COMMUNICATION OU TRANSMISSION ?

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte paru dans Césure, 1995, n° 8,  p. 151-195,
et reproduit avec l'aimable autorisation de la rédaction)

Ta bouche lit ces mots, mais c'est moi qui les pense,
et ta voix maintenant devient un peu ma voix

Augustin d'Hippone, Epitaphe

La première partie de cette étude traite de l'intransmission sous sa forme la plus triviale : la communication telle qu'elle est définie par le positivisme logique associé à la théorie de l'information. Nous nous cantonnerons à un groupe de disciplines, nommément les sciences du langage. Or le paradigme positiviste de la communication y a pris une telle place qu'il semble devenu une évidence insoupçonnable. Il nous faudra donc détailler comment il empêche ces disciplines de penser la transmission, avant de faire des propositions pour poser en leur sein les problèmes de la traduction et de la tradition.

1. Théorie de l'information et modèle de la communication

1.1. Le langage instrument

Le langage est unanimement défini comme un instrument de communication. Lyons le reconnaît : « Dire que le langage est un instrument de communication revient à énoncer

un truisme » (1978, p. 33). Cependant, outre qu'il n'est pas un instrument, mais le milieu où nous vivons, la notion même de communication, omniprésente aujourd'hui, mérite d'être interrogée.

Elle est ordinairement définie comme la transmission de l'information : « Les principaux systèmes de signaux qu'utilisent les êtres humains pour la transmission de l'information [...] sont les langues » (ibid.). Communiquer et transmettre de l'information sont ici équivalents ; d'où la notion de quantité d'information sémantique liée à la prévisibilité : « "Un homme a mordu un chien" est une nouvelle beaucoup plus significative [...] que "Un chien a mordu un homme" » (ibid.). Techniquement cependant, l'information est une propriété statistique du signal, et n'a rien de commun avec la signification.

Cette ambiguïté ne fait pas problème, car le schéma classique de la communication se résume à une transmission de signaux dont la valeur sémantique se déduit de modifications comportementales. Dans une page justement célèbre, Bloomfield, figure tutélaire de la linguistique américaine de ce siècle, présente ainsi une scène édénique : « Jill is hungry. She sees an apple in a tree. She makes a noise with her larynx, tongue, and lips. Jack vaults the fence, climbs the tree, takes the apple, brings it to Jill, and places it in her hand. Jill eats the apple. » (1933, p. 22).

Pour les fondateurs du positivisme logique, la définition même du signe dépend de ce modèle stimulus/réponse. Ainsi, pour Morris, il est défini par sa place au sein d'une boucle comportementale : « If A is a preparatory-stimulus that, in the absence of stimulus-objets initiating response-sequences of a certain behaviour family, causes in some organism a disposition to respond by response-sequences of this behaviour family, then

A is a sign » (cf. Leech, 1981, p. 63). Le modèle positiviste de la communication se caractérise ainsi par deux réductions : celle de la compréhension à la réaction comportementale, et celle corrélative du message à son seul signifiant.

Par son caractère mécaniste, le modèle positiviste du signe préparait la définition de la communication dérivée de la théorie de l'information, et qui allait devenir l'évidence dans les sciences du langage. Dès 1950, Norbert Wiener affirmait : « il n'y a aucune opposition fondamentale entre les problèmes que rencontrent nos ingénieurs dans la mesure de la communication et les problèmes de nos philologues ». Jakobson allait lui donner sa forme canonique, en mêlant l'inspiration de la cybernétique de Wiener à certains aspects de la sémiotique de Bühler. On trouve ainsi dans la plupart des traités de linguistique et de sémiotique des modèles de la communication comme celui-ci (Eco, 1974, p. 50) :

bruit

Source-->transmetteur-->signal-->canal-->signal-->récepteur-->message-->destinataire

code

La source et le destinataire ont en commun la disposition d'un code. Le bruit ne concerne que le signal, donc le décodage ne fait pas problème. Si le signifiant est transmis, si le code est connu, alors le signifié est transmis. Ce modèle sémiotique de la communication procède du computationnalisme (par la théorie de l'information) et du positivisme logique (par la théorie behaviouriste).

L'intention communicative supposée suffit pour transformer le modèle de l'information inspiré de l'ingéniérie des télécommunications

en modèle de la communication interpersonnelle. L'information est une propriété du message, et la communication une relation établie par son truchement entre émetteur et récepteur. Sous le concept de contact, on juxtapose bizarrement la connexion physique et l'interaction psychique.

Ce modèle n'a pas été fondamentalement modifié par le cognitivisme, (évidemment lié au computationnalisme) : il complète simplement le modèle behaviouriste par des représentations qui ont un rôle causal. Communiquer, c'est transmettre des représentations par le canal de signaux. Le sens linguistique ne joue en tant que tel aucun rôle spécifique dans le processus, car il consiste en représentations mentales. L'interprétation consiste alors en un décodage de la transcription linguistique de propositions mentales. Cette conception fonde le paradigme dominant en psycholinguistique (cf. e. g. Levelt, 1989).

En linguistique, le modèle de la communication qui a eu la plus grande influence, celui de Jakobson, distingue parmi les "facteurs inaliénables de la communication" le destinateur, le message, le code, le destinataire, le contact ; il leur adjoint en outre un sixième facteur, le contexte, défini comme champ de référence.

1.2. Quelques objections

Examinons donc les facteurs inaliénables de ce modèle, proprement fondamentaux puisqu'à chacun correspond une fonction du langage. Le lecteur qui à bon droit trouverait oiseuses des objections à un modèle trivial (bien que crucial) pourra sauter le coeur léger la discussion ci-dessous.

1 -- L'information ne se confond pas avec le sens. Elle est quantifiée par la probabilité d'occurrence, dans un message,

d'unités élémentaires discrètes (comme les lettres, par exemple). Certes Bar-Hillel et Carnap ont jadis proposé une théorie de "l'information sémantique" fondée sur une "probabilité logique", mais sans succès.

Par ailleurs, l'information est considérée comme une donnée indépendante de la situation, et non comme un produit des actes de communication eux-mêmes. D'où deux questions : d'où vient le contenu informationnel ? Comment rendre compte des multiples reformulations, autocorrections, rétroactions, qui laissent à penser que l'Emetteur peut n'avoir guère de connaissance de la fin du message au moment où il le commence ?

2 ­-- Le concept de message, utile dans les télécommunications, ne convient pas à un texte, dans la mesure où un texte ne se réduit pas à un support d'information. Certes, la critique littéraire a étendu au sens textuel la notion de message, et cela rappelle le Barthes brechtien des années cinquante, mais sans plus.

3 -- Le concept de code définit la communication ; par exemple, selon Sperber et Wilson, « communiquer, c'est coder et décoder des messages » (1989, p. 16). Cependant, appliqué aux sémiotiques complexes comme les langues, le concept de code est inadéquat, ou du moins ne peut concerner que les unités de première articulation (cf. le code Morse). On sait bien que la première application de l'informatique fut la cryptographie. Mais un message décrypté n'est pas interprété pour autant, car le code ne dit rien sur le contenu du message. La métaphore du codage réduit ainsi la langue à un code et ses signes à de simples signifiants, conformément aux principes du positivisme logique.
En fait, le concept de code est censé valoir pour tous les systèmes de signes, qu'ils soient ou non des langues. La question de la spécificité des langues reste ouverte. En outre, on a étendu ce concept au delà des systèmes de signes, d'où par

exemple les spéculations de certains sémioticiens sur le "code génétique".
Par ailleurs, tout texte relève de plusieurs codes, au sens large, mais aussi de régularités qui ne sont pas des codes, dans la mesure où elles ne lui préexistent pas nécessairement. Dans l'activité linguistique, les messages créent les codes, dans la mesure où les usages font évoluer les langues -- reconstructions normatives abstraites par les linguistes à partir des usages. En bref, les langues et les textes sont respectivement des systèmes et des processus polysémiotiques, qui mettent en jeu toutes sortes de normes irréductibles à des codes : ainsi un texte relève toujours d'un discours (ex. politique, religieux) et d'un genre.
Enfin, hors de son usage technique en cryptographie, le concept de code est sans doute trop fort. Les usages des langues ne sauraient être réduits à un codage dont il suffirait de connaître la clé pour les comprendre.

