LE DIALOGUE SOCRATIQUE IN STATU NASCENDI

Livio ROSSETTI
Université de Pérouse

(Texte publié dans Philosophie antique, 2003, n°1, p. 11-35 (PUS)

1. L’univers des logoi sokratikoi : un phénomène sous-évalué ?

Il est indiscutable que la floraison des logoi sokratikoi, surtout dans la première partie du IVe  siècle av. J.C., a été un événement culturel de taille. La complexité et la portée du phénomène, cependant, demandent encore, à plusieurs égards, à être évaluées comme elles le méritent.

Comme nous le verrons, il s’agit de quelques centaines de dialogues et de récits (de longueur très variable) dont la plus grand partie a dû être publiée au cours d’un quart de siècle, pas davantage : en lui-même, ce fait nous impose de parler non seulement de la naissance d’un genre littéraire tout à fait nouveau, mais aussi de l’essor d’une puissante mode culturelle, donc d’un phénomène collectif de tout premier ordre qui, s’il a d’une part assuré au protagoniste « obligé » de tous ces logoi une célébrité sans pareille (jusqu’à en faire un mythe), a produit d’autre part toute une série d’effets de taille, tels que le fait de donner lieu à un extraordinaire portrait à plusieurs mains de tout un milieu culturel (une série de portraits et d’évaluations qui sont tout à fait complémentaires par rapport à ceux dont nous sommes redevables à Aristophane et aux autres auteurs comiques de l’époque) ; d’enraciner une idée fort caractérisée (et à plusieurs égards inédite) de ce que signifie philosophein ou de ce que cela devait signifier aux yeux des disciples immédiats de Socrate ; voire de créer une mentalité qui déborde les limites de la philosophie.

Face à un phénomène d’une portée si grande, on a l’impression que la communauté scientifique se refuse à prêter à l’ensemble de ces logoi l’attention qu’ils semblent mériter, notamment parmi les auteurs d’exposés d’ensemble sur la philosophie et la littérature grecques. En fait, dans ce type d’ouvrages, on chercherait en vain un excursus sur le genre littéraire en tant que tel, sur les nouveautés dont il a été porteur et sur la portée du phénomène, ou, à tout le moins, un mot sur l’extraordinaire abondance de ces écrits, surtout pendant les premières décennies qui suivirent la mort de Socrate, une analyse de l’évolution du genre, enfin, qui ne se réduise pas à un discours portant uniquement sur les logoi platoniciens. Et d’ailleurs on chercherait même en vain, dans ce type d’ouvrages, une simple table des auteurs et des titres connus.

Ce que l’on y trouve couramment, ce sont plutôt des mots d’introduction plutôt pauvres, puis un chapitre d’ensemble sur Platon, un chapitre d’ensemble sur Xénophon (mais uniquement dans le cas des histoires de la littérature) et de petits chapitres consacrés aux « Socratiques mineurs » (mais uniquement en tant que fondateurs d’écoles philosophiques plus ou moins concurrentielles vis-à-vis de l’école platonicienne, et en tant que porteurs de théories philosophiques généralement mal connues), sans un mot ou presque sur leur contribution au genre littéraire ou sur l’apport des autres Socratiques, à savoir de ceux qui ne devinrent pas en même temps chefs d’école. Notamment pour ce qui concerne la portée du phénomène, même à notre époque la règle est de s’étendre sur les dialogues et les doctrines de Platon, mais pas du tout sur l’ensemble en tant que tel, au point que même dans les monographies et les articles spécialisés il y a encore très très peu à lire sur le cycle vital et, pour ainsi dire, l’ADN de ce flux unique de logoi centrés sur le même personnage et dont plusieurs (pas seulement ceux de Platon) font preuve de virtualités spéculatives et littéraires indiscutables.

Tout cela en dépit de la tendance, sans aucun doute bien établie, à penser que, en général, on ne saurait rendre compte des produits les meilleurs sans les encadrer dans l’ensemble d’une production qui soit beaucoup plus vaste et donc dans le contexte (a) de l’horizon d’attente créé par l’ensemble, (b) des règles non écrites du genre, (c) de la compétition entre des auteurs conscients d’avoir à supporter la comparaison avec leurs pairs (et donc sensibles au besoin de s’assurer un espace raisonnable parmi les autres) et même (d) de l’évolution du genre.

De cette manière la portée du phénomène – extraordinaire abondance des livres centrés sur Socrate et essor d’une culture fort caractérisée – s’efface, en dépit du fait que, grâce à cette véritable floraison, la philosophie du IVe  siècle a fini par s’identifier ou presque avec les Socratiques et leurs élèves (filiations directes du type Socrate-Platon-Aristote-Théophraste et plusieurs filiations moins directes) alors que la tradition sophistique et, à plus forte raison, la tradition « naturaliste » ont connu une véritable dissolution, peut-être à cause de cette explosion posthume du Socratisme, attestée tout d’abord par l’apparition d’un très grand nombre de logoi sokratikoi. On a là plusieurs raisons pour soupçonner que le point de vue adopté jusqu’ici par la communauté scientifique a quelque chose d’inadéquat.

Il s’ensuit que même le problème de la naissance du genre finit par perdre sa propre « nécessité », et ce n’est pas un hasard si le problème a été ordinairement réduit à la question, en soi marginale, de savoir si la naissance de ce type de logoi fut postérieure à la mort du philosophe, ou si elle eut lieu dès avant la mort du philosophe.

Avant d’aborder donc mon sujet, je trouve pertinent de m’étendre un peu sur quelques données de base du phénomène.


2. Excursus préalable sur quelque trois cents logoi sokratikoi publiés en environ un quart de siècle

Un noeud décisif concerne les chiffres de cette production au cours des premières décennies du IVe  siècle, lorsque nombre de disciples immédiats de Socrate se mirent presque simultanément à écrire une foule de logoi centrés sur leur maître.

2.1. Combien d’écrits [1]

Il faut tout d’abord s’interroger sur la quantité des écrits sortis de la plume des disciples immédiats de Socrate.

Pour s’orienter, je crois trouver un point de repère essentiel dans les données sur les ouvrages d’Antisthène. De cet auteur, Diogène Laërce (VI 15-18) nous donne une liste de soixante-trois titres et de soixante-dix-huit livres ou davantage, regroupés en dix recueils. La recherche sur ces écrits a permis d’identifier des fragments ou des échos pour un pourcentage très élevé de titres [2], de manière que la liste peut être considérée, pour l’essentiel, comme digne de foi.

Cela signifie que, rien que de la plume de deux auteurs, Antisthène et Platon, est sortie une centaine de titres, dont plusieurs présentant les traits typiques des logoi sokratikoi. Et comme deux titres de Platon (la République et les Lois) totalisent vingt-deux livres, et que sept titres d’Antisthène (Sur la justice et le courage, Sur Théognis, Sur le fait de contredire, Sur l’éducation, Sur l’opinion et la science, Sur la nature et Une question sur la nature [3]) totalisent vingt-et-un (ou vingt-six) livres, il faut conclure que ces deux socratiques ont pu publier environ cent titres distribués en non moins que cent trente cinq à cent quarante livres.

Mais la liste des Socratiques qui devinrent écrivains comporte une bonne dizaine (sinon une douzaine [4]) d’autres personnes : Alexamenos de Téos [5], Aristippe, Criton, Eschine de Sphettos, Euclide de Mégare, Glaucon, Phédon, Simmias, Simon le Cordonnier et Xénophon, plus Lysias.

Bien des différences marquent la production ce ces auteurs. Si Xénophon a publié onze titres correspondant à trente-sept livres, si Eschine a dû écrire sept dialogues, si Euclide est censé avoir écrit quelque cinq ouvrages, si Phédon et Cébès sont censés avoir écrit deux ouvrages chacun (à part les apocryphes), il y a quatre auteurs – Simon le Cordonnier, Criton, Glaucon et Simmias – qui n’ont publié, semble-t-il, qu’un seul livre chacun. Comme nous l’explique Diogène Laërce, les vingt-un, vingt-quatre ou trente-trois dialogues du premier ont fait partie, en réalité, d’un livre unique (II 122) tout comme les dix-sept du deuxième (II 121), les neuf du troisième (II 124, où il est mention, en outre, de trente-deux autres dialogues apocryphes du même auteur) et les vingt-trois du quatrième (ibid.). Pour ce qui concerne ces quatre auteurs, nous avons donc affaire à juste un peu plus que quatre-vingts unités dialogiques regroupées en quatre livres, ce qui suggère une comparaison avec les Mémorables de Xénophon, où l’auteur a su concentrer dans un nombre égal de livres une soixantaine d’unités dialogiques d’une longueur très différente, réparties en trente-neuf chapitres (si le chapitre 2 du livre I renferme un échange avec Critias et un échange avec Alcibiade, les chapitres 9 et 13 du livre III renferment une multiplicité de petits récits ; de même les chapitres 6 et 10 du livre III en renferment trois chacun, nettement distincts).

Déjà le cas d’Aristippe est un peu différent : il est vrai que, selon Diogène Laërce (II 83), vingt-cinq de ses écrits aussi ont circulé comme éléments d’un livre unique, mais il aurait été l’auteur, en même temps, de certains ouvrages en plusieurs livres, l’Histoire de la Libye (trois livres), les Diatribes (six livres) et les Chries (trois livres) [6].

