L'AVARE MAGNIFICENCE DE JEAN JACQUES ROUSSEAU

Michel SCHMOUCHKOVITCH
Université de Bretagne Occidentale

L'oxymore doit-il retenir notre attention ? On peut y voir un éclair poétique, peut-être un mot d'esprit, un witz, et respecter alors le conseil d'un des frères Schlegel qui se méfiait des trop longues analyses de ce que la pensée romantique avait quant à elle exprimé dans des aphorismes, donc, selon sa formule, de ne pas faire une conférence anatomique à propos d'un rôti. C'est pourtant ce que nous avons fait. Dans ce texte nous nous proposons d'étudier le réseau sémantique d'un oxymore ou plus exactement de cerner les contraintes interprétatives liées au texte aussi bien qu'au contexte. Quel est le sens de l'oxymore avare magnificence, ou quels parcours interprétatifs pouvons nous proposer ?

Cet oxymore dont nous allons maintenant préciser le contexte se trouve dans un fragment que Rousseau écrit à l'époque où il termine la Nouvelle Héloïse (NH) et qu'il insérera quelques années après à la fin du Livre IV de l'Emile (E). Ce texte apparaît à la fois comme une évocation nostalgique de l'état de nature, une réminiscence de la Nouvelle Héloïse, et une mise en scène fictive du moi. Une lecture attentive au texte découvre qu'au-delà de l'épiphanie d'un paradis sur terre ce fragment est une illustration du modèle socio-économique cher à Rousseau, et est aussi une contribution au dossier toujours ouvert quant au point de vue de Rousseau sur la question de la propriété. Selon nous, c'est ce que nous voudrions démontrer, l'oxymore " avare magnificence " introduit un modèle utopique de propriété.

1. Présentation du texte de l'Emile

Le sujet de cette longue digression (environ treize pages dans l'édition de la Pléiade (E, IV, 678-691) [le chiffre romain fait référence au volume et le chiffre arabe à la page de l'édition des œuvres complètes de Rousseau dans la bibliothèque de la Pléiade]) est ainsi posé : " il y a des états qui semblent changer la nature ". Quel serait-il, lui Rousseau, s'il était riche ? Il ne serait pas ce riche égoïste dont il brosse le portrait mais resterait le roturier qu'il est de par sa naissance. Bref un riche dont la pauvreté - mais laquelle ? - serait sa vraie richesse :

Je n'irois pas me bâtir une ville en campagne et mettre au fond d'une province les Tuilleries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée j'aurois une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verds, et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerois magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne trouve pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappelleroit un peu l'heureux tems de ma jeunesse. J'aurois pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurois un potager pour jardin et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seroient ni comptés, ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étaleroit point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osa toucher. Or cette petite prodigalité seroit peu coûteuse parce que j'aurois choisi mon azile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté. (E, IV, 687)

Ce passage est annoncé par une rupture dans le dispositif énonciatif d'Emile. Le narrateur n'est plus Jean-Jacques, le gouverneur-précepteur d'Emile, mais déjà le " Je " des œuvres autobiographiques à venir. Le narrateur introduit une nuance entre Emile et lui-même, le premier dont le cœur serait pur et le second qui serait plus averti de l'opinion des hommes, " un exemple plus sensible, et plus rapproché des mœurs du lecteur " (E, IV, 678). Mais ce Rousseau fictif, fictivement riche, qu'imagine-t-il ? Est-ce le souvenir idéalisé des Charmettes ? Est-ce quelque rêverie sur l'état de nature ? Certes, les Confessions (C) ont été rédigées plusieurs années après l'Emile, mais dans son récit autobiographique J.-J. Rousseau se regarde dans le miroir des temps heureux, de l'amour de soi, c'est-à-dire avant son entrée dans le monde de l'opinion, dans ce monde régi par les lois de l'amour propre.


2. Méthodologie

Ce fragment rajouté à l'Emile peut être comparé à d'autres passages de l'œuvre où Rousseau met en scène le thème du bonheur. En effet, certaines lettres de la Nouvelle Héloïse et certaines descriptions des Confessions abordent ce thème d'une façon récurrente. Quoique chacune de ces œuvres correspondent à une pratique discursive particulière, celle d'un récit autobiographique, d'un roman, d'un traité d'éducation, une analyse comparative peut être proposée.

L'analyse comparative de sémèmes dans des textes ayant une thématique similaire permet de valider la présence de certains sèmes qui ne sont qu'afférents en langue mais qui sont associés de façon récurrente à tel ou tel sémantème dans l'univers personnel de Rousseau (Up). Pour faire une telle comparaison il faut procéder par rapprochement de mots, ce qui ne va pas de soi si l'on considère d'une part l'univers auquel ils appartiennent, Up ou Us (univers social), et d'autre part le réseau d'oppositions sémiques dont la trame, d'un texte à l'autre, n'est jamais strictement superposable. De plus, les divers emplois d'un même mot dans les différents livres de Rousseau, voire à l'intérieur d'un seul de ses ouvrages, peuvent évoluer. Il faut également rapprocher non plus des mots mais des sémèmes appartenant à des textes différents. D'autre part, pour déterminer l'appartenance d'un sémème à tel ou tel univers il est nécessaire de connaître l'ensemble des variations du terme considéré dans la doxa. Nous étudierons successivement les mots " magnificence " et " avare " en se basant sur des données philologiques, plus généralement l'histoire du mot et ses emplois dans tel ou tel domaine et à telle ou telle époque. Nous mettrons donc en place un faisceau d'arguments à propos d'avare et de magnifique.

Ainsi l'étude du terme " magnifique ", en contexte et dans la doxa, est un préalable nécessaire à celle de l'oxymore. Si dans les divers emplois répertoriés par les dictionnaires de la fin du XVIIe et dans ceux du XVIIIe siècles l'acception de magnifique, ou de magnificence, est univoque, il n'en va pas de même dans l'usage que Rousseau a pu en faire. Certes, chaque locuteur, et a fortiori tout auteur, s'approprie de manière plus ou moins idiomatique certains mots et plus encore certains concepts. La magnificence appartient, entre autres, au domaine sémantique de l'économie qui, chez Rousseau, concerne un questionnement théorique fondamental dans lequel l'auteur s'implique d'une façon presque sensible en se mettant lui-même en scène. L'économie, au sens de l'économie politique, est un concept très large qui englobe les divers modes d'interactions sociales en fonction des rapports socio-économiques établis qui les déterminent. Il ne faut pas non plus méconnaître la valeur éthique de magnifique qui, autant dans la doxa que chez Rousseau, définit la référence au bien, même si, en contexte, la notion peut être inversée. Aussi peut-on trouver au fil de l'œuvre, pour un même terme, des emplois ayant des acceptions différentes. Les diverses possibilités de variation sémantique sont nombreuses. A côté de la conformité à la doxa, un emploi paradoxal est possible, en particulier dans le cas où le mot ressortit à un univers personnel, ou lorsque le sens d'un mot est modifié par les opérations d'actualisation ou de neutralisation de ses sèmes nucléaires. L'analyse des autres occurrences de magnifique montrerait que l'évaluation du terme dépend du contexte. L'évaluation positive qui est celle de la doxa, au XVIIIe siècle comme de nos jours, est inversée dans le système qui régit habituellement l'univers personnel de Rousseau et plus encore dans l'univers contrefactuel qui nous intéresse. Nous distinguerons donc deux univers : Up et Us. D ans l'univers personnel de J.­J. Rousseau - Up - les éléments qui sont caractéristiques sinon définitoires de leur signification dans la doxa, de l'univers social - Us - sont sujets à de plus ou moins grands remaniements sémantiques.

Dans l'extrait de l'Emile cité plus haut, l'argumentation de Rousseau suit une progression qui, partant d'un point de vue doxal aboutit à un paradoxe, transformant une opposition convenue entre un Palais et une maison rustique en une opposition plus complexe mêlant la question de la propriété et l'effacement des interactions sociales entre les êtres. L'oxymore étudié est ici précédé et suivi d'autres formes d'opposition telles que des comparaisons antithétiques, et même d'un autre oxymore " les magnifiques ordures "  qui anticipe, comme dans un jeu de miroir déformant, " l'avare magnificence ".