4 -- Les concepts de codage et de décodage supposent une différence entre les "formats" d'arrivée et de départ, d'une part, et celui de la transmission du signal d'autre part. L'interprétation est alors décrite comme un transcodage, conformément à la conception syntaxique de l'interprétation ; d'où la définition du sens comme ce qui reste invariant dans un transcodage (chez des auteurs aussi divers que Harris, Jakobson, Greimas).

L'intercompréhension sera alors commandée par la commutation de codes (code-switching), dont l'objectif est d'annuler le "bruit sémantique", notamment dans la communication multilingue (cf. Jakobson, 1963, p. 95).

5 -- Les protagonistes sont appelés souvent Emetteur et Récepteur, ou Encodeur et Décodeur par Jakobson (1963, p. 94), et ces

termes sont considérés comme équivalents de Destinateur et Destinataire (Arrivé et al., 1986, p. 116, qui précisent que ces mots sont généralement utilisés pour des sujets humains ; cf. aussi Jakobson, 1963, p. 214). Cependant, à l'origine, le récepteur et l'émetteur sont des appareillages électromagnétiques, et, quelle que soit la capacité herméneutique d'un téléphone, cette extension de sens assimile les protagonistes de la communication à des pôles fonctionnels qui pourraient n'être définis que par leur place dans le processus. Leur promotion aux rang de sujets reste discutable.
Des théories philosophiques de la communication, comme la pragmatique transcendantale (Apel, Jacques) reprennent ce face-à-face sur un tout autre plan, et entendent penser la constitution dialogique du Sujet. Mais elle traitent du Sujet, et non des hommes.
L'Emetteur ne serait-il pas un Sujet transcendantal (comme en linguistique contemporaine de Guillaume à Langacker) ? En tout cas son message n'est déterminé ni par la situation socio-historique de l'énonciateur, ni par celle de l'énonciation.

6 -- Le modèle de la communication est interpersonnel : que le message aille dans un sens ou dans l'autre, il est deux fois unilatéral, même si les aller-retour se succèdent. Ce double atomisme conduit à une désocialisation de l'échange, sans doute conforme au préjugé adamique dont témoignait Bloomfield.
Or, à supposer que l'on en reste à la communication interpersonnelle, le sens d'un texte, oral ou écrit, est la rencontre de deux anticipations, celle de l'auteur et celle de l'interprète, qui constituent ensemble la dimension de l'adresse. Dans sa structure même, il ménage la place de cette action commune, qu'elle soit ou non coopérative.
La flèche orientée qui part de l'Emetteur ne peut faire oublier l'activité constante de l'interprète. Outre que bien souvent

il suscite le message, il le qualifie comme tel en l'identifiant, et lui donne du sens tout autant qu'il en reçoit. Enfin, nous le verrons, il le transmet. Bref, l'interprète ne se réduit pas à un Recepteur ; en s'adaptant au message, il participe à sa création. On pourrait même affirmer que l'énonciation est comprise dans et par l'interprétation, et qu'en quelque sorte l'éthos est institué par le pathos.

7 -- Si Jakobson introduit le contexte, il correspond selon lui à la fonction référentielle. Il ne peut donc tenir lieu de situation, à moins de réduire celle-ci à un "état de choses". Ainsi, ce modèle évolué de la communication linguistique ne tient pas compte de la pratique sociale où le texte prend place.
Nous estimons cependant que le sens est produit par trois sortes de couplages, au sens biologique du terme, entre ce qu'on appelle ici émetteur et message, récepteur et message, émetteur et récepteur. Ces couplages sont médiatisés par la pratique sociale en cours. Si l'on abandonne la métaphore du codage (à moins de considérer les langues comme des codes pour le prétendu "langage de la pensée"), on peut considérer le sens du texte comme le produit de deux actions, celle de l'énonciateur, et celle de l'interprète.
Hors de ces conditions constituantes, le texte n'a pas de sens, dans la mesure où il ne peut être interprété, et ne pourrait être produit. Par exemple, les textes possibles que Hjelmslev donnait pour mission à la linguistique de produire n'auraient pas de sens, faute de situation.
La non-contextualisation de la communication va dans le même sens que la réduction à deux des partenaires de l'échange. La mise au second plan de son aspect social repose sans doute sur l'hypothèse que la communication est par elle-même

une pratique, et qu'elle n'a pas à être contextualisée.

8 -- La symétrie des schémas de la communication est un de leurs caractères constants (cf. e. g. Welte, 1985, p. 132). Aussi la différence entre Emetteur et Récepteur n'est pas systématiquement problématisée. Qu'elle soit liée à leur statut culturel, social et personnel, à leur rôle assumé et/ou imposé dans l'acte de communication, à leur compétence communicative, on doit reconnaître que cette disparité n'est jamais absente. Mieux, elle fait sans doute de la communication autre chose qu'une tautologie spéculaire.
Quoi qu'il en soit, le message diffère pour l'émetteur et le récepteur. Il n'est pas perçu de la même façon, car il n'est pas soumis au même régime de pertinence : la différence des intentions entraîne celle des saillances dans le flux de l'action communicative en cours. Aussi les modèles cognitifs qui postulent l'identité des représentations initiale et finale ne sont-ils pas moins spéculaires et spéculatifs que les théories romantiques de l'empathie (comme celle de l'Einfühlung du jeune Dilthey).
Invoquer toutefois le caractère fondamental de la méprise ferait à jamais de l'auteur le détenteur d'un "véritable sens" : elle est nécessaire, au sens où elle est inévitable. Mais nous le verrons, le discord des interprétations ouvre le champ de la transmission. (la dissonance cognitive selon Festinger)

9 -- Le schéma de la communication repose sur la coprésence de deux interlocuteurs, fussent-ils distants. Elle occupe

un intervalle du temps physique, mais elle ne tient pas de place dans une histoire. Le lien établi est celui d'une énonciation hic et nunc.
Il faut encore distinguer si l'interprétation a lieu ou non dans la même sorte de pratique que l'énonciation. Si c'est le cas, on peut parler d'interprétation reproductive. Sinon, on a affaire à une interprétation descriptive. Le texte théâtral par exemple sera décrit par le critique, et re-produit, si l'on peut dire, par le metteur en scène et les acteurs. Dans tous les cas, la situation reste déterminante, qu'elle soit identique, comparable, ou différente.
Bref le modèle de la communication ne convient peut-être qu'au prétendu dialogue homme-machine (dit à présent communication personne-système), ou à certains aspects peu évolués de la communication animale. Mais on peut douter par exemple que la lecture soit une forme de la communication ainsi définie. On pourrait certes se contenter de la décrire comme une communication "différée", mais elle pose néanmoins des problèmes d'un autre ordre que l'interlocution hic et nunc. La pragmatique, attachée au présent et à l'oral, n'a pas su ou pas voulu les apercevoir, car ils relèvent de l'histoire et de la tradition.

Remarque : On peut admettre que la communication intersubjective hic et nunc repose sur la synchronisation des émotions plutôt que sur le codage et le décodage de propositions. Depuis les cris d'alerte des premiers animaux supérieurs, il en va ainsi. Le rôle reconnu du système limbique l'atteste, alors que la communication ne met pas ordinairement en jeu des facteurs jugés rationnels.

Tandis que le refus d'entrer en contact verbal est unanimement reconnu comme un acte hostile, le contrat interlocutif

manifeste ce que Malinovski appelait la fonction phatique, et s'appuie sur diverse attitudes d'imitation : du ton, de la prosodie, de la posture, etc. On peut supposer qu'il en va de même au plan du contenu. La mise en commun de champs sémantiques et la négociation de leur étendue définit le propos de l'échange, en d'autres termes son fond sémantique (parler de la "même chose"). Nous formulons en outre l'hypothèse que les formes sémantiques sont reconnues par des motifs rythmiques, et que la synchronisation des rythmes de production et d'interprétation, d'énonciation et de compréhension assure la félicité de la communication intersubjective. En effet, les affects exprimés et perçus sont liés à ces rythmes sémantiques.

