LE CONTINU EN SÉMANTIQUE : UNE QUESTION DE FORMES 

Yves-Marie VISETTI
C.N.R.S. / LATTICE

(Texte inédit. Une version abrégée paraîtra prochainement dans Cahiers de praxématique [*])


Introduction

À rebours d’une opinion couramment admise qui confine tout ce qui est proprement linguistique à une intuition originaire discrète, on soutiendra que « le continu » est pour la sémantique la première des ressources, puisque les langues et les discours le créent, le déploient, ou le présupposent d’une indéfinité de façons. Là comme ailleurs, la donnée d’un continu s’impose comme une condition sous-jacente à toute discrétisation signifiante et évolutive, qui soit susceptible de marquer (ou de résorber) des différences au sein d’une indéfinité de milieux, tout en maintenant, au fil des parcours, la continuité identitaire des thèmes poursuivis.

C’est que le sens, même dans sa part la plus linguistique, n’est pas dans les mots (termes idéaux – dans certains cas, pour certaines langues – d’un processus de discrétisation et d’unification), mais d’abord entre eux et nous, dans le passage des uns aux autres qui conditionne leurs différences, et les fait se continuer, se déplacer ensemble, pour inscrire de nouveaux marquages dans les ‘intervalles’ ouverts par les tracés antérieurs (contrastes, coordinations, domaines, seuils, dimensions, échelles, parcours, strates, phases…). Double nécessité du Continu, donc, si le sens se conçoit comme différenciation ou unification dynamiques, en même temps que comme parcours ou passage.

Impossible, alors, de décrire les conditions du sens, telles qu’elles sont anticipées par les langues, sans esquisser du même coup toute une multiplicité de registres : expérientiels-corporels, pratiques-sémiotiques, textuels… tous registres pour lesquels l’hypothèse d’un Continu, qu’il soit « adjectival » (par ex. quand il qualifie un procès) ou « substantif » (le Continu extensif, comme fond étalé) se montre à chaque fois pertinente, voire nécessaire [1]. Soit par exemple, et de façon spécifiquement liée à l’activité de langage : comme fond topologique sous-jacent aux schématismes énonciatifs, comme plan de variation polysémique, comme milieu textuel, et de façon générale comme dynamique de constitution d’un champ thématique et d’un parcours interprétatif.

Partant de considérations classiques sur la mise en œuvre du continu, au moins à titre d’élargissement rendu nécessaire par les impasses de l’a priori discret, on rappellera ensuite quelques modes plus élaborés de son intervention. Liés aux conceptions « dynamicistes » historiquement apparues dans les sciences de la vie aussi bien que de l’esprit, ces modes relativement récents du continu procèdent d’une conceptualité d’ensemble de facture topologico-dynamique. La modélisation – même restreinte dans la couverture des données – a joué ici un rôle important. On citera notamment : les modèles de polysémie, où celle-ci se voit reconstruite comme un effet de « composition gestaltiste » impliquant des espaces sémantiques continus ; et les schématismes morphodynamiques conçus, à la suite de R. Thom, en conformité avec l’hypothèse d’une couche grammaticale du sens de facture iconique. Ces modèles se recommandent souvent de linguistiques cognitives, ou dans une certaine mesure énonciatives, que nous ne ferons qu’évoquer dans la perspective qui est la nôtre ici. Nous présenterons ensuite, en partie par simple contraste, notre conception des enjeux propres à une théorie linguistique des formes sémantiques. Ainsi la question du continu sera-t-elle déplacée, et finalement englobée, par celle de ces formes et de leurs procès de constitution [2].

Sans doute serait-il nécessaire, pour mieux entrer dans la discussion, de disposer d’une complicité déjà établie entre la sémantique, et tel ou tel mode de compréhension par le Continu. Complicité qui supposerait donc acquise une pratique minimale des modes de description qui conviennent, en même temps qu’un peu de familiarité avec les montages théoriques, parfois les modélisations, qui peuvent les soutenir. Mieux vaut avertir alors le lecteur que si le but de cet article est bien de manifester et d’étayer cette complicité, il ne saurait la susciter à lui seul. Et de même pour l’arrière-plan philosophique, mathématique et logique de la question, ou des questions, du Continu : on devra se contenter de brèves indications, recueillies dans le Labyrinthe du Continu, ouvrage édité par J.M. Salanskis et H. Sinaceur (1992), à la suite d’un colloque organisé à Cerisy en septembre 1990. Notre première section en reprend jusqu’au titre, décalqué lui-même de Leibniz [3]. La question d’une légitimation du Continu en sémantique est ensuite présentée à un niveau général (section 2), avant que d’en venir à des problématiques plus spécifiques (sections 3 et 4).


1. Le Labyrinthe du Continu

C’est qu’il ne faut pas oublier de retenir ici quelques caveat, tirés du très vaste corpus philosophique, logique, mathématique, physique, qui traite de la question du continu, et particulièrement de sa relation avec le discret et le nombre : variétés philosophiques du continu (Aristote, Leibniz, Kant, Peirce, Bergson, Husserl, Weyl), variétés logico-mathématiques (Leibniz encore, Cantor, Dedekind, Veronese, Borel, Brouwer, Robinson), variétés de son intervention en physique selon le niveau explicatif où l’on se place (mécanique statistique qui discrétise partiellement la thermodynamique, mécanique quantique qui se développe en réalité au sein d’une mathématique restée continuiste). Il y a une « indécidabilité » fondamentale du Continu et du Discret dans leur interdépendance même [4], et entre eux un conflit de priorité que la logique et les mathématiques remettent constamment en scène : savoir qui des deux engendrera l’autre, au moins le mettra en situation de dépendance, et ainsi définira le mieux les bases d’une connaissance rationnelle. Le discret n’est-il qu’un effet de discrétisation au sein d’un modèle préalable du continu ? Ou bien, à l’inverse, le continu n’est-il qu’un effet de la densification du discret, de son excès virtuel sur tout moyen de calcul effectif ? Si l’imagination et la rationalité mathématiques engendrent ici un labyrinthe, pour reprendre le mot de Leibniz, comment s’étonner, a fortiori, que l’intuition première dans telle ou telle autre région de « phénomènes » soit si profondément antinomique, et oscille perpétuellement ? On peut toutefois remarquer, à l’intention de tous les champs scientifiques qui seraient menacés d’une réduction hâtive au discret et au fini, que le ‘discret-dense’, auquel certains mathématiciens proposent, en toute rigueur, de réduire tout effet de continu, ne s’identifie nullement au discret ‘naïf’, plus simplement finitaire, qui indexe l’effectivité informatique, ou les écritures logiques [5].

De cet ensemble de discussions, aussi ramifiées que techniques, nous ne pouvons retenir ici que quelques bribes, susceptibles, peut-être, d’éclairer les choix théoriques d’une sémantique, ou au moins de moduler – toujours de ce point de vue – l’évidence acquise des constructions ensemblistes cantoriennes des mathématiques et de la physique. Plutôt que de chercher à arrêter des distinctions terminologiques entre, par exemple, continu, continuum, continuité, ou de décliner des archétypes temporels ou spatiaux, il s’agit d’abord de rappeler l’indétermination constitutive, et de fait la plurivocité, de cet « objet », de cette « propriété », de ce « mode d’apparaître et de changer », syncrétiquement rassemblés sous le nom de continu. Pour cela, on se bornera à rappeler les conceptions aristotéliciennes (et dans leur sillage celles de Leibniz), avant que d’emprunter à R. Thom quelques remarques complémentaires, toujours en provenance de ce même Labyrinthe.

Aristote, d’abord. Pour lui, le continu est donné dans la chose sensible, et ne saurait être l’objet d’une construction. Il en découlerait même une certaine primauté « fondationnelle » de la physique sur les mathématiques, pour ce qui est de déterminer rationnellement la possibilité d’un univers ordonné. Il y aurait alors deux doctrines, ou du moins deux présentations sensiblement différentes du continu, selon les livres de la Physique. La première définit, dans cet ordre, le mouvement, l’infini, puis le continu. La deuxième, qu’il conviendrait de privilégier selon H. Barreau, décline cette même série en commençant par le continu [6]. Les trois « genres » du continu sont la grandeur (prise ici au sens d’extension, par ex. une ligne ou une surface), le mouvement et le temps. Les trois « domaines » de l’infini sont la grandeur, le temps et le nombre. Les « procédés » de l’infini sont la division indéfinie (pour la grandeur), ou l’extension indéfinie (pour le nombre, mais non pour la grandeur, qui comprend une forme de limitation a priori). Ces deux procédés s’appliquent possiblement au temps, qui est « le nombre du mouvement selon l’antérieur-postérieur » : ce qu’il faudrait comprendre, selon M. Panza, comme signifiant que le temps reçoit sa numérosité du mouvement [7]. Le mouvement à son tour est caractérisé comme « appartenant au genre des entités continues qui renferment en elles l’infinité ». Il serait impossible s’il n’y avait aussi le lieu, le vide, et le temps. Le continu enfin est « réceptacle de l’infini », au sens où « l’infini apparaît immédiatement dans le continu [du fait notamment de sa divisibilité illimitée] ». Ce jeu catégoriel plutôt intriqué se laisse re-décliner et préciser dans les rubriques suivantes :

Retenons-en, pêle-mêle, les traits d’unité, de divisibilité indéfinie (non décomposition en parties ultimes), de connexité (principe de contiguïté avec limite commune, pour des parties couvrantes), de continuité essentielle du changement, d’absence de lacunes, et en même temps d’inachèvement et d’infini en puissance. Comme il a été maintes fois souligné, cette dernière caractéristique est l’une de celles qui opposent radicalement le continu et l’infini aristotéliciens à ceux de Cantor et Dedekind, et le rapprochent au contraire des conceptions intuitionnistes et constructivistes du 20e siècle. Le refus aristotélicien de tout infini actuel est tel qu’un point que l’on dit « situé » sur une droite n’est selon lui encore qu’en puissance. Pour l’actualiser, il faut qu’un mobile divise la droite par un arrêt, et révèle ainsi ce qui peut valoir comme « ce » point, à l’extrémité d’une trajectoire interrompue. Aristote suggère même que le point n’est vraiment actualisé qu’à partir du moment où le mobile repart. En somme, un point doit être avéré comme fin de ce qui vient avant, et commencement de ce qui vient après lui le long d’un continu englobant [9]. Plus généralement, le point, la position, les bords, ne semblent s’actualiser que par un acte – précisément – d’interruption ou de coupure, c’est à dire, en définitive, à la jonction de deux continus : condition plus exigeante que d’affirmer simplement qu’il n’y a pas de point sans continu préalable.