Pour ce qui concerne Alexamenos, en revanche, rien ne nous permet d’établir combien de dialogues socratiques il a pu écrire (un ou davantage), et pour ce qui concerne Lysias il faut considérer qu’il a bien écrit une Apologie de Socrate [7], mais il s’agit du seul ouvrage à retenir ici, étant donné que même son discours contre Eschine de Sphettos doit être pris pour étranger à la littérature socratique en dépit de sa valeur comme témoignage sur le prestige atteint par le groupe (voir infra § 4).

À tout cela il faut ajouter le grand nombre de témoignages postérieurs qui révèlent bien d’autres échanges avec Socrate, témoignages en lesquels souvent nous devons voir l’écho d’autant de logoi de l’époque, même si souvent ils ne nous permettent pas de reconduire chaque récit à tel ou tel titre connu, et s’il faut tenir compte soit des imitations (dialogues socratiques publiés bien après la période « héroïque » qui nous concerne ici) soit des faux d’époque hellénistique [8]. On notera encore que Xénophon, surtout dans ses Mémorables, donne des indices du fait qu’il réutilise plusieurs unités dialogiques déjà connues [9].

Sur ces bases – et même si plusieurs données ne sont pas contrôlables, car l’éventualité que nous soyons mal renseignés sur tel ou tel titre devient évidemment secondaire par rapport à l’ampleur de ce que nous savons –, il semble raisonnable d’émettre l’hypothèse que, au moins du point de vue quantitatif, l’ensemble de la production des socratiques, Platon et Antisthène mis à part, a pu être comparable à celle de ces deux derniers, et s’élever par conséquent à environ une autre centaine d’ouvrages.

On peut donc affirmer sans trop d’hésitations (a) que l’ensemble des titres issus de la plume d’environ quatorze disciples immédiats du philosophe a pu totaliser environ deux cents unités et (b) que, si l’on considère plutôt les livres (la division par leurs auteurs de certains titres d’une grande ampleur en plusieurs livres, ne fût-ce qu’à des fins de publication et de commercialisation), cet ensemble arrive à totaliser pas moins de deux cent cinquante unités bibliographiques (rouleaux).

On voit qu’il s’agit de chiffres énormes, chiffres qui, à ma connaissance, n’ont jamais circulé jusqu’ici. C’est en m’appuyant tout d’abord sur ces prémisses que j’ose parler d’une perception foncièrement inadéquate des dimensions de l’activité des disciples immédiats de Socrate en tant qu’écrivains.

2.2. Combien de logoi sokratikoi

Il reste à établir, pour ainsi dire, la proportion des logoi sokratikoi par rapport à plusieurs ouvrages qui ne portaient pas du tout sur Socrate.

À cet égard nous pouvons compter sur deux types de témoignages :

(A) Eschine, Phédon, Simon le Cordonnier, Criton, Simmias, Cébès, Glaucon et peut-être même Euclide de Mégare n’ont écrit que des logoi sokratikoi à quelques exceptions près. On sait en revanche, de manière incontestable, qu’Antisthène, Aristippe et Xénophon (sans compter Lysias) ont pratiqué en même temps d’autres types d’écriture, au point que la série des logoi sokratikoi de chacun d’eux reste minoritaire par rapport à l’ensemble de leurs ouvrages. Le cas de Platon est un peu différent, parce que, si Socrate figure comme personnage dans la majorité de ses dialogues, il y en a plusieurs où il devient porteur de théories qui ne sont pas les siennes [10].

(B) Si les Mémorables de Xénophon renferment quelque soixante unités dialogiques, son Économique s’articule clairement en deux unités dialogiques et son Apologie en renferme une vers le début, alors que son Banquet (de même que le Banquet de Platon, d’ailleurs) est un peu trop unitaire pour pouvoir être traité comme la somme de plusieurs unités dialogiques. Mais Platon aussi a su écrire des dialogues renfermant des dialogues : on rappellera tout d’abord le cas du livre I de la République, mais il faut reconnaître que le Gorgias aussi renferme trois unités dialogiques, sans nul doute douées d’autonomie quoique bien coordonnées ; de même le début du Protagoras (environ les cinq premières pages Stephanus) jouit d’une autonomie remarquable, même si la relation fonctionnelle avec la suite du dialogue est indiscutable ; enfin l’échange qui suit entre Socrate et Protagoras s’articule très clairement en deux moments bien distincts : d’une part la dispute sur l’objet (et la valeur) de l’enseignement du sophiste et sur l’unité de la vertu, d’autre part l’échange centré sur un poème de Simonide (338e-362a). Le fait que ces sous-unités dialogiques ont été dûment intégrées dans des ensembles plus complexes n’efface pas leur identité ni leur autosuffisance à l’intérieur des dialogues où elles figurent.

À partir de ces données, il est raisonnable de penser que le nombre d’unités dialogiques ayant les traits typiques des logoi sokratikoi a dû être supérieur aussi bien à l’ensemble des titres qu’à l’ensemble des unités-livres (rouleaux de papyrus).

Si maintenant nous essayons de donner des chiffres, il semble pertinent de postuler (sans, hélas, pouvoir vraiment le prouver) (a) que l’ensemble des écrits sortis de la plume des élèves directes de Socrate a dû être constitué d’au moins deux cents titres répartis en plus de deux-cent-cinquante livres, (b) que beaucoup plus de la moitié de ces titres (et donc une bonne moitié des rouleaux de papyrus prévus), ont été marqués par la référence explicite et programmatique à Socrate et ont eu, de manière plus ou moins poussée, les traits des logoi sokratikoi; (c) que le nombre des unités dialogiques (ou des dialogues encadrés dans un récit) à compter comme logoi sokratikoi a pu atteindre le chiffre de trois cents – trois cents ! – unités, sinon davantage, la possibilité que ce dernier chiffre soit exagéré étant, somme toute, minime.

2.3. Sur la période de floraison des logoi Sokratikoi

Pour ce qui concerne l’époque où le plus grand nombre de logoi ont été publiés, il est évident que seule une minorité des disciples immédiats de Socrate a pu lui survivre plus d’un demi-siècle (c’est le cas, notamment, de Platon et de Xénophon, mais il ne s’en faut que de peu d’années, comme on sait), et que leur activité en tant qu’écrivains a dû se concentrer surtout dans les trente premières années du IVe  siècle. Par contre, même si l’offre de nouveaux logoi sokratikoi n’a pas cessé brutalement vers 370 av. J.C. (bien sur : sauf pour ce qui concerne Xénophon), il est presque évident que l’offre de traités et d’autres ouvrages moins proches du type qui nous intéresse ici – et, plus généralement, du socratisme – a dû marquer le deuxième quart du siècle beaucoup plus que le premier (excepté dans le cas d’Antisthènes, mort vers 360 av. J.C.).

La concentration massive de la prodution qui nous intéresse ici doit donc remonter, pour la plus grande partie, à la période 394-370, alors que des formes de reprise tardive du genre ont certainement eu lieu (pas seulement dans le cas des dialogues apocryphes du corpus platonicien), mais on peut estimer qu’elles représentent moins de 10% du total, et qu’elles offrent de bonnes possibilités de noter l’écart avec les logoi de la première période.

Or, si les Socratiques ont publié quelque trois cents unités dialogiques en un quart de siècle, cela veut dire une moyenne de parution de douze nouveaux logoi par an (contenus dans cinq à huit nouveaux livres de ce genre par an, en moyenne). Il faut donc parler (statistiquement) d’un nouveau dialogue socratique par mois pendant un quart de siècle !

Un tel rythme de parution de nouveaux logoi dûment écrits sur papyrus a de quoi nous impressionner. Athènes a dû assister à une véritable inondation de logoi sokratikoi, inondation pour laquelle nous ne connaissons aucun terme de comparaison ni pour notre époque ni pour n’importe quelle autre [11].

Étant donné les proportions de cette offre de nouveaux livres, on comprend aisément que ce groupe d’auteurs a pu être reconnu comme groupe de la manière la plus spectaculaire. On peut également imaginer une certaine circulation de leurs livres un peu partout dans le monde grec. Et, d’ailleurs, il faudrait s’interroger aussi sur la portée économique du phénomène : nombre de rouleaux de papyrus nécessaires pour les originaux et les copies, nombre de copistes engagés dans une telle production, mouvement d’argent produit par la réalisation et la circulation d’une littérature si abondante. Ici on notera seulement que la quantité des écrits socratiques, en dépît de son énormité, peut bien n’avoir pas été sans égale. Car il est vraisemblable que les concours dramatiques de l’époque aient donné lieu à la parution d’au moins une vingtaine de nouveaux textes par an, y compris une minorité de textes publiés sans avoir été jamais représentés au théâtre [12]. En fait, il suffit de combiner ces deux données pour en conclure qu’à Athènes il y eut, à l’époque, une offre tout à fait extraordinaire de textes dramatiques et philosophiques (sans compter d’autres types de textes), susceptible de donner lieu à une activité économique remarquable.