La communication différée par l'enregistrement ou même par l'écrit limite évidemment l'efficace des codes fortement émotionnels, comme la mimique ou la posture. Et sans doute la lecture à voix haute, la récitation, dont usent souvent les amateurs de poésie, a-t-elle pour but et pour effet de restituer cette dimension émotionnelle de la communication. Mais même un texte écrit garde sans doute au plan sémantique quelque chose de ces scansions rythmiques, conditions d'une intersubjectivité problématique et maintenue.

1.3. Propositions

Le propre de la communication humaine, c'est de s'adresser à qui n'est pas là ; nous allons développer cette question, qui concerne la zone distale de l'entour humain. Il convient alors de différencier trois cas principaux :

a) L'échange dans une même pratique, au cours d'une même session, en comprenant le cas particulier de l'échange interculturel.

b) L'échange dans le même discours, mais dans des pratiques différentes : ainsi, l'écriture littéraire et la lecture littéraire ne sont pas la même pratique, même si elles relèvent du même discours.

c) La transmission dans des pratiques différentes, soit à des moments différents d'une même culture et à des époques diverses d'une même langue ; soit homologues dans des cultures différentes (lecture et traduction). Ce dernier cas nous retiendra pour l'essentiel.

Les difficultés auxquelles se heurte le modèle de la communication tiennent ainsi à la différence des langues, des pratiques, des cultures, et des moments historiques. Seule la différence des langues a été véritablement problématisée au sein de la linguistique. Son erreur, d'ailleurs commune au positivisme logique et à l'herméneutique philosophique, aura été de vouloir

caractériser sur le mode transcendantal la situation de communication.

Avant d'en débattre, cherchons, en conclusion provisoire, la raison du déficit herméneutique du modèle communicationnel. Il tient nous semble-t-il à la réduction du signe à la seule expression : elle est tout à fait traditionnelle, qu'il s'agisse de la phonè aristotélicienne, de la vox des scolastiques, du symbol de Ogden et Richards, du sign (ou sign-vehicle) de Morris et Carnap. Elle a permis au positivisme logique de définir le signe comme un simple signal. Ainsi, Morris donne une définition purement physique du signe : « Un événement physique particulier » (1971, p. 96).

Or cette définition traditionnelle du signe ne convient pas aux langues, pour trois raisons concurrentes :

a) Les langues sont doublement articulées, en ceci que leurs signes élémentaires, les morphèmes, sont eux-mêmes composés de signes de première articulation, lettres ou sons. Or, passer d'une articulation à l'autre est un problème herméneutique, car le regroupement des unités de première articulation dépend des anticipations sur les unités de première articulation (d'où la difficulté à lire un texte en scriptio continua, car les blancs ménagés entre les mots écrits témoignent déjà d'une interprétation).

b) Alors que le régime herméneutique des langages formels est celui du suspens, car leur interprétation peut se

déployer après le calcul, les textes ne connaissent jamais le suspens de l'interprétation. Elle est compulsive et incoercible. Par exemple, les mots inconnus, les noms propres, voire les non-mots sont interprétés, validement ou non, peu importe. L'indissolubilité du lien entre signifiant et signifié résulte de ce phénomène.

c) Enfin, alors que dans les formules d'un calcul les symboles sont atomiques, discrets, et se composent strictement, dans les textes le caractère constituant du global invalide le principe de compositionalité ; et la textualité peut même se définir comme ce qui rend un texte irréductible à une suite de phrases.

d) Le symbole a une signification déterminée dans un domaine d'interprétation, mais non déterminée par les symboles qui l'entourent. En cela, les formules symboliques ont une signification, mais point de sens. Plus généralement, elles n'ont pas de situation : les données philologiques sur leur auteur, leurs interprètes, les moments historiques où ils se meuvent ne sont pas pertinents pour leur interprétation.

La séparation du signifiant et du signifié réduit la transmission à celle du signifiant, et la communication au transfert physique d'information. Où la communication transmet le signifiant, la transmission communique le signifié, aussi bien dans le temps que dans l'espace culturel et interculturel. Elle le communique non par un transport d'information, mais par création et recréation. Elle ouvre ainsi une réflexion sur la tradition et la traduction, comme sur la valeur de ce qui est transmis, que cette valeur conditionne la transmission, ou qu'elle soit acquise par elle.

2. Interprétation et communication

2.1. Le transcodage

Si la communication ne concerne que le signifiant, comment celui-ci est-il ensuite traité pour lui donner sens ? Il est complété et transcodé. La forme la plus complète du transcodage est la compilation, d'où les théories compilatoires de la cognition. Retenons successivement trois formes de transcodage, énonciatif, interprétatif, et métalinguistique :

Les modèles cognitivistes de l'énonciation et de la compréhension passent du conceptuel au linguistique, et retour. Ces passages sont conçus comme des transcodages. La compréhension est une transcription du message en représentations mentales, généralement de format propositionnel. L'énonciation emprunte le chemin inverse.

L'activité de connaissance étant elle aussi conçue comme un transcodage, l'activité scientifique elle-même sera définie comme le transcodage d'un langage-objet en un métalangage (cf. infra, §4).

Tout en le disant indéfinissable, Greimas et Courtés concédaient que le sens « peut être considéré soit comme ce qui permet les opérations de paraphrase ou de transcodage, soit comme ce qui fonde l'activité humaine en tant qu'intentionnalité » (1979, p. 348). Si nous n'avions le choix qu'entre la théorie du transcodage et celle de l'intentionnalité, la sémantique serait sommée de choisir entre le positivisme logique et l'herméneutique philosophique.

Dans ce qui suit, nous distinguerons avec soin la paraphrase et le transcodage. Nous étendrons le problème de la paraphrase à celui du commentaire, puis à celui de la traduction. Nous opposerons une conception du sens comme transcodage à celle du sens comme traduction : la première estime que pour comprendre les langues il faut en sortir, en les représentant

par des langages ; la seconde au contraire fait des langues et des textes le lieu de la connaissance, définie comme interprétation.

Si le sens se définit comme ce qui reste invariant dans le transcodage, cela suppose une traductibilité parfaite, conforme à l'idée que le langage se réduit au plan de l'expression (telle par exemple que la transcription de Madame Bovary en code Morse aurait le même sens que l'édition Garnier). Sinon, cela suppose une normativité absolue, telle qu'on ne retienne comme sens ce qui est conservé dans le transcodage.

Nous supposerons au contraire qu'expression et contenu étant indissolubles, le sens est fait de ce qui change dans les "transcodages" et les traductions, le sens d'un texte totalisant l'histoire de sa transmission et de ses interprétations.

2.2. L'inférence et le lexique mental

Le message communiqué, bruité ou elliptique, doit être complété pour être transcrit. Alors que le modèle dominant de la cognition prend pour modèle du signe la triade aristotélicienne, deux types de signes peuvent être associés à la communication : soit le signal pour la transmission de l'information, soit l'indice pour sa compréhension. L'indice est le support d'une inférence. Il servait en rhétorique à articuler les preuves nécessaires ou plausibles. Pour les stoïciens par exemple, le signe indiciaire est un énoncé assertif, antécédent dans une assertion d'implication.

Dans l'histoire complexe de la rhétorique et de l'herméneutique,

le statut de l'inférence a varié, mais elle a retrouvé dans les théories cognitives de la communication un rôle primordial. dans les recherches cognitives, la pragmatique a réarticulé le paradigme indiciaire. Sperber et Wilson redécouvrent ainsi un modèle inférentiel de la communication : « Selon le modèle inférentiel, communiquer, c'est produire et interpréter des indices » (1989, p. 13).

Les théories cognitivistes de la compréhension sont ordinairement fondées sur des schémas (frames), utilisés en IA comme supports d'inférences. Ce sont des structures typiques d'attributs. L'occurrence de valeurs affectées à un ou plusieurs attributs d'un schéma peut permettre d'inférer les valeurs des attributs non instanciés, et de les leur affecter par défaut. Ainsi, dans le cas des scénarios (scripts), sortes de schémas dont les attributs sont temporellement ordonnés, les événements « manquants » peuvent être suppléés par inférence à partir de l'occurrence des événements précédents et/ou suivants. Il en va de même dans le cas des plans, qui sont en quelque sorte des scénarios modalisés.