M. Panza souligne (art. cit., p. 26) à quel point le modèle de Cantor-Dedekind, aujourd’hui modèle canonique du continu dans tant de champs scientifiques, s’écarte du type d’unité et d’être en puissance voulu par Aristote [10] : puisqu’il s’agit alors d’un ensemble, au sens cantorien, dont l’unité, déjà contestable de ce seul fait d’être un ensemble, ne précède pas l’individualité des éléments qui le composent actuellement. Ce modèle, qui est aussi celui de la « droite numérique réelle » (constituée, précisément, de l’ensemble des nombres « réels »), se définit de façons diverses comme une complétion de l’ensemble des fractions rationnelles, et de par sa facture numérique s’inscrit dans le grand mouvement d’algébrisation de la géométrie entamé avec Descartes. Il ne retrouve alors certaines des propriétés du continu aristotélicien (divisibilité indéfinie, pas de lacune, connexité) qu’à travers une « cardinalité » spécifique, reflétant une multiplicité infiniment riche en éléments ponctuels pré-individués – et même infiniment trop riche, si l’on en juge à partir d’ontologies ou d’épistémologies adverses, notamment constructivistes. Cette singulière richesse ensembliste a pour conséquence paradoxale de faire surgir un ensemble énorme de fonctions discontinues, en sorte que la continuité d’essence du mouvement/changement aristotélicien n’apparaît plus que comme une exception improbable, voire miraculeuse [11]. Dans la plupart des conceptions antérieures, on estimait la continuité des procès assurée, au moins par défaut. Il faut désormais la postuler, ou la prouver – mathématiquement, physiquement, phénoménologiquement.

Mais revenons un instant à Leibniz, et à une époque où la géométrie joue sans conteste un rôle prépondérant dans le développement des mathématiques. Leibniz reprend pour l’essentiel les conceptions d’Aristote, en y apportant toutefois plusieurs modifications [12]. Le continu est transporté de la physique aux mathématiques, dont il devient un objet transcendant légitime ; il comprend par ailleurs des grandeurs infinitésimales, qui se distinguent des autres en ce qu’elles ne sont pas « effectivement assignables ».

Comme l’aristotélicien, ce continu est donné comme un tout, et n’est pas composé de points. Les points et les parties n’y apparaissent que du fait du mathématicien qui effectue des divisions en son sein. Le continu est bien évidemment divisible à volonté, mais toutes les divisions possibles ne peuvent jamais s’y opérer en même temps (on n’a jamais sous les yeux qu’un nombre limité de parties et de points). Toute division du continu en deux parties, elles aussi continues, révèle une partie commune (connexité). Les restrictions imposées à la formation de sous-ensembles, qui doivent respecter la cohésion du continu, entraînent des restrictions analogues sur la formation des fonctions, qui ne peuvent alors qu’être continues.

Devenant objet des mathématiques, le continu leibnizien peut désormais concerner d’autres régions de l’être ou de la pensée que la seule physique. Sa deuxième originalité est, comme il est connu, de recéler des grandeurs « inassignables », dont certaines peuvent être qualifiées d’infinitésimales ou incomparablement petites. Plus radicalement, « chaque point qui se laisse repérer dans un continu, est intrinsèquement entouré d’une bouillie fluente dans lequel aucun point n’est différencié. L’absence [a priori] de points, le caractère d’écoulement et de fusion sont la propriété principale du continu » (Breger, art. cit., p. 77). Cette hétérogénéité fusionnelle (ou cette fusion dans l’hétérogène) renvoie à deux modalités (au moins) de différenciation et d’individuation. Elle a son pendant au niveau numérique : car les nombres qui devraient correspondre aux longueurs de ces grandeurs inassignables, sont alors eux-mêmes des « fictions », tout aussi peu assignables par une construction ou une délimitation finie, que le sont les parties fluentes concernées. Pourtant, on peut les intégrer dans une certaine mesure aux calculs, seulement à titre d’auxiliaire, non dans l’énoncé du problème ou dans sa solution. L’identité – ponctuelle, numérique – n’est ainsi qu’un cas limite de la différence, puisque selon Leibniz « les égalités sont des inégalités infiniment petites », dans lesquelles on a négligé les différences infinitésimales (p. 80). Les lois, l’organisation, de ce qui est explicitement constructible (géométrie), en même temps que finiment assignable (nombre), sont donc sous-tendues par le fait de s’appliquer à un domaine indifférencié et/ou fictif, infiniment plus large, ontologiquement premier, et même utile, si la perspective n’était qu’instrumentale.

Il aura fallu attendre A. Robinson et l’analyse non-standard (exposée dans son traité de 1966) pour donner aux infinitésimaux leibniziens un premier statut entièrement rigoureux dans le cadre d’une théorie des ensembles post-cantorienne, renouvelée par la théorie logique des modèles (qui est si l’on veut un versant « sémantique » de la logique mathématique). Cette histoire n’a pas sa place ici. Mais l’insistance de Leibniz sur l’indifférenciation toujours possible du continu, sur sa structure que l’on pourrait dire intrinsèquement modalisée (entre le réel-fini-assigné et le fictif-fluent-inassignable), et bien entendu sur sa priorité relativement à tout marquage discret, ne peuvent que concerner au plus haut point une sémantique linguistique et textuelle. On a pu soutenir en effet que la discrétisation des répertoires linguistiques fondamentaux (mots, morphèmes, syllabes, phonèmes), ou le recours à des listes de traits sémantiques dans la description (‘sèmes’, par exemple), démontrerait le caractère exclusivement discret des intuitions originaires en la matière. Or, un marquage discret, ou une segmentation, n’impliquent pas nécessairement l’asémantisme du fond continu contre lequel on les détache, ni le caractère discret du procès par lequel on les interprète, et au sein duquel ces formes s’individuent. Ce n’est pas dire seulement que toute discrétisation est constitutivement tributaire d'un substrat, ou d’une substance continue : c’est dire, plus précisément, que l’opposition pertinente ici n’est pas entre forme et substance, mais entre forme et fond, et que cette opposition – cette dialectique – est interne à l’objet même, au plan de sa « manifestation » comme à celui de son « contenu ». En nous inspirant de la vision leibnizienne, nous pouvons penser ce fond comme inégalement différencié, ne regroupant des régions ou des positions déjà marquées, qu’à la condition de comporter aussi des régions plus fluentes, des positions seulement fictives ou possibles, responsables en même temps de la cohérence du continu déployé, et de son ouverture sur d’autres déterminations (différences, passages) à venir. Les modèles contemporains, construits à partir de points ou de nombres, tendent à induire une interprétation des régions encore non pourvues de valeurs, en termes d’interpolations, ou de combinaisons (conjonction, disjonction) de valeurs déjà acquises par d’autres régions : cela peut être parfois utile ou vraisemblable, mais nullement requis en général. Dans une conception de filiation aristotélicienne, toutes les « zones » du continu n’ont pas le même statut : sans opérations explicites de marquage et de repérage, elles ne sont pas vraiment individuées, ni précisément localisées. De nouvelles dimensions de discernement peuvent émerger localement, ou au contraire se résorber, dans le cours historique de la (dé)différenciation du continu sémantique. En somme, un tel continu, s’il est toujours déjà donné, n’est pas donné une fois pour toutes : il prolifère, ou dégénère, ce qui devra peut-être se traduire mathématiquement par des manipulations locales de sa dimensionnalité.

Toujours dans le même volume, la brève contribution de R. Thom – qui ne saurait évidemment épuiser sa pensée du continu –, s’inscrit dans cette continuité leibnizo-aristotélicienne : antériorité du continu dans sa relation dialectique au discret [13], importance des opérations de délimitation et de coupure [14], refus de l’engendrement par l’arithmétique, surtout s’il s’agit d’imposer d’emblée au continu « une structure aussi rigide que celle du groupe additif des nombres réels ». Thom qualifie les ensembles cantoriens de « sacs à poussière », comme tels non fondés à représenter le continu, du moins tant qu’on n’y a pas introduit une structure topologique, et avec elle la notion d’une continuité. Il reconnaît en même temps la difficulté de former une image claire des transitions, ou inter-réductions, possibles entre continu et discret (p. 143). Dans son effort de proposer des versions archétypes du continu et de sa genèse, il nous semble toutefois introduire un biais significatif, en s’appuyant principalement à une forme spatialisée vide, ou à tout le moins d’une homogénéité qualitative parfaite, semblable à celle d’une matière première étalée. L’idée d’une différenciation indéfiniment modulable, d’une hétérogénéité du continu qui ne passe pas seulement par l’introduction seconde de saillances (bords, coupures, singularités), mais par une diversification originaire d’un « fond » lui aussi en cours d’individuation, semble alors perdue. En partant d’un continuum vide et homogène (de densité constante), lisse et indifférencié, pour y introduire et marquer des différences qui prolifèrent plus ou moins sous la forme de saillances, l’occasion est manquée de replacer la question du continu à l’intérieur d’une réflexion d’ensemble sur une structure plus phénoménologique de champ, avec une donnée minimale de type figure-fond. Un certain cadre trop simplement extensionnel l’emporte, et fait sentir son influence jusqu’au cœur des modèles thomiens : le continu se donne alors comme une extension étale, analogue à un fond homogène, et joue le rôle d’une base pour des superstructures géométriques définissant des saillances. On retrouve toutefois la notion d’un état variable de différenciation locale, en fonction de processus agissant sur la base spatiale, qui sont formalisés dans ce cadre comme des systèmes dynamiques (équations différentielles, ou aux dérivées partielles). On peut admettre alors que les types d’attracteurs de ces systèmes dynamiques, la disposition et la ‘profondeur’ des bassins d’attraction, particularisent qualitativement une valeur en chaque localité du continu. Toutefois, cela ne modifie en rien la donnée de l’extension sous-jacente, si bien qu’en dépit de ces propositions remarquables, on reste désemparé si l’on tente de mathématiser des figures moins épurées ou stabilisées du continu lui-même : figures dans lesquelles celui-ci se présenterait d’abord, non comme un objet univoque, ou comme un domaine de base disponible à l’état pur, mais comme une modalité en devenir, dans un champ qui soit nécessairement « parcouru » (serait-ce pour le contempler), en même temps qu’originairement marqué, texturé et inégalement différencié, jusque dans son fond [15].