3.
L'oxymore “mon avare magnificence

Dans l'œuvre de J.-J. Rousseau, et plus particulièrement dans les écrits sur l'économie politique, on relève certaines variations quant aux évaluations de certains termes clefs du vocabulaire économique. L'" avare magnificence " peut apparaître dès lors comme un commentaire paradoxal du droit de propriété. Celui ci ne peut que s'inscrire dans le système propre à la pensée de Rousseau qui se structure sur l'opposition de l'immédiateté - ici des dons de la nature - versus les médiations - ici celles inhérentes à la richesse. Quel est donc être le mode d'interrelation proposé par Rousseau dans sa fiction d'un Jean-Jacques propriétaire terrien.

Rousseau met en scène un étrange scénario muet où un promeneur se sert à l'envi des fruits d'un verger appartenant à un propriétaire à la fois avare et prodigue. Relisons ce rêve muet d'un état de nature en plein cœur du XVIIIe siècle.

3.1. Les indications scéniques

Avant de faire une analyse de l'oxymore " mon avare magnificence ", présentons le cadre et les personnages.

L'oxymore " avare magnificence " apparaît au terme d'une série d'oppositions qui permet de dresser le plan de la " maison rustique " sur les plans d'une demeure noble.

3.1.1. Plan et décor de la maison rustique. - La maison imaginaire dont Rousseau fait la description dans l'Emile est dépeinte en regard d'une pièce de comparaison à laquelle point par point elle s'oppose, mais aussi par rapport à laquelle point par point elle se définit. Une caractéristique dans l'une la maison rustique - impliquera le trait contraire dans l'autre -la demeure noble. L'univers de référence devient un univers bipolaire qui fonctionne comme un système de valeurs oppositives. L'opposition dans Up de la maison rustique et du palais reflète une opposition similaire dans Us, mais inversée du fait que dans Up et dans Us les évaluations hiérarchiques sont inverses. Le plus prisé dans Us - le noble - est alors systématiquement déprécié dans Up.

Dans la comparaison de l'Emile les termes appartenant à une même classe sémantique se répartissent en fonction d'une double polarité qui n'est pas nécessairement celle qui structure le lexique. Ainsi, si la basse-cour se définit par rapport à la cour (elles sont spatialement complémentaires), l'étable et l'écurie n'ont pas toujours été distinguées en fonction de l'animal qu'elles abritent, le jardin peut également être potager, et le parc continuer le verger. En juxtaposant dans une opposition binaire des termes appartenant à une même classe sémantique, {cour, basse-cour} ; {écurie, étable} ; {jardin, potager} ; {parc, verger}, Rousseau crée des antithèses là où la convention architecturale voit plutôt une complémentarité. Les termes appartenant au registre rustique sont évalués positivement, et corrélativement les termes de la comparaison appartenant au registre noble sont évalués négativement.

Le cas de l'opposition " jardin " vs " potager " est un exemple explicite des variations évaluatives en contexte. Dans la doxa des XVIIe et XVIIIe siècles le jardin se différencie du potager, dans la mesure où il s'agit d'un jardin d'agrément, c'est-à-dire non utilitaire. Il existe alors une évaluation hiérarchique qui détermine l'organisation spatiale de la propriété. Ainsi, dans une hiérarchie scalaire allant du plus noble au moins noble, jardin et cour sont évalués positivement quand basse-cour et potager, spatialement plus distants par rapport au logis, le sont négativement.

Remarquons que la propriété des Charmettes, quoique respectant les règles de l'agencement des divers espaces les uns par rapport aux autres, n'est pas décrite en fonction d'une hiérarchie noble - non noble. Les divers lieux composant la propriété où Jean-Jacques vécut quelques années forment un tout évalué positivement en fonction des critères que sont le plaisir, l'isolement ou la proximité d'une nature non corrompue. Il n'y a donc pas de différenciation évaluative entre les éléments de l'énumération de ce que Jean-Jacques veut faire aimer à Mme de Warens, que ce soit la " basse-cour " ou les " vaches " (éléments non nobles), ou que ce soit le " jardin " (élément noble si d'agrément). La hiérarchie doxale n'aurait donc pas de pertinence contextuelle dans la description des Charmettes (C, I, 224 et 231-3).

La stratégie évaluative est différente dans l'Emile. Ce qui est noble suivant les critères de la bonne société du temps, et donc évalué positivement, sera, du fait de l'inversion propre aux valeurs de l'Emile, évalué négativement. Ainsi le sème /noble/ qui est évalué négativement dans la comparaison de l'Emile, est actualisé dans " cour " lorsque " cour " est opposée à " basse-cour ". Mais dans un autre contexte le sème peut ne pas être distinctif, ainsi en est-il lorsque " cour " est juxtaposée à " jardin " ou encore à " basse-cour " dans la description des Charmettes. Ce qui était uniformément positif dans les Confessions (" jardin, basse-cour, pigeons et vaches ") vient à s'opposer dans l'Emile : " jardin " est évalué négativement, et " basse-cour " ou " vaches " le sont positivement.

Ce qui a été dit à propos de l'opposition " jardin " vs " potager " peut s'appliquer à l'opposition " parc " vs " verger ".

Dans la comparaison de l'Emile, l'inversion évaluative va de pair avec une substitution en lieu et place de la " cour " par la " basse-cour ", de " l'écurie " par " l'étable ", du " jardin " par le " potager " et du " parc " par le " verger ". Cette substitution exclut-elle la possibilité d'un potager dans la propriété du noble, et, corrélativement, celle d'un jardin devant " une maison rustique " ? Une grande propriété sans verger ni potager ressemblerait peut-être aux Tuileries mais non à Versailles, à ce Versailles où les jardins (dont le jardin potager du Roi) et le hameau de la Reine étaient la marque de la domination royale sur la nature même. Au début du passage cité de l'Emile, Rousseau a cette formule antithétique : " Je n'irois pas me bâtir une ville en campagne ". Aussi propose-t-il de remplacer chacune des parties caractéristiques d'une propriété de ville par son équivalent rustique. Autant dire qu'à l'emplacement attendu de la cour il y aurait la basse-cour, à l'emplacement de l'écurie il y aurait l'étable, etc. La forme reste en place mais il y a substitution des contenus. Rousseau semble imaginairement réutiliser une structure dont il ne modifie pas l'agencement. Il n'y a incompatibilité que dans le texte ici étudié, comme dans l'exemple cour vs basse-cour, et non dans une quelconque référence extra-linguistique.

Le décor est installé... La scène se passe dans un verger dont un jardinier s'occupe de temps à autre. Le travail de ce jardinier est bridé par un propriétaire soucieux de ne rien s'approprier de ce qui lui appartient !

3.1.2. Le verger. - Nous avons déjà abordé le schéma d'organisation spatiale d'une propriété et des emplacements réservés aux bâtiments d'une part, au jardin et au verger d'autre part. Mais quelles sont les marques de propriété qui délimitent un tel verger ? Le verger, comme le jardin, doit être un enclos de façon à protéger la production. " Le jardin [comprenant le fruitier et le potager] est une pièce de terre qui pour l'ordinaire est renfermée de muraille. [...] Il produit quantité de choses qui sont pour le plaisir du maître, et ainsi sont capables de tenter des friands indiscrets " écrivait Jean de La Quintinye, le jardinier de Louis XIV. Dans un verger les murs ont deux fonctions : celle de protéger la production et celle de servir d'étai aux arbres taillés en espalier. Mais ici, point de murs.

3.1.3. La taille des arbres. - La taille des arbres apparaît dans le texte comme un élément aussi significatif de l'attitude de Rousseau à l'égard de sa propriété fictive que l'absence de murs. Il fait des arbres taillés en espalier un symbole de la richesse inutile (" ces espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher "), une nature détachée de l'homme, une antinature. On peut supposer qu'il aurait laisser croître les arbres sans taille ni greffe. Mais pour le domaine d'un propriétaire attaché à sa propriété, Rousseau a choisi parmi les quatre figures que l'on donne aux arbres fruitiers, celle en espalier, c'est-à-dire la plus éloignée de la croissance naturelle et la plus contraignante. " Espalier se dit des arbres fruitiers plantés le long des murailles, et palissés, c'est-à-dire, dont les branches sont attachées depuis le pied jusqu'en haut à un treillage qu'on a appliqué à ces murailles ". Le tableau ci-dessous décrit les quatre figures dont dispose le jardinier pour améliorer la récolte.