Dans ce cadre, influencé par la sémantique procédurale, le texte est considéré comme une suite d'instructions (sans d'ailleurs que l'on sache comment elles sont reconnues) et sa compréhension comme la constitution de chaînes inférentielles. Complétant le dispositif behaviouriste, le cognitivisme intercale ainsi des chaînes inférentielles entre le stimulus et la réponse. Ces chaînes conduisent à l'identification des représentations correctes. Elles supposent donc l'existence d'un lexique

mental ou d'une encyclopédie mentale. Alors le texte peut être considéré comme un support pour la représentation de connaissances : sa compréhension consiste à faire les inférences correctes et à former les représentations pertinentes.

Nous proposerions volontiers deux objections. D'une part, la compréhension n'est pas ou pas seulement affaire de reconnaissance. Certes, le thème de l'appariement tient une grande place dans le cognitivisme orthodoxe car il porte au plan théorique le pattern-matching de l'IA, et surtout reprend à sa manière l'innéisme platonicien sous la forme ultime et méconnaissable du nativisme chomskien. Mais l'interprétation du moins -- car le problème de la compréhension au sens fort nous échappe -- ne peut se limiter à l'identification du préconçu, car elle crée sans cesse.

Plus généralement, l'interprétation n'est pas ou pas seulement affaire de connaissances ; ou plutôt nous appelons connaissances les produits réifiés de l'interprétation. Bien entendu, comme tous les grands théoriciens de l'interprétation l'ont souligné, de saint Augustin à Lévi-Strauss, ou peut, on doit recourir à des connaissances encyclopédiques pour comprendre un texte, mais cette condition nécessaire n'a rien de suffisant. Si par exemple, dans Hérodias, Flaubert emploie les mots marbre blanc dans sa description du Temple de Jérusalem et reprend ces mots d'un livre de Melchior de Voguë, cela ne rend pas compte du sens de leur répétition, trente pages plus loin, dans la description des tempes de Salomé, debout sur les mains, obtenant la tête du Baptiste. Dans les dictionnaires comme dans les encyclopédies, on enregistre certes des significations, liées à des signes ; mais on ne peut en dériver la problématique du sens, propre au texte. Bref, l'interprétation ne se limite pas à consulter une encyclopédie mentale : elle est adaptation

et apprentissage, elle évolue continuement comme tous nos modes de couplage avec notre entour.

2.3. La génération comme interprétation

La métaphore du codage et du décodage suppose que l'énonciation et la compréhension traduisent des langages hétérogènes. En bref, on traduirait dans des langues le langage de la pensée (cf. Fodor), pour y faire ensuite retour. Ainsi, la théorie cognitive de l'écriture la plus connue, celle de Hayes et Flower (1986), pose qu'après la recherche en mémoire des informations pertinentes, c'est une étape de "traduction" qui transcrit les informations (supposées codées en format non linguistique) en "code linguistique" (cf. Zeziger, 1994, p. 23).

Contrairement à la thèse de Vigotsky que la pensée "ne se meut pas à l'horizontale", je prendrai ici le parti d'un modèle "plat" de l'énonciation, ou plus modestement de la génération. On part d'un mot, d'un morphème, d'un syntagme, voire d'un contour prosodique. L'étude de la génétique littéraire n'y contredit pas. Le pacte générique établi, le foyer énonciatif choisi, tout n'est pas programmé, on avance syntagme après syntagme, période après période. Même l'intérieur de chaque période, il y a une évolution temporelle, et l'on oublie ce que l'on vient de dire.

Ce modèle (que nous développons ailleurs) est herméneutique, dans la mesure où génération et interprétation sont des pratiques différentes, mais mettent en jeu des processus analogues (par exemple l'auteur s'interprète à chaque rature, et anticipe les interprétations du lecteur). Mais surtout, il s'écarte de la conception traductionniste des représentations, au profit d'une conception du sens textuel qui s'établit par reformulations et variations internes, et qui laisse place à la traduction interlinguistique (cf. infra, § III).

2.4. L'ambition métalinguistique et le métalangage

On peut établir un lien entre l'objectivisme en sémantique et la théorie du métalangage. Le métalangage a pour

interprétation -- au sens de ce terme en logique -- le langage objet. Dans les termes de Hjelmslev, c'est un langage dont le plan du contenu est un langage. L'usage veut ainsi que l'on considère ainsi les textes de la linguistique comme relevant d'un métalangage scientifique. Pour Jakobson et ceux qui l'ont suivi, le langage lui-même a par nature une fonction métalinguistique : c'est la fonction du langage qui, dans le modèle de la communication, correspond au code.

On a maintes fois dénoncé le prétendu "cercle métalinguistique", avec le postulat que l'on ne pourrait décrire une langue en en usant. Mais cette dénonciation suppose l'assimilation des langues à des langages (formels), qui en effet ne permettent pas un usage réflexif. Curry distingue ainsi le langage formel du langage qui permet de le décrire et de la commenter : « In order to [...] present a system in the U-Language, it is necessary to decide on a notation for naming the formal objects [...] This notation [...] forms a language [...] This language is here called the A-Language » (1963, p. 20). Mais qui commentera ce A-Language, sinon son texte en anglais ?

S'il prétend fonder une connaissance scientifique, un métalangage doit être fondé à son tour. D'où, au long de l'histoire séculaire de cette question, le retour de la question des universaux substantiels, alphabet des pensées humaines. Ce furent les "mots d'idées" pour les Messieurs de Port-Royal, qui participant de la définition de tous les autres, ne pouvaient être définis ; l'alphabet des pensées humaines de la caractéristique leibnizienne ; les classèmes selon Greimas (contenant les indéfinissables de la sémiotique) ; les universaux cognitifs divers (Schank, Sowa, Wierzbicka). Ces universaux sont autant d'actes de foi, autant de voeux que la pensée humaine puisse échapper aux relativités historiques et culturelles à propos desquelles se déploie la raison critique.

Retenons que le métalangage permet d'éviter la question herméneutique. En refusant de reconnaître le cercle métalinguistique comme cercle herméneutique, la sémantique contemporaine a ouvert deux voies, qui toutes deux tentent de rendre compte du langage par ce qui n'est pas lui, soit le logique ou le topologique. Ainsi, la sémantique logique a tenté de traduire dans divers langages les textes ou du moins des phrases. Puis la sémantique cognitive, de le rapporter à des schèmes prélinguistiques, qui se déploient dans un espace idéal, l'espace absolu de la métaphysique, devenue topologique dans le courant thomien. Dans les deux cas, on postule -- de manière quelque peu scientiste -- qu'il n'y a pas d'autre effectivité que celle du calcul, comme l'affirme fortement Petitot.

La circularité vertueuse des définitions et le caractère normatif de la transcription des langues dans des langages formels s'opposent ainsi, non sans conséquences pour l'épistémologie des sciences herméneutiques, au premier chef les sciences du langage.

Même si l'on reste dans une perspective positiviste, on doit convenir que les langues sont le métalangage ultime, le seul capable d'interpréter tous les langages et de fixer leurs règles. Ce point, maintes fois souligné, semble avéré pour les sciences herméneutiques. Elles ont pour objet des formations sémiotiques dont la nature historique et culturelle impose une démarche épistémologique propre.

Mais cette remarque s'applique aussi aux autres types de sciences, empirico-déductif et formel. Leurs textes aussi appartiennent à l'objet d'une sémantique, pour peu qu'elle ne se cantonne pas au système fonctionnel des langues, mais étudie aussi les normes à l'oeuvre dans tout texte. Bien entendu, elle n'empiète pas sur l'épistémologie, mais relève de la sémiotique du texte scientifique. Elle ne dit rien de leur valeur de

connaissance, qui relève de l'épistémologie.

Le problème de la connaissance échappe heureusement aux sciences du langage. Une sémantique peut tout au plus décrire les dispositifs textuels qui favorisent les effets de réel, et nous laissent croire que nous nous approprions le monde -- alors même que nous le détruisons.