Dans un article du même recueil, consacré à ce qu’il appelle « l’objectivité bimodale », mathématique et physique, du continu, J. Petitot évoque les conceptions « néo-aristotéliciennes » modernes, que l’on retrouve notamment dans la mouvance de la phénoménologique philosophique ou scientifique (dans les écoles gestaltistes, par ex.) [16]. C’est à travers elles, en même temps que par des conceptions restées plus ontologiques ou réalistes (comme celle de Peirce, ou de Thom), que la tradition du continu a pu passer à la sémantique. La section suivante en décline quelques-unes des raisons.


2.Légitimations des Continus en sémantique

A supposer donc que la sémantique fasse place au continu, tout porte à croire que ce serait à partir de conceptions qui lui feraient inscrire ses « espaces » et ses « procès » dans la lignée syncrétique des « continuums phénoménologiques qualitatifs de nature aristotélicienne » (pour reprendre ici une formulation de J. Petitot). L’historicité intrinsèque d’un continu sémantique, son indétermination inévitable en de larges zones, ses modes variables de différenciation qui vont par exemple du générique (ou du vague) au spécifique, enfin la fonction purement conventionnelle du repérage par des points, qui ne correspondent en réalité à aucune identité sémantique assignable, indiquent suffisamment que le modèle ensembliste cantorien ne peut être ici qu’un extraordinaire instrument provisoire. Mais, cantorien ou pas, pourquoi après tout le continu ? Suivons le recensement – mais non exactement les conclusions – d’un article de J.M. Salanskis, qui discernait trois modes de légitimation du continu, la part du « cognitif » allant apparemment de façon décroissante du début à la fin de la liste [17] :

a. Légitimation par le (présumé) continu perceptif, auquel s’affrontent le langage et les langues : continu qui pourrait donc faire référence à certains niveaux de la construction du sens ; toutefois, cette entrée ne serait valable qu’à la condition que l’organisation perceptive soit en continuité directe, ou du moins homologue à (par exemple) une forme de spatialité propre au langage.

b. Légitimation par l’approche dynamiciste en général, qui considère les entités comme des moments spatio-temporels de procès continus, actualisés par stabilisation (Thom, mais aussi certaines modélisations connexionnistes) : on peut toutefois estimer, du point de vue d’une sémantique, que ce n’est pas le plan du « contenu », ou de la « signification », qui est atteint par là, mais plutôt celui de sa « prise de possession » (de sa performance, si l’on veut).

c. Légitimation par un continu qui serait véritablement propre au sens linguistique, et définitoire de la compétence linguistique. Cette question se déclinerait elle-même en :

Tout en nous accordant à ce premier abord de la question, nous voudrions maintenant avancer dans notre argumentaire, en revenant éventuellement sur certaines des distinctions et des réserves tout juste mentionnées [18]. Procédons par liste de points.

  1. La question de la perception, de ses modes de constitution et de description est fondamentale, et cela quand bien même une distinction s’imposerait entre ses modalités sensibles, et d’autres que l’on pourrait attribuer en propre à l’activité de langage. Qu’il s’agisse de retrouver de la modalité continue au niveau de l’objet « langue » lui-même, ou seulement dans ses pré-requis et corrélats disciplinaires, l’entrée perceptive est selon nous la principale. Le continu nous vient d’abord comme une modalité du fait, ou plutôt de l’apparaître, perceptif, dans l’intrication temporelle du « sentir et se mouvoir ». Sa nécessité en sémantique s’impose à raison de l’importance épistémologique ou méthodologique, à raison de la généralité cognitive et herméneutique que l’on reconnaît à travers telle ou telle modalité de la donation perceptive : thèse qui a pour corrélat qu’on se situe dans un cadre où la phénoménologie joue le rôle d’une transition, ou d’une médiation, incontournable. De cette façon, le primat de la perception ne peut signifier que le primat d’un sens perceptif, dont la description conditionne évidemment la possibilité de reconnaître « ailleurs », sur d’autres terrains, les « mêmes » modalités de constitution. Hors d’une approche de ce type, l’appel au continu au sémantique revêt par force un caractère plus conventionnel, voire métaphysique (mais guère plus que pour le discret). D’autres légitimations existent, liées par exemple à la disposition des catégories et des jugements le long d’échelles de gradualité, ou à la topologie, comme principale alternative à la formalité logique dans la construction d’un univers de représentations. Mais elles ne sauraient avoir la même force.

  2. Une fois donnée cette entrée sur la question, le continu vient automatiquement dans les bagages de la perception : non comme un vide, ou comme un continuum sans qualités, mais solidairement d’un marquage par des discontinuités, ou des contrastes qualifiés. Il n’est pas uniquement extérieur, simple support de diagrammes, ou fond neutralisé d’une géométrie [19]. Déjà nécessaire au plan de l’extension spatio-temporelle, pour qu’une forme se démarque à partir d’un système de discontinuités délivrées sur un fond continu, il s’impose aussi d’un point de vue génétique, comme modalité de la différenciation et de la progressivité. Les courants continuistes et dynamicistes en sciences cognitives y font largement écho : outre le concept d’ordre par stabilisation, fondamental en modélisation, on voit utilisées, dans les descriptions, des notions de gradient de différenciation ou d’intensité, avec là encore des événements de discontinuités (succession, voire co-existence de phases hétérogènes, cf. Rosenthal, 2004). Ce dynamicisme va de pair avec un continu du temps (ou au moins avec une micro-temporalité), et avec un continu de la différenciation (peut-être du degré de stabilisation), qui se transposent à toute problématique sémantique qui entendrait assumer une telle perspective microgénétique.

  3. Supposant acquis le principe d’une perception sémantique, ainsi que l’a proposé F. Rastier, il reste à déterminer si, et dans quelle part, l’activité perceptive ainsi alléguée, et ses « constructions », sont à verser au compte de ce qu’on appelle, tantôt sens linguistique, au niveau d’une actualisation dans le discours, tantôt signification, au niveau d’une hypothétique donnée relevant du système de la langue. Bien qu’évidemment il faille considérer des degrés d’inhérence et d’immédiateté de la contribution linguistique à ladite perception, la position que nous souhaitons défendre ici est qu’il n’est pas possible de dissocier un sens construit d’une certaine « forme » de parcours, ni, sur un plan plus intérieur et aspectuel (microgénétique), de détacher ce sens construit de la « forme » de sa dynamique de constitution. L’opposition d’une performance, comprise comme une simple prise de possession (même par actualisation dynamique), avec un résultat construit, seul à pouvoir être qualifié de sens, est impossible à stabiliser, comme l’a montré toute l’histoire récente de la sémantique, qui s’est faite de plus en plus « intégrante » de ce qu’auparavant on écartait d’elle, au motif de la constituer en science. Tant que l’interprétation n’est pas comprise comme un procès constitutif du sens, le sens (et on le constate, surtout sa « part » linguistique) est plutôt considéré comme un produit, ou un résultat, et sa dynamique de constitution réduite à un processus de montage, ou même déqualifiée en un processus physique ou psychologique, dont la linguistique, même quand elle se qualifie de cognitive, n’a pas nécessairement à connaître [20]. Cela dit, que la sémantique se construise comme d’emblée interprétative, ne la contraint pas directement à se rattacher au continu – si ce n’est en venant à l’idée, là encore avancée par F. Rastier, d’une interprétation qui soit comme telle une perception de formes sémantiques.

  4. Ces considérations ’processuelles’ ont leur pendant dans la délimitation d’un jeu entre intériorité et extériorité du langage. Certaines problématiques, par exemple énonciatives, entendent ne rien exclure de la variabilité contextuelle dans la définition de leurs objets. Pourtant, leur politique est de renvoyer pour une large part cette variabilité à un « au dehors » des langues – du moins de leur noyau fonctionnel ou schématique, lequel est supposé indemne de toute influence à son propre niveau. Elles cherchent d’autre part à délimiter une première phase du procès énonciatif, seule à pouvoir être dite proprement linguistique, et au seuil de laquelle le langage s’arrêterait pour ainsi dire, ayant rempli sa mission supposée de construire une sorte de « référence virtuelle » ou de « scène verbale ». On défendra ici un point de vue différent. L’idée que l’on puisse déterminer une sphère purement linguistique du sens, s’origine sans doute dans le fait de croire que les mots sont déjà donnés avec les ingrédients exacts de leur signification, avant même que l’on commence à parler. De ce fait, on dissocie langue et thématisation, sens et situation, au lieu de les comprendre à partir d’une co-générativité, où chaque terme participe à la génération de l’autre, et subsiste en lui comme en filigrane [21]. Ces dissociations ont des conséquences sur la question des continus en sémantique : débouchant soit sur la complète autonomie d’un continu linguistique (plus ou moins invoqué par les linguistiques énonciatives [22]), soit au contraire sur l’identification de ce continu à une guise plus « universelle » (par ex. spatiale et topologico-dynamique, dans le cas des linguistiques cognitives). A cela nous opposerons que l’énonciation n’est pas une sortie du langage, et qu’elle n’est pas non plus le fait d’un noyau linguistique autonome. Elle ne se comprend pas comme un acte isolé, mais comme une action, qui consiste en une modification de la composition et du positionnement dans le champ thématique des ‘phases’ langagières en activité au moment où elle prend place. Une fois déconstruite l'opposition entre formes intérieure et extérieure de la langue, la langue n’apparaît pas seulement comme un système ou un répertoire de formes, mais comme une activité formatrice, et un milieu constitué, jusqu’en ses couches les plus « internes » ou les plus « fonctionnelles », par une nécessaire reprise à travers des mises en place thématiques. Celles-ci ne se réduisent pas à des suppléments conceptuels, encyclopédiques et/ou pragmatiques déliés des langues, mais se présentent comme des formations inextricablement langagières et sémiotiques : formations qui sont anticipées par la langue et le lexique à des niveaux très variables de spécificité et de stabilité, différemment sensibles donc aux innovations sémantiques, et aussi différemment susceptibles de les enregistrer. Cela implique de comprendre les langues, non seulement comme des puissances formatrices de représentations (cela, c’est par exemple une problématique du schématisme transposé en linguistique, étape sans doute nécessaire, mais encore bien insuffisante), mais aussi comme des capacités singulières de se laisser déplacer, de se transformer immédiatement de par leur activité même. Et si l’on accepte cette non clôture radicale du jeu linguistique, qui signifie en même temps son intervention jusque dans la constitution de la référence elle-même [23], l’hypothèse de continus du sens, anticipés et esquissés à divers niveaux par les formations linguistiques, devient inévitable [24].