C’est principalement en considération de données aussi extraordinaires que, au début de mon exposé, j’ai osé parler d’un « refus », de la part de tout ou presque tout historien de la philosophie et de la littérature grecques, de prêter aux logoi sokratikoi l’attention qu’ils semblent mériter. Car le phénomène a été trop macroscopique pour un traitement si réducteur et, d’ailleurs, le fait de n’avoir accès qu’à une partie de ces unités dialogiques ne peut nullement constituer une bonne raison pour faire abstraction du reste comme s’il n’avait pas existé, d’autant plus que, si sur ce reste nous sommes mal ou très mal renseignés, nous sommes en tout cas renseignés.

En fait, Platon et Xénophon mis à part, nous avons accès à des éléments non négligaables d’au moins un dialogue socratique d’Antisthène [13], de deux dialogues de Phédon (le Zopyre et le Simon), de sept dialogues d’Eschine (dont notamment le Miltiade, l’Alcibiade et l’Aspasie) et au moins d’un petit morceau dialogique d’Euclide [14]. Pareil sous-ensemble peut bien représenter, au total, un tiers de l’ensemble des logoi sokratikoi parus au cours du quart de siècle (environ) qui nous concerne ici.

2.4. Les logoi anonymes

Le reste, d’ailleurs, n’est pas du tout inconnu, car nombre d’autres unités narratives, anecdotes, chreiai, apophtegmes, etc., ont été préservés sans mention de la source, et là il y a vraiment beaucoup à chercher et découvrir, étant donné que dans ce domaine aucun catalogue a encore été dressé.

Or, même si certains de ces évidences d’époque postérieure sont redevables d’ouvrages dont nous ne connaissons pas le titre (de sorte que l’on ne peut plus rétablir la liaison avec l’un ou l’autre des auteurs connus), et si çà et là peuvent se cacher de pures contrefaçons (pratique très répandue à l’époque hellénistique, comme on sait), il y a en tout cas vraiment une foule d’unités narratives qui semblent dériver de logoi sokratikoi d’époque, en dépit du fait que normalement nous ne sommes pas (ou plus) en état de remonter au titre et à l’auteur de chaque unité encore identifiable.

En fait, si presque chaque socratique a écrit des logoi sokratikoi, il est permis de supposer que même certains socratiques moins doués comme écrivains ont dû ressentir le « besoin » d’écrire à tout prix quelque chose afin de ne pas dissiper leur droit à un héritage spirituel ressenti comme prestigieux et de ne pas perdre leur place dans la mémoire collective. Cela explique peut-être les apports d’un Criton, d’un Simon ou d’un Glaucon, tout comme la dispersion de plusieurs de ces apports mineurs, mais en même temps cela nous permet de laisser ouverte la possibilité d’un quatorzième ou d’un quinzième auteur dont la trace s’est complètement effacée ou presque [15].

En tout cas, pour pouvoir conjecturer, même dans certains témoignages isolés, une dépendance vis-à-vis de dialogues d’époque, il faut bien sûr (a) s’assurer que l’attribution du petit échange à Socrate soit certaine (dans le cas de plusieurs apophtegmes rapportés par Stobée, par exemple, il y a plusieurs cas de double ou triple attribution), (b) prouver l’indépendance de l’anecdote par rapport aux dialogues mieux connus (parmi ces anecdotes il y en a plusieurs qui ne sont manifestement pas indépendantes) et (c) produire des arguments pour exclure, le cas échéant, l’éventualité d’une contrefaçon tardive. Mais, lorsque ces conditions sont réalisées, on a toutes les raisons de reconnaître dans ces échantillons la trace d’un ou de plusieurs logoi sokratikoi d’époque (peut-être des logoi réduits à de brefs échanges dont la source n’est plus identifiable), même s’il est très souvent impossible de remonter de ces micro-unités narratives aux dialogues anciens d’où elles semblent avoir été tirées.

Il s’agit d’un domaine sur lequel il ne manque pas de petites études, mais fort dispersées et mal connues [16], au point qu’il me semble pertinent de donner ici des échantillons de ce qui peut ressortir de l’étude de ces sources secondaires.

(A) Dans un étude de 1975 [17], je crois avoir identifié plusieurs petits groupes de témoignages derrière lesquels il faut postuler l’existence d’un logos unique donnant un récit de la détention de Socrate qui s’éloigne à plusieurs égards de ce qu’en a écrit Platon dans le Criton et le Phédon.

(B) Le témoignage de Xanthippe. Si d’une part Cicéron nous parle de ille vultus, semper idem, quem dicitur Xanthippe praedicare solita in viro suo fuisse Socrate, eodem semper se vidisse exeuntem illum domo et revertentem (Tusc. III 15.31 = SSR I C 65), Arrien (c’est-à-dire Épictète) nous rapporte que Socrate gardait le même visage soit en sortant soit en rentrant à la maison (Diss. III 5.31 = SSR I C 522) et le Gnomologium Vaticanum 743, pour sa part, nous rapporte que Xanthippe, questionnée sur le trait le plus caractéristique du philosophe, répondit ceci, que son regard demeurait le même, que les circonstances lui fussent favorables ou non (573 = SSR I C 349). Que Xanthippe, déshormais veuve, ait pu être interrogée pas les anciens amis de son mari à la recherche de quelque détail inédit, c’est une idée trop géniale et, d’ailleurs, trop plausible pour qu’on puisse y voir une invention, d’autant plus que ce n’est pas Lucien, ni l’auteur des lettres pseudépigraphes de Socrate et des Socratiques qui nous rapporte l’anecdote, mais trois auteurs fort éloignés les uns des autres. Faute d’arguments décisifs pour ou contre l’authenticité de l’épisode, il faut malheureusement risquer une conjecture, mais l’on en reconnaîtra la vraisemblance, donc la possibilité que la petite histoire ait pu figurer dans des apomnemoneumata, ou même à l’intérieur d’un dialogue du genre du Phédon, c’est-à-dire un dialogue commençant par des échanges censés avoir eu lieu après la mort du maître [18].

(C) Venons-en maintenant à une véritable crux exégétique : l’histoire du Glauconide mentionné par Diogène Laërce II 30. On a là la pointe d’un iceberg apparemment inaccessible. Dans le contexte d’une sorte d’excursus sur la force de persuasion de Socrate, Diogène nous rapporte que le philosophe fut capable d’influencer le stratège Iphicrate en lui montrant le combat entre les coqs du barbier Midias et ceux du riche Callias. Après quoi est cité un mot de Glauconide (non plus de Socrate), et ce Glauconide aurait affirmé qu’Iphicrate n’était, pour la cité, qu’une sorte de faisan ou paon.

Ainsi interprété, le texte demeure dramatiquement obscur pour tous, y compris tous les traducteurs, car on n’arrive pas à deviner quel message il faut tirer du combat de coqs, ni quel en est le lien avec la remarque, apparemment hostile, de ce mystérieux Glauconide. La recherche sur ce passage commença en 1982 avec un article de Allmann auquel fit suite peu après un article de mon ami Lausdei et moi-même [19], malheureusement sans arriver à des résultats solides. Mais ensuite, dans un article du 1985 qui demeure encore inconnu ou presque à cause de son titre un peu trop anodin [20], Andreas Patzer a avancé une interprétation susceptible, je crois, de débrouiller la question de façon fort convaincante, au moins en ce qui concerne Iphicrate. Sa thèse est que Socrate a utilisé le combat de coqs pour encourager le jeune Iphicrate, bon stratège mais d’origine très modeste. Dans ce but il lui aurait montré le spectacle des coqs d’un quelconque Midias qui étaient admis à se battre d’égal à égal avec ceux du fameux Clinias, et il en aurait conclu que ce qui compte, ce n’est pas la noblesse de naissance, mais le fait de réussir à faire face [21].

Quelqu’un a donc envisagé la possibilité de lier à la figure de Socrate la jeunesse du futur stratège pour nous raconter que le philosophe aurait remarqué chez Iphicrate des virtualités à exploiter (cf. l’histoire de Charmide [Xénophon, Mémorables III 7] – histoire qui, d’ailleurs, doit avoir été tirée d’un Alcibiade désormais perdu [22] – et celle d’Euthydème [Mémorables IV 2]) et qu’il aurait voulu libérer ces énergies encore cachées, ces potentialités encore inconnues d’Iphicrate lui-même. Dans ce but il aurait tiré argument de l’événement minime du moment, dans le contexte d’une paideia dûment mimétisée (et dramatisée, enfin) par la promenade coutumière dans l’agora. À son tour la référence à la modestie des origines d’Iphicrate est proche, par exemple, des anecdotes sur la pauvreté d’Eschine de Sphettos, tout en gardant, comme récit, son autonomie. Et comme la célébrité de cet Iphicrate n’a jamais été très grande, il faut bien supposer que l’anecdote remonte à une époque assez proche des gestes de ce personnage, donc à peu près à la moitié du siècle, ce qui nous permet d’exclure une datation d’époque hellénistique, liée à l’activité des faussaires. Il est donc pratiquement certain que l’essentiel d’un logos sokratikos inconnu par ailleurs parvient ainsi à être mis au jour [23].