 

à l'abri d'un muret

lié à un treillage

taille

espalier 

+

+

+

contre-espalier 

-

+

+

buisson (taille en forme de vase) 

-

 

+

haute tige 

-

-

-

Figures données aux arbres fruitiers

On note que la haute tige s'oppose trait pour trait aux espaliers. En 1897, dans Le bon Jardinier, on pouvait lire à propos de la tige ou haute tige : " [après avoir rabattu les branches à 0,10 mètre de longueur] on abandonne les arbres à eux-mêmes, et ils poussent alors plus ou moins irrégulièrement, suivant leur nature ".

3.1.4. Le jardinier. - Entre le propriétaire et le promeneur il y a le jardinier. Celui-ci a une fonction médiatrice entre écologie et économie. Il est à la fois le gardien de la nature et celui de la propriété. C'est lui que le précepteur d'Emile fait intervenir, non sans une certaine brutalité, pour faire comprendre à son élève la notion de propriété : " Un beau jour [Emile] arrive empressé et l'arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées " (E, IV, 331). Pour planter des fèves le jeune Emile avait " gâté l'ouvrage " de Robert le jardinier qui avait " semé là des melons de Malthe ". Chacun s'explique, puis le précepteur conclut : " on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail " (E, IV, 332-333). Cependant, dans l'extrait cité, la propriété est vidée de ses marques les plus spécifiques. Ainsi les fruits ne seront ni cueillis, ni comptés, ni protégés contre le vol.

Quelle peut donc être la fonction du jardinier ? Quel peut être l'objet de son intervention sur la nature ? Dans un verger les modifications de la nature dues à la main de l'homme doivent être minimales. Dans la Nouvelle Héloïse le travail du jardinier Gustin est limité à une douzaine de journées par an. La fonction du jardinier qui plante mais ne taille pas a trouvé ainsi un juste équilibre entre utilité et rendement.

Après avoir décrit l'arrière plan du décor, envisageons le type d'interrelation entre le propriétaire et le promeneur. Nous limitons ici notre analyse aux acteurs humains. Cependant, ne peut-on pas considérer les arbres en espalier comme un acteur à part entière ? Nous voyons en effet une similitude entre les arbres en espalier et le monstre dont l'image au début du livre de l'Emile est précisément un arbre greffé. On passe de l'avoir (des jardins, des vergers, des arbres en espalier, etc.) à l'être du propriétaire par l'allégorie qui permet de subsumer la monstruosité morale du " riche " sous un " arbre en espalier ". Rappelons les premières lignes de l'Emile :

Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre ; un arbre à porter les fruits d'un autre. Il mêle et confond les climats, les élémens, les saisons. Il mutile son chien, son cheval, son esclave. Il bouleverse tout, il défigure tout : il aime la difformité, les monstres. [...] il le faut contourner [l'homme] à sa mode comme un arbre de son jardin " (E, IV, 245).

3.2. Le propriétaire et le promeneur

3.2.1. Un Rousseau propriétaire. - Mais quel genre de propriétaire aurait pu être Rousseau ? Dans sa réponse à l'académicien Lecat, Rousseau s'exclame :

L'Auteur est si occupé de ses terres, qu'il me parle même de la mienne. Une terre à moi ! la terre de Jean-Jacques Rousseau ! en vérité je lui conseille de me calomnier* plus adroitement.

__________________

* Si l'Auteur me fait l'honneur de réfuter cette Lettre, il ne faut pas douter qu'il ne me prouve dans une belle et docte démonstration, soutenue de très graves autorités, que ce n'est point un crime d'avoir une terre : en effet, il se peut que ce n'en soit pas un pour d'autres, mais c'en seroit un pour moi. (DSA, III, 99-100)

Rousseau a saisi le présupposé de Lecat, à savoir que tous les propriétaires ne sauraient réagir autrement que comme des propriétaires. " En fait, comme l'écrit M. Launay, il n'y a pas de contradiction à affirmer que le droit de propriété est partie intégrante de la liberté individuelle, et de renoncer à ce droit pour conquérir une liberté plus grande encore : la liberté de dénoncer les abus du droit de propriété. Qu'on ne voit pas dans ces antithèses des jeux de mots. Les deux versants de la Réponse à Lecat, [...] sont aussi intéressants l'un que l'autre. Rousseau commence par contre-attaquer, et, d'un simple revers de la phrase, il insinue dans l'esprit du lecteur que ces beaux amis de la liberté la définissent comme le droit d'exploiter sans limite le travailleur des champs ". C'est ce que fait Rousseau en inversant le comportement présupposé d'un propriétaire. Si Jean-Jacques Rousseau laisse " les fruits à la discrétion du promeneur " c'est précisément pour prendre le parti contraire de l'attitude spontanée de tout propriétaire.

3.2.2. L'homme frugivore. - La description des rapports entre le propriétaire et le promeneur, comme la présentation de tous les éléments significatifs du texte, s'appuie sur une opposition. L'objet fruit sert à opposer un certain type d'économie à un autre. Au modèle qu'il met ici en scène, Rousseau oppose deux déviations par rapport au libre cours de la nature : celle de la culture en espalier, qui fait d'un verger une œuvre d'art à laquelle " à peine on osât toucher ", et celle qui, contrariant les saisons, cultive " les primeurs ", plaisir exclusif des riches. Le thème du verger qui est dans le texte l'objet de cette courte digression apparaît choisi à dessein. Il permet la fiction de l'enclave d'un âge d'or en plein XVIIIe siècle.

Si l'homme est devenu omnivore il était frugivore à l'état de nature. Or c'est précisément le modèle économique lié à l'état de nature que Rousseau, dans la courte épiphanie d'une digression, insère dans le schéma figé de l'économie agricole sous l'ancien régime. De plus, comme le verger de Rousseau remplace le parc du grand propriétaire terrien, la production de fruits vient à la place de la réserve de chasse. Aussi, le propriétaire et le promeneur dont il est question ici sont-ils des frugivores et non des carnassiers. L'opposition frugivore vs carnivore redouble celle entre paix et guerre, donc l'opposition entre Rousseau et Hobbes. En effet " l'avantage de la vie des frugivores, [est] la paix, [ce qui] signifie que l'homme n'est pas, de nature, belliqueux, comme le veut Hobbes ". Et comme Buffon l'écrit à propos du cheval : " Ils vivent donc en paix, parce que leurs appétits sont simples et modérés, et qu'ils ont assez pour ne se rien envier ". Cette paix qui résulte de l'abondance correspond à l'état de nature de l'homme frugivore qui n'entretient aucun rapport avec les autres hommes. Il n'y a pas d'autre lien que cette absence de commerce entre le propriétaire et le promeneur. C'est encore l'opposition entre l'homme de la nature (le frugivore) et l'homme enchaîné à ce que l'amour propre peut vouloir montrer (les espaliers).

3.3. L'état de nature : un univers (économique) contrefactuel

La question des univers de référence dans lequel le processus interprétatif s'applique est plus complexe qu'une simple opposition entre Us et Up : en pratique nous distinguerons Us de Up en fonction principalement de la différence d'évaluation d'un terme, et Us de Ucf [univers contrefactuel] si les valeurs sémantiques définies respectivement dans chaque système (Us : système de l'économie rurale sous l'ancien régime, et Ucf : les interactions humaines dans l'état de nature) sont différentes voire opposées.

Cet état de nature, ou tout autre état d'une société meilleure que les auteurs du XVIIIe siècle aimaient à mettre en scène, ou encore, comme Diderot, à faire découvrir par quelque voyageur occidental (cf. : Supplément au voyage de Bougainville), peut être considéré comme un exemple d'univers contrefactuel. Remarquons que ce qui apparaît comme un univers contrefactuel aux visiteurs persans de Montesquieu n'est bien sûr que notre doxa, nos évidences, nos opinions. Chez Rousseau cet Ucf qui apparaît comme le négatif d'un état socio-économique présenté comme réel a de fait une fonction polémique. Ce qui apparaît ici comme un micro-univers inséré dans une longue digression faite de tiroirs multiples, s'emboîtant les uns dans les autres, et allant avec régularité dans le sens d'une éviction des schémas de pensée propres aux possédants (c'est-à-dire, pour reprendre les éléments contenus dans le texte analysé, le fait pour Jean-Jacques d'être tempérant par sensualité, de renoncer à l'oisiveté, de préférer une maison rustique, d'avoir une propriété sans le souci de la faire valoir et, pour finir, d'être riche et de ne pas vivre tel un riche), n'est en fait qu'un reflet ponctuel de l'ensemble du traité sur l'éducation qu'est l'Emile. Si le jeune Emile est un sauvage vivant dans la société de son temps, Emile est riche et, de ce fait, il n'est pas soumis aux obligations de l'opinion inhérentes à la richesse mais, au contraire, la richesse lui permet de n'être pas soumis au joug de l'opinion. Il n'est donc pas dominé par les exigences de l'amour propre et n'est pas aliéné aux intérêts de la propriété. Pourrait-il alors y avoir préservation de l'état de nature dans celui de société ? Mais Rousseau - la suite d'Emile intitulée les Solitaires nous l'apprend - n'est pas la dupe de son propre rêve. Pour l'heure, si le gouverneur d'Emile prépare son élève au métier de menuisier, Jean-Jacques, dans ce micro-univers, restitue pour lui-même la fiction d'un âge d'or, et le modèle économique d'un temps à l'aube de l'histoire va nous permettre de dénouer le paradoxe de l'avare magnificence.


