CONTINU, COGNITION, LINGUISTIQUE

Jean-Michel SALANSKIS
Université de Lille III, CAMS

(Extrait de Rastier, F. (éd.), Sens et Textes, Paris, Didier, 1996)

Introduction

Le continu, nous l'envisageons d'abord, dans cette étude, comme le signifié d'une activité de langage particulière et privilégiée à beaucoup d'égards, l'activité mathématique. Cette activité, qui, aujourd'hui, a lieu suivant la déontologie formelle, prend plus spécialement le nom d'analyse réelle ou complexe lorsqu'elle vise le continu. Au cours de la période récente, elle a produit une quantité immense de savoir, dont une part elle-même considérable se range sous le titre géométrie différentielle. De nombreux aspects de ce savoir s'investissent dans la physique mathématique de ce siècle, pour la plus grande gloire et le plus grand succès de cette dernière : le mariage de la géométrie différentielle et de la physique, célébré à la fin du XVIIe siècle avec la naissance du calcul infinitésimal, continue d'être le fait majeur la science moderne, y compris du côté de la théorie quantique, à rebours de ce qu'imaginent des gens trop impressionnés par le caractère discret des niveaux d'énergie de l'atome d'hydrogène.

La linguistique, mais avec elle plus généralement les diverses disciplines de la constellation structuraliste, ou, plus près de nous, de la galaxie cognitive, n'ont tout d'abord pas suivi le modèle de la physique du point de vue de ce rapport au continu. La voie de la « formalisation » fut empruntée, mais on a ce faisant systématiquement privilégié la mathématique discrète. Si l'on en a usé ainsi, c'est sans nul doute pour de bonnes raisons, ayant trait à l'intuition que l'on avait de l'objet dont on s'occupait.

Aujourd'hui, cependant, diverses tentatives de modélisation ou de description témoignent de ce que cette première option n'était peut-être pas irréversible, et le présent colloque rend manifeste que cette remise en question atteint la linguistique elle-même. Nous disons « la linguistique elle-même » parce que la langue semble de prime abord présenter une discrétion pour ainsi dire imprenable, et qu'une théorisation continue apparaît donc comme a priori maximalement improbable dans son cas.

Nous savons, cela dit, dans quelle circonstance le continu parvient néanmoins à concerner la linguistique : ce qui joue un rôle décisif est ici la problématique cognitive, le fait que la recherche linguistique se trouve de plus en plus appelée à s'insérer dans le cadre plus général de l'étude « objective » de la cognition. Nous allons donc tenter de préciser comment la problématique cognitive parvient à importer le continu dans le champ linguistique, en distinguant à cet égard plusieurs modalités. La méthode suivie est philosophique, c'est-à-dire que nous tentons à chaque fois de caractériser philosophiquement la perspective dans laquelle le continu est sollicité par la théorie cognitive, et la mesure dans laquelle cette mobilisation concerne le niveau proprement linguistique.

C'est ainsi que nous abordons dans ce qui suit trois points, correspondant aux trois types de légitimation possibles de l'intervention de la « grammaire du continu » qu'est l'analyse réelle dans les matières cognitives : la légitimation par le perçu et la perception, la légitimation par l'approche dynamiciste de l'activité cognitive, la légitimation par la prise en compte d'un « continu du sens ».

Mais nous prendrons aussi, dans un second temps, le problème dans le sens inverse : la description linguistique dégage quelque chose comme une « grammaire du continu » habitant l'usage ordinaire de la langue, qui fait en quelque sorte concurrence au dispositif logico-mathématique, référence implicite de tout le discours sur le continu qui précède. Nous essaierons donc d'analyser le rapport entre les deux niveaux d'élaboration du continu disponibles, qui se présentent en l'occurrence comme deux niveaux d'élaboration de la spatialité. Nous profiterons alors du fait que la question du rapport entre un espace cognitif et l'espace de la géométrie a déjà été posée dans l'aire philosophique, à propos de l'interprétation de la doctrine kantienne de l'esthétique transcendantale.

1. Légitimités diverses du continu par rapport au linguistique

1.1. L'entrée perceptive

Une propriété fondamentale de l'activité cognitive est qu'elle se met en rapport avec le monde. Il est donc possible d'introduire le continu dans le champ linguistique en invoquant la dépendance du langage sur la perception : la perception -- ou du moins le perçu -- a, jugeons-nous, tout à voir avec le continu.

C'est bien ce que dit Pylyshyn lorsqu'il parle de transduction : pour lui, une fonction de transduction est une fonction qui envoie « certain classes of physical states of the environment into computationally relevant states of a device ». Mais la difficulté propre à la transduction, ce qui fait que la transduction n'est pas un calcul symbolique, c'est, Pylyshin le signale à nouveau en termes on ne peut plus clairs, le fait que les paramètres de la description physique sont incommensurables avec le registre symbolique :

« Physical devices respond to physical magnitudes (that is, the basic dimension of physics -- force, time, length). The development of technological tools for mechanical or electrical tasks is intimately related to the development of physical theory. What makes speech seem highly variable is that we lack physical dimensions that correspond to phonetic similarity ; in other words, we lack a description, in physical terms, that will group sounds into perceptually similar classes. »

Formulé ainsi, le problème apparaît comme lié à ce que sont les paramètres physiques de force, temps ou longueur : il procède plus précisément de ce qu'à ces paramètres sont associés dans la théorisation physique des domaines mathématiques où leurs valeurs doivent s'inscrire, domaines qui sont tous construits sur le modèle mathématique du continu linéaire R. Passer de ce qui est ainsi d'abord rapporté à une collection de nombres réels, de ce qui est le plus souvent interprété comme un point d'une variété différentiable plus ou moins complexe, passer, donc, via un critère mathématique d'assimilation de ce qui vaut symboliquement comme le même, à de l'information symbolique, est le problème dit de la transduction, dont Pylyshyn donne comme exemple de résolution partielle les travaux de Marr (mais on peut aussi citer l'approche morphodynamique du problème de la reconnaissance des formes sensibles externes proposée par Petitot dans Petitot [1991], et l'étude présentée par le même du problème de la perception catégorielle -- dans Petitot [1985]). Ce problème a ses attraits, ses difficultés et son langage, mais ce que nous voulions seulement souligner, c'est que le continu, jusque là, n'intervient que parce qu'il intervient en général dans la modélisation physique, il n'y a aucun motif proprement linguistique de le faire comparaître. L'idée est simplement qu'il y a une préparation de toute activité cognitive linguistique dans la transduction, et que la transduction par définition commence dans un univers conventionnellement modélisé par le continu.

Certes, il y a bien une seconde instance de l'affaire perceptive pour le langage : depuis que l'on a comme Pylyshyn posé le problème de l'entrée du système cognitif en termes de transduction, on juge parallèlement que la barrière entre la transduction et le calcul symbolique, entre le passage du physique au symbolique et l'opération symbolique elle-même, est essentiellement relative, floue, variable. Citons cette fois le récent article de Chalmers-French-Hofstadter :

Recently both Pylyshyn (1980) and Fodor (1983) have argued against the existence of top down influences in perception, claiming that perceptual processes are « cognitively impenetrable » of « informationally encapsulated ». These arguments are highly controversial, but in any case they apply mostly to relatively low-level sensory perception. Few would dispute that at the higher, conceptual level of perception, top-down and contextual influences play a large role.

Certes, une discussion s'amorce à partir de ces considérations, et elle aura nécessairement des retentissements sur le niveau proprement linguistique : le fait que le langage soit le médium de la recognition, comme le pointent Chalmers-French-Hofstadter, contraint à une certaine commensurabilité, une certaine relation les opérations du langage et la fonction transductive : la perception s'achève dans la recognition. Comme Chalmers-French-Hofstadter explicitent le caractère kantien de cette discussion, il peut être simple et éclairant de dire que ce problème serait dans le lexique kantien celui du schématisme, alors que le premier serait celui de la sensibilité et de l'intuition pure. En tout état de cause, lorsqu'on a dit cela, on n'a pas changé le fait que le continu qui vient ainsi à concerner véritablement le niveau linguistique au niveau de sa fonction schématisante, est le continu de la physique, le continu imputé par la physique à l'étant spatio-temporel de la nature.

En fait, notre assimilation du problème à celui du schématisme est foncièrement inexacte, ou plutôt, elle entretient une confusion. L'examen de la littérature cognitive révèle qu'il y a plus exactement deux problèmes :

-- Le problème de ce que l'on pourrait appeler la préparation transductive des actes de catégorisation, de recognition délivrés dans et par le langage : la stratégie mathématique et l'implantation sur réseau dont Petitot rend compte dans Petitot [1991] nous semblent relever de cette rubrique dans l'exacte mesure où les « archétypes cognitifs » y sont les termini ad quem ininterrogés du travail du réseau.

-- Le problème du schématisme au sens plus précis du terme, et qui est au fond le problème de la mesure dans laquelle le langage se transpose de lui-même dans le registre continu du perçu : ce serait, par exemple, le problème de comprendre comment le langage peut prescrire la signification continue des diagrammes de Langacker (s'il y en a une).

Le trans de transduction et transposition, selon les cas, ne va pas dans la même direction. La première problématique est celle de la préparation physique du symbolique (dans les termes de Pylyshyn), la seconde celle du pouvoir schématisant du langage. Seul le second problème est proprement linguistique : il implique une tentative de comprendre au niveau même du couple langage-pensée une esquisse du continu où baignent les référents.

Il nous semble que ce problème du schématisme linguistique ne peut être abordé que dans le cadre d'une étude de la spatialisation a priori qui est dans le langage : il est cohérent que la manière dont le langage se tourne vers une spatialité prédonnée des choses demande à être envisagée à partir d'une réflexion sur l'espace que le langage pour ainsi dire produit par lui-même. Mais ceci renvoie à la seconde partie de cet article.

1.2. Le dynamisme cognitif

C'est une vieille thèse de la philosophie que le clivage entre le monde et l'esprit est un clivage de l'espace et du temps. L'âme, on le sait, est déjà désignée comme complice essentiel du temps par Aristote ; chez Kant, le temps est la forme du sens interne ; chez Hegel le concept se reconnaît finalement comme la même chose que le temps ; chez Husserl, le flux intime du temps est l'élément de la constitution première sur laquelle toute la phénoménologie, comme déploiement du champ de conscience, repose.

Une telle tradition, peut-être, nous recommande de penser l'essence de la pensée du côté du temps : le propre de la pensée serait d'être processus, d'être un certain rythme dans le temps.

Mais dès lors, une hypothèse philosophique sur la pertinence du continu à l'égard du domaine cognitif émerge naturellement : ne peut-on pas soutenir que le temps joue dans les sciences cognitives un rôle analogue à celui que jouent conjointement l'espace et le temps dans la mécanique classique ? Et que l'interprétation usuelle du temps par le continu mathématique unidimensionnel R s'impose alors a priori à la recherche cognitive ? Si l'on veut exprimer cette thèse dans le langage du criticisme transcendantal, dont elle est visiblement inspirée, on dira que le temps est le cadre de présentation des « phénomènes cognitifs », et que la tentative d'objectiver scientifiquement la cognition est par suite tributaire d'un continu temporel « esthétique » au sens kantien.

Il apparaît alors qu'une telle hypothèse peut être notablement appuyée par la prise en considération des efforts récents pour reconstruire l'ensemble des sciences cognitives sur un paradigme dynamiciste.

Ces efforts, on le sait, ont plusieurs aspects. Le plus manifeste, le plus célèbre, est le développement de ce qu'on appelle connexionnisme -- ou parfois néo-connexionnisme. Souvent, l'exposé de ces modèles s'appuie très largement sur l'inspiration neuro-biologique évidente qui les a motivés au moins à l'origine : sur la vraisemblance de l'hypothèse que la pensée émerge de « réseaux neuraux ». On peut néanmoins regarder les choses d'une tout autre manière, et considérer comme essentiel non pas le fait que ces modèles mettent en scène le système dynamique associé à la remise à jour réitérée, indéfinie des valeurs d'activation des neurones d'un réseau, mais le fait qu'ils mettent en scène un système dynamique tout court. On a même toutes les raisons de le faire si l'on tient compte de l'anticipation par René Thom des idées connexionnistes de modélisation il y plus de vingt ans, et ce dans des termes où la référence aux neurones ne jouait pas un grand rôle : c'est surtout l'idée que Thom se faisait de l'activité cognitive comme essentiellement événementielle, temporelle, qui le conduisait à une modélisation dynamique.

Si nous suivons le langage de D. Amit dans son traité Modeling Brain Function, nous n'avons d'ailleurs pas de peine à repérer l'importance de l'élément temporel dans la présentation qu'il donne de ses ANN (Attractor Neural Networks).