(D) Et, pour terminer : dans le contexte d’un attaque spectaculaire contre Socrate, le papyrus d’Herculanum 1008 renferme bien des allusions à des unités dialogiques, pour la plupart non identifiées, qui méritent assurément une étude à part pour en faire ressortir tout ce que ce papyrus nous apprend sur des dialogues socratiques autrement inconnus.

Puisque ces quelques échantillons nous assurent que la série des anecdotes et, plus généralement, des témoignages qui nous permettent de retrouver la trace de logoi sokratikoi inconnus par ailleurs, va bien au-delà de ceux que l’on vient d’évoquer ici [24], ce fait vaut comme confirmation de la conjecture sur le grand nombre des logoi sokratikoi dont nous venons de postuler l’existence. En découle également l’exigence de ne traiter ni ce qui subsiste dans un état même très fragmentaire, ni ce qui, pour des raisons tout à fait fortuites, ne nous est pas parvenu, comme n’ayant jamais existé.

D’où la difficulté mais, en même temps, la nécessité d’un catalogue aussi complet que possible des témoignages concernant la série presque infinie des logoi sokratikoi publiés surtout au cours du quart de siècle indiqué et, par extension, des logoi publiés au cours de la première moitié du IVe  siècle. À part l’intérêt qu’il présenterait en lui-même, un tel catalogue aurait la vertu de confirmer les chiffres et donc le besoin de repenser, comme on l’a dit plus haut, les coordonnées du phénomène dont on va chercher à élucider ici la naissance.
 

3. Aux origines du genre littéraire

Abordons donc la question. Pour ne pas élargir démesurément ces remarques préliminaires, je renonce à m’étendre sur la nouveauté relative d’une telle production, bien qu’il s’agisse d’un autre passage obligé si l’on veut essayer de rendre compte du début du phénomène.

Passage obligé, parce qu’en principe deux explications de la naissance du nouveau genre sont concevables : ou bien une hypothèse de continuité avec des modalités d’écriture déjà données, qu’on devra fonder sur la comparaison avec les multiples expériences et modalités de mise par écrit d’échanges verbaux dont témoigne la littérature de la fin du Ve  siècle ; ou bien l’hypothèse d’une origine éminemment « endo-socratique », hypothèse de discontinuité pour laquelle on se demande s’il y a des points de repère susceptibles de rendre compte de l’invention du genre. Tertium non datur, je crois, car les conjectures que l’on peut faire sur les conditions concrètes de vie des Socratiques immédiatement après la mort du maître, outre qu’elles demeurent plutôt faibles, peuvent tout au plus nous apprendre quelque chose sur les motivations qui ont dû pousser ces ex-élèves à écrire, ou sur certaines des précautions qu’ils ont prises, mais pas exactement sur les trait saillants de la formule mise sur pied.

Or, l’alternative suggérée impose que l’on s’interroge justement sur la nouveauté relative du phénomène. Sauf que de cette manière on risque de s’attarder, voire de se perdre, dans une problématique immense et même protéiforme. Ici on fera l’essai d’arriver à des conclusions fermes tout en limitant au minimum (par besoin de brièveté) le traitement de la problématique indiquée.

3.1. Premier parcours. A la recherche de modèles disponibles à l’époque

Une hypothèse de type continuiste ne peut que s’articuler en plusieurs lignes de recherche.

C’est le cas, tout d’abord, des échantillons de type dialogique que l’on trouve chez Thucydide ou dans un passage des Dissoi Logoi [25]. Mais la disproportion entre ces échantillons et l’énorme richesse de la tradition théâtrale (tragique et comique) de l’Attique est telle que cette dernière offre un terme de comparaison d’une importance incomparablement supérieure : que peut dire un passage que l’on rencontre ici ou là, face à une offre annuelle de plusieurs dizaines de spectacles et à la possibilité d’en garder même le texte dans un pourcentage élevé de cas ?

Si d’ailleurs le cadre mythologique de la tragédie empêche d’établir un lien important entre ce type de spectacle et les logoi sokratikoi, ce que la comédie a pu enseigner aux auteurs de logoi ne semble pas aller au-delà de la mise en scène des échanges et de la représentation des personnes en action (et éventuellement de l’effort  pour évoquer le langage de la vie quotidienne : comparer ce Socrate qui se tient volontiers à l’écart des kekalliepemenoi logoi … rhemasi te kai onomasin … kekosmemenoi) [26]. Car la comédie :

—  est même trop préoccupée de faire rire ;

—  à partir de la fin du Ve  siècle, époque de la vieillesse de Socrate, a effacé de plus en plus la référence à des personnes concrètes (ce qui interdit toute comparaison poussée avec l’univers des logoi) ;

—  ne connaissait pas (et, par conséquent, ne pouvait pas enseigner à créer) des situations où les protagonistes ont tout loisir d’échanger des idées pour un temps prolongé sans que se produisent en même temps des événements inattendus susceptibles de provoquer des réactions bizarres ;

—  a su faire place, bien sûr, aux aventures de l’intelligence (surtout dans certaines scènes des Nuées) et à la tension positive qui mène à la metanoia (par exemple dans le cas de Strepsiade), mais sa spécialité a toujours été la pars destruens beaucoup plus que la pars construens ; ce que nous appelons aujourd’hui une personne engagée (par référence à la notion de littérature engagée) est resté étranger à la comédie attique, même si un auteur comique grec d’une autre époque, Ménandre, s’est plu à nous proposer des personnages bien plus proches de ce modèle (qu’il suffisse ici d’évoquer la notion d’heautontimoroumenos). Mais, mis à part l’anachronisme du terme, n’est-il pas vrai que l’instance de l’engagement a été un élément constitutif du socratisme ? [27]

Restent, en revanche, les nombreux passages tirés des comédies d’Épicharme que nous pouvons encore lire dans Diogène Laërce (III 9-17), passages tirés du texte où Alcimos essaya de démontrer que Platon a largement puisé dans ces comédies pour plusieurs de ses dialogues. En fait, la pertinence des points de contact signalés par Alcimos (surtout les passages rapportés par Diogène aux paragraphes 12 et 14) est réelle mais (a) il s’agit de points de contact de caractère doctrinal (qui relèvent du contenu) et donc étrangers à l’agencement des logoi (une formule, une stratégie de communication); (b) Épicharme appartient à une époque relativement lointaine [28].

De même, pour ce qui concerne le mime (Sophron, Xénarque), le peu que nous en connaissons nous empêche d’esquisser une comparaison suffisamment structurée, et cela en dépit du fameux essai aristotélicien d’envisager dans les mimes et les logoi sokratikoi les éléments d’une même classe (Poétique, 1 1447a28-b13 = SSR I B 2).

Il en découle que la comparaison avec le théâtre antérieur ne nous fait pas apercevoir d’éléments importants. Peut-être notre jugement serait-il plus favorable si nous avions accès à une documentation plus riche sur Épicharme et sur les auteurs de mimes, mais, des données auxquelles nous avons accès à l’heure actuelle, rien d’important ne semble résulter qui nous aide à comprendre comment le logos sokratikos a pu se constituer tel quel.

En fait, ce qu’une telle comparaison nous aide à apprécier, c’est surtout l’écart, la discontinuité, c’est-à-dire à prendre la mesure de l’innovation qui marque la formule mise sur pied par les disciples immédiats du philosophe.

3.2. Deuxième parcours [29] . Eléments de la pratique courante à l’intérieur du cercle socratique du vivant du maître

(A)   Le processus de standardisation du dialogue

Si, en revanche, on s’interroge sur ce que nous savons concernant certains usages en vigueur du vivant de Socrate, on touve, je crois, de quoi faire des découvertes bien plus pertinentes et bien plus instructives. Il est vrai que la communauté scientifique n’a pas particulièrement exploité ce type de témoignages, mais j’espère pouvoir démontrer qu’il y a là beaucoup à mettre en valeur – mieux, qu’il y a assez pour donner une réponse convaincante à la question posée.

Il y a tout d’abord une certaine abondance de témoignages concernant le processus de standardisation du dialogue dirigé par le maître. En voici quelques-uns :

Les trois premiers passages surtout, ainsi que le dernier, supposent une standardisation poussée des logoi de Socrate, avec identification aussi bien de certains thèmes habituels que de certaines façons de conduire l’entretien. Tous nous parlent de ce qui se passait à l’époque du vivant du philosophe. Aucun indice ne nous permet de douter du bien-fondé de ces détails. Il me semble correct d’en conclure que Socrate, ce « dialogueur » infatigable, avait fini par adopter des manières plutôt reconnaissables. Si les élèves pouvaient au moins s’efforcer de l’imiter, si l’imiter signifiait interroger (et interroger d’une manière fort caractérisée), si les effets mêmes de l’interrogation socratique étaient eux aussi foncièrement reconnaissables, et s’il y avait en plus un enseignement de base reconnaissable, il faudra bien parler d’un processus plutôt poussé de standardisation.

À cela il faut ajouter un autre ingrédient, à savoir la singularité du personnage Socrate et donc aussi de ses entretiens [30]. Par conséquent la combinaison de la singularité du personnage et du taux de standardisation de ses discours a bien pu faciliter la création d’une représentation relativement efficace du maître en action.