Dans cette limite, la perspective herméneutique intéresse les textes de toutes les sciences. Comme on n'interprète jamais que des langages par du langage, l'interprétation se déroule tout entière au sein de la sphère sémiotique.

3. La translation

Pour éviter l'équivoque attachée à la transmission de l'information, nous résumerons sous le nom de translation les modes de transmission qui supposent une réélaboration interprétative : successivement, le commentaire, la traduction, et la tradition.

3.1. Le commentaire

Au modèle du métalangage s'oppose d'abord le commentaire, défini comme une réécriture, dans une même langue ou dans une autre. Certes, les commentateurs passent pour des bavards falots, et le commentaire semble condamné à la répétition stérile. Considérons cependant quelque étude de critique littéraire. Le texte qu'elle prend pour objet -- selon le mode objectiviste -- peut être considéré comme une source -- selon le mode herméneutique. Si l'étude a une valeur descriptive, elle mentionne inévitablement des extraits. Mais le rapport

entre le commentaire et ces fragments du texte source doit être problématisé.

Si le commentaire contient une reprise au moins partielle du texte commenté, cette présence suffit à le modifier : notamment, dans ce nouveau contexte, ses mots peuvent changer de signification, mais aussi déployer des possibilités sémantiques qui n'étaient pas actualisées dans le texte source, mais restent plausibles. De la même façon, une même phrase voit son sens varier quand on modifie ses contextes, comme la pragmatique l'a amplement constaté. Et il en va de même quand un texte se trouve réutilisé, en tout ou partie, et le cas du commentaire illustre un principe général. Toute citation appartient au texte qui la cite, non plus à celui dont elle est extraite. En cela, le commentaire continue la création au lieu de s'y opposer, et l'on aurait mauvaise grâce à ne voir là que répétition. Comme le sens n'est pas immanent au texte, mais à la situation d'interprétation, il change avec elle.

On nous opposera bien sûr la distinction élémentaire entre usage et mention : les extraits du texte étudié ne figureraient dans le texte critique qu'avec le statut de mention. Mais la citation d'une partie d'un texte ne correspond pas simplement à la mention, qui est un usage autonymique ; on oppose par exemple : tu lis, et tu a deux lettres. On voit que la mention ne concerne que le signifiant. Quant au signifié, il est modifié, ou plus précisément reconstitué dans le commentaire, par diverses déterminations (qualifications, évaluations, etc.).

En tant que commentaire réglé, la description est aussi une reproduction. Mais la reproduction n'est pas répétition, elle est adaptation à des situations toujours nouvelles, comme en témoigne l'exemple de la jurisprudence. Chaque étape sert de guide et non de modèle aux précédentes. Ceci vaut aussi bien pour une interprétation descriptive que pour une interprétation productive. La première, en se donnant pour tâche d'énoncer tous les traits sémantiques, se propose une réécriture complète, objectif peut-être illusoire, mais sans doute utile. La

seconde modifie à sa guise le sens du texte source, par des insertions, réécritures et délétions. Dans les deux cas, il faut tenir compte des traditions interprétatives qui colorent aussi bien la lecture descriptive que la lecture productive.

Ici se pose la question de la fidélité. On peut à son égard distinguer deux conceptions du commentaire, rétrospective et prospective.
-- La première en ferait le recreusement d'un Urtext, écrit en une langue hiératique, grec présocratique ou hébreu biblique. Elle suppose, selon Heidegger puis Gadamer, une appartenance. Appartenance à une tradition interprétative, sans doute à un peuple sémiotique -- j'appelle ainsi une collectivité unie par une tradition interprétative -- et finalement à une langue intraduisible : le commentaire s'exténue alors dans la méditation de quelques mots jugés inépuisables, anankastiques.
-- La seconde considère au contraire le commentaire comme une vaine répétition sans effet cumulatif, qui redouble d'ailleurs la redondance du texte commenté. « Au fond, la Bible dit sans cesse la même chose, et si on ne comprend pas le sens d'un passage, il suffit de regarder celui d'un autre : ce sont les mêmes » (Todorov, 1978, p. 101). Compagnon reprendra cette thèse en l'étendant au commentaire patristique qu'il nomme "machine à écrire théologale"(1978).

Ces deux conceptions de la fidélité, à l'inépuisable comme au presque vide, font bon marché de la recontextualisation qu'opère inévitablement la commentaire. Grâce à elle, la répétition est impossible. En synchronie, il n'y a jamais identité à travers les transformations, car le contenu propositionnel n'est pas indépendant, en linguistique du moins, de la forme des propositions. Et en diachronie, la répétition pure et simple, qui

conserverait intact le contenu du texte malgré le changement du contexte, est elle aussi impossible : d'où la richesse que peut accumuler la tradition interprétative.

L'histoire ne se répète pas, même sous forme de farce. La répétition qu'articule le commentaire le plus fidèle est une reprise -- au sens musical où toute reprise comporte une variation. La répétition des commentaires eux-mêmes n'échappe pas à cette détermination. En cela le commentaire est mémoire, et, comme toute mémoire, recréation.

Même le commentaire liturgique, qui maintient une présence aussi fidèle que possible du texte source par sa lecture publique, sa prononciation et ses cantillations réglées, ne cesse de l'adapter au présent. Par là-même, la tradition étant ce qui du passé vit dans le présent, il donne un sens présent à un texte venu du passé. La lecture du texte le maintient lisible, car le propre d'une tradition est de transmettre, en se l'appropriant, ce qu'elle hérite.

La différence entre textes commentés et textes commentateurs ne repose d'ailleurs que sur des conventions de genre. Le problème de l'intertextualité, souvent posé sans souci des contraintes philologiques élémentaires, mériterait d'être précisé de ce point de vue. Pour un linguiste, tout texte est un centon, seule la taille des unités reprises varie. On peut suivre au palier du mot ou du syntagme la composition d'oeuvres comme les Stanze de Politien ou l'Arcadie de Sannazar. Tout ou presque est repris de l'antique, et pourtant ces oeuvres novatrices inaugurent une tradition séculaire.

Un texte ne s'écrit pas à partir d'états de choses, de concepts ou d'états d'âme, mais à partir d'autres textes, qu'il reprend, transforme ou contredit. Alors font sens non seulement les relations internes qui unissent ces unités, mais la distance avec les textes dont elles proviennent, et notamment le texte source, dans le cas particulier du commentaire. La tradition se concrétise dans le texte de l'interprète par la présence de sa source et par l'histoire interprétative qui précise les modes de cette présence, sous les deux formes opposées de la continuation : la rupture et l'approfondissement. Ainsi un texte peut-il devenir inépuisable, pour autant qu'on ne cesse de le commenter. Il se renouvelle par notre désir de lui trouver du sens. Ainsi le présent peut devenir nouveau, et non simplement actuel.

Une théorie développée du commentaire manque à l'épistémologie des sciences herméneutiques, en particulier aux sciences du langage. En effet, malgré tous les efforts qu'elles ont déployé, on ne peut prétendre que leurs textes aient le statut de métalangage. Leurs descriptions relèvent du commentaire réglé par des normes d'objectivation.

Il se peut même que les disciplines formelles se rattachent à l'espace du commentaire pour l'institution et l'interprétation des formalismes ; leur caractère formel tiendrait simplement à la possibilité de différer le commentaire, et l'interprétation qu'il exprime.

3.2. La tradition

L'évolution des langues fait justice des conceptions conservatrices, voire rétrogrades, de la tradition. Elle constituent l'essentiel du patrimoine sémiotique qui nous est légué, mais que nous ne cessons, au cours de notre vie, de nous approprier. Cet apprentissage constant remanie même les structures anatomiques fines de notre cerveau, comme l'a montré l'aphasiologie. La tradition sémiotique est ainsi inséparable de l'épigenèse. L'activité linguistique modifie sans cesse les locuteurs, comme aussi la langue.