4. La doxa et le contexte de l'oxymore “avare magnificence

Si le sens de l'un voire des deux termes de l'oxymore est modifié par le contexte, l'analyse de leurs relations sémiques devient plus complexe. Cependant, le contexte immédiat et celui plus général de l'œuvre tels qu'ils ont été analysés plus haut permettent de désintriquer les significations des deux termes composant l'oxymore.

Nous présenterons successivement les divers emplois d'avare et de magnificence dans la langue du XVIIIe siècle puis dans celle de J.-J. Rousseau

4.1. Le signifiant avare

L'adjectif avare ou le substantif avarice ne sont qu'exceptionnellement l'objet de glissements sémiques. De plus, leur évaluation, que ce soit dans la doxa ou dans la langue de Rousseau, est presque toujours négative. Le Dictionnaire de l'Académie française dans sa première édition parue en 1694 donnait la définition suivante où nous soulignons la rapprochement des mots avare et magnificence, ce qui laisse supposer qu'un tel rapprochement, tout au moins pour les moralistes, n'était pas incongru à l'aube des Lumières :

Avare. adj. des 2 g. Qui a trop d'attachement aux richesses. Vieillard avare. Humeur avare. Il est si avare qu'il se refuse tout, qu'il se plaint tout. On dit, un caractère avare, pour, le caractère d'un avare. Un air avare. Manières avares. Une dépense avare. On dit d'un homme qui affecte une magnificence mêlée d'avarice, que c'est un avare fastueux. On dit figurément, que le ciel, que la nature, que la fortune a été avare de ses dons envers quelqu'un, pour dire, qu'il n'a pas reçu de grands avantages de la nature, ni de la fortune ; et au contraire, que le ciel, que la nature, que la fortune ne lui a pas été avare de ses dons, pour dire, qu'il a été bien traité de la nature, de la fortune. On dit aussi, être avare de louanges, de ses louanges, de ses visites, pour dire, n'aimer pas à donner des louanges, à faire beaucoup de visites ; et, être avare du temps, de son temps, pour dire, être bon ménager de son temps, ne vouloir point perdre de temps.

Avare, est aussi substantif. C'est un avare. L'avare ne manque pas moins de ce qu'il a, que de ce qu'il n'a pas.

De cette définition du mot avarice par l'Académie ne ressort pas suffisamment l'autre aspect, plus moral, du mot. L'avare n'est pas seulement celui qui garde, qui ne donne pas, mais encore celui qui désire, qui accumule les richesses. Les théologiens ne s'y trompaient pas : l'avarice va de pair avec l'avidité. Le second versant de cette définition est conforme à l'étymologie : Auarus signifie cupide ou avare. Aussi trouve-t-on dans le Dictionnaire de théologie catholique, suivant en cela saint Thomas, l'avarice définie comme " l'amour déréglé des richesses ". Selon le Docteur angélique, " l'avarice peut avoir deux formes différentes. Elle est quelquefois le désir, la poursuite, la détention des biens terrestres à l'encontre des droits rigoureux d'autrui. Sous cette forme elle est un péché contre la justice. [...] Plus ordinairement l'avarice est un attachement exagéré aux biens qu'on possède légitimement. [Elle constitue], dit saint Thomas, un péché opposé à la vertu de libéralité. Le saint docteur définit la libéralité : “une vertu par laquelle nous faisons bon usage des biens extérieurs qui nous ont été donné pour notre sustentation” ".

Dans la discussion à propos du jeu, quelques pages seulement avant l'oxymore " avare magnificence ", Rousseau emploie le terme avarice avec la même évaluation négative que l'on trouve dans la doxa. Le rapprochement entre l'avarice et le jeu ne s'explique que dans l'acception morale du mot avarice, celle d'un désir déréglé. On n'imagine guère un avare, au sens courant du terme, mettre en jeu son bien par quelque jeu de hasard :

Le goût du jeu, fruit de l'avarice et de l'ennui, ne prend que dans un esprit et un cœur vuides, et il me semble que j'aurois assés de sentiment et de connoissances pour me passer d'un tel supplément. (E, IV, 682)

Rappelons que le mot supplément signifie toujours chez Rousseau un trouble dans le rapport à l'autre tel que l'a démontré J. Derrida dans De la grammatologie. L'acception érotique de cette expression est par ailleurs évidente. Le supplément est un artifice qui permet à la personne de s'absenter de soi ou de suppléer à l'absence de l'autre. Elle est donc menace de perversion. Toute relation sociale doit ainsi être passée au crible de l'analyse de ce supplément : " Rousseau inscrit la notion de nature en tant qu'elle devrait se suffire à elle-même. Mais le supplément supplée. Il ne s'ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s'insinue à-la-place-de ; s'il comble, c'est comme on comble un vide. [...] Le supplément rend fou parce qu'il n'est ni la présence ni l'absence et qu'il entame dès lors et notre plaisir et notre virginité " écrit J. Derrida.

S'opposant à la magnificence dont il ferait preuve s'il était riche Rousseau, fidèle à lui-même, prône l'extrême économie qui n'est pas l'avarice. Dans les Confessions il se souvient d'un temps où sa pauvreté comparée à la modestie de ses besoins n'en était pas une :

Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insensiblement s'épuisoit. Cette économie au reste étoit moins l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que même aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altéré. Je ne connoissois pas, et je ne connois pas encore de meilleure chère que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sûr de me bien régaler. (C, I, 72)

Dans la Lettre à d'Alembert Rousseau qualifie les acteurs d'avares et de prodigues. Même s'il précise qu'ils sont avares et prodigues tout à la fois on peut supposer qu'il décrit deux états successifs se répétant sans cesse selon leur plus ou moins bonne fortune. Disons que leur avarice (le fait d'être toujours accablés de dettes) n'exclut pas, sur un plan logique, leur prodigalité :

[...] l'état de Comédien est un état de licence et de mauvaise mœurs ; que les hommes y sont livrés au désordre ; que les femmes y mènent une vie scandaleuse ; que les uns et les autres, avares et prodigues tout à la fois, toujours accablés de dettes et toujours versant l'argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations, que peu scrupuleux sur les moyens d'y pourvoir. (LS, V, 69)

La logique des acteurs dont parle Rousseau n'est pas identique à celle qu'épingle La Rochefoucauld : " Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L'avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l'avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité ".

Dans la Nouvelle Héloïse (Lettre de Claire à Julie ; 6e partie, lettre II), Rousseau recourt encore à l'antithèse avare vs prodigue :

Je fis mon frère de ton ami [Saint Preux], tu le sais : l'amant de mon amie me fut comme le fils de ma mère. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur qui fit ce choix. J'eusse été plus sensible encore, que je ne l'aurois pas autrement aimé. Je t'embrassois en embrassant la plus chère moitié de toi-même ; j'avois pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi ce qu'elle aime ? Le traitois-tu toi-même ainsi ? Non, Julie, l'amour chez nous est craintif et timide ; la réserve et la honte sont ses avances, il s'annonce par ses refus, et sitôt qu'il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitié est prodigue, mais l'amour est avare. (NH, II, 640).

Cet exemple est particulièrement intéressant. Non seulement l'amour s'annonce par une inversion des signes, mais, à une différence de degré sur l'échelle des sentiments (amour et amitié sont évalués positivement par rapport à haine) correspond une opposition sémantique des qualificatifs (avare et prodigue, tous deux situés dans les marges de la doxa et évalués négativement, sauf contexte particulier). Nous avons là une sorte de projection inversée des sentiments sur un ordre économique. Le plus excessif  (l'amour) est exprimé par le terme évalué le plus négativement (avare) et le terme modéré (l'amitié) par un adjectif évalué moins négativement (prodigue). Le Dictionnaire de l'Académie (1re éd. de 1694) considère cet attribut moins négativement qu'avare : " Prodigalité. s. f. v. Profusion, vice par lequel on est prodigue. C'est une prodigalité extraordinaire, inoüie. La prodigalité est un vice moins honteux que l'avarice ".