Tout d'abord, le principe de la représentation des contenus de pensée par des attracteurs d'un système dynamique est un principe temporalisant à deux égards : d'une part, la pensée apparaît comme un processus, d'autre part, la « saisie » d'un contenu, au sens de la mise en acte de son sens, est interprétée comme l'arrivée du système dynamique en l'attracteur :

« The arrival of a trajectory, initialized by a given stimulus, at an attractor is the realization of retrieval and at the same time it is the assignment of meaning... » (Amit [1989], p. 84).

Cette grande option interprétative de l'essence des « représentations » se précise dans le registre temporel : pour que la représentation soit vraiment actualisée dans le système, il faut que la dynamique demeure un temps suffisant où elle se stabilise, alors que le temps d'arrivée en cet état, comparativement, est un temps rapide. À partir de telles considérations, Amit distingue la recognition du souvenir proprement dit (la première est l'arrivée immédiate du système sur un attracteur que le stimulus appelle et qui est « en mémoire », le second correpond au cas d'un

« process by which a detailed item of information, specific to the particular attractor which had been reached, is propagated in the wider system to generate a response based on the specific detailed memory. »

On demande par ailleurs à la sélection d'un attracteur de dépendre seulement des forces de connexion du réseau, et pas du mode temporel de remise à jour des activations neurales : on envisage à cet égard deux possibilités extrêmes, l'une invraissemblable biologiquement mais commode mathématiquement, selon laquelle ils se remettent à jour tous ensembles, aux étapes successives d'un temps discret, l'autre, plus réaliste, selon laquelle ces remises à jour sont asynchrones, à chaque étape du même temps discret prescrit par l'horloge biologique, il y a remise à jour d'un neurone tiré au hasard. Ainsi le concept de stabilité introduit a tout à voir avec le caractère temporel de l'activité cognitive.

Enfin, au chapitre 5 du traité, Amit reconnaît que le modèle tel qu'il l'a jusqu'ici envisagé égalise la pensée à la mémoire, et par dessus le marché à des événements singuliers de mémorisation : il est inévitable, dit-il en substance, de tenter de modéliser la pensée comme un processus séquentiel, c'est-à-dire comme une processus de processus, l'enchaînement selon une horloge d'unité longue d'événements qui sont eux-mêmes des déroulements, scandés par une unité plus brève. Amit montre alors qu'un système peut transiter d'un attracteur à un autre, et ce un nombre fini de fois, à condition qu'on ajoute à la matrice des forces de connexions un terme antisymétrique adéquat, qui sera en fait en partie calculé d'après les activations du système t unités de temps auparavant (le système dynamique est tel que l'état du système à l'instant t+1 n'est pas seulement régi par son état à l'instant t, mais aussi par son état à l'instant t-t) : dans de telles conditions le passage d'un attracteur à son successeur dans une liste finie d'attracteurs ne se fera pas d'un instant frappé par l'horloge microscopique du système neural à l'autre, mais toutes les t unités de ce temps, lenteur qui permet au système d'actualiser véritablement les représentations associées aux attracteurs.

Il est donc possible, dans une certaine mesure, de ressaisir les modélisations dynamiques comme gouvernées par une idée « rythmique » de la pensée : le fait de la pensée est rapporté à une différenciation qualitative du temps, à l'émergence de plusieurs échelles de temps. Nos remarques accréditent-elles pour autant l'hypothèse plus précise avancée plus haut, celle d'une fonction « transcendantale-esthétique » du temps ? Nous voyons un certain nombre de raisons de répondre par la négative, que nous explicitons dans une nouvelle série de remarques.

1) La modélisation par attracteurs, par principe, ne met pas seulement en jeu la dimension temporelle : il n'y aurait pas d'attracteur si le système dynamique considéré n'avait pas un espace substrat. Cet espace substrat est livré quasiment tout fait au connexionnisme par l'analogie biologique (c'est l'espace des états du réseau de neurones), il est postulé comme « variété de la dynamique interne » par le point de vue thomien (et c'est alors un hypercube continu -- « de Hilbert » -- [0, 1]N). La cohérence de la modélisation de la pensée comme modulation rythmique à plusieurs échelles du temps suppose un espace d'actualisation pour cette modulation.

2) Cette première remarque rattache le problème de la perspective temporelle sur la pensée-cognition à la fois à de vieilles et à de récentes discussions. D'un côté, on sait que Kant regardait une psychologie mathématisée comme impossible précisément à cause de l'unidimensionnalité du temps à laquelle elle serait nécessairement confinée : il lui paraissait impossible que les concepts catégoriaux objectivants dont cette science aurait besoin pussent recevoir un sens empirique sur la « scène du temps », pour cette simple raison qu'il n'y a pas de telle scène, le temps est toujours absent, le rassemblement du temps avec lui-même est toujours démenti par le passage du temps. À certains égards, la modélisation dynamique reconnaît la difficulté au moment même où elle la vainc, puisqu'elle « ajoute » au temps un espace d'actualisation qui permet l'identification conceptuelle et schématico-mathématique d'une notion comme celle d'attracteur. D'un autre côté, on sait que certains spécialistes modernes, adeptes d'un dynamicisme extrême, prônent le renoncement à toute idée de stockage sur lequel le processus de la pensée prendrait appui (nous pensons aux idées de Rosenfield, dont Clancey se fait l'interprète) : leur vue, dont on ne voit pas à quelle sorte de modèle elle pourrait conduire, récuse-t-elle aussi l'idée d'un espace d'actualisation, ou bien actualisation et stockage sont-ils les noms de deux fonctions absolument distinctes ? Il nous semble qu'il y a en l'espèce un thème de réflexion d'un intérêt non négligeable.

3) Il faut en tout cas apporter cette restriction que les auteurs des modélisations connexionnistes n'ont pas eux-mêmes argumenté leur recours au continu en termes d'une référence au temps : c'est le point sur lequel nous avons insisté dans Salanskis [1992].

4) En dernière analyse, une difficulté majeure subsiste : même telle que nous la présentons ici, la science cognitive ne nous semble toujours pas une mécanique temporelle des phénomènes de cognition. La science cognitive n'est pas mécanique parce que son objet, la pensée, n'est pas passivement une synthèse des phénomènes de cognition auxquels il renvoie, le temps n'est pas simplement son cadre, il est sa substance, la pensée est l'animation même de ce dont elle est construite comme la synthèse. Nous retrouvons ici, non sans rencontrer une difficulté profonde à le formuler, la vieille épine philosophique concernant l'âme et le temps : l'âme n'est pas seulement dans le temps, elle temporalise. J.T. Desanti a très profondément expliqué, dans son livre sur Husserl, à quel point celui-ci avait majoré cette difficulté dans son analyse méticuleuse de la constitution du temps, préalable à toutes les constitutions : autant dire que l'aporie de la duplicité du temps persiste jusqu'à nos jours, et chez cet auteur même en qui l'on peut voir un précurseur des recherches cognitives.

Mais pour ce qui regarde cet article, le principal problème est celui de la manière dont l'entrée du temps dans la théorie cognitive affecte le niveau linguistique proprement dit : la théorie dynamique de la pensée-cognition introduit-elle le continu dans le linguistique, et, si oui, de quelle manière ?

On peut d'abord observer que le temps des modèles dynamiques n'apporte pas de manière évidente la contrainte du continu : les modèles, pour leur majeure partie, font usage d'un temps discret. Chez Amit, il y a même, nous l'avons vu, une réflexion en rapport avec la discrétion de ce temps qui s'autorise de la vraisemblance biologique (l'idée d'un cycle de base du système cognitif est biologiquement plausible, celle du fonctionnement synchrone du réseau neural ne l'est pas). Une telle discussion du modèle témoigne du caractère profondément non transcendantal de l'invocation du continu par le connexionnisme. Reste que l'on peut néanmoins alléguer que Thom et Grossberg font appel à un temps continu (condition nécessaire à ce qu'on ait de véritables équations différentielles, de véritables systèmes dynamiques au sens classique du terme).

Bien sûr, on pourrait essayer d'apprécier le retentissement de l'approche dynamiciste sur le niveau linguistique en regardant de près les applications linguistiques du connexionnisme, du type « grammaire harmonique ». Il nous semble plus simple de caractériser de plus loin ce retentissement, en remarquant que le continu en question intervient essentiellement pour décrire notre manière d'avoir le langage plutôt que pour décrire la signification. Par exemple, Smolensky énonce que le connexionnisme est mieux à même d'expliquer le fait qu'un enfant apprenant les formes de conjugaison des verbes saura dans un premier temps des verbes irréguliers, puis, ayant « acquis » la règle majoritaire de la suffixation par -ed (en anglais) alignera de façon erronée les verbes dont il connaissait les formes sur ce patron dans un second temps, avant d'arriver à la maîtrise normale de la chose. Pour légitimante à l'égard du connexionnisme, et pour intéressante par elle-même que cette vue soit, elle n'est pas à proprement parler une élucidation du sens linguistique.

Le continu perceptif demeurait extérieur au champ symbolique de la langue pour des raisons essentielles, en tant que continu de ce qui fait face à la langue, de ce à quoi elle réfère. Le continu dynamique demeure en un sens extérieur au même degré, dans la mesure où il affecte l'intérieur de notre possession du sens ou de la performance de sa mobilisation, de son actualisation, et non pas le plan même où le sens se manifeste, le plan linguistique. Cependant, comme dans le premier cas, nous devons réserver la possibilité d'une analyse purement linguistique où l'on étudierait ce qui dans la manifestation du sens se produirait comme homologue à l'événement retracé par la théorie dynamique : il s'agirait en l'occurrence d'un second niveau du schématisme linguistique, en empruntant toujours à Kant l'acception du mot schématisme, non plus le schématisme au gré duquel les expressions linguistiques projettent des configurations dans le continu externe, mais celui au gré duquel elles enveloppent et accomplissent des figures temporelles qui auront selon toute probabilité quelque chose à voir avec celles qui président à l'activité cognitive portant à la manifestation ces expressions.

Nous avons entendu, il y a longtemps, Jean Petitot gloser le sens du sémème hainamoration en termes de la géométrie du cusp et du conflit des actants haine et amour. Cette glose, nous semble-t-il, avait bien la prétention de révéler un tel schématisme temporel, elle illustre en première approximation l'hypothèse que nous venons de faire. Ne subsiste-t-il pas néanmoins un niveau strictement linguistique du sens de hainamoration par rapport auquel une telle glose n'est pas nécessaire ? Et le sens ne reste-t-il pas d'une certaine manière indemne du continu même dans ce cas où le continu sait si bien lui convenir ?

De telles mises au point et la formulation de telles questions désignent le lieu où pourrait se jouer une alliance essentielle entre continu et linguistique : celui de la manife station du sens. Nous y venons brièvement maintenant.

1.3. Un continu du sens ?

Il semble possible de faire l'hypothèse radicale qu'il y aurait une dimension propre du sens, absolument distincte dans le principe de la dimension de l'espace ou celle du temps par exemple, et qui devrait être reconnue comme en droit ouverte à une diversité continue de degrés ou d'instanciations. Le principal argument en faveur de cette hypothèse serait la prise en compte des nombreuses façons dont la langue parvient à moduler une signification, avec une telle diversité de moyens, dont certains se prêtent à la réitération, qu'on est tenté de conclure que toute signification se réfère à une variation continue. Nous avons entendu Bernard Victorri soutenir une position de ce type. Le problème posé par une telle thèse nous semble essentiellement celui de la primitivité des échelles du sens.

Ronald Langacker, par exemple, affirme que toute « prédication » renvoie à un « domaine » au sein duquel elle délimite un « profil », cette opération étant plutôt mise en scène sur un mode topologico-géométrique -- évoquant pour nous le continu -- que sur le mode discret d'usage en linguistique. Cependant, il concède d'entrée de jeu que le « domaine » spatial reste paradigmatique, en telle sorte qu'il semble que tout caractère « continu » des multiples dimensions du sens serait tout de même hérité du continu spatial.

Dans son propos de 1990, Bernard Victorri rencontrait un problème similaire lorsqu'il faisait état d'une capacité sise au plan de la « compétence » linguistique de discerner les différences élémentaires dans le sens : la question se pose, par rapport à chaque exemple qu'on peut prendre, si la différence n'est pas toujours d'abord pensée dans un registre spatial connoté.

Il nous semble que pour évaluer de manière satisfaisante l'hypothèse d'un continu du sens, il faut d'abord éclaircir ce qu'il en est du propre phénoménologique de l'espace, et de la relation qu'entretient ce propre avec l'espace cognitif d'une part, l'espace mathématique d'autre part : nous y venons dans la seconde partie de l'article.