D’autres arguments sont plus couramment invoqués à titre méthodologique, et presque sans restriction d’écoles. Ils peuvent bien sûr être convertis en des thèses plus radicales sur le « sens linguistique » lui-même, et du reste ne sont que des particularisations de ceux qui précèdent. Ainsi, on invoquera facilement des notions de saillance, de gradualité, de déformation, d’interpolation (de traits sémantiques, ou de schèmes, peu importe), pour décrire des différences internes à l’énoncé, aussi bien que les variations d’une même unité dans un corpus, par exemple dans le cadre d’études ‘polysémistes’. Toutes ces notions conduisent à introduire du continu, au moins à l’envisager, sans que d’ailleurs son statut sémantique soit toujours clarifié. Egalement, une prise en compte minimale de la non compositionnalité du sens [25], évidente dans le cas de lexies complexes, ou des expressions dites précisément idiomatiques, vient troubler le guidage supposé de la construction par le découpage en constituants syntaxiques. Il faut alors postuler une sorte de fusionnement de contenus associés aux constituants, avec un lien de motivation (non de composition stricte) avec le sens proposé pour le syntagme : ce qui représente une cuisine bien improbable sans quelque fond de sauce continu – même si une présentation entièrement discrétisée, par exemple en termes de traits sémantiques, tend à le faire oublier ensuite.

Quelques points supplémentaires avant de clore cette section sur les légitimations du Continu en sémantique.

  1. Concevoir un continu sémantique en s’inspirant de conceptions néo-aristotéliciennes, c’est aussi – paradoxalement – partager, à un certain niveau, un souci constructiviste : la différenciation s’inscrit dans le temps, et ce qui n’est pas explicitement marqué, ou tout au moins parcouru, n’est pas individué. Le continu, s’il est bien là comme présomption d’accueil et de rattachement à ce qui est déjà individué en lui, ne s’actualise vraiment, et finalement ne s’instaure, que par les formes et les passages qui s’y inscrivent. L’activité de langage crée (ou dérange) le continu du sens, autant qu’elle l’utilise. Et de même elle contribue à fixer la perception sensible – qui n’est pas seulement sensible. Sans l’activité de langage, et les diverses panoplies sémiotiques qui la relaient et où elle reste présente en filigrane, il semble très difficile d’accéder à des identités qui soient thématisables dans la durée, cela quand bien même nous aurions constamment « sous les yeux » les profils sensibles adéquats.

  2. Comment concilier cette idée d’un continu du sens, avec son caractère non immédiatement présentable, ou « intuitif », contrairement à (du moins le croit-on) celui de la perception sensible ? Un continu du sens n’est pas en effet celui d’une présentation, mais celui d’une diversification et d’une élaboration qui en remanie indéfiniment toutes les localités. C’est aussi un continu d’anticipations, non de présentations immédiates. Ici, les concepts d’actualisation et de stabilisation se révèlent bien insuffisants : car toute actualisation devrait être relance d’une nouvelle indétermination, et toute stabilisation anticipation d’enchaînements possibles.

  3. En modélisation, on schématise souvent les espaces sémantiques de façon telle que de larges zones de ces espaces ne sont pas déterminées sémantiquement : pas d’interpolations, peu de transitions entre les valeurs attestées, qui restent éloignées les unes des autres, par exemple au sein d’un espace euclidien de grande dimension [26]. On peut y voir un défaut de la représentation, même si, comme nous l’avons dit, les zones non marquées de ces espaces, sémantiquement non déterminées, peuvent être considérées comme non actualisées [27]. Encore faut-il qu’une forme de continuité générique colore globalement l’espace impliqué, et fonde « en puissance » sa cohésion. On admettra alors que le continu authentiquement déployé devrait avoir une extension plus restreinte : il constitue éventuellement un ouvert à la topologie compliquée, dont la connexité peut ne tenir qu’à certaines zones représentant des sens très génériques ou instables, à partir desquelles rayonnent les directions de « profilages » pointant vers les autres localités attestées (qui sinon ne communiquent pas entre elles – non pour des raisons de principe, mais en fonction du développement historique des thématiques, et bien sûr du corpus de référence).


3. Quelques précédents

Venons-en à présent à l’évocation – très incomplète, trop rapide – de quelques-uns des travaux de sémantique linguistique qui ont su mettre en œuvre, au plan de théories descriptives ou à celui de modélisations, une certaine forme de continu sémantique, en lui donnant parfois un statut « fondationnel », susceptible d’être apprécié à partir des généralités exposées dans nos deux premières sections.

On rappellera d’abord les arguments généralement reçus en sémantique pour une mise en œuvre du continu à tous les niveaux de l’analyse, à titre de premier élargissement rendu nécessaire par les impasses de l’a priori discret. La plupart de ces arguments sont discutés, ou au moins évoqués, dans le recueil édité par C. Fuchs et B. Victorri (1994). Certains se rencontrent dans le cadre d’une critique de l’appareil métalinguistique, et paraissent exiger que l’on fasse appel à tout un continuum catégoriel. D’autres portent sur les phénomènes eux-mêmes, c’est à dire sur leur mode de constitution dans l’expérience, réfléchie à un niveau pré-théorique. On mentionnera ainsi, dans la terminologie de l’ouvrage, les rubriques :

Ainsi que les rubriques suivantes, de plus en plus marquées :

La problématique de G. Guillaume est reprise notamment par J. Picoche, dans la cadre d’une « définition continue » des items lexicaux (1986). Le cinétisme guillaumien est présenté comme un mouvement (continu) de pensée, se développant à partir d’un potentiel de signification lié aux items lexicaux, pour se suspendre en des points de préhension variés, unifiés précisément par le cinétisme qui passe des uns aux autres. A ce mécanisme s’ajoutent ceux de la synecdoque et/ou de la métonymie, jugés moins cohésifs, en tout cas non explicitement reliés à une pensée du continu.

Dans une filiation guillaumienne, il convient de citer également un auteur comme B. Pottier (1992), pour son usage de longue date d’une diagrammatique topologico-dynamique, mise au service d’une problématique sémantique souvent continuiste, comparable alors à celle de R. Thom.

Les conceptions, ou au moins les schématisations, de R. Thom se retrouvent directement dans le modèle de polysémie de Victorri & Fuchs, et, bien avant cela, dans les travaux de J. Petitot, qui en est avec son paradigme morphodynamique le principal continuateur [29].

Dans une manière proche de celle des théories guillaumiennes, le modèle de Victorri & Fuchs (1996, faisant suite à Victorri 1988) aborde le « phénomène de la polysémie » comme un effet de variation intrinsèque à un « potentiel » inhérent à l’unité considérée, ayant le statut d’un type donné en langue. Cette variation se recueille sur un continuum, dont la postulation se trouve motivée par l’existence de jugements métalinguistiques,  capables de discerner des sens proches, en recouvrement, intermédiaires, ordonnés, etc., évoquant une topologie continuiste du sens. L’originalité du modèle est de représenter la détermination du sens d’une unité en s’inspirant du dynamicisme thomien [30].

L’hypothèse d’un continu du sens, mathématiquement représentable, permet en effet d’attacher à une unité linguistique un continuum polysémique d’effets de sens, relevant de son étude linguistique, et non d’un univers conceptuel dégagé des langues, ou d’un ‘tardif’ composant pragmatique. Les valeurs d’une unité en co-texte sont alors représentées par des régions prélevées sur ce continuum, déterminées par le système différentiel des stabilisations possibles d’un système dynamique, lui-même paramétré par les indices co-textuels pertinents.

Le modèle est local, focalisé sur une unité. Les indices co-textuels sont codés sur son espace externe (ou de contrôle), selon la terminologie thomienne. L’espace des sens associés à l’unité est l’espace interne. La variété des paysages dynamiques permet de représenter toute une variété de cas de figure interprétatifs, depuis la co-évocation de valeurs distinctes jusqu'à l'ambiguïté-alternative, ou encore l’indétermination. Le modèle, implanté au moyen de réseaux connexionnistes récurrents, ménage la possibilité de représenter des glissements continus, aussi bien que des « sauts » de valeur, lorsque les conditions co-textuelles se modifient, et provoquent une bifurcation de la dynamique [31].