Les traités de morale corroborent ce jugement qui fait de Judas le modèle de l'avare (amour déréglé de l'argent) et du fils prodigue le modèle du retour aux valeurs ancestrales. Au mal de l'avarice et de la prodigalité (notons le ici, tous deux évalués négativement dans la doxa mais positivement dans ce contexte de la Nouvelle Héloïse) s'opposerait respectivement la modération de l'aumône et la libéralité.

Remarquons une acception positive du terme avare, puisque A. Furetière nous dit qu'une " honneste femme doit être très-avare de ses faveurs ".

Nous transcrivons ici une réflexion particulièrement éclairante qu'a bien voulu nous communiquer F. Rastier : " Il me semble que le vocabulaire économique sert (sans doute parce qu'il n'est pas censuré) de ressource lexicale pour les choses de l'amour (mais il s'agit de catachrèses, avec des tournures différentes : avare de vs avare tout court). Dans la Nouvelle Héloïse, l'utopie domestique permet de remotiver la relation entre amour et économie, puisqu'il s'agit de gérer selon les mêmes principes moraux la production et la reproduction : abondance de l'offre, modicité de la demande (avare magnificence). Les catégories pertinentes ne sont plus génériques, mais spécifiques (excès vs modération, franchissement ou non de seuils évaluatifs) ".

Dans presque tous les exemples cités - à l'exception notable du domaine érotique où la retenue, selon le mot de Pierre Bourdieu, est le garant de la bonne tenue -, avare et avarice ont une évaluation négative et une acception conforme à celle véhiculée par la doxa.

Dans l'oxymore avare magnificence, " avare " n'a pas entièrement le sens qu'il a dans la doxa et il n'est pas non plus évalué négativement. La signification d'" avare " est ici déterminée par le contexte et non modifiée par le sémème associé. Le qualificatif avare se justifie dans Ucf par l'absence de don mais aussi par la faible quantité de la perte, mais non par une protection avare de la production de fruits. En d'autres termes il est avare de la relation (aliénation) impliquée par le don mais non de la quantité de marchandise qui lui est soustraite.

4.2. Le signifiant magnificence

acceptions fixées : L'acception de magnificence dans la [les] langue[s] des XVIIe et XVIIIe siècles est très proche d'une définition à l'autre. Furetière en donne la définition et les références suivantes :

Magnificence : subst. fem. Vertu qui enseigne à dépenser son bien en choses honorables. La magnificence sied bien aux Rois & aux Potentats. La magnificence fait subsister le peuple, les ouvriers. La Reine de Saba vint admirer la magnificence de Salomon.

Le Dictionnaire de L'Académie française dans l'édition de 1694 n'a pas d'entrée à magnificence. Dans son édition de 1798 l'article magnificence n'apporte pas d'élément nouveau par rapport à la définition et aux emplois recensés dans l'édition de 1694 :

Magnifique. adj. de tout genre. Splendide, somptueux en dons & en despense, qui se plaist à faire de grandes & esclatantes despenses, principalement dans les choses publiques. Prince magnifique. les Romains estoient magnifiques dans leurs ouvrages publics, dans les spectacles, dans leurs Temples. Magnifique en festins, en habits. Il est fort magnifique chez luy.

Le Dictionnaire de Trévoux donne une explicitation plus morale et insiste, comme celui de l'Académie, sur le caractère public de la magnificence. Non seulement, elle ne sied qu'à ceux qui détiennent le pouvoir politique et non pas à de simples particuliers, mais elle doit être faite avec publicité, ce précisément dont le narrateur du fragment est avare :

Magnificence : Vertu qui enseigne à dépenser son bien avec honneur et avec éclat. Aristote met une grande différence entre la magnificence et la libéralité. Il dit que la libéralité ne fait que des dépenses ordinaires et médiocres ; & que la magnificence en fait d'immenses et d'extraordinaires. La magnificence est d'une bienfaisance nécessaire aux Rois, & aux Potentats. Elle n'appartient pas à de simples particuliers ; elle est vicieuse quand elle est sans bornes. Il faut que la magnificence soit bien placée, & bien étendue. La magnificence attire l'attention du peuple. [...] On a donné autrefois aux Rois le titre de Magnifique, comme on leur donne aujourd'hui celui de Majesté.

occurrences dans l'œuvre de Rousseau : Le mot magnificence revient de nombreuses fois sous la plume de Rousseau dans des contextes variés et avec des acceptions différentes. Nous pouvons regrouper en deux séries les diverses occurrences dans l'œuvre de Rousseau : (i) la première correspondant aux emplois conformes à la doxa, (ii) la seconde aux occurrences marquées de l'empreinte idiolectale propre à Rousseau.

(i) Dans un de ses derniers écrits politiques, les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projettée (CGP), le système philosophique étant déjà achevé, il emploie le sens usuel de magnificence. Ici la magnificence est dans la dépense publique :

Ne négligez point une certaine décoration publique ; qu'elle soit noble, imposante, et que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les choses. On ne sauroit croire à quel point le cœur du peuple suit ses yeux et combien la majesté du cérémonial lui en impose. (CGP, III, 964)

Et cependant, cette magnificence d'état peut être triste comme il l'écrit dans la lettre à d'Alembert (LS) :

[...] il faut que les douces impressions faites durant la jeunesse demeurent et se renforcent dans un âge avancé, tandis que mille autres s'effacent ; il faut qu'au milieu de la pompe des grands États et de leur triste magnificence, une voix secrette leur crie [aux Genevois] incessament au fond de l'âme. Ah ! où sont les jeux et les fêtes de ma jeunesse ? Où est la concorde des citoyens ? Où est la fraternité publique ? Où est la pure joie et la véritable allégresse ? Où sont la paix, la liberté, l'équité, l'innocence ? (LS, V, 121).

Le jeune homme qui découvre les fastes d'une cour royale n'y voit d'abord que le cadre idéal d'un roman d'amour avant toute préoccupation de philosophie économique :

Du reste, je n'avois pour la magnificence qui frappoit mes yeux qu'une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressât dans tout l'éclat de la Cour étoit de voir s'il n'y auroit point là quelque jeune Princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman. (C, I, 72)

Autre emploi banal et affaibli de magnificence mais formant presque un oxymore :

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire, car il me fit le même cadeau qu'il avoit fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la Diligence. (C, I, 280-281)

Lorsque la magnificence est évaluée négativement, elle est confondue avec le luxe qui est lui même évalué négativement. C'est, là encore, un affaiblissement du sens. Ce qui a disparu avec cet emploi c'est le geste noble de la largesse qui va d'ailleurs réapparaître dans les emplois idiolectaux du mot magnificence par Rousseau :

Je m'étois figuré une ville [il s'agit de Paris] aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg St. Marceau je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendians, des chartiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanne et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. (C, I, 159)

Autre exemple de l'assimilation de la magnificence au luxe, dès lors évaluée négativement. Dans la lettre V, 2 Saint-Preux précise les rapports entre la magnificence et le superflu dans l'économie des plaisirs selon Julie :

Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-être d'une personne sensée ; mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu'a briller aux yeux d'autrui, de sorte qu'on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de sensualité sans rafinement ni molesse. Quant au luxe de magnificence et de vanité, on n'y en voit que ce qu'elle n'a pu refuser au goût de son père [...]. (NH, II, 531)

La distinction que fait Rousseau entre la magnificence réelle et la véritable magnificence correspond aux deux emplois du mot que l'on retrouve dans son œuvre, le premier, conforme à la doxa, et le second, redéfini dans son système économique idéal. Dans la description qu'il fait de la maison de Mme de Warens, Jean-Jacques écarte la magnificence et insiste sur l'hospitalité :

On ne trouvoit pas chez Made de Warens la magnificence que j'avois vue à Turin, mais on y trouvoit la propreté, la décence et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avoit peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers ; mais l'une et l'autre étoient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de fayance, elle donnoit d'excellent caffé. Quiconque la venoit voir étoit invité à dîner avec elle ou chez elle, et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans manger ou boire. (C, I, 105)