Cependant, il y a une autre façon de récuser l'image finie du sens : du côté littéraire plutôt que du côté phénoménologique. On ne prétendra pas cette fois directement que le sens s'inscrirait toujours dans un continuum, mais plus simplement que la complexité sémantique, la richesse de la ressource langagière excède sans l'ombre d'un doute toute mesure finie. Cette thèse elle-même nous semble avoir quelques modalités d'inscription privilégiées dans le champ linguistique :

-- D'une part, au strict plan de la signification « intra-linguistique », on peut alléguer la nécessité d'en appeler à la totalité encyclopédique du savoir pour rendre raison du moindre événement de signification. Telle est dans une certaine mesure la position de Langacker dans Langacker [1987], telle est également la position de Rastier dans Rastier [1987] : sur ce point, il semble que « sémantique cognitive » et « sémantique interprétative » convergent naturel-lement, l'une comme l'autre refusant le générativisme finitaire qui était l'orientation tendancielle de l'époque logico-structuraliste.

-- D'autre part, on peut invoquer la variabilité « pragmatique » infinie du sens ; une telle démarche n'affectera le plan linguistique proprement dit d'un caractère d'infinitude que si le registre pragmatique est réintégré au linguistique. Or, telle est justement la thèse que Langacker et Rastier, à nouveau énoncent de conserve dans leurs deux traités de 1987 : chez Langacker, chaque situation de discours est comprise comme occasion de « sanction » d'une conceptualisation singulière (où tout l'élément « pragmatique » figure) par une « unité », soit une conceptualisation conventionnelle. Et ce rapport de sanction, sous le nom plus général de rapport de catégorisation, n'est pas autre chose que le rapport fondamental constitutif du « réseau » de la grammaire cognitive. Chez Rastier, la notion de sème afférent rapatrie dans l'enceinte de la sémantique des dimensions de la communication généralement vues comme relevant de la pragmatique. L'un comme l'autre de ces auteurs souligne le fait qu'un tel point de vue permet d'intégrer la novation sémantique dans le champ de la linguistique, et la prise en considération d'un tel enjeu montre à l'évidence leur perspective infinitaire sur le langage.

Cela dit, on peut prolonger ce qui précède par une remarque philosophique générale : que ce soit du côté de la référence à l'encyclopédie ou du côté de la référence à l'entour pragmatique (pour parler comme Rastier), la perspective infinitisante sur le langage passe au fond essentiellement par l'ouverture de la situation, en prenant cette fois les termes dans leur acception phénoménologique. Le point important n'est pas tant la quantité d'encyclopédie effectivement accumulée, ni la pluralité répertoriée des circonstances d'énonciation, mais le fait que ces « ensembles » sont essentiellement ouverts, que le langage est profondément relatif à une situation où à chaque fois, sa frontière se déplace, et ce sans qu'aucun horizon fini ne contienne par avance la portée du déplacement. Si l'on veut, l'encyclopédie est la situation comme passé, sédimentation qui nous dépasse (labyrinthique), la circonstance ici et maintenant est la situation comme futur qui se saisit de nous (se présente). Le problème qui se pose est alors : quel type de discours est-il adéquat à cette sorte d'ouverture, d'infinitisation par la situation ?

En principe, il n'est pas difficile de répondre, au moins si l'on est philosophe, ou attentif à ce qui vient de la philosophie : l'ouverture du sens par la situation est le thème, l'affaire directrice de l'herméneutique. L'herméneutique est cette méthode ou cette attitude qui viendrait à la place de la méthode scientifique dès lors qu'il s'agit de comprendre le sens plutôt que de l'expliquer (Dilthey). Mais comprendre n'est pas autre chose que renvoyer à la situation, à son ouverture, à son excès sur la réduction finie, qu'elle soit réduction au déjà déposé ou réduction du déjà déposé (Heidegger, Gadamer). François Rastier, à la fin de sa Sémantique interprétative, rencontre tout naturellement l'instance de l'herméneutique : l'art de la cartographie des isotopies, dès lors que le plan du linguistique a été généralisé et élargi comme l'a voulu son livre depuis le début, semble ne pouvoir être qu'une modalité ou une assomption nouvelle de l'herméneutique. Mais la difficulté est que, jusqu'à preuve du contraire, l'herméneutique est en alternative à la science, et Rastier désire tout de même, au moins dans l'écrit de 1987, une théorisation du linguistique, autre chose qu'un verstehen à la Dilthey-Heidegger.

À notre connaissance, Ronald Langacker ne voit pas cette difficulté. On serait tenté de dire que celui-ci pense simplement qu'il y a une science descriptive de tout ce qu'il met en jeu dans la grammaire cognitive (il le dit en propres termes lorsqu'il énonce le programme d'une description de nos conceptualisations, répétant la conviction qui fut celle de Husserl au début du siècle). Nous avons cependant au moins un indice que le problème se pose dans le cadre de la « grammaire cognitive », cet indice ayant d'autant plus de valeur à nos yeux qu'il est en même temps une manifestation de la profondeur et l'originalité du travail de Langacker : le principe méthodologique « révolutionnaire » de la non-productivité des schémas-règles, le principe selon lequel les formes universelles sont stockées comme unités de la grammaire cognitive avec les formes particulières qui les instancient, n'est pas sans relation avec l'élément herméneutique : le simple fait que l'universel cesse ainsi d'être le chemin contraignant vers le particulier ne donne-t-il pas au particulier, et à la limite au singulier, un rôle tel dans la théorie que celle-ci est à tout le moins réflexive au sens kantien, et peut-être même herméneutique ? Car un des propres cruciaux de l'herméneutique, c'est que l'universel qui ne cesse pas d'y être dit l'est toujours comme universel de son singulier (de ce qui se donne dans la « situation »).

Nous conclurons par une remarque simple et générale sur le rapport que peut entretenir ce problème de l'infinitisation du sens avec celui que nous avions d'abord pris en considération, celui de la pertinence d'un « continu du sens ». Il y a une connexion technique, bien connue, entre le problème de l'infini et celui du continu, regardés comme problèmes mathématiques de type fondationnel : toutes les synthèses modernes du continu empruntent à un concept de l'infini la ressource décisive pour élaborer ce qu'on pourrait appeler l'effet continu. On serait donc tenté de voir un rapport, peut-être même un passage possible d'une question à l'autre.

Nous voudrions néanmoins plutôt souligner ce qui sépare les deux problèmes, et les raisons pour lesquelles nous n'attendons pas du lien technique entre continu et infini qu'il délivre jamais quelque chose comme un passage positif de l'élucidation du caractère herméneutique de l'usage du sens linguistique à la qualification convaincante d'un continu intrinsèque du sens. Le problème se situe, croyons-nous, exactement au point suivant : l'usage du sens est « rendu » infinitaire par l'ouverture de la situation, laquelle relève essentiellement du singulier ; en revanche, l'idée du « continu du sens », telle que nous l'avons présentée plus haut, ne peut être que l'idée selon laquelle l'effet de signification est originairement soumis à un multiple manifestant une modalité du continu. De plus, le continu du sens devrait être actuel (pour accueillir toutes les modulations), alors que l'infini herméneutique du sens est essentiellement potentiel. Il y a donc toutes les raisons de séparer les deux problèmes.


2. Espace cognitif, espace transcendantal

Comme nous l'avons expliqué au début de l'article, nous abordons maintenant la question de la relation du continu avec le domaine cognitif en général et le plan linguistique en particulier pour ainsi dire dans un sens inverse de celui qui a été suivi jusqu'ici : au lieu d'étudier à quel titre le continu, par le truchement de l'approche cognitive de la langue, venait concerner le linguistique, on va plutôt se demander quelle information cognitive sur le continu apporte la langue naturelle.

Cette question, en fait, se précise comme question de l'espace donné avec la langue, de cette spatialité que révèle et présuppose notre usage de la langue naturelle. Mais il est impossible de traiter cette question sans confronter l'espace cognitif donné par la langue avec l'espace géométrique.

Ce problème de comparaison de la pré-compréhension de l'espace avec sa compréhension « scientifique » n'est, à notre avis, lui-même pas abordé d'une manière satisfaisante lorsqu'on méconnaît la différence de principe qui existe entre ce que nous appelons spatialité cognitive, c'est-à-dire précompréhension de l'espace en tant que psychologiquement attestée, et ce qu'on peut appeler spatialité transcendantale, que nous allons décrire comme une pré-compréhension d'un autre type. Dans une certaine mesure, c'est à l'élaboration de cette distinction que nous consacrons les réflexions qui viennent, et donc nous devons avouer qu'elle ne va pas de soi. Mais il n'y a aucune chance de saisir cette distinction si on ne se jette pas d'abord dans une première compréhension.

2.1. Position du problème

Ce que nous appelons spatialité cognitive s'identifie donc en principe à une spatialité câblée, à laquelle ne revient préjudiciellement aucune valeur de vérité : il s'agit d'une compréhension de l'espace factice, nécessairement mise en évidence par une étude empirique (établissant des faits psychologiques, éventuellement par un biais neuro-physiologique, ethnologique ou sociologique). Cette spatialité est en quelque sorte une conception informulée de l'espace, des relations spatiales entre les choses, qui équipe factuellement le sujet humain, et qui fait partie à la limite de ce dont il doit s'émanciper pour produire une théorie scientifique de l'espace, ayant valeur directrice pour une investigation générale de l'étant naturel.

Carnap, au début du siècle -- mais il n'était pas seul, il semble que Helmholtz soit le père de cette attitude qui fut en son temps prépondérante dans l'aire allemande -- a jugé que l'espace transcendantal dont parlait Kant dans la Critique de la raison pure était un espace cognitif. Dans Carnap [1924], il a argumenté contre Kant en s'efforçant de montrer que l'on ne trouvait pas, dans une analyse psychologique honnête de l'homme, les principes de la géométrie euclidienne.

Cette interprétation du sens de l'esthétique transcendantale kantienne ne nous paraît néanmoins pas soutenable : les néo-kantiens de l'École de Marburg, à la même époque, ont défendu une interprétation plus plausible en affirmant que l'espace et le temps de Kant, les « formes a priori de la sensibilité », devaient être compris comme cela même qui commandait à la théorisation scientifique de la nature. Seulement, ils en ont inféré à tort selon nous que ces formes a priori n'étaient pas du tout des intuitions, mais de pures constructions de la pensée au sens essentiellement actif que possède ce mot chez Kant. À quoi Heidegger a répondu en s'efforçant de sauver le caractère intuitif de l'intuition kantienne, mais en abandonnant complètement le lien de cette intuition avec la science : pour lui, l'intuition pure de l'espace n'est plus ce sur quoi, à travers une géométrie mathématisée, se règle la science.

Nous avons tenté de reprendre toute cette vieille discussion pour arriver à une conception du message kantien qui nous semble la seule compatible tout à la fois avec la position de discours philosophique de Kant, et avec ses intentions évidentes (du type : dévoiler le dispositif métaphysique rendant possible la physique de Newton). Notre conclusion est en substance que ce qui s'appelle forme a priori espace, chez Kant, est le contenu d'une expérience de pensée, incontournable comme contenu dès lors que nous voulons accueillir un divers externe qui se présente à nous : la contrainte selon laquelle le divers doit être spatialisé est métaphysique, elle est rencontrée dans la tentative de nous représenter ce que signifie pour nous la présentation d'un divers externe. L'idée de Kant est que dans cet effort pour nous représenter a priori le divers externe, nous faisons un peu plus que rencontrer l'espace lui-même comme cadre, nous anticipons une structure de cet espace : cela fait question pour nous de savoir quelle est la structure de l'espace, et nous sommes portés à le décider dans les termes d'une géométrie. Il y a expérience, parce que tout se dévoile dans une tentative de représentation a priori qui est située (elle est celle de quelqu'un qui a part à l'aventure de la philosophie, la mathématique et la physique ; elle n'a pas cours si nous ne lui prêtons pas notre énergie réflexive personnelle). Mais c'est une expérience de pensée, rien de ce qui est légiféré ne l'est autrement que sur le mode décisoire-responsable de la pensée au sens actif. Le fait transcendantal est que la science de la nature ne cesse pas de s'appuyer sur les résultats de cette expérience de pensée millénaire, qui commence donc dans la métaphysique pour se prolonger dans la mathématique et s'achever dans la physique.