Ce premier modèle ne traite pas l’unité et le co-texte de la même manière : ce dernier est représenté en effet par des indices discrétisés, codés ensuite comme des composantes de vecteurs de l’espace de contrôle. Autrement dit, on doit supposer le co-texte stabilisé avant de pouvoir déterminer la valeur de l’unité. Ce défaut se trouve corrigé dans le modèle global d’énoncé, ou plutôt de syntagme, qui a suivi (Victorri & Fuchs, 1996, chap. 8). Des modèles locaux sont mis en couplage, si bien que chaque espace interne local est désormais susceptible de paramétrer les autres, en y apportant les indices co-textuels que le modèle de 1988 devait expliciter, donc traiter comme déjà identifiés – qui plus est sous une forme discrétisée. On y verra donc un progrès dans l’implication du continu.

Il s’est agi ensuite de chercher des procédés pour la construction automatique de ces espaces sémantiques, permettant de se passer de descriptions données a priori en termes de traits sémantiques [32]. Sans entrer ici dans les détails, disons que l’information initiale sur une classe lexicale est prélevée dans plusieurs dictionnaires de synonymes, puis fusionnée dans un graphe de synonymie, dont on construit les sous-graphes complets maximaux (cliques). Chaque clique représente intuitivement un sens assez spécifique, et dans cette mesure est assimilée à un point de l’espace sémantique à construire, tandis que l’ouverture potentielle de chaque lexème est assimilée à une région plus ou moins vaste de cet espace. Différents algorithmes (analyse de données) peuvent être alors utilisés pour transformer, en respectant cette convention, le graphe discret de synonymie en un espace sémantique continu où les unités précédentes et leurs emplois se trouvent représentés comme des régions, distribuées de façon topologiquement cohérente. Les traits des analyses classiques se trouvent alors géométrisés comme des directions, ou des séparatrices, de l’espace ainsi construit.

Une critique détaillée de cette problématique (et de ses modèles) n’a pas sa place ici. Qu’il nous suffise d’indiquer qu’à notre sens elle reconduit la conception dictionnairique du sens, sous une présentation topologique originale. Pour justifier au plan théorique ces choix de modélisation, il est fait appel à des « noyaux de sens », ou à des « formes schématiques », censés unifier le déploiement polysémique observé, que l’on pense pouvoir caractériser ainsi au niveau de l’énoncé, et non du texte. L’énoncé lui-même est conçu comme un effet de la détermination réciproque de ces types dynamiques, à qui l’on attribue a priori le pouvoir de se programmer les uns les autres au plan du sens – tout au moins dans un répertoire restreint de dimensions. Cela exclut bien entendu tous les emplois dont la différence spécifique se mesure mal à partir de variations constructionnelles, d’alternances ou de collocations déjà répertoriées, mais se lit plutôt au niveau de structures thématiques propres au texte, voire en fonction d’un intertexte. Une fois établie cette séparation entre le noyau linguistique et lexical, d’une part, et un très vaste répertoire d’emplois, d’autre part, on tend à cloisonner nettement un jeu linguistique immanent, objet de la sémantique, des jeux pragmatico-référentiels ou herméneutiques, qui s’analysent ailleurs. La thématique n’est pas considérée comme de part en part sémantique et linguistique, mais rejetée dans une extériorité, qui ne serait conditionnée par l’activité de langage que jusqu’à un certain point précis qu’on s’évertue à caractériser. L’accès à un point de vue évolutif sur les langues, qui fasse une place constitutive à l’innovation, devient d’autant plus difficile que le jeu systémique des langues et de leurs lexiques se décrit alors d’une toute autre façon que celui de la thématisation au plan du texte [33]. Même d’un point de vue qui se voudrait exclusivement lexicologique, la question d’une réorganisation selon les corpus se pose. Ainsi, par exemple, dans le modèle que nous venons d’évoquer, la localisation d’une valeur inédite sur une certaine région délimitée à partir des points de repère de base (correspondant aux cliques du graphe de synonymie), n’entraîne pas de modification de la proximité relative de ces points, dont les coordonnées sont en réalité définitivement fixées. Le seul élément susceptible de modifier leur présentation réside en effet dans le choix des directions principales sur lesquelles l’espace entier est projeté, et ce choix ne semble pas dépendre de la valeur analysée. On ne crée pas non plus de nouveaux points de référence, à moins de provoquer d’abord une modification du graphe de synonymie – qui est ici le filtre essentiel. En définitive, toute valeur s’analyse comme un sous-ensemble prélevé sur un ensemble (préalablement déterminé) de valeurs acquises, qui épuisent le champ des possibles. Le continu des espaces sémantiques, requis à juste titre pour géométriser des classes d’emplois, ne joue donc pas le rôle plus fondamental qui pourrait être le sien si, au delà du seul critère (principalement dictionnairique) de synonymie, il était susceptible de se renouveler en étant confronté aux textes – ce qui impliquerait de prêter attention à d’autres corrélations [34].

Venons-en à présent au paradigme morphodynamique, et à ses développements les plus étroitement liés à des questions de sémantique linguistique. On sait qu’en reprenant les principes et les schèmes de modélisation de la théorie des Catastrophes (TC), J. Petitot a estimé possible de rendre compte de l’objectivité structurale dans les sciences humaines (phonologie, sémantique, sémiotique, anthropologie), en échappant aux apories rencontrées par les présupposés discrétisants. Dans cette perspective, toute relation est pensée comme préalable aux termes qu’elle relie, et renvoie à la catégorisation d’un système de positions représentant ces termes sur des espaces abstraits convenablement choisis. Dans la mesure où les positions sont assimilées aux attracteurs d’une dynamique, elle-même paramétrable, toute structure s’identifie, avec son lot intrinsèque de transformations, à un schème dynamique de stabilité variable, responsable de l’évolution des positionnements, en même temps que de la jonction ou de la disjonction des attracteurs. Ce type de modèle, remarquable en ce qu’il traite en même temps, de façon holiste, la synthèse des unités et des relations, et les transformations de la structure, peut s’appliquer en droit, à un niveau très générique, à tout domaine où se manifestent des phénomènes structuraux. Cela a conduit J. Petitot à envisager le développement d’une sémantique iconique de facture topologico-dynamique, en proposant d’abord une reconstruction localiste des grammaires casuelles de Fillmore [35], puis en étendant ce point de vue aux grammaires cognitives de Langacker, Lakoff, Talmy, qui développaient des vues comparables sur le plan des schématismes mobilisés.

On sait qu’en effet ces grammaires cognitives postulent la fonction structurante de schèmes spatio-temporels et dynamiques, analogues à des Gestalts perceptives. Il ne s'agit pas là nécessairement, même si c’est souvent le cas dans les faits, d'une thèse réductionniste sur la nature exclusivement spatio-temporelle et sensible des contenus sémantiques primitifs, mais d'une thèse sur la nature formelle des structures de la linguistique. Cette thèse stipule que cette « formellité » est fondamentalement topologique et dynamique, avant que d'être logico-symbolique. Elle paraît s'appliquer tout naturellement lorsqu'il s'agit de la sémantique d’unités à implication locative ou de mouvement (des verbes comme entrer, sortir, tomber, traverser... ou des prépositions comme au-dessus, à travers, dans, contre...). Leurs sens sont représentés par ce que Lakoff appelle des images-schèmes généralement figurés par des diagrammes, qui idéalisent les « actants », aussi bien que les « lieux », sous la forme de domaines topologiques dont le positionnement relatif sous-tend la mise en relation.

Pour Thom, l’idée était de réduire les actants à des domaines (boules topologiques), puis de représenter leurs relations par l’évolution d’un potentiel dont à chaque instant les bassins d’attraction auraient coïncidé avec le domaine d’un actant. Petitot, qui le reprend, résume ainsi le système général des identifications structurales, qui correspondent de cette façon à celles des grammaires cognitives :

Il va de soi que la schématisation ainsi proposée renvoie comme telle à une structure fondamentale et très générale du sens, et se tient toute entière du côté du continu. Elle a pu donner lieu à quelques implantations effectives, à travers la médiation connexionniste [36]. Toutefois, même en reconnaissant le grand intérêt de ces travaux, il nous faut avancer quelques critiques plus spécifiques des théories linguistiques en cause, sur des aspects qui se trouvent en définitive restreindre la vision qu’elles proposent d’un continu du sens, et de sa construction. Le sort fait à la structure fondamentale d’articulation entre fond et forme (ou figure), hérité des écoles gestaltistes, peut servir ici de fil conducteur [37].

Certaines guises de la structure figure-fond sont en effet fondamentales en linguistique cognitive. Mais à y bien regarder, il s’agirait plutôt de relations de repérages, comme la relation entre figure et ground, chez Talmy, ou entre trajector et landmark, chez Langacker. Ce que l’on devrait appeler à plus juste titre fond se trouve en réalité vide, ou totalement disjoint des structures profilées, qui ne font que s’y inscrire. Un tel fond sémantique est comme un cadre vide, valant a priori pour toute énonciation. En tant qu’a priori grammatical, il reproduit à sa façon le moment intuitif de la philosophie kantienne, qui pose justement les formes vides de l’espace et du temps comme condition de toute expérience, en les séparant pour ainsi dire de leurs schèmes organisateurs, qui sont alors le lot de l’imagination. Cette disjonction – cette discontinuité majeure – entre le fond et les figures, réduites alors à leurs aspects configurationnels, affecte également le concept de scène de Fillmore, qui dispose en arrière-plan une « isotopie sémantique », totalement hétérogène au schème actanciel proprement dit. Ainsi, dans la mesure où le rapport fondamental entre fond et forme n’est pensé que dans ses supposées dimensions grammaticales, les linguistiques cognitives s’empêchent de devenir textuelles. Même sur un plan lexicologique plus restreint, on ne peut dire qu’elles aient développé des modèles très convaincants. Par ailleurs, le fait que les structures grammaticales soient pensées prioritairement, voire uniquement, en termes configurationnels, limite singulièrement l’analyse des marqueurs grammaticaux, et de façon comparable, celle de toutes les unités qui se font d’abord remarquer pour leurs emplois spatiaux. En particulier, une coupure dommageable s’instaure avec les nombreux emplois dits fonctionnels ou figurés de ces mêmes unités (la montre marche, il nous fait marcher, la nouvelle tombe, la couleur sort bien sur ce fond, etc.).