On peut assurément considérer une langue comme le résultat d'une tradition invétérée, et qui n'est plus perçue comme telle. Elle diffère certes de la tradition d'un corpus textuel parce que les unités transmises appartiennent à un palier de complexité inférieur (du morphème à la formule parémiologique) ; et aussi que le régime temporel d'évolution diffère, avec la liberté d'appropriation, de reconfiguration. Si les langues articulent de petites unités à règles fortes, et les textes de grandes unités à règles faibles, on ne peut opposer la tradition des grandes et petites unités. Les principaux processus d'évolution sont les mêmes : choix dans le divers de la tradition, ou enrichissement par création et reprises (cf. Hagège, 1993).

On peut considérer ces modifications comme purement contingentes, mais elles obéissent à des conditions historiques, et à des lois générales de valorisation. En lexicologie diachronique, on a pu montrer que les processus de changement de sens par restriction vont du terme le moins valorisé d'une classe lexicale vers son terme le plus valorisé ou parangon. Corrélativement, les changements par extension partent du parangon (l'auteur, 1991, ch. VII). Ainsi, les valorisations propres à ce que nous avons appelé l'esthétique fondamentale sont le ressort de l'évolution linguistique.

Il faut dépasser l'opposition entre une philologie positiviste et une herméneutique spéculative, qui redoublerait la séparation entre le mot et le texte, entre le passé et le présent. La philologie est première, non primordiale. Tout le problème est de la dépasser.

Le point de vue historique diffère en cela de la recherche archéologique : trouverait-on les os de Moïse, cela ne nous dirait rien sur sa descendance ni sur le sens présent du Décalogue. La restitution toujours conjecturale du sens initial d'un texte est le résultat d'un travail critique sur sa tradition, et son passé est contenu dans le présent.

Une approche sinon scientifique du moins rationnelle doit permettre de problématiser le texte présent, et la situation

interprétative présente, dont la tradition interprétative fait assurément partie. Le projet de décrire l'histoire d'un texte comme une suite de réécritures (qui sont autant de lectures fixées) appartient ainsi à la sémantique interprétative.

Gardons-nous cependant de simplifier l'étude des textes. Au hic et nunc de la communication, on pourrait associer l'essor de la linguistique synchronique au cours de ce siècle. Ce n'est pas pour autant que la tradition interprétative relève exclusivement de la diachronie. Le concept de panchronie, proposé jadis par Humboldt et illustré par Hjelmslev, devrait permettre de ne plus hypostasier le présent.

Le caractère critique d'une sémantique des textes tient aussi à la reconnaissance que l'interprétation est située, sans pour autant exciper d'une obscure traditionalité. Les conditions philologiques de la lisibilité qu'elle décrit sont aussi des conditions herméneutiques. Le défi consiste à rapporter la multiplicité des lectures à celle des moments et des objectifs. Les situer, situer les textes, permettent de situer la description, condition d'une connaissance réflexive de l'activité scientifique.

Pour ce qui concerne la transmission historique des textes, aussi bien celle de leur lettre que de leurs interprétations, la notion de patrimoine sémiotique ne se réduit pas à un héritage. La définition de la culture -- chez Lotman par exemple -- comme l'ensemble de ce qui est transmis, outre le patrimoine génétique, appelle des compléments. En la matière l'héritage demande à être prisé, pour être transmis ; reconnu, pour être accepté ; mis en valeur, pour être légué. Un héritage non réfléchi ne serait qu'une somme de préjugés, de rituels et d'usages.

La jouissance de l'héritage suppose une connaissance et une réappropriation du passé. S'approprier une oeuvre ancienne, c'est la maintenir pensable, mais aussi transformer ses interprétations. Mais dans l'effort même de l'appropriation, une création a lieu qui témoigne de la distance et de l'impossibilité de la combler.

Si la distance tient naturellement à l'évolution historique, la création doit beaucoup à trois constantes de toute tradition : l'obscurité, la méprise, et la rivalité. L'obscurité souvent délibérée des oeuvres attise le désir de relire et favorise le renouvellement des interprétations. On ne saurait sous-estimer le rôle de la non transmission dans la prétendue communication artistique. Le lecteur, comblé par l'angoisse et le doute, demande des énigmes, et non pas seulement des élucidations. Quand à ses méprises, souvent généreuses, elle tiennent à l'ignorance parfois irrémédiable où il se trouve de la situation originelle des textes, mais aussi à sa volonté de leur donner sens dans des situations nouvelles. Enfin, la rivalité s'exprime dans l'imitation, quand elle est créatrice : elle veut toujours percer les secrets du modèle, pour l'emporter sur lui. Le thème de la supériorité des anciens n'a jamais plus de vigueur que si l'on entend les dépasser.

En bref, le paradigme de la transmission est un paradigme de la valeur attribuée au message (en quoi il est historique), alors que celui de la communication ne tient pas compte de la structure et des qualités du "message". Ce que l'on nomme de façon inutilement péjorative sous-culture est fait de ce qui n'est pas sélectionné, reste sans valeur, s'oublie tout de suite, et ne se transmet pas. Ainsi l'on pourrait opposer deux formes de la contemporanéité : l'une, celle de la communication, oublieuse d'elle-même, se dissipe ; l'autre, celle de la transmission, est cumulative, car elle abrite le passé et présage le futur.

Cependant cette accumulation n'a rien de linéaire. Elle ne totalise que ce qui échappe aux destructions et à l'indifférence. La valeur attribuée aux objets culturels varie sans cesse, et par exemple le vandalisme embellisseur des chanoines ne cède en rien, par l'étendue des destructions, à celui des jacobins. Souvent, on revalorise et l'on sauve des objets échappés au

zèle destructeur de l'époque qui les avait produits.

3.3. La traduction

Alors que le paradigme de la communication est florissant dans les sciences du langage, comme en témoigne l'essor de la pragmatique, la question de la traduction n'y occupe qu'une place marginale, sans doute parce que les problèmes qu'elle pose ne sont pas formulables dans les cadres théoriques dominants. Notamment, comme toute réécriture est adaptation à une situation nouvelle, à l'infidélité nécessaire du commentaire répond celle de la traduction.

On peut réduire le problème de traduction par la voie cognitive. Ainsi, la possibilité de traduire a toujours été un argument du rationalisme grammatical : elle permettrait de postuler l'existence de concepts universels. Du fait que toutes les langues sont traductibles entre elles, on infère que le langage n'est pas seulement une capacité de l'espèce, mais aussi un ensemble de primitives conceptuelles, de catégories cognitives, etc. Les théories structurales élaborées au début des années soixante pour permettre la traduction automatique posaient ainsi l'universalité des unités sémantiques minimales. Les modèles cognitivistes de la traduction font de même. Cela concorde avec la définition classique de la signification comme invariant : soit d'une série de paraphrases, soit d'une série de transcodages, soit d'une série de traductions. Le site de cette invariance est naturellement un niveau conceptuel abstrait, indépendant des langues.

Sans revenir au débat sur l'universalisme, et sur l'autonomie du niveau conceptuel (l'auteur, 1991, passim), rappelons qu'évidemment le problème linguistique de la traduction se pose de langue à langue. Changer de signifiant, c'est changer de signe, et changer par là-même de signifié. Comme dans une

langue il n'y a pas de synonymes exacts, entre deux langues il n'y a pas de signes exactement équivalents. Cela tient à la détermination qu'exercent les systèmes linguistiques, comme à la différence des cultures auxquels ils appartiennent, et dont témoigne la diversité des normes à l'oeuvre dans les textes (les tons et des genres notamment). On ne peut trouver d'identité d'une langue à l'autre, et les équivalences qu'on instaure doivent tout à des conventions temporaires.

La réduction cognitiviste du problème de la traduction n'est pas moindre que la réduction communicationnelle. Elle consiste à décrire la traduction comme un cas particulier de communication, différée, avec changement de code (cf. Reiss et Vermeer, 1984). Cependant, cette hiérarchie devrait être inversée. Comme le suggère Ladmiral, « en fait, c'est la communication qui est elle-même une forme de la traduction : la communication ne prend son sens plein qu'interprétée à la lumière du paradigme de la traduction » (1989, p. 196). A nos yeux, cela tient à deux raisons indissolubles. D'une part, toute performance sémiotique met en jeu toutes sortes de systèmes hétérogènes, comme dans un texte la langue, les normes de genre, la typographie, etc. D'autre part, ces systèmes et les dynamiques de leurs interactions ne sont accessibles que dans l'activité interprétative située. La question de la traduction permet ainsi de réintroduire l'activité interprétative dans la communication linguistique. Par exemple, de décrire les reformulations et transformations internes aux textes, comme les rapports entre les textes d'une même langue, dans la perspective de ce que Jean Bollack appelle une historisation totale.