Si donc l'on entend la différence qu'il y a entre l'idée d'un espace cognitif et celle de l'espace transcendantal telle que nous l'avons à l'instant spécifiée, le problème qui devient aussitôt central est de situer l'espace linguistique par rapport à ces deux espaces : s'il est vrai, comme les recherches récentes de l'école californienne y insistent, qu'il y a une pré-compréhension de l'espace dans la langue -- et si, de plus, cette pré-compréhension est fondamentale pour tout le système sémantique -- la pré-compréhension linguistique est-elle le reflet de l'espace cognitif psycho-câblé, ou est-elle l'amorce de la pré-compréhension transcendantale, de l'intuition pure kantienne ?

Notons bien que ce problème d'assignation ne se pose pas seulement pour la forme a priori espace, mais tout aussi bien pour le système catégorial : Kant a dégagé en fait deux facteurs transcendantaux par rapport auxquels se laisse comprendre selon lui la démarche de la science, et qui sont d'une part les formes a priori de la sensibilité, d'autre part les concepts purs de l'entendement, les catégories de sa fameuse table. Au sujet de celles-ci une discussion de structure similaire à celle que nous venons de résumer s'est naturellement élevée dans la tradition philosophique : si les empiristes logiques, au premier chef Carnap que nous citions tout à l'heure, ont sanctifié l'élément catégorial comme invariant nécessaire commandant à la connaissance, mais en y reconnaissant purement et simplement l'expression de la logicité de la pensée et du discours (avec, présente à l'esprit, la logique des prédicats du premier ordre comme modèle de cette logicité), d'autres commentateurs, sensibles au fait que le canon kantien ne coïncidait de fait pas avec un quelconque canon de la logique formelle, y ont vu à nouveau une pure donnée cognitive, et par dessus le marché ils ont critiqué ce qui leur semblait être la méthode suivie par Kant pour l'exhiber : l'analyse de la langue ordinaire. Dans ce cas au moins, il semblerait qu'on assimile naturellement ce que recèle la langue au contenu factice, bio-psychologique, de l'esprit humain.

Mais, pour ce qui nous concerne, la question est de savoir ce qu'il en est pour le facteur « esthétique » -- dans les termes de Kant -- qu'est l'espace. On peut commencer par remarquer que certains auteurs philosophiques, pour expliquer la signification de l'intuition pure de l'espace chez Kant, font naturellement appel aux indices délivrés par la langue.

Heidegger présente ainsi l'intuition de l'espace dans les termes suivants :

« La chose elle-même est ici maintenant, chose totale dans une coordination à d'autres choses qui sont ici, puis la voici là, demain elle aura rapetissé et elle sera là-bas, etc. Or qu'en est-il de la teneur quidditative, plus haut évoquée, de cette chose? Appartient-il à cette teneur que la chose gise hic et nunc à côté de cette éponge ? Le "ici" et le "à côté de" en sont-ils des déterminations de teneur réale tout comme la couleur ? Mais le "ici" et le "dessous", tout comme le "maintenant" ne sont manifestement pas donnés par un organe des sens, et pourtant j'énonce quand même ces déterminations de la chose elle-même. » Heidegger [1928], p. 111.

Plus loin dans la même page il ajoute :

« Les rapports de juxtaposition, d'avant-après, de postposition ne sont pas donnés par les organes des sens, et pourtant la matière du phénomène est ordonnée -- certes à chaque fois de façon différente et changeante -- dans ces rapports ; ajoutons : même si les data nous étaient donnés sans règle et sans ordre, ce désordre ne laisserait pas de présupposer quelque chose qui n'aurait pas à son tour le caractère des data : un rapport possible de juxtaposition et de postposition ».

Nous pouvons donc retenir provisoirement que même si l'intuition pure n'est nullement égalée à une structure déposée dans le langage, l'analyse de Heidegger dégage des éléments langagiers qui en fonctionnent comme les indices : les déictiques (ici, , là-bas, maintenant), et les prépositions spatialisantes fondamentales (à côté de). Écoutons maintenant Jean-François Lyotard, analysant dans Le Différend comment chez Kant la phrase de l'intuition recouvre la phrase de la sensation :

« La fonction référentielle qui apparaît alors résulte de la capacité qu'a le sujet, capacité active, de montrer le moment et le lieu de ce qui par sa matière fait l'effet (Wirkung) ou l'impression sensible sur le destinataire de la première phrase. Ce que nous appelons la capacité ostensive : C'est là-bas, C'était tout à l'heure. Cette deuxième phrase qui applique les marqueurs déictiques sur l'impression procurée par la sensation s'appelle dans le lexique kantien intuition. » Lyotard [1985], p. 97.

Cette fois, l'intuition kantienne est égalisée avec une « phrase » imposant les marqueurs déictiques. Et plus loin, dans le livre, plus radicalement encore, exposant ce qu'il en juge et non plus ce que Kant en dit, Lyotard assume une interprétation langagière de l'espace et du temps :

« 120. Il n'y aurait pas d'espace et de temps indépendamment d'une phrase.

121. Si l'on demande : d'où tenez-vous qu'il y ait de l'espace et du temps comme sortes de situation ? on peut répondre : des phrases comme : La marquise sortit à cinq heures, Il était arrivé, Va-t'en, Couché! Déjà ? (...) L'espace et le temps sont des intitulés groupant les effets situationnels produits dans les univers de phrases par des expressions comme : en arrière, bien plus tard, juste au dessous, naquit, au début, etc. » Lyotard [1985], p. 116.

Nous aurions, donc, quelques raisons de juger que la philosophie est prête à voir le facteur transcendantal kantien espace comme égal à une certaine structuration du langage, attestée par les déictiques et par les prépositions. Méfions-nous tout de même : les derniers énoncés cités de Lyotard font partie d'une orientation générale de son livre que l'on pourrait qualifier d'empiriste. Et Heidegger, quant à lui, prend bien soin, en fin de compte, de démarquer l'intuition pure de toute discursivité, ce qui est conforme au propos kantien. Reste que ce bref voyage dans deux textes nous fait pressentir qu'il ne va pas être simple de séparer sur le terrain de la langue espace cognitif et espace transcendantal.

2.2. Le point de vue cognitif : Talmy, Poincaré

Changeons de type de référence, maintenant, et venons en à ce que dit Talmy. Dans Talmy [1983], il analyse en détail les conditions d'utilisation des prépositions en anglais. Il met en évidence le fait que la localisation par le langage fait généralement intervenir un objet de référence (et, souvent, deux tels objets), en regard duquel la localisation s'accomplit. Il énonce la thèse que chaque préposition apporte un schème en termes duquel construire dans la langue la spatialité des scènes. L'application de ces schèmes ne va pas sans « idéalisation » (lorsque je profère from Mars, j'idéalise la planète Mars comme un point pour appliquer le schème de from) ni sans « abstraction » (dans le même exemple, je fais abstraction de tout ce qui est irrelevant pour mon idéalisation, la matière dont la planète est constituée, son défaut de sphéricité, etc.). Ce genre d'observation, combinée avec quelques autres, converge assez naturellement vers l'idée que s'il y a comme une géométrie déposée dans la langue, elle serait plutôt une topologie générale qu'une géométrie métrique :

« This sort of further abstraction is characteristic of the spatial relations defined within the mathematical field of topology. It is metric spaces, such as classical Euclidean geometry, that observe distinctions of shape, size, angle and distance. Distinctions of this sort are mostly indicated in languages by full lexical elements -- e.g. square, straight, equal, plus the numerals. But at the fine structural level of conceptual organization, language shows greater affinity with topology. (One might further postulate that it was this level -- and its counterparts in other cognitive systems -- that gave rise to intuitions from which the field of topology was developed). » Talmy [1983], p. 262.

Il est juste de dire que ce n'est pas seulement dans le cas de l'espace que Talmy prétend, à partir de son analyse linguistique, dévoiler un niveau « objectif » de pré-compréhension chez le sujet humain. Dans son article de synthèse « The Relation of Grammar to Cognition », il étudie ce qu'il appelle les constituants de classes fermées de la langue, c'est-à-dire, si nous comprenons bien, ceux qui n'appartiennent pas à une classe indéfiniment susceptible d'être enrichie (à la différence des classes prototypiquement ouvertes que forment les noms et des verbes), mais qui s'agrègent en une batterie finie de termes grammaticaux structurants pour le sens :

« The purport of the present paper is that this set of grammmatically specified notions collectively constitutes the fundamental conceptual structuring of language. That is, this cross-linguistically selected set of grammatically specified concepts provides the basic schematic framework for conceptual organization within the cognitive domain of language. » Talmy [s.d.], p. 166.

Une telle analyse semble jusqu'à un certain point extrêmement affine à celle qui conduit Kant à sa table des catégories : là aussi, les concepts autour desquels s'organise la construction de l'expérience -- et donc de la nature -- sont recherchés à partir d'une analyse des « modes de synthèse » de représentations fondamentaux pour l'exercice humain du jugement. Or, qu'accomplissent les éléments de classes fermées de Talmy, sinon des synthèses entre termes porteurs de contenu (« Together, the grammatical elements of a sentence determine the majority of the structure of the cognitive representation, while the lexical elements contribue the majority of its content. » Talmy [s.d.], p. 165) ? Chez Kant, les choses ne sont pas dites en termes de l'opposition grammaire/lexique, on n'est pas ouvertement dans l'élément linguistique (bien que le mot discursif ait une charge non négligeable dans le texte kantien), mais il est impossible de nier la forte homologie des approches (que Talmy détermine l'enjeu comme celui de la détermination de la structure de la représentation cognitive est également un élément d'homologie important : rappelons que Kant, pour dresser la table des jugements, envisage ces derniers en tant que porteurs d'un contenu de connaissance). Tout nous engage donc à tenter de comprendre jusqu'à quel point il peut y voir identité, recoupement -- ou bien quelle disparité insoupçonnée demeure -- entre l'analyse linguistique cognitive et l'enquête transcendantale : mais, rappelons-le, c'est, pour ce qui concerne cet article, dans le cas du thème spatial que nous voulons traiter cette question (ce qui précède était donc une digression).

Revenons donc au cas de l'espace. Il peut certes paraître singulier que la géométrie de la pré-compréhension dégagée par Talmy soit en état de prétendre à une plus grande valeur scientifique que la géométrie pour l'éternité associée à l'esthétique transcendantale kantienne : la topologie générale possède à l'égard de la géométrie euclidienne l'avantage de la modernité et du prestige. Il est troublant de constater que l'hypothèse d'une pré-compréhension topologique est déjà mise en avant par Poincaré, à partir d'un point de vue qui en l'occurrence ne doit rien à l'analyse du langage. Dans Poincaré [1912], en effet, l'auteur affirme que l'analysis situs est la véritable géométrie intuitive, parce qu'elle énonce ce qui vaut en dépit de l'imperfection de nos représentations matérielles des figures :

« On a dit souvent que la géométrie est l'art de bien raisonner sur des figures mal faites. (...) Mais qu'est-ce qu'une figure mal faite ? C'est celle que peut exécuter le dessinateur maladroit dont nous parlions tout à l'heure ; il altère les proportions plus ou moins grossièrement ; ses lignes droites ont des zigzags inquiétants ; ses cercles présentent des bosses disgracieuses ; tout cela ne fait rien, cela ne troublera nullement le géomètre, cela ne l'empêchera pas de bien raisonner.

Mais il ne faut pas que l'artiste inexpérimenté représente une courbe fermée par une courbe ouverte, trois lignes qui se coupent en un même point par trois lignes qui n'auraient aucun point commun, une surface trouée par une surface sans trou. Alors on ne pourrait plus se servir de sa figure et le raisonnement deviendrait impossible. (...)

Cette observation très simple nous montre le véritable rôle de l'intuition géométrique ; c'est pour favoriser cette intuition que le géomètre a besoin de dessiner des figures, ou tout au moins de se les représenter mentalement. Or, s'il fait bon marché des propriétés métriques ou projectives de ces figures, s'il s'attache seulement à leurs propriétés purement qualitatives, c'est que c'est là seulement que l'intuition géométrique intervient véritablement. »

Dans la suite de cet article fameux, on le sait, Poincaré discute de la tridimensionnalité de l'espace comme de la propriété fondamentale de celui-ci dans la perspective authentiquement intuitive de l'analysis situs, et formule une conception de l'origine de cette tridimensionnalité hautement cognitive en termes modernes, puisque tout se ramène à l'examen des changements externes (soupçonnés d'après le témoignage des suites de sensations) que nous savons corriger par un changement interne (un geste moteur).

L'argumentation de Poincaré a quelque chose en commun avec celle de Talmy : elle se réfère au fait anthropologique d'une indifférence aux relations métriques. Mais le fait anthropologique de Talmy réside dans l'usage naturel de la langue, celui de Poincaré dans l'habitus géométrique.