Après quoi il faudra bien s’imaginer que quelqu’un – Alexamenos de Téos, nous assure Aristote (fr. 72 Rose = SSR I B 1) ; en tout cas pas nécessairement Platon – a réussi à mettre sur pied un bon prototype, et donc à ouvrir une possibilité dont tout le groupe a su s’emparer rapidement. En fait, rien n’empêche de penser que le vieux Socrate, après avoir progressivement sélectionné et mis au point des façons toujours plus efficaces de diriger ses entretiens, ait adopté et pratiqué plutôt régulièrement un type de stratégie désormais rodé et dont l’efficacité était assurée ou presque, non sans produire souvent des effets étonnants. Rien n’empêche non plus de penser que ses élèves aient essayé d’apprendre une telle stratégie, peut-être même avec son encouragement, étant donné que cela signifiait acquérir une habileté importante et une qualification : une sorte de professionnalité.

À la lumière de ces considérations, on a donc des raisons de voir dans ces usages à l’intérieur de la communauté formée par Socrate et ses élèves (surtout, ou au moins, vers la fin de la vie du philosophe) un logos sokratikos in statu nascenti, et par conséquent la cause prochaine de la formation du modèle de base : une façon très caractérisée d’interroger derrière laquelle on devine sans difficulté toute une stratégie de l’interaction et des buts à poursuivre par ce moyen. C’est là, à mon sens, un élément constitutif de la démarche qui a conduit à la naissance du genre littéraire.

Sauf que le logos sokratikos a les traits, non du récit, mais de la recréation efficace d’une telle dynamique, de sa mise en œuvre et des effets à atteindre. Or, même pour ce qui concerne une telle dimension, il y a une certaine abondance d’autres indicateurs à exploiter.

(B)  La pratique « endo-socratique » du récit des entretiens

Tout un groupe de témoignages importants nous parle, en fait, d’un véritable goût pris par Socrate à faire le récit des entretiens les mieux réussis, et à le faire peut-être peu après et à plusieurs reprises.

(1) Il s’agit, tout d’abord, du passage du Protagoras, 310a5-7, où quelqu’un invite le philosophe à faire état de l’entretien à peine terminé, et où la réponse du philosophe est la suivante : panu men oun ; kai karin ge eisomai, ean akouete, « bien volontiers, et je vous le raconterai avec plaisir, si vous m’écoutez ». Socrate qui accepte de faire une sorte de long récit à un public sélectionné d’amis, et même remercie ses auditeurs pour leur penchant à l’écouter ! Socrate qui agit comme un parfait conférencier enclin à remercier d’avance son auditoire d’être là, ou presque ! Les commentateurs ont couramment glissé sur une telle étrangeté, mais elle est là, indiscutablement. À noter qu’aussi bien le comportement de l’interlocuteur, qui trouve tout à fait naturel d’inviter Socrate à donner le récit exact de l’échange à peine terminé, que l’acceptation immédiate de cette invitation par le maître, ou (surtout) le fait que le récit qui suit est présenté comme quelque chose qui ne doit étonner personne – que tout cela est traité par Platon comme s’il s’agissait encore une fois d’une pratique courante.

(2) À son tour l’Euclide du début du Théétète assure que Socrate lui fit un rapport détaillé de son entretien avec Théétète et qu’ensuite il fit de son mieux pour lui préciser davantage les détails du récit, de manière qu’il puisse arriver à rédiger une version écrite de l’entretien aussi fidèle que possible (142c8-143c7). Étant donné le contenu du dialogue, il n’y a là que fiction, bien sûr, mais le détail veut précisement donner de la crédibilité aux théories qui suivent en assurant que Socrate en a fait un récit aussi exact que possible, chose qui, le cas échéant, n’aurait rien eu de surprenant.

(3) Et surtout, lorsque l’Apollodore du Banquet fait mention d’un entretien mémorable, son interlocuteur anonyme lui pose la question : « Mais qui t’a fait le récit de cet entretien qui a eu lieu il y a longtemps ? S’agit-il par hasard de Socrate lui-même ? » « Non, bien sûr, mais je l’ai dûment interrogé pour me faire une idée aussi exacte que possible de ce qui eut lieu, et il m’a confirmé l’exactitude du récit » (paraphrase de 173a7-b6) [31]. Donc, encore une fois, la possibilité que Socrate ait fait un tel récit est présentée par l’auteur comme étant tout à fait dans l’ordre des choses.

Ces témoignages nous parlent justement d’un exercice destiné à raffiner et perfectionner ces efforts pour évoquer en détail et efficacement certains entretiens, et même pour les mettre par écrit ; à ce dernier égard il est pertinent d’ajouter à la liste un témoignage d’une autre époque, à savoir le passage où Diogène Laërce nous rapporte (II 122) que Simon le cordonnier avait l’habitude de prendre des notes sur ses rencontres avec Socrate pour les mettre lui aussi en forme dans une simulation écrite.

Passons maintenant à des témoignages qui nous font apercevoir des opportunités déjà un peu différentes.

(4) L’Apollodore du Banquet, qui admet avoir été très intéressé à savoir ce (ou tout ce) que Socrate dit (donc ses logoi) et fait (172c5-6), prend soin, dans l’exorde de son exposé, de rassurer son auditoire sur le fait qu’il est ouk ameletetos, non dépourvu d’entraînement à jouer le rôle de narrateur (172a1-2 ; cf. 173c1). Il s’est donc préparé, comme s’il était conscient qu’il allait faire un véritable exposé. En outre il avoue faire son récit sur demande du groupe des auditeurs (172a1; cf. 173e5), être donc là exprès, dans un contexte où on se connaît bien (173d4-e3), et avoir déjà fait pareil récit à une autre personne qu'il connaissait bien (gnorimon: 173c1-2), toujours sur demande. Et d'ailleurs il avoue avoir même contrôlé directement auprès de Socrate l'exactitude du récit fait à lui par Aristodème.

(5) De même, le récit de Phédon dans le Phédon a toutes les apparences d’un récit en vue duquel il s’est dûment préparé (cf. 58d).

(6) À son tour le texte sur Aristippe et Ischomaque mentionné ci-dessus souligne que ce dernier a été parfaitement capable de donner une idée efficace et pointue de la manière de conduire les entretiens habituelle au philosophe.

Cela signifie que même les élèves (ou certains parmi eux) avaient la possibilité de faire des récits ou mieux encore de véritables conférences dont le sujet était un certain entretien du maître. Voilà la trace d’un apprentissage visant à bien évoquer des entretiens et à en recréer efficacement l’attrait.

(7) Revenons maintenant au discours d’Alcibiade dans le Banquet. Ici Alcibiade parle tout d’abord de la possibilité d’écouter des personnes qui prononcent les logoi de Socrate (215d3-4), c’est-à-dire des personnes qui, loin de se borner à en faire un récit, prononcent à leur manière un discours de Socrate, ce qui lui suggère l’analogie avec ceux qui exécutent un motif musical de Marsyas (215b3-c6). À noter que le passage ne nous parle pas d’une reprise occasionnelle, mais de plusieurs occasions de faire une reprise (reprise non littérale mais un peu libre) de tel ou tel discours du philosophe, à preuve la précision sur la phaulotes de certains de ces divulgateurs (autorisés ?) de logoi socratiques, divulgateurs incompétents mais néanmoins assez efficaces, selon Alcibiade, en vertu de la force intrinsèque de ce qu’ils s’efforçaient de faire revivre. L’usage était-il donc répandu de relancer à plusieurs reprises certains discours socratiques, notamment le logos protreptikos dont on a parlé plus haut ? La chose semble assurée, d’autant plus qu’au cours de ce discours Alcibiade insiste seize fois sur la crédibilité de ce qu’il dit, et dans six de ces passages il interpelle directement Socrate et lui lance le défi suivant : « Pourrais-tu démentir (amphisbetein) ce que je viens de dire à propos de toi et/ou de ce qui a eu lieu entre nous ? » Question rhétorique si l’on veut, mais c’est parce qu’il s’agit d’une question sur laquelle Alcibiade ne craint pas le moindre démenti, et ce n’est pas un hasard si Socrate, à son tour, se garde bien de l’interrompre, ne serait-ce que pour rectifier certains points.

(8) À ce dossier on pourrait ajouter encore les autres occurrences de dialogues en style indirect où c’est Socrate lui-même qui assume la fonction de narrateur, mais il y a moins à en tirer pour ce qui nous occupe ici.

Que nous apprennent ces évidences dans leur ensemble ? D’une part Socrate semble avoir eu un certain penchant à faire le récit des entretiens les mieux réussis et, d’autre part, ses élèves semblent avoir acquis une bonne pratique du même type de narration au bénéfice des absents, et même un peu de pratique de mise en forme écrite de ces mêmes récits.