Dans la lettre IV, 11 à Milord Edouard, lettre dans laquelle Saint-Preux évoque tous les jardins qu'il a vus au cours de ses pérégrinations autour du monde, allant de Londres à la Chine, il " [se] figure [...] un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison et amenant avec lui un Architecte chèrement payé pour gâter la nature. [...] Les beaux alignemens qu'il prendroit ! Les belles allées qu'il feroit percer ! Les belles pattes d'oye, les beaux arbres en parasol, en éventail ! Les beaux treillages bien sculptés ! " (NH, II, 480). Mais à côté de ces jardins à la française, Saint-Preux critique ces jardins dont tout l'art consiste à les faire paraître aussi naturels qu'il est possible. On retrouve dans cette description les mêmes éléments que dans l'opposition comparative de l'Emile. L'accumulation des négations décrit en creux un de ces jardins qui rappellent ceux de Versailles, des Tuileries ou du Palais Royal. Dans ces jardins sont concentrées en un seul espace de multiples variétés de plantes ne poussant à l'état naturel que dans des régions fort éloignées et sous des climats différents. Jean Delumeau, dans le premier tome d'Une histoire du paradis sous titré Le jardin des délices, cite de nombreux auteurs décrivant cette unité climatique de l'Eden qui favorise tant la croissance des plantes. Saint Jean Damascène (mort en 749) écrivait : " Il était à l'Orient dans la région la plus élevée de la terre ; l'air y était le plus doux, le plus léger et le plus pur. Orné de plantes perpétuellement en fleurs et au parfum exquis, baigné de lumière, il dépassait en beauté toute idée qu'on puisse s'en faire avec nos sens ". Dans le Purgatoire, Dante évoque ce même printemps éternel : " Et tu dois savoir que la campagne sainte, / Là où tu es, est riche de toutes semences, / Et de fruits qu'on ne cueille pas ailleurs. /[...] [Qui primavera sempre e ogne frutto ; / Nettare é questo di che ciascun dice.] / Ici est le printemps toujours, et tout fruit ; / cette eau est le nectar dont chacun parle ". Mais, nous demanderons-nous, ces fruits étaient-ils cueillis, consommés ? Dans " les magnifiques jardins plantés par Hassen-ben-Sabah, rapporte Alexandre Dumas dans Le comte de Monte-Cristo, on leur faisait manger une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours mûrs, de femmes toujours vierges ". Doit on en conclure que dans le jardin de Rousseau l'appétit du promeneur n'était que virtuel et que rien jamais n'était consommé ?

Ici la magnificence se confond avec la toute puissance, d'où l'expression " magnificence plus qu'humaine ", expression sur laquelle Rousseau avait hésité, écrivant tout d'abord " qui semble avoir quelque chose de divin " puis, " qui semble surnaturelle " (NH, II, 484, a). L'idée d'un rapport entre nature et magnificence apparaît clairement ici :

Monsieur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins ont de fort bonnes raisons pour n'aimer guère à se promener tout seuls, ni à se trouver vis-à-vis d'eux-mêmes ; ainsi ils font très bien de ne songer en cela qu'aux autres. Au reste, j'ai vu à la Chine des jardins tels que vous les demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y paroissoit point, mais d'une manière si dispendieuse et entretenus à si grands fraix que cette idée m'ôtoit tout le plaisir que j'aurois pu goûter à les voir. C'étoient des roches, des grotes, des cascades artificielles dans des lieux plains et sabloneux où l'on a que de l'eau de pluie ; c'étoient des fleurs et des plantes rares de tous les climats de la Chine et de la Tartarie rassemblées et cultivées en un même sol. On n'y voyoit à la vérité ni belles allées ni compartimens réguliers ; mais on y voyoit entassées avec profusion des merveilles qu'on ne trouve qu'éparses et séparées. La nature s'y présentoit sous mille aspects divers, et le tout ensemble n'étoit point naturel. Ici l'on a transporté ni terres ni pierres, on n'a fait ni pompes ni réservoirs, on a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornemens très simples. Des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d'eau coulant sans apprêts, sans contrainte, ont suffi pour l'embellir. C'est un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce séjour pourroit être encore plus agréable et me plaire infiniment moins. Tel est par exemple le parc célèbre de Milord Cobham à Staw. C'est un composé de lieux très beaux et très pittoresques dont les aspects ont été choisis en différens pays, et dont tout paroit naturel excepté l'assemblage, comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maître et le créateur de cette superbe solitude y a même fait construire des ruines, des temples, d'anciens édifices, et les tems ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu'humaine. Voilà précisément de quoi je me plains. (NH, II, 484)

L'expression " le maître et le créateur " fait référence à l'homme riche et à son architecte dont vient de parler Saint-Preux. Ce couple de démiurges donne donc à la nature une " magnificence plus qu'humaine ". Mais l'évaluation négative de magnificence fléchit le plus qu'humaine vers un pseudo-divin, très probablement ironique. Sans doute Rousseau ne voulait pas mêler le divin et le surnaturel à cette falsification de la vraie nature. Le qualificatif superbe a certes ici une légère teinte ironique. Cependant, il n'est pas employé par antiphrase. La solitude romantique décrite ici a, de toute évidence, quelque chose de superbe. Le sens est bien celui de la doxa ; seule l'évaluation esthético-morale de Rousseau-Saint-preux est inversée, puisque pour lui ce qui est faussement une belle nature ne saurait avoir quelque valeur.

(ii) Quelques pages avant d'en donner une définition économique, Saint-Preux, relayé dans une note de bas de page par Rousseau (l'éditeur de la correspondance), donne une définition de la magnificence. Elle n'est plus dès lors que l'image de la nature, loin des deux items, luxe et largesse, qui la définissent dans la langue. On note ici le souci de s'approprier un terme qu'il a au préalable vidé de son sens et dont il a inversé l'évaluation. Le signifiant magnificence devenu disponible est doté d'un autre signifié et est réévalué positivement :

Ce goût de parure s'étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui la compose. Le maître, les enfans, les domestiques, les chevaux, les bâtimens, les jardins, les meubles, tout est tenu avec un soin qui marque qu'on n'est pas au dessous de la magnificence, mais qu'on la dédaigne. Ou plutôt, la magnificence y est en effet, s'il est vrai qu'elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout, qui marque le concert des parties et l'unité d'intention de l'ordonnateur*.

* Cela me paroit incontestable. Il y a de la magnificence dans la simétrie d'un grand Palais ; il n'y en a point dans une foule de maisons confusément entassées. Il y a de la magnificence dans l'uniforme d'un Régiment en bataille ; il n'y en a point dans le peuple qui le regarde [...] En un mot, la véritable magnificence n'est que l'ordre rendu sensible dans le grand ; ce qui fait que de tous les spectacles imaginables le plus magnifique est celui de la nature. (NH, II, 545-6)

Dans la définition que Saint-Preux propose de la véritable magnificence un rééquilibre des richesses en fonction des besoins permet d'atteindre le critère économique majeur dans la philosophie de Rousseau, l'adéquation du plaisir au désir et ici de l'abondance et du nécessaire, le manque d'un côté et le superflu de l'autre étant exclus :

En voyant tant d'abondance dans le nécessaire, et nulle trace de superflu, on est porté à croire que s'il n'y est pas c'est qu'on a pas voulu qu'il y fût, et que si on le vouloit, il y régneroit avec la même profusion : En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l'assistance du pauvre, on est porté à dire : cette maison ne peut contenir toutes ces richesses. Voilà, ce me semble, la véritable magnificence. (NH, II, 548)

4.3. L'analyse sémique de l'oxymore “avare magnificence”

Le tableau suivant doit être lu dans les deux sens, horizontalement et verticalement. Verticalement, pour étudier les contradictions sémiques dans la doxa, celui de l'usage courant, puis le devenir en contexte des sémèmes 'avare' et 'magnificence'. Horizontalement, pour étudier les variations en contexte. Nous avons repris l'ensemble des sèmes qui sont soit actualisés (+) soit virtualisés (v) dans l'un ou l'autre des sémèmes.

 

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

 

/ostentation/

/prodigalité/

/protection/

/comptage/

/interaction/ 

'avare' 

-

-

-

+

v

+

v

-

-

'magnificence' 

+

v

+

+

-

-

-

-

+

v

(trame grise : usage courant de la langue ; trame blanche : en contexte)
Analyse sémique de l'oxymore " avare magnificence "

Il faut noter que tous les sèmes de (1) à (5), rapportés à un propriétaire type, ont un caractère actif. Mais dans l'extrait étudié le propriétaire a pour caractéristique d'être inactif, laissant toute latitude au promeneur que l'on pourrait à la limite considérer comme le propriétaire d'un instant, le temps qu'il satisfasse sa gourmandise.