Une première réaction argumentative par rapport à ce qu'énoncent donc de manière convergente Talmy et Poincaré serait de souligner la différence essentielle qui existe entre l'identification de l'analysis situs comme oubli de déterminations (métriques, projectives, jusqu'à un certain point morphologiques) et sa fondation comme discours mathématique. Le thème propre de l'analysis situs en tant que discours mathématique, en fin de compte, est l'étude des espaces topologiques, des applications continues et de la modification ou de l'invariance, sous l'effet de ces dernières des propriétés topologiques. Or, on le sait, la définition d'un espace topologique fait intervenir un ensemble actuel (éventuellement infini) de points, et une famille privilégiée de sous-ensembles de l'ensemble substrat (soit un objet, qui, dans la perspective d'une théorie des types, est de type ((0)), si 0 est le type des individus de l'ensemble substrat).

Autant dire que, lorsque Talmy suggère que le niveau de pré-compréhension spatiale langagière qu'il a dégagé « gave rise to intuitions from which the field of topology was developped », son affirmation ne peut être acceptée que sous réserve que l'on marque en même temps la différence de perspective apportée par la topologie. Celle-ci consiste, comme nous l'avons dit, en premier lieu en l'inscription du discours dans le cadre infinitaire-typal de la théorie des ensembles. Alors que le niveau exploré par Talmy ne connaît que des objets étendus-spatialement composites et des relations entre ces objets exprimées par des prépositions, et que la fonction de « référentiel » y est par suite toujours assumée par un objet privilégié (plutôt que par quelque chose qui n'est pas un objet, mais la synthèse actualisée de toutes les « ponctualités » idéales couvertes par les objets), la topologie générale pense en termes de points et d'ensembles, ainsi que nous l'avons dit, et organise en fin de compte toute sa pensée de la proximité en fonction de « thèses de proximité » fondamentales qui ne sont pas relationnelles, au sens où elle ne mettent pas en rapport deux configurations ou deux points : la thèse est du type « O est une proximité du cadre X » (O est un ouvert de l'espace topologique X), ou, dans une formulation alternative également proche de l'intuition seconde du topologue « V est une proximité pour le point x » (V est un voisinage de x -- i.e. V contient un ouvert dont x est élément), thèse relationnelle mais entre individus de types différents (0 et (0)) et qui exprime en fait un enveloppement du cadre autour du point x.

Bien que Poincaré, encore une fois, ne s'adresse pas au même plan de l'habitus que Talmy, la même observation peut être faite au sujet de ce qu'il allègue : si l'intérêt pratique du géomètre pour ce qui subsiste du spatial, après oubli de la métrique, de la structure projective peut fonctionner comme indice en direction d'une valeur intuitive de la topologie, cela ne fait pas que la topologie puisse être en quelque manière considérée comme donnée avec son point de vue propre avec cet indice.

Mais cela, Talmy ne l'a-t-il pas d'emblée reconnu en disant simplement que le domaine de la topologie avait peut-être été développé à partir du niveau de pré-compréhension qu'il avait dégagé ? Ce qui nous semble le risque, dans cette matière, c'est qu'on se fasse une conception homogène et génétique de ce développement.

2.3. Confrontation de l'espace cognitif-linguistique et de l'espace transcendantal-géométrique

En fait, ce que nous avons rapidement signalé à titre de remarques situant l'originalité de la topologie par rapport à la spatialisation « talmienne » peut être redit et accentué en distinguant le plan de la pré-compréhension langagière du plan de la question mathématico-métaphysique de la spatialité, et en élucidant la fonction herméneutique opérant à l'intérieur de chaque plan aussi bien comme d'un plan à l'autre.

La pré-compréhension langagière de l'espace que Talmy, après d'autres, met en évidence, est orientée sur les objets et leurs rapports, elle ne connait guère, à ce qu'il semble, le cadre spatial comme tel, ou le point comme individualité ultime en ce cadre. Elle est par nature sémantique. À l'appui de ce qu'il avance, et comme confirmation des limites de validité des emplois qu'il détecte, Talmy cite des exemples d'énoncés inacceptables ou mal acceptables (précédés du symbole *), comme « I crawled in the window/*into the window » (Talmy [1983], p. 240) attestant que in peut référer le passage « trhough an opening in an enclosure's wall » alors que into ne le peut pas. Ce genre de repérage des limites est tout autre chose que la proposition d'un ensemble d'axiomes auxquels les prépositions de l'anglais obéiraient, et qui seraient candidats à être porteurs (sur le mode implicite) de leur sens. Les approches tournées vers l'obtention d'une axiomatique font au contraire partie de ce dont la linguistique cognitive se sépare. D'ailleurs, les tenants de l'intelligence artificielle classique savent bien que les relations spatiales résistent à la transcription par « meaning postulates ». Le projet de Talmy, et de ceux qui travaillent de manière similaire, est fort différent : il s'agit de saisir descriptivement le contenu sémantique des prépositions de l'anglais en présupposant la géométrie euclidienne. L'article que nous commentons tend vers ce que l'on appellerait techniquement une interprétation de la géométrie de la pré-compréhension langagière dans la géométrie euclidienne bi- et tri-dimensionnelle (cet aspect est encore plus évident dans un travail comme celui d'Annette Herskovits). Ce que nous venons de dire spécifie le mode herméneutique propre aux théoriciens de la pré-compréhension langagière de l'espace. Mais si nous les en croyons, et Talmy aussi bien qu'Annette Herskovits, par exemple, s'en expliquent assez clairement, il y a par ailleurs un aspect herméneutique opérant à l'intérieur de cette pré-compréhension elle-même : le choix de marquer dans la langue tel type de relation ou configuration plutôt que tel autre, ou, similairement, le choix de conceptualiser telle situation par telle ou telle préposition, en adoptant telle ou telle perspective, tel ou tel parcours du donné, etc., est quelque chose que le locuteur assume à chaque fois de manière singulière. Tous les auteurs insistent sur le fait qu'il y a là une dimension non contrainte, le geste de configuration se décide en dernière analyse par la situation du locuteur (son engagement, ses intérêts, etc.). La stratégie de l'interprétation des significations spatiales ordinaires dans le référentiel « neutre » de la géométrie euclidienne sert en fin de compte principalement cet objectif : révéler la non-neutralité de la pré-compréhension langagière « en situation ».

De son côté, la géométrie comme branche de la mathématique est depuis l'origine sous la gouverne de la question « Qu'est-ce que l'espace ? », et cherche à expliciter mathématiquement ce qu'elle a toujours déjà commencé de comprendre à son sujet. Cette longue expérience témoigne de ce qu'il entre dans la pré-compréhension géométrique de l'espace la sensibilité au cadre (l'espace) et au point. On peut dire que depuis l'origine, la géométrie travaille à partir du couple espace-point, qui problématise de façon radicale et exigente la question de la localité. La question « Qu'est-ce que l'espace ? », la question du cadre, est par exemple déjà posée dans la physique d'Aristote, et la construction euclidienne, on le sait, commence en énonçant la fondamentalité et l'abstraction du point. Ce ne sont donc pas les objets et leurs relations qui occupent le devant de la scène : la géométrie commence avec l'expérience de pensée qui vide l'espace, expérience de pensée qui est la même chose que l'assomption de la question « Qu'est-ce que l'espace ? », ainsi que Kant l'a restitué dans l'esthétique transcendantale. De plus, pour cette géométrie aux prises avec le couple espace-point -- alors même qu'elle n'entre pas encore dans une vue compositionnelle, ensembliste de l'espace -- l'infini et le continu font d'emblée question. Aujourd'hui, cet intérêt pour l'espace, le point, l'infini, le continu donne lieu à des formulations dans le cadre ensembliste, et il apparaît que beaucoup de ce qui a trait à l'infinité ou la continuité de l'espace demande à être exprimé « au second ordre », fait appel à une perspective où l'ensemble des parties est coposé avec l'ensemble lui-même. Sur le plan technique, maintenant, l'herméneutique géométrique, ne disposant pas d'un lieu externe sur lequel projeter ce qu'elle pressent, ne peut pas recourir à la méthode sémantique comme la linguistique cognitive, il lui est impossible d'interpréter ce qu'elle vise et pense dans un langage plus riche préexistant. C'est ce qui explique qu'à l'époque moderne, la voie herméneutique prédominante soit la voie axiomatique : le sens que j'anticipe, je l'exprime en écrivant les prescriptions gouvernant le type d'emploi qui se dessine à partir de lui, soit en spécifiant une liste d'axiomes, en laquelle s'implicitera le sens géométrique. Seul donc le régime syntaxique est propice à l'accomplissement de l'herméneutique géométrique.

Reste à essayer de comprendre le lien entre les deux niveaux. Nous le voyons comme double :

-- D'une part, le « phénomène » de la pré-compréhension a certainement sa source dans le langage, et plus précisément dans l'habitus d'un sujet dont la situation est fondamentalement déterminée en termes langagiers (le sujet humain : nous contresignons les thèses fondamentales de l'anthropologie herméneutique explicitées par Gadamer). Donc la pré-compréhension géométrique de l'espace ne peut pas être radicalement étrangère à sa pré-compréhension ordinaire-langagière : sans doute l'expérience primitive, fondamentale, selon laquelle notre langage « structure l'espace », et ne le fait qu'au gré d'une décision de la scène dans la situation herméneutique de l'Être-au-monde, est-elle au fond de la perspective géométrique elle-même, au sens où c'est dans cette expérience primitive que se montre l'expérience de pensée consistant à vider l'espace, que surgit, donc, la question « Qu'est-ce que l'espace ? » (en d'autres termes, cette question questionne déjà dans l'habitus indéterminé qui configure la scène de l'étant, à chaque fois). Le caractère non prescrit de l'organisation de la scène fait signe vers le fond invariant sur lequel sont projetées les diverses configurations possibles des objets. De ce fait même, il est sûr que toutes les élaborations de la géométrie, d'une manière ou d'une autre, réintroduisent la situation primitive relativement à l'univers corrélatif idéal auquel elles destinent le géomètre : les figures, plus tard les ouverts, ou du moins les voisinages compacts, prennent le relais des objets ordinaires, et la situation de base est revécue par rapport au monde idéal, qui, entre autres choses, a été bâti afin de pouvoir l'accueillir. La topologie peut être envisagée comme le cadre théorique le plus pauvre au sein duquel peut être restituée la situation primitive, au sein duquel l'habitus structurant la scène des objets peut se redéployer, d'une manière homologue à ce qui a cours dans l'expérience ordinaire, c'est-à-dire sans que le repérage euclidien interfère. Ce premier aspect du lien est un rapport de subordination et de reprise (l'expérience géométrique est nécessairement subordonnée à l'expérience ordinaire, c'est forcément d'elle qu'elle tire la faculté problématique qui pourtant la distingue absolument ; par suite, cette première expérience ne cesse jamais d'être disponible à l'étape de l'herméneutique géométrique).

-- Il nous semble, cela dit, qu'il y a un deuxième rapport, qui serait plutôt de l'ordre d'une simulation méthodique. Le fait même qu'il y ait une pré-compréhension langagière de l'espace manifeste un pouvoir insigne du langage : le langage est donateur d'intuition. Dès lors que cela est éprouvé, comment ne pas comprendre en effet la modalité dominante de l'herméneutique géométrique moderne, celle de l'axiomatique, comme répétition de la situation originaire où le langage donne à voir de façon primitive la scène de l'étant ? En articulant de toutes pièces un nouveau langage, institué tout exprès pour que s'y laisse dire le supplément de sens spatial que l'on a en vue, et en délimitant par l'énoncé de règles un habitus artificiel (celui du parler de la langue géométrique formelle-ensembliste, par exemple celui du parler topologique), on fait confiance à nouveau à ce pouvoir insigne du langage dont on tient l'énigme même de l'espace. On escompte de l'usage vers lequel on s'est lancé la nouvelle intuition, la nouvelle familiarité, la nouvelle capacité de s'interroger sur ce par quoi, dans l'élément du premier usage, on se sentait requis. Même si, comme nous le disions tout à l'heure, et comme les sciences cognitives nous l'ont enseigné, il n'y a pas d'axiomatisation originaire rendant compte de la pré-compréhension spatiale (sans doute parce qu'elle n'a pas de lieu où se circonscrire), et si donc nous ne pouvons comprendre la signification géométrique de l'usage linguistique ordinaire qu'en interprétant dans les langages « supérieurs » de la géométrie, il reste sûr que le fait global de la langue est celui d'une implicitation originaire colossale, investie dans une profusion relationnelle. La stratégie herméneutique moderne se comprend donc comme effort pour recommencer, répéter l'implicitation du sens à la faveur de cette simulation qu'est le jeu avec des langages formels et la spécification d'axiomes.