L'impossibilité de la traduction complète et définitive laisse carrière aux créateurs, et les meilleurs traducteurs sont souvent des écrivains. Conçue comme respect et non comme servitude, la fidélité exige la transposition, qui témoigne d'une

générosité dans l'interprétation. Cela affaiblit la théorie de l'interprétation comme appartenance, développée par le courant heideggerien, chez Gadamer notamment. La véritable compréhension ne serait possible que par la précompréhension qu'autorise une tradition linguistique et culturelle. Mais pourquoi pas ethnique ou raciale ?

La précompréhension ainsi conçue n'est pas garante de la vérité, mais du préjugé. Sans quoi nous ne pourrions que nous interroger sur le sens de ce qui a déjà été dit dans la Grèce archaïque, gloser quelques vocables hiératiques. La précompréhension n'est pas seulement produite par la tradition, mais par la situation. En outre, la tradition est ouverte, elle n'est pas appartenance à un peuple une race ou une culture, et la compréhension peut dépasser la précompréhension, dans la mesure où elle met en rapport deux peuples, deux cultures, deux moments historiques.

Aussi la traduction est la seule preuve que l'humanité existe, non pas seulement par l'interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n'est pas que celle du Même mais aussi de l'Autre, et que l'interprétation ne se limite pas à une tradition. Dans la traduction, l'interprétation n'est pas simple appartenance, modulation d'un déjà dit, mais apport inouï d'autres cultures -- qu'on ne peut plus croire ennemies. L'acte du traducteur suppose une double appartenance, une double "fidélité". Par exemple, le peuple juif, dont l'identité repose sur une traditionalité, est aussi celui qui a toujours compté le plus grand nombre de traducteurs. L'étymologie même de truchement peut conduire à targoum..

En somme, le concept de "culture nationale" est invalide, car les anthropologues comptent quinze fois moins de cultures que de langues (trois cents pour cinq mille environ). La plupart des hommes d'ailleurs parlent plusieurs langues chaque jour.

La communauté culturelle suppose la traduction. De même d'ailleurs la tradition : l'évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l'espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n'annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes. Et sa norme est l'égard : pour le texte, l'auteur, les deux langues, les moments de l'histoire et des cultures.

La traduction permet de s'approprier le passé comme le présent. Dans l'histoire de la pensée occidentale, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l'on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d'Iéna, et que Schleiermacher réalisa.

Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au syriaque, du syriaque à l'arabe, sous les Abbassides ; puis de l'arabe au latin sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu'elle s'approprie

et restitue dans l'échange. A son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers. Les traduire, c'est les soustraire au feu.

On pourrait dire par image que les cultures ont le choix entre la vigueur hybride et la débilité consanguine. Délibérément, en organisant la synthèse d'éléments iraniens, indiens et occidentaux, Humayun et son fils Akbar ont créé une des cultures artistiques les plus admirables. Le Taj Mahal est ainsi l'un des multiples chef d'oeuvres de "l'art dégénéré"(entartete Kunst).

4. Transmission et genèse des cultures

a) Evolution et genèse

On peut distinguer trois sortes de transmissions. Celle du patrimoine génétique, dans notre espèce trop récente pour avoir connu une différenciation en races ; celle du patrimoine économique, qui s'est développée avec la sédentarisation. Enfin, celle du patrimoine sémiotique conditionne la transmission des valeurs. Part essentielle du sémiotique, nos langues sont trop récentes pour être devenues intraduisibles.

L'entour humain est fait de performances sémiotiques et de présentations. L'autonomie et la complexité du sémiotique déterminent les caractères propres de la cognition humaine (cf. l'auteur, 1996). Elles sont liées à la transmission, qui a accompagné et permis la genèse des cultures. Ce moment de la phylogenèse se continue dans l'histoire, avec un détail temporel plus fin. L'apprentissage, défini comme un processus d'héritage des valeurs et des signes, le spécifie encore dans l'ontogenèse. Le temps culturel fait ainsi médiation entre le temps de l'espèce et celui de l'individu.

Le caractère cumulatif de la translation a permis un accroissement continu de l'entour humain. Pour beaucoup d'espèces animales, l'entour varie selon le sexe, et parfois les phases de l'ontogenèse. Pour la nôtre, avec d'une part la différenciation

des langues et des territoires, puis la division du travail et la création des arts, sciences et techniques, la partie sémiotique de l'entour s'est diversifiée de façon incomparable, dans l'espace comme dans le temps de la translation

L'égard, sans lequel la translation serait impossible, peut être étendu à trois sortes de diversité : celle des individus, par les formes de la courtoisie qui reconnaissent leur spécificité ; celle des groupes sociaux, notamment par la reconnaissance des langues et dialectes qu'ils parlent ; celles des milieux physiques et des espèces qui les peuplent.

Cependant, la régulation culturelle de la transmission a été contestée avec son caractère interprétatif. Dawkins (1976) propose ainsi de définir des unités de transmission culturelle qu'il appelle des mèmes. Les mèmes se répandraient sur le modèle de l'évolution biologique. Leur succès adaptatif serait fonction de mécanismes de sélection, non de leur signification, ni de leur valorisation. Le concept de "mème" atomise les formes sémiotiques, et résume la transmission à une lutte pour la survie entre mèmes. Les mieux adaptés l'emporteront. Au sein du cognitivisme orthodoxe, une variante pour ainsi dire "virale" de cette théorie est proposée par Sperber, avec l'épidémiologie des représentations (cf. 1990).

Le sémiotique n'a plus alors de lois spécifiques, et avec le problème de la traduction s'efface celui de la systématicité des cultures. On sait que Dawkins, avec O.E. Wilson, est une figure fondatrice de la sociobiologie. La dissolution du social dans le génétique qu'elle propose conduit notamment à réduire les diversités culturelles et fonder en nature les inégalités sociales.

L'erreur principale, déjà relevée par Stephen Jay Gould, consiste à penser que les comportements humains ont une valeur adaptative, et qu'ils ont donc des racines génétiques. C'est déjà faux pour les animaux supérieurs. L'autre erreur, plus difficile à déceler, consiste à limiter l'adaptation au seul milieu physique ; or, outre ce milieu, l'humanité connaît aussi un milieu sémiotique et un milieu présentationnel, qui composent l'entour. La strate sémiotique de l'entour a une fonction médiatrice entre le physique et le présentationnel. En d'autres termes, une culture s'adapte non pas à ce qui est là, mais à ce qu'elle en perçoit, sans que sa perception soit déterminée.

Par ailleurs, outre une zone identitaire et une zone proximale, l'entour comprend une zone distale. Aussi, une culture s'adapte à ce qui n'est pas là, la zone distale de son entour, zone où elle place par exemple ses dieux, si elle leur affecte un séjour propre.

b) Interprétation et certitude

Quand ils négligent la genèse des cultures, les programmes de naturalisation de l'herméneutique se présentent

comme des moyens de combattre le relativisme et l'historicisme. Ils poussent à l'absurde le programme de l'épistémologie évolutionniste, qui considère la connaissance comme un produit de l'évolution (développé par Popper, ce thème était déjà présent chez Wallon et Piaget). Mais ils ne sont pas moins normatifs, à leur manière, que l'herméneutique heideggerienne, quand elle joue la traditionalité contre l'histoire, et l'Etre contre la relativité. Le gène suppose une loi naturelle, comme la recherche de l'Etre joue le rôle d'une théophanie refusée. Ces deux courants, positiviste et spéculatif, entendent chacun à leur manière fonder le certain dans le vrai -- alors qu'en revanche l'herméneutique critique dont se réclame la sémantique interprétative se propose de fonder le vrai dans le certain.