Dans l'usage véhiculé par la langue, (5) : /interaction/ correspond à l'établissement d'un rapport hiérarchique ou contractuel entre celui qui donne et celui qui reçoit. On peut dire de l'avare qu'il exclut l'autre autant que lui-même de l'économie (ici de la jouissance) des plaisirs. L'avare établit une distance protectrice entre lui et l'autre qui pourrait désirer son bien ou vouloir en profiter. En contexte 'avare' garde inchangé le sème opposé à /interaction/. Quant à celui qui fait preuve de magnificence, il répand sans compter et sans exclure ni le riche (les fêtes) ni le pauvre (les largesses). Il y a dans la magnificence confirmation de la distance hiérarchique maximale entre le prince et le roturier. Cette magnificence ne saurait être assimilée au flux des richesses dirigé dans le sens de la providence, telle que l'évoque Rousseau dans la Nouvelle Héloïse (NH, II, 548) où elle tend à se confondre avec le secours apporté aux pauvres, autrement dit la charité. Cette prodigalité, cette magnificence n'est que passive.

Dans l'état de nature les êtres n'ont pas de contact, pas de lien :

L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher.

(Essai sur l'origine des langues, V, 380)

N'est-ce pas ici le degré zéro du contrat ? En fait, le propriétaire ne donne pas, il laisse le promeneur se servir " à discrétion ". Le fait que les fruits ne soient pas " cueillis " est significatif. C'est le geste du don qui sera évité. C'est plus encore l'évitement d'un travail pour autrui, la cueillette, qui, inévitablement, ferait entrer la relation dans l'échange réciproque (et donc aliénant pour Rousseau) du système don-obligation. L'évitement de toute relation contractuelle, et ici de toute relation commerciale, a pour but la préservation de l'autonomie (au sens fort du terme, celui qu'il peut avoir dans l'état de nature) de chacun.

Sur le plan économique il y a une coïncidence entre la faible dépense ou perte de biens du propriétaire et la consommation modérée du promeneur. Ainsi, si la magnificence reste celle du propriétaire, l'avarice, alors proche de la tempérance, est partagée entre deux agents, le propriétaire et le promeneur. Nous touchons ici au principe d'équilibre, de la mesure, qui demeure une des clefs dans l'étude des paradoxes chez Rousseau. L'adjectif avare, qui dans ce contexte prend un sens particulier, est à mettre en rapport avec l'expression " petite prodigalité ". Quoique prodigue le propriétaire ne donne qu'une petite part de l'abondante récolte. En contexte, le sème /comptage/ d''avare' est virtualisé puisque les fruits ne sont pas comptés. La quantité de fruits cueillis est " à la discrétion " du promeneur et non du propriétaire. Cette quantité déterminée par les besoins immédiats du promeneur ne pouvant être que modérée.

Déjà dans la Nouvelle Héloïse le bonheur de la micro-société de Clarens était dépendant d'un système autarcique refusant la médiation, et tout d'abord celle de l'argent. Il est intéressant de citer à ce propos un extrait d'une lettre de la Nouvelle Héloïse. Car à l'adéquation du désir et du besoin fait écho l'adéquation du besoin et de la satisfaction, du commandement et de l'obéissance, le tout pour le bonheur de chacun. L'équilibre y est tel que rien ne saurait bouger, évoluer c'est-à-dire se corrompre. La vraie richesse est, pour paraphraser Rousseau, dans l'équilibre : nul appauvrissement des pauvres au profit des riches, nulle manifestation (sémiotique) de cette différence de richesse : " [...] un ordre de choses où rien n'est donné à l'opinion, où tout à son utilité réelle et qui se borne aux vrais besoins de la nature " (NH, II, 547). Mais ne perdons pas de vue que la petite société de Clarens que Rousseau-Saint-Preux ne cesse d'idéaliser dans son roman est déjà très éloignée de l'hypothétique état de nature qu'il dessine dans ses premiers écrits politiques.

Dans le passage étudié, la mesure, non au sens comptable, mais au sens de l'adéquation au besoin immédiat, appartient dès lors au promeneur et non plus au propriétaire. Le promeneur prendra selon son appétit. Il n'est donc pas question de commerce. Mais il est à noter que si le propriétaire ne rentre pas dans une relation contractuelle, une relation commerciale, ni, on vient de le voir, une relation de service, il ne prend pas non plus la place du prince qui, par magnificence, répand ses largesses. Ni relation horizontale, celle du contrat, ni verticale, telle la relation hiérarchique du roi à ses sujets, mais l'absence de relation entre les humains telle qu'il la supposait dans l'état de nature. Ce modèle s'entend pour le propriétaire et pour le promeneur. Ce dernier ne prenant pas plus de fruits qu'il n'en faut pour satisfaire son envie, n'accumule pas, ne cueille que pour consommer et ne prend pas les fruits pour s'enrichir par leur commerce. Comme dans l'état de nature il n'y a pas d'évaluation hiérarchique entre les êtres, la magnificence n'établit plus d'écart hiérarchique entre celui qui donne et celui qui reçoit. Il faut noter la différence avec la lettre V, 2 de la Nouvelle Héloïse où la définition de la magnificence se superpose à celle de la providence.

Il y aurait de l'avare magnificence non dans le fait de donner à l'envi, mais dans celui de ne pas regarder ce que l'autre prend. La magnificence n'est alors ni un don ni une largesse et l'avare n'est avare que de l'action de compter. C'est une largesse passive. Avare se rapporterait donc au fait de ne pas compter, et magnificence au fait de donner sans regarder à qui l'on donne et ce que l'on donne.

En résumé, on peut dire qu'il est avare non seulement parce qu'il ne donne rien mais plus encore parce qu'il perd peu en raison de la discrétion du promeneur.

Notons qu'une même analyse sémique pourrait être proposée à propos des arbres du verger qui par analogie peuvent être considérés comme des allégories du propriétaire type (espalier) et d'un propriétaire fictif (fruits non comptés), non soucieux de faire valoir sa richesse.

 

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

 

/ostentation/

/prodigalité/

/protection/

/comptage/

/interaction/ 

'espaliers' 

+

-

+

+

+

'fruits' 

-

+

-

-

-

Analyse sémique en contexte des termes " espaliers " et " fruits "

La cohérence sémantique de l'oxymore. - Comme les schémas suivants le montrent, dans Ucf seule l'évaluation d'avare a été inversée de façon à ne plus être en opposition avec l'évaluation positive de magnificence ; cependant les sémèmes 'magnificence' et 'avare' ne sont plus superposables de Ucf à Us.

Us    Ucf 
__________________    ___________________ 
+ + : magnificence    + + : magnificence 
- - - - - - - - - - - - - - - - -    - - - - - - - - - - - - - - - - - - 
+     + : avare 
====== vs ========     
   
- - - - - - - - - - - - - - - - - -     
- - : avare    - : ø 
__________________    ___________________ 

Evaluation dans Ucf et Us des sémèmes de l'oxymore    

5. Les divers parcours interprétatifs plausibles

L'évaluation globale de l'oxymore relève certes du contexte, et ici, indéniablement, l'évaluation de l'oxymore " mon avare magnificence " est positive. Dès lors deux parcours interprétatifs apparaissent non seulement plausibles mais légitimes, c'est-à-dire en concordance avec la pensée sociale du philosophe. Selon que notre lecture indexe l'un des termes composant l'oxymore dans la doxa ou dans l'univers personnel de l'auteur, voire dans un univers contrefactuel, l'interprétation suivra des chemins différents. Nous suggèrerons donc deux de ces parcours possibles, l'un paradoxal se basant sur une dissimilation des termes composant l'oxymore, donc entre avare et magnificence, l'autre annulant la contradiction sémantique dans l'idiome supposé d'un univers contrefactuel, celui de l'état de nature selon Rousseau. Certes l'une des interprétations n'est pas meilleure ni plus vraie que l'autre ; chacune se moule sur l'intention de l'interprète, de ce qu'il cherche et finalement de ce qu'il trouve dans le texte qu'il réécrit.