2.4. La conception phénoménologique de l'enracinement

du transcendantal dans le cognitif

Nous pourrions nous arrêter là, puisqu'au fond nous venons d'expliciter ce qui est, vis-à-vis de cette question de l'espace cognitif et de l'espace transcendantal, notre position philosophique. Mais il nous paraît important de confronter notre réflexion avec un point de vue a priori différent, quoique cousin du nôtre : le point de vue « hyper-phénoménologique » soutenu par Merleau-Ponty.

2.4.1. Indications générales sur le rapport phénoménologie / transcendantalisme

Il est sans doute bon de commencer par faire remarquer que la phénoménologie entretient un rapport ambigu avec le transcendantalisme kantien. Dans la mesure où, comme nous l'avons suggéré plus haut, la philosophie critique kantienne, sans reprendre à son compte la démarche de table rase de Descartes, fait néanmoins référence à une expérience de pensée en laquelle se dévoilent la nécessité de formes et de principes gouvernant la connaissance, la phénoménologie ne peut pas ne pas voir dans le kantisme son ancêtre le mieux autorisé. La simple accentuation du concept de phénomène -- l'isolation de l'apparaître de l'apparition phénoménale, sa séparation d'avec le pôle nouménal de la chose en soi -- semble à beaucoup d'égards l'instauration même du regard phénoménologique. Tout cela, un auteur comme Husserl le reconnaît, dans son langage et de loin en loin. Comme par ailleurs il accepte la notion kantienne d'idée comme expression correcte de la téléologie animant la connaissance (cf. la fin des Ideen), et comme il reprend l'adjectif transcendantal lui-même pour qualifier le caractère normatif de ce que son enquête phénoménologique découvre par la méthode de la variation imaginaire (c'est en ces termes que la phénoménologie transcendantale se distingue d'une simple description du vécu par l'oeil interne), on n'éprouvera guère de gêne à dire que le fondateur de la phénoménologie s'est voulu le continuateur de l'entreprise transcendantale. Pourtant, chez Husserl déjà, les motifs d'un divorce possible apparaissent clairement, et il n'est pas sûr que les symptômes d'accord que nous avons relevés à l'instant résistent à ces motifs. La difficulté tient à ce que le normatif, le nécessaire, le nomologique, pour Husserl, n'est jamais tel que pour autant qu'il se fait valoir comme tel localement dans l'expérience phénoménologique de la variation. Mais l'universel de la logique ou le global de l'espace ou du temps ne tiennent pas dans cette expérience. Il se trouve alors que l'impératif de constitution replace nécessairement la phénoménologie toujours avant l'émergence d'aucun facteur ou invariant transcendantal tel qu'il a cours dans la connaissance rationnelle. La tension qui s'établit ainsi entre l'en-deçà de l'expérience interne et l'au-delà des éléments normatifs de la connaissance est telle qu'à la limite on peut parfaitement imaginer que la conséquence de l'épochê soit l'émiettement radical du champ de conscience, son effondrement dans le singulier (perspective-limite qui, à vrai dire existe déjà chez Kant, mais ceci est une autre histoire). Heidegger, de son côté, commence certes par situer de manière phénoménologique-transcendantale l'investigation de la question du sens de l'être : ceci se manifeste d'un côté par le choix du détour par l'analytique existentiale, de l'autre par la permanence, tout au long de Sein und Zeit, de l'attitude méthodologique de la recherche des conditions de possibilité. L'ustensilité, la structure du souci, finalement le jeu de la temporalisation selon les ek-stases sont découvertes successivement comme les éléments possibilisant de prime abord inapparents pour la compréhension de l'être qu'abrite et dissimule le Dasein. Il semble donc d'abord que Heidegger convienne avec Kant qu'il y a quelque chose à trouver de ce qui est essentiellement nécessitant par la voie d'une investigation que la plupart qualifieront d'interne ; par ailleurs, cette convergence avec le transcendantalisme est confirmée par la lecture de Kant que donne à la même époque Heidegger, dans Heidegger [1928] ou Heidegger [1929], lecture selon laquelle l'analytique existentiale apparaît comme un kantisme qui s'est mieux compris que Kant ne le comprenait (en tant, notamment que la temporalité du Dasein serait la structure nécessitante ultime dont l'appareil logico-catégorial et l'intuition pure kantiens seraient les dérivés). Cependant, le second Heidegger s'éloigne d'un tel point de vue (parfois en termes explicites) en refusant la généalogie du sens de l'être en le Dasein, en refusant a posteriori tout à la fois la stratégie de l'analytique existentiale et l'égalisation du sens de l'Être avec l'essence de l'étant. Une telle déconstruction semble une rupture radicale avec le transcendantalisme : les invariants transcendantaux ne sont-ils pas forcément des déterminations essentielles de l'étant, l'accès « critique » à ces invariants n'est-il pas nécessairement une expérience subjective ? Si l'Être devient quelque chose de plus obscur et de plus absent que l'étant, et si c'est la parole, le langage/maison-de-l'Être qui en contiennent le secret plutôt que le Dasein se devançant, que reste-t-il comme possiblité d'une théorie transcendantale de la connaissance ?

Qu'on nous pardonne cet exposé trop bref et probablement abscons pour plus d'une oreille. Nous voulions camper le contexte de ce dont nous allons maintenant parler, et qui est la manière dont Merleau-Ponty comprend la question de l'espace cognitif et du moment transcendantal, en nous fondant à cette fin sur son ouvrage classique Phénoménologie de la perception.

Dans ce livre, Merleau-Ponty étudie comment le sens objectif émerge de la perception. Dès l'introduction, il explique les deux approches dont il entend se séparer, celle de l'empirisme associationniste et celle de l'intellectualisme. La première approche est celle du positivisme naturaliste, qui, tout à la fois, prétend pouvoir étudier la perception « en troisième personne », comme une chose du monde externe, et, de façon liée, ne comprend pas la transcendance du sens objectif, entreprend sans cesse de la réduire à une harmonisation des impressions sensibles. Péchant de manière symétrique, l'intellectualisme comprend bien cette transcendance, il l'identifie seulement à celle du jugement, de la catégorie, du langage à la limite : dans l'aire de la philosophie classique, l'intellectualisme est le cartésianisme ou le kantisme, plus ou moins assimilés l'un à l'autre par Merleau-Ponty. À cet intellectualisme, Merleau-Ponty reproche génériquement de se donner tout fait le sens objectif comme une secrétion de la conscience constituante supposée non problématique comme présence à soi : or, pour Merleau-Ponty, supposer que le sens catégorial, objectif, est disponible de manière transparente à la conscience constituante, c'est présupposer un pouvoir infini de celle-ci que n'autorise nullement l'épochê, et qui ne peut, en fait, exprimer autre chose que le retour dissimulé de la conscience naïve crédule envers les objets. Merleau-Ponty décrète avec la plus grande fermeté que le champ phénoménal, auquel on est renvoyé dès lors qu'on a procédé à l'épochê, est un champ où l'installation de la conscience-sujet est singulière : elle l'habite au sens de la situation, jamais de la totalisation. Dès lors on comprend que le problème de l'émergence des invariants configurant l'expérience pose à la phénoménologie un problème absolument redoutable, que pouvait seulement évacuer Husserl dans la mesure où il méconnaissait l'enracinement singulier-situationnel du moi, dans la mesure où il minimisait la difficulté pour l'expérience phénoménologique radicale de remonter de cette singularité à quelque contenu universel que ce soit. En greffant le concept heideggerien de situation sur le champ phénoménal husserlien, Merleau-Ponty modifie les données du problème à tel point que les réponses des Ideen ne peuvent plus servir, et que la question du raccord entre phénoménologie et transcendantalisme se pose d'une manière incontournablement problématique. À quoi Merleau-Ponty ajoute un second élément maximisant l'aporie : c'est que le champ phénoménal précède en fait la distinction de l'intérieur et de l'extérieur, et que par conséquent, la conception transcendantale d'une imposition des invariants internes à ce qui est externe n'y fait pas sens d'emblée. La conclusion générique de Merleau-Ponty est que les synthèses constituantes dont parle Husserl et qui lui viennent de Kant devront d'abord être comprises au niveau de leur amorce, on ne pourra penser qu'un élan vers la structuration transcendantale de l'expérience, à partir d'une situation originaire-irréfléchie dans le champ phénoménal :

« La réflexion ne peut jamais faire que je cesse de percevoir le soleil à deux cent pas un jour de brume, de voir le soleil "se lever" et "se coucher", de penser avec les instruments culturels que m'ont préparés mon éducation, les efforts précédents, mon histoire. Je ne rejoins donc jamais effectivement, je n'éveille jamais dans le même temps toutes les pensées originaires qui contribuent à ma perception ou à ma conviction présente. Une philosophie comme le criticisme n'accorde en dernière analyse aucune importance à cette résistance de la passivité, comme s'il n'était pas nécessaire de devenir le sujet transcendantal pour avoir le droit de l'affirmer. Elle sous-entend donc que la pensée du philosophe n'est assujettie à aucune situation. »

« Nous ne sommes jamais comme sujet méditant le sujet irréfléchi que nous cherchons à connaître ; mais nous ne pouvons pas davantage devenir tout entier conscience, nous ramener à la conscience transcendantale (...). Une philosophie devient transcendantale, c'est-à-dire radicale, non pas en s'installant dans la conscience absolue sans mentionner les démarches qui y conduisent, mais en se considérant elle-même comme un problème, non pas en postulant l'explicitation totale du savoir, mais en reconnaissant comme le problème philosophique fondamental cette présomption de la raison. » Merleau-Ponty [1945], p. 76.

Après avoir ainsi voulu caractériser l'angle général d'approche de Merleau-Ponty, intéressons-nous de façon précise à ce qu'il dit de l'espace phénoménal : un espace qui, d'après ce qui précède, doit pour lui être antérieur à l'espace transcendantal.

2.4.2. L'espace-orienté-pour-le-corps et l'intuition pure

Merleau-Ponty aborde une première fois le problème dans la section « La spatialité du corps propre et la motricité » du chapitre Le corps. Dans cette section, il avance la très importante notion de schéma corporel dynamique : pour reprendre son exemple, dans les cas d'allochirie -- c'est-à-dire lorsqu'un sujet emploie l'une de ses mains à la place de l'autre -- il y a transposition géométrique parfaite du geste que ferait une main en celui que l'autre peut faire, mais cette transformation ne survient certainement pas comme une application au sens mathématique, comme l'accumulation de transpositions ponctuelles, ce qui se transpose est plutôt une Gestalt indexée sur le temps, soit ce que Merleau-Ponty appelle « schéma corporel dynamique », et dont il trouve d'autres exemples dans le quotidien du corps.

Le problème philosophique est néanmoins de savoir si ce que Merleau-Ponty appelle espace objectif, ou, reprenant à Malebranche son vocabulaire, espace intelligible, ne préexiste pas nécessairement à la spatialité du schéma corporel, en tant qu'il délivre les possibilités de repérages. Merleau-Ponty répond par la négative, en affirmant que l'espace orienté-pour-le-corps, soit l'espace du schéma corporel justement, est premier par rapport à l'espace intelligible, et que ce dernier ne ferait que l'expliciter. Il est fort intéressant d'observer que le principal argument invoqué par Merleau-Ponty en faveur de la plus grande primitivité de l'espace-orienté-pour-le-corps est le système de l'expression langagière de la spatialité par les prépositions, objet de l'étude de Talmy :

« Même si la forme universelle d'espace est ce sans quoi il n'y aurait pas pour nous d'espace corporel, elle n'est pas ce par quoi il y en a un. Même si la forme n'est pas le milieu dans lesquel, mais le moyen par lequel se pose le contenu, elle n'est pas le moyen suffisant de cette position en ce qui concerne l'espace corporel, et dans cette mesure le contenu corporel reste par rapport à elle quelque chose d'opaque, d'accidentel et d'inintelligible. La seule solution dans cette voie serait d'admettre que la spatialité du corps n'a aucun sens propre et distinct de la spatialité objective, ce qui ferait disparaître le contenu comme phénomène et par là le problème de son rapport avec la forme. Mais pouvons-nous feindre de ne trouver aucun sens distinct aux mots "sur", "sous", "à côté de...", aux dimensions de l'espace orienté ? Même si l'analyse retrouve, dans toutes ces relations, la relation universelle d'extériorité, l'évidence du haut et du bas, de la droite et de la gauche pour celui qui habite l'espace nous empêche de traiter comme non-sens toutes ces distinctions, et nous invite à chercher sous le sens explicite des définitions le sens latent des expériences. Les rapports des deux espaces seraient alors les suivants : dès que je veux thématiser l'espace corporel ou en développer le sens, je ne trouve rien en lui que l'espace intelligible. Mais en même temps cet espace intelligible n'est pas dégagé de l'espace orienté, il n'en est justement que l'explicitation, et, détaché de cette racine, il n'a absolument aucun sens, si bien que l'espace homogène ne peut exprimer le sens de l'espace orienté que parce qu'il l'a reçu de lui. » Merleau-Ponty [1945], p. 118.