Somme toute, donc, les témoignages dont nous disposons sont de nature à faire songer à une pratique à quatre ou cinq niveaux : (1) récits faits personnellement par Socrate, (2) récits faits par ses élèves, (3) essais de recréer des situations de tension émotionnelle comparable avec des interlocuteurs qui ne faisaient pas partie du cercle des habitués du philosophe, (4) essais de rédiger des récits écrits (dialogués ?), peut-être sous la surveillance directe du maître, (5) et, finalement, possibilité que Socrate se soit même adonné, de temps en temps, à faire des discours ou monologues pour lancer son logos protreptikos [32] . C’est assez pour y voir non seulement une tendance de Socrate et de ses élèves à divulguer son verbum de plusieurs façons, mais aussi des éléments de la formation des élèves à l’art de la parole [33].

En fait, il serait bien difficile de douter du sens de ces documents. Or, cet usage de s’engager dans la reprise des entretiens (et éventuellement des discours [34]) socratiques, un usage qui semble avoir été bien établi parmi les socratiques au moins vers la fin de la vie de leur leader, constitue justement le chaînon manquant pour arriver à comprendre comment les logoi sokratikoi ont pu naître en tant que type d’écriture et genre littéraire. Il nous donne une deuxième prémisse nécessaire, et la combinaison des deux prémisses – procès de standardisation du dialogue, et pratique du récit assez répandue du vivant de Socrate – nous permet déjà de comprendre comment les Socratiques ont pu arriver à mettre sur pied la formule du logos sokratikos. Socrate une fois mort, il a dû leur être facile ou presque (en tout cas naturel) d’essayer de rédiger des récits de type socratique d’une qualité passablement bonne, parce qu’ils avaient déjà fait quelque chose de ce genre, et à plusieurs reprises, même avant 399.

(C) Le rôle joué par le drame de la mort du maître

À tout cela il faut ajouter, mais cela va de soi, que les événements du printemps de 399 et la menace d’une sorte de damnatio memoriae du condamné (qui aurait automatiquement comporté un jugement négatif sur tout le groupe de ses élèves, et qui avait donc les traits d’une menace pesant aussi bien sur le patrimoine constitué par leurs souvenirs personnels et de groupe, que sur leur prestige personnel, donc une menace lourde de conséquences pour leur avenir, surtout dans le cas des plus jeunes) durent produire l’énergie nécessaire pour faire des essais, alors que le succès (pas nécessairement un grand succès dès le début) de ces premiers produits littéraires et l’impression qu’il vaudrait la peine de persévérer dans un tel type de récit dramatisé a bien pu faire le reste.

Juste une note, maintenant, sur certaines circonstances du procès qui peuvent avoir contribué à faire naître chez les ex-élèves le désir d’expliquer leur propre conduite pendant le procès et la détention de Socrate et de rendre publique leur propre « lecture » des événements. On rappellera le caractère intentionnellement non professionnel du discours prononcé par Socrate [35], les hésitation « absurdes » (et en tout cas fort provocatrices) du philosophe au moment de faire son antitimema en dépit de l’insistance de ses amis (Platon, Apologie, 36b-38b : Platon en parle afin d’attester au public la bonne conduite du groupe des élèves), et le fait de ne pas choisir l’exil volontaire au prix de la corruption des gardiens de la prison [36] (d’où le besoin de faire savoir qu’eux, les élèves, n’avaient pas omis de prendre des mesures d’urgence qui auraient bien pu sauver la situation, au moins in extremis, à la seule condition du consentement de l’intéressé).

(D) Conclusions

Voici la combinaison des circonstances singulièrement nécessaires et collecti­vement suffisantes qu’il me semble pouvoir indiquer. Rappelons-les : tout d’abord un processus de standardisation de la façon dont Socrate conduisait ses entretiens et dont il configurait son logos protreptikos, processus combiné avec plusieurs occasions pour Socrate de raconter – mieux, de recréer soigneusement – certains de ses entretiens et, pour ses élèves, de faire plus ou moins la même chose (sauf à essayer leur transposition écrite, souvent sous la surveillance du maître), ce qui dut préparer le terrain ; ensuite le « besoin » des élèves de réactiver la figure de leur maître et de conjurer le risque de voir s’établir une image fort négative du personnage (et par conséquent de l’école) à la suite du procès et de la ciguë ; et finalement un certain succès de ces premiers essais de recréer la magie des entretiens socratiques.

Entre les témoignages examinées ci-dessus – notamment ceux qui sont relatifs à l’usage de faire des récits « endo-socratiques » – et la portée du phénomène global des logoi sokratikoi il y a, en fait, une congruence de tout premier ordre. Il est donc fort vraisemblable que la formidable secousse électrique déclenchée par la mort du philosophe ait pu pousser plusieurs d’entre ses ex-élèves à développer et à transformer cet usage, jusqu’à en tirer un type nouveau d’écriture. De cette manière on aboutit à la conclusion que l’essai par les Socratiques de concevoir des logoi sokratikoi n’a pas consisté en un effort pour inventer quelque chose de tout à fait nouveau (sans un seul précédent au monde) mais, bien plus simplement, pour exploiter un exercice qu’ils avaient eu la chance de pratiquer pendant des années, de sorte qu’ils n’eurent qu’à recommencer à faire ce qu’ils faisaient déjà fréquemment, quoique sous une autre forme, et compte tenu de la perte de l’original (pour ainsi dire) et d’autres circonstances qui n’étaient plus les mêmes. Non que cette tâche ait pu être simple, mais la possibilité d’exploiter des modèles a pu se combiner avec la puissante secousse électrique reçue, ainsi qu’avec la volonté de ne pas laisser se dissoudre un héritage qu’ils tenaient pour précieux.

Somme toute, ce qui se dessine, c’est une réaction chimique assez forte pour avoir permis à quelques-uns de commencer à écrire des textes conçus comme l’évocation d’un personnage et de son message (et comme la défense de sa mémoire), et à tout le groupe d’exploiter au mieux ces premières tentatives, grâce à un engagement personnel très fort. D’où la richesse d’une production littéraire qui évidemment a dû être bientôt couronnée de succès.

Si d’ailleurs le drame de 399 a donné lieu à toute une littérature, c’est essentiellement grâce à la possibilité et au besoin (tous deux inattendus) d’exploiter certaines pratiques discursives, des formes de récit oral et écrit qui avaient été habituelles à l’intérieur de l’école socratique au moins vers la fin de la vie du maître. Sans un tel précédent, tout aurait été beaucoup plus difficile, sinon impossible. Ce qui revient à dire que la naissance du genre littéraire a dû être un phénomène éminemment interne au cercle des Socratiques.

Il y a encore un événement un peu secondaire à ne pas oublier : le pamphlet de Polycrate donnant la prétendue transcription du discours d’accusation fait par Anytos à l’époque du procès, pamphlet destiné à contrecarrer la « campagne de presse » lancée entre temps par les Socratiques, et qui peut bien avoir été commandité par Anytos lui-même [37]. Ce pamphlet semble avoir poussé les Socratiques à écrire encore sur Socrate, sa personnalité, son enseignement, sa conduite (pendant son procès, sa détention et au moment de sa mort).

Sa publication autorise, en fait, l’hypothèse qu’à l’époque les Socratiques avaient déjà su faire valoir les mérites du philosophe et, par conséquent, l’injustice de son élimination physique, de manière fort convaincante (donc virtuellement dangereuse pour le prestige des accusateurs) et qu’Anytos s’était senti gravement mis en question par ces premiers logoi. À son tour l’évolution ultérieure des événements nous oblige à penser que la tentative d’organiser une contre-propagande en faveur d’Anytos a été rapidement neutralisée.

La publication du pamphlet de Polycrate n’a donc pu être qu’une cause concomitante, à côté d’une production de dialogues déjà entamée, qui avait déjà pris une physionomie définie et surtout qui avait déjà commencé à intéresser le public (malheureusement, ont dû penser Anytos et les autres accusateurs du philosophe). Si donc l’écriture de dialogues socratiques a pu devenir une occupation majeure pour plusieurs disciples de Socrate, ce n’est pas à cause du pamphlet de Polycrate, bien que la publication de ce pamphlet ait pu sans doute jouer un rôle d’incitation supplémentaire.

Une telle dynamique explique, en même temps, l’écart vraiment spectaculaire de cette littérature par rapport aux pratiques d’écriture connues à l’époque [38]. En revanche, il va de soi que les raisons de la vitalité du genre doivent être recherchées dans le fait que, parmi les Socratiques, il y avait des intellectuels de premier rang, capables d’assurer au genre un taux très élevé de créativité tout comme un bon taux (un taux moyen, dirait-on) de lisibilité.


4. Un indice d’impact ?

Un philosophe aussi bien renseigné et aussi attentif qu’Aristote aux théories du passé ne parle que des philosophes du Ve  siècle, et, pour le IVe, des philosophies issues du socratisme : comme si le nouveau siècle n’avait connu d’autre source d’idées et d’écrits de philosophie que le cercle des disciples de Socrate. Cette donnée s’accorde, tout d’abord, avec l’impression, universellement partagée, qu’aussi bien la théorie atomistique, dont Aristote s’occupe si longuement, que les écrits de Gorgias remontent au Ve,  en dépit du fait que Démocrite et Gorgias eurent tous deux la chance de survivre à Socrate de quelque vingt ans. Mai elle s’accorde aussi avec l’impression que les disciples des Sophistes (notamment de Gorgias) actifs pendant les premiers décennies du nouveau siècle n’ont pas prétendu passer pour des philosophes, mais pour des rhéteurs et des maîtres de rhétorique (Isocrate ne semble pas faire vraiment exception, en dépit de certaines apparences bien connues).