Envisageons, sur une suggestion de F. Rastier, la lecture dissimilatrice qui renvoie du paraître, de l'apparence dans une civilisation corrompue à la vérité d'une âme pure : avare serait alors du côté de l'apparence et magnificence du côté de la vérité intime, de l'adéquation de l'être à la généreuse économie de la nature. Cette lecture s'appuie sur deux arguments : 1) que le global déterminant le local, le thème inhérent à la pensée sociale de Rousseau de la disparité de l'être et du paraître justifie cette application dissimilatrice à l'oxymore, et 2) que le texte procède par opposition binaire entre le luxe et le simple (le rustique). Le terme avare gardant alors son sens usuel : celui d'un riche (un Rousseau fictivement riche) qui ne se fait bâtir qu'une si modeste maison. Comme on le voit sur cet exemple la lecture dissimilatrice disjoint les contraires. C'est le propre d'une lecture paradoxale. Ce serait là travail d'écrivain beaucoup plus que de philosophe, si tant est que l'on puisse faire chez Rousseau une telle distinction. Ce serait pour ainsi dire un jeu sur les mots, une élégance rhétorique, bien plus qu'une " rhétorique profonde ", pour reprendre le mot de Baudelaire, ouvrant sur une utopie.

Une autre lecture consiste à reconstruire le " monde enchanté " cher à Rousseau où les contraires se s'opposeraient plus. Dans ce paradis du sens il ne s'agirait plus d'interpréter la conjonction des contraires par une opération de dissimilation mais bien de comprendre la fonction même de l'oxymore dans le système philosophique de Rousseau. En fait, au lieu de supposer une disjonction sous-jacente on fait ici l'hypothèse d'une non contradiction sémantique entre ce qui est contradictoire dans l'usage courant de la langue. Alors l'interprétation en contexte d'un oxymore peut, par réécriture, donner lieu à un énoncé non contradictoire, ce qui implique une inversion d'évaluation de l'un des deux termes de l'oxymore. Mais ici, en plus du changement d'évaluation il faut rendre compte d'un remaniement sémique. Ce remaniement implique l'hypothèse d'un univers contrefactuel.

Dans Ucf, non seulement l'évaluation de 'avare' est inversée par rapport à l'acception usuelle dans Us (celui qui garde son bien, celui qui toujours est avide) mais le champ d'extension du terme ne peut que différer de ce qu'il est dans la doxa (dans l'état de nature, dans l'épiphanie textuelle d'un nouvel âge d'or, les êtres au lieu de se rapprocher s'éloignent les uns des autres, insouciant du lendemain, négligeant leur bien, ignorant la notion de propriété). Dans Ucf, les présupposés de chacun des termes correspondent à une autre acception que celle de la doxa, à une acception utopique en quelque sorte, quoiqu'il s'agisse d'une utopie qui par ailleurs n'est pas nouvelle (Rousseau ne fait qu'interpréter à son tour la mélodie de l'âge d'or).

Si l'on tient compte des prescriptions sémantiques de la doxa (dont on a quelque idée à travers les exemples que donnent les dictionnaires), avare s'applique à la fois aux relations entre personnes (être avare c'est le fait de ne pas donner quelque chose à autrui), et au fait de garder par-devers soi les objets ou l'argent, quelque soit l'usage que l'avare en fait. Dans l'antithèse au sujet des comédiens qui sont " à la fois avares et prodigues ", Rousseau emploie avare et prodigue sans modifier le sens que ces mots ont dans le système fonctionnel de la langue. Mais l'avare qu'est Rousseau, le Rousseau fictivement propriétaire, s'il ne donne pas il ne retient pas non plus. Les comédiens avares dont il a été question donnent à pleine main, rétablissant ainsi ce lien avec autrui que précisément Rousseau voulait suspendre.

6. Conclusions et hypothèses

1re remarque : On pourrait dire que l'oxymore, dans l'usage qu'en fait Rousseau, vise à établir un univers personnel ou contrefactuel, Up ou Ucf, d'où seraient éliminées les oppositions régissant le lexique de tel ou tel domaine de la doxa (nature, sensualité, propriété, etc.). La mise en place d'un univers contrefactuel amène à se poser au moins deux questions. Qu'est-ce qui autorise à dire que nous avons affaire ici à un univers contrefactuel ? Quelle est l'empreinte de Us dans Ucf ? Remarquons tout d'abord que les opérations de virtualisation qui sont les opérations interprétatives de base dans un univers partagé entre locuteurs ne mèneraient ici qu'à une aporie interprétative. Il n'est pas suffisant de dire que avare virtualise le sème /action de donner/ dans magnificence, et que magnificence virtualise le sème /garder par-devers soi/ inhérent à avare, car il n'y a pas dans la doxa de représentations conceptuelles d'un avare qui ne prendrait pas garde à son bien, ni d'une action de magnificence ne se souciant pas de rendre publique sa largesse.

Un premier niveau de lecture de cet oxymore met en évidence la contradiction dans le système propre à la doxa. Ce n'est que dans l'univers contrefactuel créé par Rousseau que les virtualisations réciproques d'avare et de magnificence peuvent dénoter la réalité d'un autre monde. Dans un autre univers, tel que celui de l'état de nature, les sèmes qui étaient pertinents dans la doxa ne le sont plus nécessairement. Il faut pour chaque mot clef redéfinir un autre sémantème. Ainsi pour l'avarice et la magnificence. Dans l'état de nature on ne donne pas mais on ne garde pas non plus, la prévoyance n'existe pas encore.

En résumé l'interprétation philosophique de cet oxymore serait la suivante : Rousseau qui épouse un moment le rôle d'un propriétaire qu'il n'a par ailleurs jamais été, devient d'une part aussi prodigue que peut l'être la généreuse nature (est-il devenu le Dieu d'un paradis où le promeneur ne serait autre qu'Adam ?) mais, d'autre part, son avarice est soit celle de l'état de nature où les êtres sont séparés les uns des autres, sans aucune relation entre eux, donc sans échange aucun, soit son avarice est celle de l'être asocial qui aurait voulu vider l'échange, le don, de l'aliénation réciproque (dette/obligation) des contractants. On aboutit là au juste équilibre entre avarice et magnificence, à l'économie, à la bonne mesure.

2e remarque : L'oxymore chez Rousseau ne fait pas que joindre les deux faces d'une même séquence, c'est toute la question du don qui est en jeu. L'oxymore non seulement signale un point de vue personnel de l'auteur, un parti pris, mais l'oxymore semble avoir une fonction dans la mise en place du système de pensée philosophique lui-même.

Une autre question se pose ici : Le texte est-il un objet inerte par rapport à l'interprétation qui pourrait en être faite ? Ne faudrait-il pas envisager deux niveaux de réponse calqués sur l'interaction texte-interprète. D'une part Rousseau signale l'existence d'un code de significations qui lui est personnel au moyen du flagrant délit sémantique qu'est l'oxymore en attirant l'attention du lecteur sur une contradiction apparente et d'autre part il y a une tentative de canaliser l'interprétation du lecteur. Tout d'abord l'oxymore signale et donne la clef d'un monde alternatif philosophique d'où la possibilité de la voie sémantique pour accéder à ce code, à ce système de signification. Or cette contradiction en langue devient l'indice d'un autre univers de référence où l'oxymore accomplit l'utopie. La figure est la pensée elle-même, pensée d'un monde où la contradiction linguistique maximale n'en serait plus une. Mais davantage encore l'oxymore impose une contrainte interprétative au lecteur dont on pourrait mettre en évidence deux volets, deux logiques : la logique de la contrainte et celle de l'évitement. La première perturbe la quiétude de l'interprète en l'obligeant non seulement à s'adapter au " dictionnaire " de Rousseau mais surtout à la possibilité d'une alternative interprétative qui n'obéit plus aux schémas habituels de la doxa. Les utopies où Rousseau pousse à l'extrême tout ce qui fait les rapports humains en est un exemple. Le deuxième point, celui qui concerne la logique de l'évitement permet de voir l'oxymore comme une sorte de test par lequel Rousseau élimine tous les lecteurs qui ne feraient pas l'effort interprétatif de, en étant sans doute un peu excessif, de changer de doxa. C'est que Rousseau, comme il l'écrit au début du Contrat social ne connaît pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif. On sait que Rousseau a recherché un lecteur idéal, on se souvient encore de sa déception qui suit l'accueil silencieux de la lecture publique des Confessions, et de là l'idée folle que seul Dieu pourrait le comprendre : modestie orgueilleuse s'il en est.


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©  octobre 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : SCHMOUCHKOVITCH, Michel. L'avare magnificence de Jean-Jacques Rousseau. Texto ! octobre 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Schmouchkovitch.html>. (Consultée le ...).