En accordant un privilège systématique à des schématismes de facture uniquement spatiale ou topologique, nombre de travaux en linguistique cognitive ont cru pouvoir distinguer en effet un niveau sémantique autonome et tout à fait générique, susceptible de se transposer dans une grande diversité de domaines, rejoignant ainsi la fonction d’une couche grammaticale de la signification. Si ce niveau a la constitution et la fonction qu’on lui prête, il devrait donc se comporter comme un invariant pour chaque unité et chaque domaine mis en œuvre. Or nos analyses, qui montrent déjà le caractère très problématique de l’isolation d’un tel niveau schématique, débouchent a fortiori sur une mise en cause de sa prétendue invariance. A l’opposé de ces conceptions, nous constatons en sémantique un enchevêtrement profond des dimensions configurationnelles et des autres – et cela quand bien même l’espace serait impliqué au premier chef.

Ce disant, on n’entend pas contester l’intérêt de pousser aussi loin que possible l’idée d’une analogie, voire d’une mise en continuité, entre perception et construction du sens. Au contraire, nous entendons nous inscrire dans cette mouvance théorique et descriptive. D’où l’importance du choix d’une « bonne » théorie de la perception et de l’action, qui reconnaisse le rôle constituant d’anticipations de nature praxéologique et qualitatives – là encore, sans céder sur une nécessaire pensée du continu [38]. L’analyse montre ainsi que les relations topologiques ne sont pas toujours les plus transposables, si bien qu’il faut plutôt postuler que les organisations topologiques résultent, bien plus qu’elles ne les précèdent, de ‘programmes’ sémantiques d’une toute autre diversité qualitative. De même, l’existence d’emplois dits subjectivés (la route monte), peut être considéré comme un indice, parmi d’autres, de la nécessité de prendre en compte des phases du sens où la séparation entre actants, lieux/cadres et procès ne soit pas acquise [39]. Tout ces faits réclament, selon nous, une recomposition radicale du dispositif théorique, dont tout indique qu’elle ne pourrait se faire sans impliquer toujours davantage le continu.
 

Remarque. Autrement dit encore, le continu sémantique présupposé par les grammaires cognitives est déjà orienté vers une fonction exclusive de support diagrammatique. En raison de la dissociation entre les études lexicales et grammaticales, et du format prioritairement configurationnel prêté à la grammaire, il ne s’enrichit éventuellement, n’acquiert de la qualité, de l’hétérogénéité, que par jonction avec l’expérience sensible, elle-même conçue sur un mode sensualiste, et non pas sémiotique. Le continu invoqué est donc tantôt celui d’une page vide préalable à l’énonciation, tantôt celui du flot occurrent de la sensation ; ce n’est pas celui d’une multiplicité toujours en voie de différenciation, porteuse d’horizons sémantiques, d’anticipations qualitatives, et d’incitations à agir. Apparemment, l’effort de délimiter une sphère linguistique ‘pure’, qui soit plus homogène en sa facture que la diversité imprévisible d’expériences qu’elle peut signifier, conduit à mésestimer la richesse qualitative des anticipations linguistiques, au motif qu’on ne chercherait à en capter que les dimensions les plus génériques, ou premières (grammaticales, ou spatiales)

Une discussion plus serrée avec Langacker n’ayant pas sa place ici, on remarquera seulement qu’en dépit du schématisme apparemment continuiste de sa Cognitive Grammar, Langacker, dans un texte au moins, a récusé l’idée que les structures sémantiques soient de façon prédominante continues plutôt que discrètes (1994). Relativement aux structures les plus internes du sens linguistique, le discret serait censé prédominer ; les effets sémantiques continus seraient dus à l’intervention de facteurs plus externes (notamment domaniaux), sans pour autant qu’une démarcation nette soit possible. Cela nous paraît être, là encore, une conséquence de la séparation a priori du schématisme grammatical. En effet, tout continu sémantique qui ne serait pas constitué par la possibilité même de sa réélaboration permanente (de sa réactualisation), tend à se déqualifier en simple instrument, puisque les positions acquises, ou les dimensions de déformation recensées, semblent n’être jamais qu’en nombre fini. Le continu ne sert plus alors qu’à ‘ensembliser’ des occurrences, ou à ‘figurer’ des valeurs et des relations, dont on peut toujours penser qu’elles pourraient être constituées sans sa médiation.


4. Vers une théorie des formes sémantiques

La critique des linguistiques cognitives que nous avons formulée avec P. Cadiot ne partait pas initialement d’une inquiétude particulière pour le sort réservé au « continu du sens » : c’était plus globalement la question des formes sémantiques qui nous retenait. Mais les questions du continu, de la continuité, de la continuation, y sont en fait constamment présentes – du mot au texte. Nous avons critiqué ainsi :

C’est en fait le « modèle perceptif » sous-jacent aux travaux de linguistique cognitive qu’il nous a fallu identifier et remettre en question [40]: tant sa composition (séparation entre schèmes et notions), son immanentisme, que son manque de dynamicité, imputable à un modèle de la spatialité qui la saisit à un niveau déjà constitué, alors qu’il faut comprendre le noyau fonctionnel des langues comme opérant aussi, et même d’abord, dans les phases précoces des dynamiques de constitution, à travers, par exemple, des anticipations de type synesthésique et praxéologique.

Notre démarche – encore une fois orientée par la question des formes en sémantique, et non directement par celle du continu – a consisté en un retour critique aux écoles historiques de la Gestalt, et en même temps à la philosophie phénoménologique, parcourue le long d’un axe allant de Husserl à Merleau-Ponty en passant par Gurwitsch. Nous avons tenté de développer sur cette base un mode phénoménologique de théorisation, bien distinct des modes formels, même si un certain type de modélisation mathématique (précisément celui évoqué ci-dessus, dans la filiation de R. Thom) nous a servi de tremplin. Nous avons ainsi utilisé la phénoménologie comme un discours objectivant d’un type particulier, qui fait jouer à l’Etre-au-Monde, ainsi qu’à certaines structures du champ de conscience (formes et champ thématique), le rôle d’un ‘modèle’ général, partout transposable. Ce privilège, de toute façon non exclusif, de descriptions inspirées de celles de l’Etre-au-Monde corporel, pratique, intersubjectif, ne signifie pas que nous entendons réduire la question du sens linguistique à celle de conditions corporelles anté-linguistiques, comme l’ont fait apparemment Lakoff et Johnson avec leur concept d’embodiment. L’Etre-au-Monde allégué ici n’est pas une origine naturelle, ni même (pour ce qui concerne la sémantique) une strate phénoménologique première, mais un emblème, un ‘modèle’ générique indéfiniment transposable, car lui-même originairement marqué de transpositions et de transactions instituées par les cultures et leurs langues. L’expérience du corps, si elle doit être évoquée en sémantique, ne renvoie pas à une pré-détermination causale, mais au foyer sensible, pratique, et toujours déjà linguistique, des gestes et des pratiques sociales donatrices de sens.

Ainsi, le développement d’une théorie des formes sémantiques ne renvoie évidemment pas à un programme réductionniste, mais à la possibilité de transposer d’un registre à l’autre les mêmes modalités théoriques et descriptives. Une telle orientation implique de dégager une notion de forme qui ne soit pas nécessairement sensible, sans pour autant relever de la formalité logique [41].

Notre problématique a donc deux volets étroitement liés : l’un porte sur l’entrelacs entre langue, activité de langage et expérience, l’autre sur le parcours et la constitution de formes sémantiques proprement linguistiques, dans le sillage de la phénoménologie, de la Gestalt, de la sémiotique, et de la sémantique textuelle de F. Rastier (Sémantique Interprétative). On se tient ainsi dans le passage à double sens entre une phénoménologie herméneutique et une herméneutique linguistique de style phénoménologique, la théorie des formes faisant fonction de pivot ou de médiation.

Nous avons tâché, avec P. Cadiot, de faire voir la nécessité d'engager la description lexicale (tout comme celle des grammèmes) vers la saisie de motifs linguistiques  : principes génériques non domaniaux, contribuant en premier lieu, non au regroupement d'objets ou de connaissances (comme dans les sémantiques référentielles ou dans les sémantiques des types), mais à celui de modes de saisie ou de donation, constitutifs de l’expérience même de la parole, et qui ne sauraient être convenablement décrits, même dans leurs dimensions les plus génériques, par les schématismes évoqués ci-dessus (section 3).

Ces premières analyses empiriques nous ont convaincus de développer un cadre théorique qui convienne à une description de style phénoménologique de la valeur linguistique (notamment dans son lien à l’expérience sensible et pratique), et qui puisse en même temps s’adapter, de façon tout à fait générale, aux besoins d’une linguistique textuelle et interprétative. C’est alors le concept-pivot de forme sémantique qu’il nous a fallu retravailler. Nous avons donc proposé une alternative théorique globale, destinée à donner au concept de forme sémantique la portée générale voulue, au-delà donc des cas où une perception sensible serait directement impliquée [42].

Nous l’avons fait : (i) en distinguant trois ‘phases’ dans la construction de ces formes, appelées respectivement motifs, profils, et thèmes, simultanément actives au cœur du parcours interprétatif, (ii) en explicitant les contraintes minimales (en termes de modèles dynamiques) que devrait vérifier une théorie des formes sémantiques capable d'opérer à ces trois niveaux, donc d’emblée au palier du texte ou du discours (iii) en précisant ce que deviennent, dans ce cadre théorique, un certain nombre de questions classiques de la sémantique (polysémie, dénomination, sens figurés, métaphores, caractérisation de la grammaire).

Ce faisant, nous conservons, et souhaitons enrichir le cadre dynamiciste des travaux évoqués dans la section précédente, en reprenant – pour le moment sous la forme d’une évocation, et non d’une application – les concepts mathématiques d’instabilité, de stabilisation et d’attracteurs complexes, en espérant qu’il sera possible d’aller au-delà de la théorie des Catastrophes élémentaires, qui a jusqu’ici directement inspiré les modèles dynamiques en sémantique. D’où les esquisses de caractérisation, évidemment continuistes dans leur principe, que nous avons proposées pour les divers régimes sémantiques : dynamiques chaotiques et/ou structurellement instables pour les motifs  ; structurations en Gestalts par stabilisation dans un champ pour les profilages  ; émergence et continuité identitaire des thèmes par enveloppement et intégration de profils. Une modélisation de type ‘système complexe’ est ainsi suggérée.