En opposition au rationalisme cartésien, la séparation établie par Vico entre le vrai et le certain pourrait être retracée jusqu'à la différence entre le vrai et la prétention à la validité de l'école de Francfort. Et l'entreprise de Habermas pourrait être la dernière tentative pour réconcilier le règne de la Raison avec les variations de l'intersubjectivité.

Mais aujourd'hui, le principal défi aux sciences sociales est le révisionnisme historique, qui tout à la fois leur emprunte leur positivisme et voudrait s'arroger leur prétention critique. Au moment où les survivants s'éteignent, où la mémoire devient histoire, le découplage de l'herméneutique et de l'éthique permet le révisionnisme.

Aussi la transmission ne doit pas être régie seulement par une éthique de l'accord, comme dans la dialectique de Schleiermacher, ni même de l'assentiment comme pour le jeune Dilthey. Plus généralement, il nous semble que la translation ouvre une éthique du discord. Le sens à tous les paliers de complexité, est fait de différences : entre antonymes pour la sémantique structurale, entre synonymes pour la sémantique contextuelle, entre transformations pour sémantique de la phrase, entre interprétations pour la sémantique du texte. Ces

différences instituent l'ordre du certain, régime conjectural de la connaissance dans les sciences sociales.

Explorer ces différences de sens, les évaluer, c'est reconnaître le caractère critique de la vérité historique. Malgré la diversité des langues, le silence terrifié des survivants, les mensonges des bourreaux, elle reste incontestable, quand bien même tout témoignage serait fragile. L'Extermination, certitude épouvantable, scelle ce millénaire. La vérité n'est pas au-dessus de tous les soupçons : elle est leur produit, ce qui leur résiste, qui leur impose de se détruire réciproquement ; ce qui détruit le mythe, avant qu'il ne fasse irruption dans l'histoire et devienne meurtrier.

5. Epilogue

1. Nous avons feint de considérer le paradigme de la communication comme un paradigme scientifique propre aux sciences du langage. En fait, il faut rappeler ses enjeux idéologiques, qui les dépasse évidemment. Son essor contemporain vient de la cybernétique : or, si l'on a récemment réétudié et réévalué le programme scientifique de la cybernétique, on a quelque peu oublié son programme politique et social, tel qu'il est d'abord formulé par Wiener à la fin de la guerre. Il est évidemment irénique : il s'agit, en rétablissant et en développant la communication entre les hommes, de pacifier les individus (cf. par exemple Watzlawick) et les groupes sociaux (cf. l'analyse conversationnelle). Si ce paradigme a vieilli, car il est moderniste, il n'a rien perdu de sa vigueur, dans des domaines divers. Ils s'étendent de la pragmatique transcendantale de Apel aux pesantes théories communicationnelles de Habermas, et jusqu'aux billevesées new age sur les autoroutes de l'information,

qui trouveront leur vérité ultime dans le téléachat.

Comme l'a souligné P. Breton (1992), l'idéologie communicationnelle véhicule des valeurs de maîtrise individuelle, d'égalité immédiate, de transparence. Le modèle de la communication que nous avons détaillé dans la première partie de cette étude leur donne une forme concrète, par l'égalité symétrique de l'Emetteur et du Récepteur, par la transparence du message pour tout possesseur du code. Les moyens techniques du temps réel lui ajoutent aujourd'hui les prestiges de l'immédiateté. De fait, il convient tout aussi bien à l'individualisme anarchisant des netsurfers qu'aux chantres de l'ultralibéralisme économique qui s'appuient sur Alvin Toffler pour annoncer un âge nouveau, celui de la communication.

Par contraste, l'idéologie de la tradition promeut l'épaisseur temporelle du passé plutôt que l'immédiateté du présent, l'appartenance au groupe plutôt que la souveraineté de l'individu. Dans ses formes les plus extrêmes et les moins critiques, elle pense la tradition comme héritage, en premier lieu d'un patrimoine génétique. Selon que ce patrimoine se trouve ou non différencié, elle conduit aux théories raciales et irrationalistes du Volksgeist, ou aux théories "scientifiques" et universalistes de la sociobiologie et du cognitivisme orthodoxe.

Nous voici donc devant deux façons d'oblitérer le problème de la transmission : le réduire à la communication, ou penser la transmission culturelle comme la transmission génétique, dans l'intention de réduire la première à la seconde. On pourrait penser que ces deux thèses extrêmes s'opposent complètement. Mais la communication et la transmission ont pu être subsumées sous les catégories d'information génétique, et de code génétique (cf. Eco, 1988, p. 263 sq.). Les phénotypes ne sont que l'expression d'un génotype, tout comme les phrases et les textes ne seraient que l'expression d'une grammaire universelle (cf. les notions de génotexte et de phénotexte dans la grammaire universelle de Saumjan).

Les rencontres non élucidées entre la sociobiologie et le

cognitivisme orthodoxe s'éclairent sans doute ainsi. Ces deux théories s'appuient sur le même déterminisme, la même conception causale du réel, le même nativisme. Elle font converger leurs attaques sur le relativisme, la prise en compte des diversités culturelles, l'autonomie des sciences sociales.

Les théories déterministes de l'héritage nous paraissent asservissantes : l'homme ne serait que le produit de son héritage culturel et biologique -- la culture et les langues relevant en dernière analyse, comme l'a affirmé Chomsky, de la biologie.

Elles sous-tendent certes des positions contrastées, aussi bien le multiculturalisme politically correct qui rive chacun à sa communauté, que l'universalisme rationaliste du M.I.T., qui gomme toute différence entre les cultures. Elles témoignent cependant d'un sorte de puritanisme matérialiste, pour lequel le gène ineffaçable aurait remplacé le péché originel.

Avec la catégorie de la translation, nous souhaitons affirmer au contraire que l'héritage sémiotique qui constitue la culture n'a de valeur que par cette réappropriation active que nous avons nommé translation. Elle le transforme inévitablement, l'adapte aux situations historiques nouvelles, et le revalorise ainsi. La maîtrise de la tradition prend ainsi toute sa dimension critique dans la relation interculturelle : l'épreuve de l'étranger nous assure que nous appartenons à l'humanité.

2. Comme le paradigme de la communication ne peut dire d'où vient l'information, ni comment elle est produite, on peut considérer qu'il traite de la communication comme un phénomène second, d'ailleurs réduit à la transmission du signifiant

hic et nunc. Nous estimons pour notre part que le concept d'information n'a de légitimité qu'au sein de l'informatique, et que les phénomènes de communication, linguistique notamment, doivent être décrits sans y avoir recours, et donc indépendamment des hypothèses computationnelles.

Le paradigme interprétatif que nous avons désigné par le nom général de translation nous paraît mieux à même de rendre compte du sens : il n'est pas immanent aux textes et aux autres performances sémiotiques, il ne leur préexiste pas non plus, mais il est produit par la pratique de l'interprétation. Elle peut se décrire comme un couplage structurel de la personne ou du groupe social avec la strate sémiotique de son entour. Ce couplage comprend les phénomènes de communication, mais ne s'y limite pas. Il échappe à la clôture opérationnelle qu'instaurent les théories autopoïétiques (comme celle de Varela), car les signes sont tout autant externes qu'internes à l'interprète, et le rapport entre signifiant et signifié peut même se décrire comme un rapport indissoluble entre l'entour et l'interprète.

Cela conduit à un déplacement des deux problématiques traditionnelles de la signification. La problématique de tradition aristotélicienne en fait une représentation cognitive aboutissant au métalangage, voire au métalangage mental ou "mentalais". La problématique de tradition augustinienne, reprise par l'herméneutique philosophique, en fait le produit d'une intersubjectivité -- et, a-t-on ajouté, de l'histoire.

A la connaissance par représentation métalinguistique, la problématique interprétative substitue la reformulation, dont nous avons résumé les espèces sous la catégorie du commentaire. A l'histoire, elle substitue la tradition créatrice ; et à l'intersubjectivité -- que l'abstraction qu'est Langage ne permet pas --, la traduction.


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Référence bibliographique : RASTIER, François. Communication ou transmission ? Texto ! 1996 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Transmission.html>. (Consultée le ...).