré toutes ses ruses, chacun voit lui échapper la personne qu'il désire, ne lui voulût-il que du mal.

Notre phrase prétexte illustrait une de ces ruses, qui ne trompent que leur auteur. Au-delà, par les inversions thématiques et dialogiques qu'elle recèle, par les inversions dialectiques dans lesquelles elle se trouve prise, elle témoigne, au même titre d'ailleurs que toute autre phrase de la Recherche, de l'unité inépuisable et pourrait-on dire fractale de cette œuvre, qui se reflète dans chacun de ses fragments pris au hasard.


NOTES

1 A l'occasion d'un séminaire qu'elles organisaient à l'Université Complutense (Madrid), Covadonga Lopez Alonso et Arlette Séré de Olmos ont soumis non sans malice leurs invités à une périlleuse épreuve : faire le commentaire d'une phrase de Proust. Ecartons l'image mercantile du test comparatif; il s'agit bien plutôt d'un test projectif, comme celui de Rorschach : nous n'aurons vu sans doute dans ce dessin d'encre que les méandres de nos propres préjugés théoriques.

2 Nous avons proposé de distinguer quatre composantes (cf. Sens et textualité, Paris, Hachette,1989, I ):

(i) La thématique rend compte des contenus investis et de leurs structures paradigmatiques.

(ii) La dialectique rend compte des intervalles temporels, de la succession des états entre ces inter­valles, et du déroulement aspectuel des processus dans ces intervalles. Les interactions entre ac­teurs sont de son ressort.

(iii) La dialogique rend compte des modalités et des évaluations, bref, dans cette mesure, de l'énonciation représentée.

(iv) La tactique rend compte de la linéarité du signifié, et donc de l'ordre dans lequel les unités sé­mantiques à tous les paliers sont disposées et interprétées.

Aucune directionnalité n'est imposée à ce dispositif hétérarchique, et chacune des composantes peut être simultanément en interaction avec toutes les autres. Sur le plan sémantique, un genre se définit comme une interaction typique entre composantes. Les seules composantes dont l'interaction soit obligatoire sont la thématique et la tactique. Bien entendu, nous ne formulons aucune hypothèse réaliste sur ce dispositif théorique.

3 Par convention, les classes sémantiques sont encadrées de barres obliques doubles, les sèmes de barres obliques simples, et les sémèmes de guillemets simples. Les références au texte sont prises dans l'edition Clarac de la Recherche (Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954). Ici, t. I, p. 333.

4 On peut dire entrelacées des isotopies génériques agencées de cette manière (cf. l'auteur, Sémantique interprétative, Paris, PUF,1987, ch. VIII).

5 Cf. le principe de sexuisemblance édicté par G. Genette.

6 "Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu'elle n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation"(loc. cit.). Ce tiers invisible est aussi le lecteur, qui se voit ainsi assigner un point de vue interprétatif.

7 N'étant pas "sa contemporaine" (elle a vingt ans de moins), sa cousine le lui devrait.

8 Traditionnellement, la triplication narrative, que l'épopée indo-européenne a léguée au roman, marque une totalisation.

9 Pour une typologie des fonctions dialectiques, cf. l'auteur, 1989, p. 75.

10 Il en reçoit même plusieurs, d'abord une oblique ("mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous voir", p. 341), puis une vague ("pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes ?", p. 342), enfin une pressante.


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©  juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Une petite phrase de Proust. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Proust.html>. (Consultée le ...).