On se sépare donc radicalement de tout présupposé immanentiste, qui ferait postuler une couche de signification contrôlant entièrement de l’intérieur son identité, sans être affectée, à son propre niveau, par sa mise en œuvre. Toutefois, nous ne renonçons pas pour autant à décrire, quand cela paraît pertinent, diverses formes d’unification en langue – unifications complexes, non fixistes, non essentialistes, qui pour cette raison ne peuvent être assimilées à des types. Le tableau d’ensemble est celui d’une interaction immédiate et bi-directionnelle entre les ‘phases’ les plus instables et les plus ‘intérieures’ de la langue ou du lexique, et les développements mieux stabilisés et dissociés du niveau thématique, aucune des ‘phases’ co-existantes dans le mouvement de thématisation ne se développant de façon autonome. Sur un plan plus méthodologique, cela implique que chaque problème linguistique se redistribue sur les différentes phases de cette dynamique, et que chaque ‘unité’ se comprenne dans sa participation multiple à ces diverses phases [43].

Tout cela ne fait donc qu’aggraver notre diagnostic : il n’y a pas un aspect de cette démarche qui puisse se passer, non pas exactement « du » Continu, mais plutôt d’une multitude indéfinie de guises du Continu. Qu’il s’agisse de phénoménologie du langage, de théorie des formes sémantiques (avec ses trois ‘phases’ : motifs, profils, thèmes), de caractérisation fine de telle ou telle unité, ou de mathématisation (seulement évoquée), le continu est partout présupposé, traité tout à la fois comme une condition (pré-compréhension), un caractère (différenciation, progressivité, élaboration, identification des champs et des unités, innovation), et un produit (modèles topologico-dynamiques) du procès d’objectivation mené par la sémantique.

En résumé, et quitte à nous répéter, le recours au Continu, à la fois comme fond intuitif de la saisie réflexive du sens, et comme ressource nécessaire de l’objectivation dans une théorie des formes sémantiques, nous semble exigé par :

Ces choix vont de pair avec une conception de l’énonciation qui ne soit ni une « sortie » du langage vers un monde constitué sans lui, ni un mouvement confiné à quelque sphère immanente au langage, qui culminerait dans une sorte de « référence virtuelle » propre [44].

Le concept de motif proposé dans notre premier travail sur la théorie des formes sémantiques étant par définition solidaire de Gestalts sur le plan de l’expression (mots, lexies complexes, phraséologies), il convient d’explorer plus précisément les modalités de sa jonction aux motifs ou aux topoï de la narratologie ou de la folkloristique, qui sont quant à eux définis sans ces contraintes de format. Il s’agit là d’une direction de travail possible, parmi celles qui pourront assurer la jonction avec une linguistique qui soit intrinsèquement textuelle [45].
 

Une autre direction, fondamentale dans cette même perspective, est de reformuler, dans les termes d’une théorie continuiste des formes sémantiques, les concepts de sème et d’isotopie, de façon à dépasser le cadre discrétisant où ils ont été conçus à l’origine. Les propositions de R. Missire nous semblent déjà éclairantes de ce point de vue [46].

En manière de très brève conclusion, rappelons quelques-unes des perspectives à partir desquelles nous avons défendu et illustré, tout au long de ce texte, la nécessité de postuler un continu, ou des continus, du sens en linguistique.

Nous avons également décrit des visions restrictives de ces mêmes perspectives, qui, tout en prenant parti pour une forme de continu du « sens linguistique », fragilisent ce geste initial, en faisant du continu en cause, soit un décalque finalement impertinent de la perception, soit un simple mode de déploiement pour des valeurs repérées à partir d’une base inamovible et finie, tendanciellement assimilable à un référentiel discret.

Enfin, nous avons également souligné l’importance d’une tradition aristotélicienne du Continu, et la nécessité corrélative de distinguer les modèles dont la sémantique aurait besoin, de celui, numérique et ensembliste, de Cantor-Dedekind, qui a plutôt ici la valeur d’un instrument.


NOTES

[*] Une version abrégée de ce texte a été acceptée pour publication dans un numéro des Cahiers de Praxématique coordonné par Driss Ablali et Mathieu Valette sur Le continu : du son au sens.

[1] La distinction entre sens adjectival et substantif du continu est introduite par J.-M. Salanskis dans son article « Continu et Discret » de l’Encyclopedia Universalis (1985).

[2] Déplacement qui sera proposé sans se soucier de fournir au préalable une image plus complète du domaine nommé par le titre de cet article. On ne reviendra pas, par exemple, sur les riches heures du débat entre paradigmes ‘logico-symboliques’ et paradigmes ‘connexionnistes’ (cf. par exemple Laks, 1996).

[3] Le deuxième labyrinthe où « la raison s’égare souvent » est celui de « la grande question du libre arbitre et du nécessaire ».

[4] Sur cette indécidabilité foncière, cf. Harthong (1992).

[5] On se reportera sur cette question aux exposés des mathématiciens de l’école française dite ‘non-standard’, présents en force dans la 4e partie du Labyrinthe du Continu  ; également aux exposés plus fondationnels de E. Nelson et J.M. Salanskis dans le même recueil ; enfin à l’ouvrage plus récent de J.M. Salanskis (1999).

[6] Barreau (1992), pp. 3-15.

[7] Panza (1992), p. 20.

[8] La notion aristotélicienne de contiguïté avec limite commune se retrouve dans le concept moderne de connexité en topologie. Très brièvement : sont dites consécutives pour Aristote deux choses qui ne sont séparées par « rien du même genre » [lorsque l’on passe de l’une à l’autre] ; contiguës, celles qui sont consécutives et en contact [les ‘extrémités’ se touchent] ; continues, celles qui sont contiguës, et qui possèdent une limite commune [impliquant que les parties « tiennent ensemble »]. Aristote définit aussi une notion de position intermédiaire, comme « tout ce qui est atteint par un changement continu avant de parvenir à son terme ».

[9] Cela paraît proche du principe de construction du continu de la droite numérique réelle par le procédé dit des coupures (Dedekind). Toutefois, dans le cas de Dedekind, il ne s’agit pas de coupures opérées dans un continu déjà déployé, mais de coupures dans l’ensemble des nombres rationnels, destinées à définir les nombres réels (qui constituent alors une version ensembliste et intégralement numérique du continu).

[10] S’inspirant également de Peirce, Panza souligne plus loin (p. 29) que le continu ne peut être qu’un « objet-horizon », avec la structure intime d’une unité, dont la nature essentielle est l’indéterminabilité, l’inépuisabilité.

[11] Salanskis (1992b), p. 192.

[12] Breger (1992), que nous suivons ici presque à la lettre.

[13] « Il est aisé pour le continu d’accepter des accidents discrets (exemple : une ligne brisée), alors qu’un être discret ne saurait accepter aucun accident continu sans devenir localement un continu » (p. 138). Il va de soi que la primauté du continu dans quelque champ que ce soit ne signifie pas l’élimination du discret, mais sa redéfinition comme une variété du discontinu, toujours solidaire d’un continu de référence (ainsi par ex. les rythmes, ou les pulsations – horloge, battement cardiaque – sont constitués à partir de cycles).

[14] Plus profondément, il y aurait identification et unification de la forme par (ou à partir de) son bord : Thom évoque le passage de la boule ouverte, infini en puissance, à la boule compacte, qui se ferme. C’est par la séparation que se définit l’entité, et l’acte de la coupure est nécessaire pour assurer la séparation : « même la forme logique repose sur cette coupure sémantique qu’est la différence spécifique dans la matière d’un genre » (p. 142). Cette valorisation exclusive des bords dans le procès de séparation et d’unification des formes paraît quelque peu biaisée – si l’on s’en rapporte ici aux approches gestaltistes et aux célèbres « lois » de Wertheimer, qui privilégient le regroupement de textures (Rosenthal & Visetti, 2003, p. 140).

[15] Au moins, la qualité locale du continu ne devrait pas être traitée comme une détermination venant « supplémenter » une quantité pure, mais toutes les deux prises ensemble comme un état de différenciation du continu situé en deçà de leur distinction. Or, par force, les modèles thomiens séparent extensions (espace de base) et qualités (sections de fibrés vectoriels sur cette base, par ex. des champs de vecteurs définissant des dynamiques). En interprétant les résultats d’une modélisation, on doit prendre garde de ne pas systématiquement projeter à rebours cette séparation structurelle dans le domaine de phénomènes originellement étudié.

[16] Petitot (1992b). Cf. son résumé des diverses positions sur le continu, en pp. 245-246. Extraits : « [Selon les conceptions néo-aristotéliciennes] un point du continu est une discontinuité (une marque, une hétérogénéité locale) engendrée par un processus de passage de la puissance à l’acte. Ces points actuels, constituant des atomes singuliers et individués, peuvent être des référents de symboles et des objets de quantification. Les systèmes de nombres ont pour fonction de dominer axiomatiquement de tels systèmes de marques … [Tous les autres ‘points’] sont en puissance, donc non individués et non exactement localisés, ce qui empêche toute formalisation ensembliste, celle-ci étant nécessairement atomiste ». Une arithmétisation du continu n’est donc acceptable que relativement à ce dispositif qui la précède, et qu’elle trahit si elle prétend s’y équivaloir. Sur toutes ces questions, on pourra se reporter également aux travaux épistémologiques du mathématicien G. Longo (par ex. Longo 1999).

[17] Salanskis (1997), version complète en français d’un texte abrégé paru en anglais dans Fuchs & Victorri (1994). Voir aussi les publications référencées en 1992a et 2003.