Aristote, d’ailleurs, n’a pas été le seul à passer sous silence les continuateurs de la pensée naturaliste et sophistique du Ve  siècle, ou d’autres intellectuels suffissamment proches de la philosophie. Les Socratiques, eux aussi, aiment traiter des contemporains de Socrate ou d’autres philosophes du passé, tels qu’Héraclite, Parménide, Zénon et Anaxagore, mais lorsqu’ils font allusion à des contemporains, il semble n’être jamais question que des autres Socratiques, la seule exception étant – semble-t-il – le pauvre Télaugès attaqué dans le dialogue d’Eschine qui porte son nom. De même, les rétrospectives historiographiques de Théophraste ignorent tous les contemporains de Platon, et celles d’Eudème portent tout au plus sur les mathématiciens et astronomes du IVe  siècle. Mais même les auteurs comiques du IVe  ne semblent remarquer que le seul Platon.

Un tel silence a de quoi nous étonner. Si l’on voulait compléter les Socratis et Socraticorum Reliquiae de Gabriele Giannantoni par un recueil comparable portant sur les philosophes de la première moitié, voire de la totalité, du IVe  siècle qui sont restés tout à fait étrangers au socratisme, le résultat serait, je crois, une collection d’une pauvreté impressionnante : un nombre fort réduit de personnages, de livres, de théories, et même d’anecdotes. Et un silence total, semble-t-il, sur les philosophes non athéniens (à part certains scientifiques), en dépit du rayonnement de la culture attique un peu partout dans le monde grec.

Voilà ce qui s’est vérifié, voilà au moins l’état des choses tel que nous le connaissons. Or un phénomène tellement extraordinaire doit bien avoir des raisons, une cause en rapport avec son importance, et de ce que nous venons de rapporter il semble ressortir une explication convaincante : la disparition de la philosophie étrangère au socratisme peut bien avoir été la conséquence de facteurs tels que l’extraordinaire abondance – et la bonne qualité moyenne – des logoi sokratikoi (et des autres écrits) issus de la plume des Socratiques, leur diffusion, et le prestige remarquable obtenu par les meilleurs penseurs du groupe. En fait, à ma connaissance, rien ne permet d’imaginer une explication différente.

La tentation est forte, par conséquent, de supposer un lien causal derrière une disproportion si spectaculaire entre l’offre toujours plus rare de nouveaux textes philosophiques étrangers au milieu socratique et la parution d’une véritable foule de logoi sokratikoi et d’autres écrits publiés par les disciples immédiats du philosophe ; de supposer, donc, que cette littérature philosophique d’un type tout à fait nouveau ait surclassé immédiatement et irrémédiablement, tout d’abord les Sophistes (d’autant plus qu’ils furent souvent attaqués de façon très directe, comme on sait, et pas seulement par Platon), mais aussi tous – j’ose dire tous – les autres intellectuels de l’époque qui furent au moins proches de la philosophie, au point de les expulser du domaine philosophique, sinon de les réduire plus ou moins au silence.

On peut, bien sûr, objecter qu’au moins la transformation des élèves des Sophistes en rhéteurs et maîtres de rhétorique a pu être facilitée par la possibilité de gagner beaucoup d’argent avec ce type d’activité, d’autant plus que, dès le début du siècle, les rhéteurs ont joué un rôle de plus en plus décisif dans la vie politique d’Athènes, et donc pour des raisons indépendants de la pression exercée par les Socratiques. Mais le prestige de l’étiquette de « philosophe » était de plus en plus grand à l’époque (i.a. grâce aux Socratiques eux-mêmes), de sorte que cette explication semble quelque peu insuffisante et de nature à faire supposer bien d’autres causes.

Nul doute que la conjecture que je viens d’avancer ici demande toute une série d’études supplémentaires qui sont encore à conduire. En tout cas, la disproportion relevée plus haut nous parle d’un succès retentissant des Socratiques et de leurs écrits, un succès proportionnel à l’extraordinaire abondance de tous ces logoi (et à la puissance de la nouveauté constituée par ce que cette littérature socratique a pu représenter aux yeux des contemporains, donc pas seulement un succès lié à l’insistance de la polémique anti-sophistique – explicite ou presque – qui a animé plusieurs de leurs écrits).

En outre, on a l’impression que c’est le succès du groupe, et pas seulement de Platon et de ses dialogues, qui a eu des conséquences énormes pour la tradition philosophique occidentale tout entière. En fait, il suffit, pour s’en rendre compte, de penser à quel point aurait été différente la perception de la philosophie grecque de l’époque, si les philosophes étrangers au socratisme avaient pu garder un prestige comparable et soutenir la comparaison. D’où l’impression que c’est le groupe qui a su s’imposer et imposer certaines idées-clé comme, par exemple, l’indépendance du socratisme à l’égard de toute tradition philosophique antérieure (notamment de la sophistique), une idée de ce que c’est que philosopher et de ce que cela n’est pas (donc certains traits de l’idéal philosophique et même l’affirmation de certaines valeurs et d’un genre de vie), et une manière fort caractérisée de se représenter le parcours suivi par la philosophie en Grèce. De même la crédibilité du groupe semble avoir préparé (quoique involontairement) les conditions pour la célébrité et l’autorité du plus génial d’entre eux, Platon. Enfin, c’est l’abondance de logoi de vulgarisation, ce qui a su « parler » au grand public [39] et commencer à inculquer l’idée que la philosophie n’est pas seulement affaire de spécialistes mais un complément essentiel de toute paideia.

Il est bien vrai qu’en introduisant de telles généralités, on risque de perdre le contacte avec les données concrètes (et d’ailleurs, dans le contexte de cette étude, on ne saurait pas en traiter comme il faut), mais on admettra qu’il fallait au moins évoquer ces dynamiques pour bien percevoir la portée du phénomène.

De même il fallait, à mon sens, s’étendre un peu sur les dimensions du phénomène logoi sokratikoi pour mieux situer la dynamique de la naissance du genre.


NOTES

[1] L’essai de mise au point du problème que l’on va esquisser ici a été ébauché dans Rossetti 1977, p. 77-83. Je profite de cette reprise du même sujet pour introduire ici un certain nombre de précisions supplémentaires et quelques rétractations sur des points de détail.

[2] Pour une mise au point très soignée et presque définitive, voir Giannantoni 1990, vol. II, p. 157-220 et vol. IV, p. 235-354.

[3] Cf. Diogène Laërce, VI, 16-17. Pour ces titres j’adopte ici la traduction proposée par M.-O. Goulet-Cazé dans Diogène Laërce1999, p. 695-698.

[4] On se demande, par exemple, si Cébès a pu écrire quelque chose, à part le Tableau pseudépigraphe.

[5] Il s’agit de l’auteur, inconnu par ailleurs, qui selon Aristote (fr. 72 Rose = SSR I A 1) aurait été l’auteur du premier logos sokratikos.

[6] À noter que l’ensemble des œuvres en plusieurs livres – de Platon, Xénophon, Antisthène et Aristippe – totalise seize titres donnant lieu à quatre-vingts livres (compte non tenu d’un doute sur l’ampleur d’un livre d’Antisthène).

[7] Un scoliaste lui donne un titre différent : Pour Socrate, contre Polycrate (cf. SSR I C 137 ). Sur cet écrit voir Rossetti 1975a.

[8] Sur ce point voir ci-dessous.

[9] A noter tout d’abord le legetai par lequel commence le récit de l’échange entre Socrate et Alcibiade dans Mem. I 2.40, l’alloi omilountai de Mem. IV 3.2 et le début de Mem. IV 6. Il y a ensuite le cas du chapitre III 7 (sur lequel voir note 22 ci-dessous) et le cas du chapitre IV 2 où le récit semble sauter un passage narratif au § 8 (Socrate, une fois noté l’intérêt croissant de la part d’Euthydème pour les messages qu’il venait de lui lancer en plusieurs occasions, aurait dû quitter l’endroit pour y revenir tout seul ensuite, mais Xénophon pastiche un peu). On se rappellera deuxièmement qu’ici et là – tout comme, d’ailleurs, dans son Apologie de Socrate – il y a nombre de points de contact avec des passages platoniciens. À rappeler aussi, la lien très étroit (donc obscur) entre le Banquet de Xénophon et le Banquet de Platon (à son tour le rôle joué par Aristippe dans le Banquet s’appuie même trop clairement sur l’image publique de cet auteur, donc peut-être même sur certains de ses écrits). À noter enfin que Mem. IV 4.5 est trop proche d’un passage du Miltiade d’Eschine pour ne pas l’imiter, surtout à la lumière des mots choisis par Xénophon lorsqu’il introduit ce passage.

[10] Sur ce point voir notamment Vlastos 1991, p. 45-80.

[11] Si les « Commissaire Maigret » ont connu une fréquence infiniment moins remarquable, les « Que sais-je? » n’ont rien à voir avec la polarisation autour d’un seul personnage ; par ailleurs, la production d’un grand nombre de bandes dessinées liés au même « héros » n’a rien à voir avec l’épaisseur culturelle des logoi dont nous venons de traiter.