Qu'on nous pardonne cette longue citation, dont la fonction est certes d'attester ce que nous rapportions juste avant elle du propos de Merleau-Ponty, mais aussi de fournir un support documentaire au commencement de discussion qui vient.

Tout d'abord, le discours de Merleau-Ponty confirme l'idée que l'espace du langage est phénoménologiquement plus primitif que l'espace géométrique. Il ajoute cet élément que toutes les déterminations spatiales qui viennent par l'usage des prépositions comme par celui des déictiques présupposent l'être-à-l'espace du corps. En fait, on pourrait relire beaucoup de ce que dit Talmy dans ce sens, notamment en rapportant à la fonction du corps le rôle des objets de référence, qui seraient généralement analysés comme projection-répétition du corps dans son privilège « spatialisant ».

Deuxièmement, Merleau-Ponty envisage, de manière très intéressante, de comprendre la relation de l'espace intelligible à l'espace corporel comme une relation d'explicitation, ce qui semble aller dans le sens de la relation herméneutique suggérée par nous tout à l'heure de l'un à l'autre. Reste que le texte de Merleau-Ponty, à ce que nous en jugeons, fait trop comme si l'espace intelligible ne correspondait pas à une expérience de pensée originale par rapport à l'expérience primitive, et faisant valoir à ce titre ses propres exigences herméneutiques. Dans la ligne de ce que nous avons dit plus haut, par exemple, comment ne pas supposer que l'homogénéité de l'espace, finalement traduite dans les termes d'une mathématisation (aujourd'hui, par le fait qu'un certain groupe de transformations privilégié opère de façon transitive dans l'espace), explicite ce qui est informellement imputé à l'espace dès lors qu'il est vidé de tout objet, ce qui veut forcément dire, aussi, séparé de l'être-à-l'espace corporel, bien que ce dernier subsiste néanmoins comme être-à-l'espace fictif -- cf. par exemple la règle du bonhomme d'Ampère. Comme nous avions essayé de le dire, il y a bien une discontinuité herméneutique, correspondant à l'émergence de la question de l'espace global, virtuellement infinitaire, du couple espace-point. Il y a motivation, il y a explicitation d'un plan à l'autre, mais il faut aussi voir qu'il y a une mutation herméneutique, la situation du géomètre innove par rapport à celle du sujet ordinaire que le géomètre ne cesse jamais d'être.

Merleau-Ponty pourrait-il convenir de ce que nous avançons ici ? Il y a pour nous doute à ce sujet. Certes, la suite de la section que nous commentons accorde une importance extrême à la notion de mouvement virtuel, qui correspond exactement à ce que nous avons répertorié comme résidu de l'être-à-l'espace corporel dans l'attitude géométrique. Mais il ne semble guère, précisément, que Merleau-Ponty fasse le lien entre cette modalité de l'être-au-monde et la géométrie ; ce qui lui importe plutôt est que sa perte constitue une pathologie de la spatialité du corps propre, et illustre ainsi la fondamentalité de l'être-au-monde pour celle-ci.

Il est à noter, pour être complet, que Merleau-Ponty donne quelques indications saisissantes et fulgurantes qui iraient dans le sens d'une genèse de la conception topologique au niveau de l'être-à-l'espace corporel, rejoignant ainsi, dans une formulation parfaitement radicale, tout à la fois Talmy et Poincaré :

« C'est ce que nous avons essayé d'exprimer en disant que la structure point-horizon est le fondement de l'espace. L'horizon ou le fond ne s'étendraient pas au-delà de la figure ou à l'entour s'ils n'appartenaient au même genre d'être qu'elle et s'ils ne pouvaient pas être convertis en points par un mouvement du regard. Mais la structure point-horizon ne peut m'enseigner ce qu'est un point qu'en ménageant en avant de lui la zone de corporéité d'où il sera vu et autour de lui les horizons indéterminés qui sont la contrepartie de cette vision. La multiplicité des points ou des "ici" ne peut par principe se constituer que par un enchaînement d'expériences où chaque fois un seul d'entre eux est donné en objet et qui se fait elle-même au coeur de cet espace. Et finalement, loin que mon corps ne soit pour moi qu'un fragment de l'espace, il n'y aurait pas pour moi d'espace si je n'avais pas de corps. » Merleau-Ponty [1945], p. 118-119.

Le récit de l'expérience primitive, la phénoménologie de l'espace corporel proposée ici par Merleau-Ponty semble restituer les contenus espace, point, et voisinage, dont nous avions dit qu'ils constituaient le fondement de la théorisation moderne de l'espace comme espace topologique. Mais n'y a-t-il pas une ambiguïté dans ce récit ? Est-ce vraiment l'expérience originaire que raconte le fragment, ou une expérience phénoménologique dans l'univers de la géométrie ? Ou bien, si l'on prend vraiment ce récit comme primitif, la structure point-horizon dont il parle est-elle la même que la structure espace-point ? L'espace n'est-il pas plus et autre chose qu'un horizon au sens primitif, quelque chose comme la totalisation de tout ce qui pourra valoir comme horizon, totalisation qui se suggère et fait question seulement lorsque l'espace a été vidé ? Y a-t-il à proprement parler des points au bout des engagements du corps, points environnés de leur voisinage selon les modulations de cet engagement, ou bien n'y a-t-il jamais que des objets, soit tout autre chose ? Enfin, n'y a-t-il pas, si l'on devait entendre le discours de Merleau-Ponty vraiment comme l'esquisse d'une « constitution », une illusion inductive dans l'idée de la synthèse de l'espace par l'enchaînement des expériences « pointant » sur les objets ?

Nous ne prendrons le risque d'une réponse qu'après avoir pris en compte le second passage où Merleau-Ponty confronte sa phénoménologie de l'espace avec la géométrie : dans ce second contexte, Merleau-Ponty reprend purement et simplement la notion kantienne de raisonnement géométrique par construction de concept.

Cette reprise survient dans le chapitre Le cogito, et l'enjeu y est, pour Merleau-Ponty, de taille : il s'agit encore et toujours de discuter avec ce qu'il appelle intellectualisme, ou point de vue de la conscience constituante, qu'il impute sans ambiguïté à Descartes, alors qu'il joue avec Kant un jeu ambivalent, tantôt l'incluant parmi les inculpés, tantôt l'appelant comme témoin de l'accusation. La question, donc, est de savoir si la vérité en général n'exige pas que la conscience puisse fonctionner comme une, se possédant sans faille, et, prototypi-quement, si la vérité géométrique n'a pas forcément sa source dans une telle conscience pleine (alors que Merleau-Ponty, quant à lui, veut plutôt soutenir qu'il n'y a jamais de conscience pleine, en aucune façon, qu'il n'y a qu'un horizon du devenir-intelligible du champ phénoménal dans et à partir de la situation). Merleau-Ponty reprend donc l'exemple kantien de la preuve de l'égalité à deux droits de la somme des angles d'un triangle. En substance, il interprète ce qui s'appelle chez Kant construction de concept, intervention de l'imagination transcendantale productrice, comme trace de la fonction du corps et de l'Être-au-monde jusque dans l'enceinte de l'entendement géométrique.

Son argumentation est la suivante : d'abord il refuse l'idée qu'on puisse regarder le passage par la « figure » et la construction d'une parallèle à un côté passant par le sommet opposé comme des ingrédients contingents à l'heure de la formalisation. Il assure que toute formalisation est formalisation d'une intuition, et témoigne de la permanence d'un commerce intuitif avec une vérité en acte plutôt qu'elle ne la nie :

« Mais, que la formalisation soit toujours rétrospective, cela prouve qu'elle n'est jamais complète qu'en apparence et que la pensée formelle vit de la pensée intuitive. Elle dévoile les axiomes non formulés sur lesquels on dit que le raisonnement repose, il semble qu'elle lui apporte un surcroît de rigueur et qu'elle mette à nu les fondements de notre certitude, mais en réalité le lieu où se fait la certitude et où apparaît une vérité est toujours la pensée intuitive, bien que les principes y soient tacitement assumés ou justement pour cette raison. » Merleau-Ponty [1945], p. 442.

On peut rapprocher ce genre de propos de notre conception de la géométrie comme herméneutique de l'espace. Néanmoins, il nous semble que Merleau-Ponty simplifie trop le problème en posant purement et simplement une vérité intuitive. L'herméneutique de l'espace, tout le développement moderne l'atteste, n'est pas herméneutique d'une vérité informulée mais possédée, mais plutôt herméneutique d'une dépossession. Mais laissons provisoirement cette critique.

S'étant ainsi donné le droit de reprendre l'exemple kantien et de lui garder sa valeur, Merleau-Ponty décrit l'acte constructif-raisonnant, afin d'en dégager la pré-condition existentielle-motrice :

« Nous avons vu que ce n'est évidemment pas une opération manuelle seulement, le déplacement effectif de la main et de ma plume sur le papier, car alors il n'y aurait aucune différence entre une construction et un dessin quelconque et aucune démonstration ne résulterait de la construction. La construction est un geste, c'est-à-dire que le tracé effectif exprime au dehors une intention. Mais qu'est-ce encore que cette intention ? Je "considère" le triangle, il est pour moi un système de lignes orientées, et si des mots comme "angle" ou "direction" ont pour moi un sens, c'est en tant que je me situe en un point et de là tends vers un autre point, en tant que le système des positions spatiales est pour moi un champ de mouvements possibles. C'est ainsi que je saisis l'essence concrète du triangle, qui n'est pas un ensemble de "caractères" objectifs, mais la formule d'une attitude, une certaine modalité de ma prise sur le monde, une structure. En construisant, je l'engage dans une autre structure, la structure "parallèle et sécante". Comment cela est-il possible ? C'est que ma perception du triangle n'était pas, pour ainsi dire, figée et morte, le dessin du triangle sur le papier n'en était que l'enveloppe, il était parcouru par des lignes de force, de toutes parts germaient en lui des directions non tracées et possibles. En tant que le triangle était impliqué dans ma prise sur le monde, il se gonflait de possibilités indéfinies dont la construction réalisée n'est qu'un cas particulier. Elle a une valeur démonstrative parce que je la fais jaillir de la formule motrice du triangle. Elle exprime le pouvoir que j'ai de faire apparaître les emblèmes sensibles d'une certaine prise sur les choses qui est ma perception de la structure triangle. C'est un acte de l'imagination productrice et non pas un retour à l'idée éternelle du triangle. »

À nouveau la citation est trop longue : il n'y a guère moyen, avec Merleau-Ponty, de faire autrement, ce qu'il dit n'est jamais dit au niveau de la phrase, mais commence d'être audible au niveau du paragraphe. Donc, Merleau-Ponty identifie le rôle kantien de l'imagination productrice au déploiement de la « formule motrice » du triangle : le fonds sur lequel la construction et le raisonnement s'appuient, c'est celui des « mouvements virtuels » dont la structure (au sens de Gestalt) est le véritable contenu géométrique. Merleau-Ponty pousse alors l'analyse jusqu'à deux sortes de conséquences :

-- D'une part l'instance motrice est dite en termes propres engendrer l'espace :

« Il faut qu'il y ait, comme Kant l'admettait, un "mouvement générateur de l'espace", qui est notre mouvement intentionnel, distinct du "mouvement dans l'espace", qui est celui des choses et de notre corps passif. »

-- D'autre part la pensée du géomètre est en profondeur la transcendance même (au sens heideggerien) de l'Être-au-monde corporel, la sortie-hors-de-soi du corps :

« Si je peux, par le moyen d'une construction, faire apparaître des propriétés du triangle, si la figure ainsi transformée ne cesse pas d'être la même figure d'où je suis parti, et si enfin je peux opérer une synthèse qui garde le caractère de la nécessité, ce n'est pas que ma construction soit sous-tendue par un concept du triangle où toutes ses propriétés seraient incluses, et que, sorti de la conscience perceptive, je parvienne à l'eidos : c'est que j'effectue la synthèse de la nouvelle propriété par le moyen du corps qui m'insère d'un seul coup dans l'espace et dont le mouvement autonome me permet de rejoindre, par une série de démarches précises, cette vue globale de l'espace. »

Cet approfondissement de ce que nous avions déjà reconnu comme la conception de la pré-compréhension de l'espace propre à Merleau-Ponty appelle de nombreux commentaires.