[12] C’est le cas de la deuxième version des Nuées d’Aristophane et de deux comédies de Métagénès (selon Athénée, 270 C), et peut-être d’autres aussi.

[13] Le témoignage le plus éloquent concerne l’histoire de la « médaille » qui aurait été décernée à Alcibiade grâce aux bons offices de Socrate (Athénée, V, 216 B-C = SSR V A 200). Pour un essai de contextualisation (aujourd’hui un peu vieilli, hélas), voir Rossetti 1975b.

[14] Sur lequel voir Rossetti 1980, p. 198-200.

[15] Rappelons que la liste « officielle » (c’est-à-dire la liste retenue le plus souvent) comporte dix personnes, auxquelles il faut néanmoins ajouter Alexamenos de Téos (note 5 ci-dessus), Lysias à cause de son Apologie de Socrate (note 7 ci-dessus), Glaucon et peut-être Cébès.

[16] Olof Gigon a notamment conduit des recherches très poussées dans ce domaine dans sa monographie du 1947. Pour un aperçu bibliographique d’orientation, voir Patzer 1985a, p. 267 sq. Voir aussi les titres mentionnés dans les notes 7, 13 et 14 ci-dessus et 17-22 ci-dessous.

[17] Rossetti 1975c.

[18] Pour une analyse plus poussée voir Rossetti 1974.

[19] Rossetti-Lausdei 1979, p. 72-76 ; précédemment Allmann 1973.

[20] Patzer 1985b.

[21] À noter que selon Patzer l’histoire du Glauconidès qui suit dans le texte de Diogène Laërce peut aussi ne pas relever du (morceau de) dialogue centré sur la relation Socrate-Iphicrate.

[22] Gigon 1947, p. 57 sq. l’a démontré : on arrive à une telle conclusion à la lumière de la comparaison avec Élien, Histoire variée, II 1 et certains passages de l’Alcibiade I.

[23] Si par hasard les Mémorables de Xénophon nous étaient parvenus dans un état très fragmentaire, on aurait peut-être trouvé pertinent de supposer une origine xénophontienne pour l’anecdote sur Iphicrate.

[24] Voir note 16.

[25] Sujet traité par Ramage 1961; mais voir aussi Robinson 1979, p. 72.

[26] Platon, Apologie, 17b9-c1.

[27] Pour quelques remarques sur ce sujet voir Rossetti 2000, p. 91-94.

[28] Épicharme a triomphé à l’époque des meilleurs succès d’Eschyle, même s’il était remarquablement plus jeune que lui (si Eschyle est mort vers 456, Épicharme est mort vers 435 av. J.-C.)

[29] Ayant anticipé certains des points qui suivent (sections 3.2 et 3.3) dans Rossetti 1991 et surtout dans Rossetti 2000b, je me limite ici à une mise au point complémentaire concernant plusieurs éléments de détail.

[30] Pour ce point voir notamment Rossetti 1995, p. 27-32.

[31] De façon analogue, le Phèdre du Phèdre assure avoir obtenu de Lysias plusieurs répétitions de la lecture de son Erotikos afin d’arriver à le mémoriser exactement (on sait que les logographes étaient couramment engagés à pousser leurs clients à mémoriser et bien reproduire le discours préparé sur commande).

[32] Sur cette éventualité voir notamment Kesters 1965.

[33] En fait Socrate semble avoir mis un grand soin à masquer son rôle de formateur à l’art de la parole, ce qui pouvait assurer l’équivalence de son enseignement par rapport aux leçons données par les Sophistes en dépit des différences. Pour certains aspects de la question, voir Rossetti 1976.

[34] C’est surtout le logos protreptikos esquissé dans l’Apologie platonicienne (29d-e) et dans le Clitophon (cf. Peters 1965).

[35] Platon, Apologie, 17b, ce qui s’accorde bien, d’ailleurs, avec l’anecdote sur le rejet du discours que Lysias aurait préparé pour Socrate (Cicéron, De or. I 54.231 ; Quintilien, Inst. Or. XI 1.11 et II 15.30 ; Valère Maxime, VI 4 ext. 2 ; Diogène Laërce, II 40-41 ; Stobée, III 7.56 = SSR I C 133, 134, 135 et 136, I D et I C 254 respectivement).

[36] Platon, Criton, 44b-46a et Xénophon, Apologie, 23, mais voir aussi Diogène Laërce, II 60 et III 36 (cf. Rossetti 1975c).

[37] Sur ce sujet voir au moins Chroust 1957.

[38] Je regrette ne pouvoir développer ce point par faute de place.

[39] On se rappellera que Gigon (1947, p. 63-67) a tiré du côté vulgarisateur de plusieurs logoi sokratikoi d’époque un argument pour mettre ce flux de logoi sur le même plan que les « légendes » qui semblent avoir circulé à l’époque sur Timon le Misanthrope et Simon le Cordonnier tout comme sur Pythagore et Anaxagore. La différence entre les dimensions atteintes par la littérature socratique dont on a traité ici et les témoignages sur ces autres formes de vulgarisation est de nature, selon moi, à rendre la comparaison très peu instructive ; néanmoins il suffit de feuilleter les Mémorables et l’Apologie de Xénophon pour s’assurer de l’existence de plusieurs écrits ayant un caractère franchement vulgarisateur.


BIBLIOGRAPHIE

Allmann, H. 1972 : « Über die beste Erziehung. Zum Dialog „Kallias“ des Sokratikers Aischines », Philologus, 116 (1972), p. 213-253.

Chroust, A. H. 1957 : Socrates, man and myth. The two Socratic apologies of Xenophon, London. 1957.

Giannantoni, G. 1990 : Socratis et Socraticorum Reliquiae [= SSR], Napoli, 1990, 4 vol.

Gigon, O. 1947 : Sokrates. Sein Bild in Dichtung und Geschichte, Bern, 1947 (21979).

Goulet-Cazé, M.-O. 1999: Diogène Laërce. « Vies et doctrines des philosophes illustres ». Traduction française sous la direction de – ; introductions, traductions et notes de J.-F. Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, T. Dorandi, M.-O. Goulet-Cazé, R. Goulet et M. Narcy, Paris, 1999.

Kesters, H. : Kérygmes de Socrate. Essai sur la formation du message socratique, Louvain/Paris, 1965

Patzer, A. 1985a :  Bibliographia Socratica. Die wissenschaftliche Literatur über Sokrates von den Anfängen bis auf die neueste Zeit in systematisch-chronologiker Anordnung, Freiburg/München, 1985.

– 1985b : « Sokrates und Iphicrates », Würzburger Jahrbücher für dier Altertumswissenschaft, N. F., 11 (1985), p. 45-62.

Ramage, E. S. 1961 : « An early trace of Socratic dialogue », American Journal of Philology,  82 (1961), p. 418-424.

Robinson, T. M. 1979 : Contrasting arguments. An edition of the « Dissoi Logoi », New York, 1979.

Rossetti, L., 1974 : «Alla ricerca dei logoi Sokratikoi perduti (I) », Rivista di Studi Classici, 22 (1974), p. 424-438.

– 1975a : « Alla ricerca dei logoi Sokratikoi perduti (II) », Rivista di Studi Classici, 23 (1975), p. 87-99.

– 1975b : « Alla ricerca dei logoi Sokratikoi perduti (III) », Rivista di Studi Classici, 23 (1975), p. 361-381.

– 1975c : « Tracce di un logos Sokratikos alternativo alCritone e al Fedone platonici », Atene e Roma, n.s., 20 (1975), p. 34-43.

– 1976 : « Il momento conviviale dell’eteria socratica e il suo significato pedagogico », Ancient Society, 7 (1976), p. 29-77.

– 1977 : Aspetti della letteratura socratica antica, Chieti, 1977.

– 1980: « Ricerche sui ‘dialoghi socratici’ di Fedone e di Euclide », Hermes, 108 (1980), p. 183-200.

– 1991 : « Logoi Sokratikoi anteriori al 399 a.C. », in Logos e Logoi, edd. L. Rossetti & O. Bellini (Università di Perugia, Quaderni dell’Istituto di Filosofia, 9), Napoli, 1991, p. 21-40.

– 1995: Platone, Eutifrone, a cura di –, Roma, 1995.

– 2000 : « I valori etici propugnati da Socrate », in Il dibattito etico e politico in Grecia tra il V e il IV secolo, ed. M. Migliori, Napoli 2000, 73-95.

Rossetti, L. & Lausdei, C., « Socratico-laertiana», Studi Italiani di Filologia Classica 51 (1979), p. 72-83.

SSR = Giannantoni, G. 1990.

Vlastos, G., 1991 : Socrates. Ironist and moral philosopher, Cambridge, 1991 (trad. française: Socrate. Ironie et philosophie morale,  Paris, 1994).


  Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : rossetti@unipg.it

© Texto! juin 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : ROSSETTI, Livio. Le dialogue socratique in statu nascendi. Texto ! juin 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rossetti_Dialogue.html>. (Consultée le ...).