Tout d'abord, ce que nous en apprenons permet de mieux comprendre la convergence réelle qui s'établit entre Talmy et Poincaré. Ce dont parle Poincaré, à savoir le rapport profond du géomètre à ses figures, et ce dont parle Talmy, à savoir la théorie primitive de l'espace inscrite dans la langue, sont bel et bien la même chose à la lumière des thèses de Merleau-Ponty : dans les deux cas, il sagit de manifestations de l'Être-au-monde corporel.

Deuxièmement, pour qui connaît la thèse sur l'unité de l'entendement et de la sensibilité défendue par Heidegger dans sa lecture de Kant, la position de Merleau-Ponty apparaît comme sa reprise, avec cette seule nuance, de grande importance il est vrai, que l'Être-au-monde y est « relu » comme corps. Heidegger soutient bien, en effet, que le fonds de l'intuition pure kantienne est l'intuition pure du temps, et que celle-ci elle-même demande à être comprise à partir de la transcendance du Dasein. Les synthèses fondatives qui émergent des ek-stases du Dasein sont l'imagination productrice elle-même pour Heidegger, c'est-à-dire encore, l'intuition pure dans ses limbes en même temps que le jugement conceptuel à sa source. Merleau-Ponty énonce des phrases quasi-heideggeriennes (« La pensée du géomètre, dans la mesure où elle s'appuie nécessairement sur cet acte, ne coïncide pas avec elle-même : elle est la transcendance même. » p. 444).

Sauf que, justement, pour Heidegger, la genèse de l'intuition à partir de la transcendance du Dasein n'est pas l'affaire de la discipline géométrie, il s'est protégé de toute confrontation de son discours avec la mathématique par un ensemble de thèses « démarcatrices » dont l'incidence peut être repérée dans sa lecture de Kant (notamment dans les traitements qu'il donne de l'exposition métaphysique de l'espace d'une part, de la notion d'intuition formelle d'autre part). C'est pour cette raison que la position de Merleau-Ponty est beaucoup plus inconfortable que celle de Heidegger, bien que, à d'autres égards, plus intéressante.

Les difficultés sont en effet les suivantes : il y a beaucoup de vérité dans ce qu'énonce Merleau-Ponty, nous voulons dire, beaucoup de vérité sur la position du géomètre. Il est de fait que le caractère d'orientation, le rôle d'une sorte de corps virtuel venant donner sens à la conceptualité théorique sont inéliminables de la mathématique géométrique, y compris la plus formelle et la plus sophistiquée (Daniel Bennequin nous a récemment exprimé sans ambiguïté l'importance de l'élément gestuel-existentiel dans la compréhension qu'il avait de la notion de site et de faisceau sur un site).

Le problème est de savoir de quel corps on parle. À notre sens, la cohérence de la position de Merleau-Ponty exclut qu'on se donne une référence sensible pour le corps, c'est bien le moins. Le corps porte-t-il l'Être-au-Monde comme corps organique, comme corps biologique ? Peut-on nommer corps tout ce qui a trait au mouvement virtuel, c'est-à-dire à ce qui s'appelle spatialité a priori, imagination transcendantale productrice chez Kant, sans céder à un certain confusionnisme ? C'est par exemple ce que fait Lakoff dans la plupart de ses analyses, estimant qu'il a trouvé un fondement matérialiste-positiviste chaque fois qu'il a mis en évidence la relativité de la signification aux mouvements virtuels, et en épinglant du nom de corps ce niveau de fondement, allégué comme positif. Mais si l'on est un phénoménologue cohérent comme Merleau-Ponty, ne faut-il pas dire que l'Être-au-Monde est le véritable concept général, et que le corps, au sens naïf du mot, n'est jamais que la première façon dont l'Être-au-monde se comprend lui-même, s'interprète (toute interprétation étant existentielle avant que d'être verbale) ? Mais alors, notre distinction entre les deux couches de la pré-compréhension, notre description de la nature herméneutique de chacune et de la relation herméneutique entre elles peut être reprise en accompagnant le discours de Merleau-Ponty. Il y a une spatialité de l'Être-au-monde/corps, mais il y a une spatialité de l'Être-au-monde/géométrique, et il ne faut pas nier l'existence d'une discontinuité de l'une à l'autre, même si la première est nécessairement reprise dans la seconde. Nous ne croyons, pas, ainsi, que la « construction » telle que Merleau-Ponty la comprend « contienne » véritablement la globalité de l'espace, nous avons déjà exprimé notre désaccord avec cette thèse que Merleau-Ponty répète ici. L'espace n'est pas un étant stable, il n'y a pas un eidos résumant les relations spatiales, mais la motricité primordiale ne contient pas plus que le concept une telle clef totalisante, parce que l'espace est fondamentalement un tenant-de-question. Pour que l'on passe de l'espace primordial à l'espace géométrique, il faut qu'ait eu lieu l'entrée dans la question de l'espace, question qui est celle de sa globalité, de son infinité, de la ponctualité et de la localité en lui. Le « corps » qui assume cette question n'est plus le même, il sera mieux nommé Être-au-monde géométrique, et il a ses thèmes, ses voies propres, par la grâce desquels il accède à un supplément de profondeur dans l'entente des énigmes auxquelles il est attaché.


3. Conclusion : la dispute du continu

Notre effort d'analyse philosophique des diverses pertinences du continu pour l'étude linguistique d'une part, de la contribution éventuelle d'une anthropologie linguistique de la pré-compréhension à la question de l'intuition du continu spatial d'autre part, est-il de quelque intérêt pour la discussion désormais ouverte dans le domaine des sciences cognitives en général, et dans le domaine linguistique en particulier, sur l'opportunité du recours à des modèles continus ?

Nous avons envie de répondre positivement, mais il ne faut pas attendre, néanmoins, de l'éclaircissement philosophique autre chose que ce qu'il peut donner : bien loin d'apporter de quoi trancher le débat, nos considérations n'ont d'autre but que d'expliciter ce qui charge l'alternative, et surtout, de combattre toute illusion selon laquelle il serait possible de se faire une morale provisoire fondée sur un critère d'efficacité simple, de s'apaiser quant au fond sous la bénédiction d'un wait and see rationnel.

La question de la modélisation continue, pour nous, n'appelle pas la même réponse selon qu'on considère, d'un côté, la problématique du continu perceptif et du dynamisme cognitif, ou de l'autre, celle du « continu du sens » (ou des problématiques apparentées).

Pour ce qui regarde le continu perceptif et le dynamisme cognitif, abordés dans les sections I.1 et I.2 de l'article, il nous semble simple de dire que l'intervention du continu ne fait pas problème, qu'elle obéit sensiblement à la logique « ontologique » de la physique, science de référence. Il y a bien un distinguo à introduire dans le cas de la mobilisation du continu en vue de la théorisation du dynamisme cognitif, comme nous l'avons vu, à la fois parce que le temps n'y est sans doute pas simplement un cadre, et parce que les modèles font de plus intervenir un espace d'actualisation dont la valeur est tout autre, mais, il nous semble en tout cas que l'atmosphère est suffisamment proche de celle de la physique pour que les acteurs de cette recherche, qui désiraient avant tout, justement, partager la situation scientifique et les pouvoirs mathématiques des physiciens, refusent d'abandonner le point de vue continuiste dans les années à venir.

Seulement, dans ces deux cas, on n'est pas sûr que la modélisation cognitive continue ait une retombée linguistique. Il semble que l'approche cognitive ne puisse se spécifier qu'en une proto-linguistique de la transduction ou de l'événement de pensée, et que toute la pertinence possible d'une problématique du schématisme spatial et temporel de la langue, opérant « dans l'autre sens », soit subordonnée à une étude purement sémantique de la temporalisation et la spatialisation apportées par la langue, étude qui ne devrait rien aux modélisations continues à la rencontre desquelles elle serait supposée aller.

Ce qui fait véritablement litige, nous semble-t-il, c'est l'éventuel « continu du sens », abordé dans la section I.3. À ce sujet, nous voudrions faire quelques remarques, dont une des vertus serait de supprimer d'éventuels malentendus.

Nous avons argumenté qu'il ne nous semblait pas possible de fonder le continu du sens comme un continu intrinsèque, qui aurait son intuition pure, à laquelle serait corrélée une « sémiométrie ». Mais nous savons bien que des modèles continuistes de certaines dimensions du sens existent, et loin de les « condamner », nous nous inscrivons résolument comme « supporter » de la théorisation géométrique de la structuration actancielle de la phrase par Wildgen et Petitot (en suivant Thom), ou de la modélisation catastrophiste de la polysémie par Victorri et le laboratoire ELSAP. De telles modélisations existent et elles sont les bienvenues. Il n'est nulle part écrit que le continu ne doive être mobilisé dans la recherche scientifique que comme il l'a été par la mécanique newtonienne. Et il est tout à fait pertinent de faire observer que les modèles de la physique, eux-mêmes, ont intégré à l'espace de configuration et à l'espace de phase de plus en plus d'éléments dont la teneur phénoménologico-intuitive était hautement problématique, ou bien en ont soustrait sans égard pour le confort représentatif du sujet.

Donc, applaudissons ces modèles, dont l'audace nous donne à réfléchir, nous rend sûrement plus perspicaces et plus savants. Nous croyons néanmoins utile de tenter de faire la part, comme nous avons essayé ici, de ce qui possède une légitimité « phénoménologique », « intuitive », de ce qui se laisse rattacher à une expérience de pensée mathématique de la présentation, et de ce qui n'est pas justiciable d'un tel rattachement. À cela, deux raisons, et nous en aurons terminé :

-- Ce genre de retour critique peut être l'occasion d'une prise de conscience de ce qu'on a mis dans le modèle, des choix qu'on a opéré, privilégiant tel ou tel paramètre, lorsqu'on a décrété les espaces de repérage. Si l'on utilise de continu de manière que nous appellerions « trans-esthétique », mieux vaut sûrement le savoir. Dans le même ordre d'idée, il semble utile de ne pas oublier que le point de vue « du discret », dans l'affaire linguistico-sémantique, s'autorise quant à lui d'une véritable « intuition pure », selon laquelle le sens ne s'éprouve que dans la phrase, et donc ne se connaît qu'en termes de la structure éprouvée de la phrase, qui est discrète. Le structuralisme, dans son affirmation de la dépendance du sens sur le réseau des relations sémantiques, et dans son appel méthodologique à la compétence pour procéder à la description des structures de la langue, s'était en fait appuyé sur cette intuition de la clôture de la sphère du sens. L'approche « discrétisante » des faits linguistiques a l'intuition pour elle, à rebours de ce qui se passe en physique, et il serait sûrement maladroit et fâcheux de le négliger.

-- Mais du même coup, il y a lieu de prendre conscience de la double valeur que peut prendre l'introduction du continu dans un champ par avance possédé par l'intuition discrète : une valeur d'objectivation, ou bien au contraire une valeur de subjectivation. De prime abord, si l'on écoute certains discours, l'aveu de certains désirs de contrôle, il peut sembler que la modélisation continue n'ait d'autre fin que de projeter les phénoménes du sens dans une extériorité comparable à celle de la matière externe, afin de la maîtriser et la prédire pareillement. Mais si l'on regarde de plus près ce qui se fait et les bénéfices réels que les modélisateurs retirent de leurs travaux, on constate que le continu intervient beaucoup comme adjuvant représentatif à l'égard de la complexité. La principale valeur des modèles continus de la sémantique serait de nous permettre de « voir » l'extrême complexité de ce qui se joue dans la structure, de cet effet de sens qui ne se laisse attester et dire que dans la paraphrase (ceci est une forme particulière du cercle herméneutique). Comme dans le modèle de Bernard Victorri, alors, la dépendance multi-paramètre est « simplifiée » dans les fonctions potentiels visualisant les polarités du sens et dans la double projection bidimensionnelle permettant de montrer les choses sur la feuille de papier. Peut-être le continu en sémantique opère-t-il dans la ligne de son extrême « subjectivité », qui n'est pas sa moindre force, et qui lui donne motif d'intervenir pour ainsi dire en dépit de tout, en dépit du mode présentatif de ce qui est visé. Ce qui vient au jour pour la conscience philosophique, dans cette hypothèse, serait affine avec ce que nous avons vu par ailleurs dans le domaine de l'analyse non standard, où la mathématique du continu apprend à se comprendre comme mode d'approche approximatif de l'excès hyperfinitaire du discret.


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©  décembre 1996 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : SALANSKIS, Jean-Michel. Continu, cognition, linguistique. Texto ! décembre 1996 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Salanskis_Continu.html>. (Consultée le ...).