[18] Les réserves exprimées par J.M. Salanskis dans l’article de 1996 s’expliquent en partie par son souci de délimiter la part du linguistique, et d’éviter la réduction du sens à ses conditions cognitives : ce qui le conduit à récuser les interventions du continu qui procèderaient trop simplement d’un report de conceptions continuistes cognitives (même reprises d’une phénoménologie du corps et de la perception comme celle de Merleau-Ponty). J.M. Salanskis privilégie en fait une problématique transcendantaliste du continu, d’inspiration kantienne, pour poser à partir d’elle la question d’un « continu du sens ».

[19] Au moins se rappeler cette phrase de Merleau-Ponty (1945, p. 117) : « Le corps propre est le troisième terme, toujours sous-entendu, de la structure figure-fond, et toute figure se profile sur le double horizon de l’espace extérieur et de l’espace corporel ».

[20] Ainsi, une reprise non critique de la distinction husserlienne entre noèse et noème induit précisément ce type de séparation radicale entre l’activité de thématisation (dotée de la réalité et de l’effectivité d’un acte psychologique singulier) et la thématique (non réelle, idéelle, absolument reproductible, voire éternelle).

[21] D’autres sémantiques, surtout référentielles, dans un mouvement inverse de celui des linguistiques énonciatives, ne voient de sens que dans l’accès à une extériorité déterminée indépendamment des langues et de l’activité de langage. Ces problématiques ont finalement toutes ceci de commun, qu’elles font de la thématisation une sortie complète du langage – ou alternativement de la linguistique.

[22] Par exemple une forme de gradualité dans la théorie de l’Argumentation dans la langue (J.C. Anscombre, O. Ducrot) ; ou encore une sorte de continu sous-tendant le parcours de différenciation d’une unité en emploi, à partir de sa « forme schématique » (J.J. Franckel).

[23] Se pose ainsi le problème du voir comme, consistant en ce que nous voyons les choses comme nous les nommons – si bien que la diversité des désignations conditionne des différences dans la perception, et ne se réduit pas à un étiquetage différent d’entités laissées intactes par ailleurs. Pour des avancées dans cette direction, cf. The 2nd Annual Language and Space Workshop, University of Notre Dame, June 23-24, 2001 (L. Carlson, E. van der Zee, ed.). Avec notamment les articles de Smith ; Richards & Coventry ; Tversky & coll. Sur la constitution sémiotique du référent, et son anticipation linguistique, voir Cadiot & Lebas (éd. 2003).

[24] Déjà pour tout ce qui concerne la continuité identitaire des « entités » du discours : il paraît difficile de n’y voir qu’une juxtaposition de profils, d’une phrase à l’autre. D’autres principes de détermination réciproque et de permanence (pour ne pas dire de continuité) doivent être trouvés (pour un écho de cela, à propos de la notion textuelle d’acteur, cf. Visetti 1997, Missire 2004).

[25] Non compositionnalité du sens : le sens d’un « tout » (syntagme, énoncé…) n’est pas calculable comme une fonction (à vocation « universelle ») des sens préalablement déterminés de ses « parties ».

[26] Par exemple, dans le cas d’espaces sémantiques déployant la multiplicité des valeurs attribués à un même lexème. Pour des lexèmes dont la polysémie s’atteste dans une série d’usages dénominatifs hétérogènes au plan domanial (ex. arbre, plateau, ballon), on observera un fort éloignement des valeurs ; et cela par opposition à d’autres lexèmes, qui ouvrent plutôt sur un « continuum » d’emplois plus uniformément répartis, déclinant des variations aspectuelles et synecdochiques bien moins cloisonnées que dans le cas précédent (maison, école, livre).

[27] Considérées comme non actualisées et/ou non individuées dans l’interprétation que l’on en donne, mais non au plan mathématique, où tout passe par la médiation de continus ensemblistes cantoriens, avant d’en venir à une discrétisation nécessaire à l’implantation informatique.

[28] Cf. Le Goffic, p. 45-55 dans Fuchs & Victorri (1994). Le Goffic mentionne aussi en diachronie les cas de convergence (décrépit, ouvrable, chaotique) ou de divergence (voler, penser/panser), qui impliquent des plages de transition, posant problème à des conceptions trop simplement discrétisées du lexique.

[29] Un recensement de l’influence de R. Thom dans les sciences humaines n’a pas sa place ici (cf. Petitot, éd. 1998, Porte, éd. 1994). Pour une présentation de modèles sémantiques fondés sur la Théorie des Catastrophes, on pourra se reporter à R. Thom ou C. Zeeman eux-mêmes ; à P.A. Brandt, J. Petitot, et W. Wildgen ; enfin plus récemment, et avec des orientations linguistiques différentes, à D. Piotrowski, ou à B. Victorri et C. Fuchs.

[30] En réalité, en prolongeant lui aussi le travail de R. Thom, J. Petitot avait montré bien avant (on en trouvera des exposés plus tardifs dans Petitot, Morphogenèse du sens, ch. 1, et dans Physique du Sens, ch. 7), que la conception différentielle de la valeur d’un terme au sein d’un paradigme se laissait modéliser, en accord avec la tradition structuraliste, à partir de ce même genre de dispositif dynamique. On montre ainsi qu’un certain Continu précède l’actualisation de toute valeur, en tant que celle-ci présuppose conflits et coordinations avec tout un ensemble de différences contextuellement variables au sein du paradigme de référence : l’actualisation est donc toujours vue comme une différence lue sur un fond d’alternatives réparties sur un continuum ; elle est instaurée sur le continuum par un ‘paysage dynamique’, qui conditionne des parcours sémantiques ; et le paradigme global peut quant à lui connaître plusieurs états qualitatifs, suivant la dynamique qui l’organise. Mais le problème linguistique de la « polysémie », tel que défini par Victorri et Fuchs, n’était pas pris en compte plus avant. Notons d’ailleurs que le modèle initialement proposé par Victorri portait sur l’espace des valeurs d’une seule unité polysémique : il ne représentait pas plusieurs unités lexicales en interdéfinition au sein d’une classe.

[31] L’exemple fétiche a été celui de encore, avec ses valeurs les plus typiques : temporelles (il est bien jeune encore, il y encore quelques années), duratives (il mange encore [il n’a pas fini]), répétitives (il m’a encore fait le coup), de supplément quantitatif (encore un peu de café ?), de renchérissement (c’aurait été plus cruel encore), notionnelle (l’autruche est encore un oiseau), modales (concessives : encore que).

[32] Travaux de Ploux & Victorri (1998), prolongés depuis par d’autres collaborations. Une note en bas de page mentionne l’intervention ponctuelle, mais « décisive », de l’auteur empirique du présent article, en même temps d’ailleurs que celle d’autres collègues. Décisive en quoi, cela n’est pas précisé. Le chapitre 8 du livre de Victorri & Fuchs, sur un thème différent, se montre un peu plus disert (pp. 171, 187).

[33] Pour plus de détails, cf. Cadiot & Visetti (2001a, notamment pp. 59-60, 189-192) ; Visetti (2002, pp. 56-58).

[34] Il est possible bien sûr que certaines des limites de ce modèle puissent être repoussées : mais la véritable limite réside dans le point de vue dictionnairique initialement adopté. Reste que la structure des dictionnaires est en elle-même un objet intéressant. L’approche de ces questions par B. Gaume nous semble présenter d’autres avantages, et pourrait permettre, à terme, de développer des modèles plus foncièrement textuels. Notamment parce que cette approche est sur certains points moins « élémentariste » et plus continuiste (on ne part pas de points-cliques, et les vecteurs représentatifs dépendent de processus que l’on peut laisser agir à des « profondeurs » variables) ; et aussi parce qu’elle permet d’agréger – en les pondérant, même – des liens de types différents (Gaume 2003, 2004).

[35] Localiste dans un sens abstrait, permettant de parler d’une modélisation positionnelle tout à fait générale des actants. Les grammaires casuelles ici évoquées sont celles de la deuxième manière de Fillmore, marquée par l’abandon des tentatives de caractérisation notionnelle des cas, et par la proposition d’une sémantique des scènes, organisée autour de schémas archétypes fondant une grammaire des rôles casuels. Selon Petitot (1985, p. 185) , la théorie des scènes de Fillmore (dont un exemple fétiche est X vend Y à Z) se reconstruit à partir de trois composantes : (i) une isotopie (par ex. commerciale) jouant le rôle d’un fond, (ii) un schème d’interaction purement configurationnel entre proto-actants (que Petitot modélise à partir de la TC), et enfin (iii) une « spécialisation » des proto-actants en lieux et en actants proprement dits (par ex. agent, objet, datif).

[36] Modélisations déjà évoquées dans Petitot (1991).

[37] Pour plus de détails, voir par ex. Cadiot & Visetti (2001a, chap. 1 & 2), qui discute ces questions à partir du cas des prépositions. Voir également Cadiot, Lebas & Visetti (2004), qui en traite à propos des ‘verbes de mouvement’, en reprenant notamment une analyse de Lebas & Cadiot (2003) sur le verbe monter.

[38] Donc, par exemple, en évitant de revenir à un modèle praxéologique définitivement normalisé et discrétisé (répertoire de traits casuels).

[39] Voir notre discussion dans Cadiot, Lebas & Visetti (2004)

[40] Et parallèlement, le modèle de « formes schématiques » de certains travaux de linguistique énonciative, qui peut faire l’objet de remarques comparables.

[41] Voir notre travail de reconstruction de l’école gestaltiste de Berlin, avec V. Rosenthal (1999, 2003) ; également sa reconstruction des problématiques liées de la microgenèse (2004).

[42] Cf. Cadiot (1999a, 1999b, 2002), Cadiot & Visetti (2001a,b ; 2002), Visetti (2004), Visetti & Cadiot (2000, 2002). Ces travaux ont été précédés par ceux de Cadiot & Nemo (1997a,b,c), qui allaient dans les mêmes directions, en restant davantage liés à des perspectives pragmatiques et de catégorisation nominale.

[43] D’où l’intérêt d’élaborer des sémantiques qui considèrent le noyau le plus ‘fonctionnel’ des langues, et non pas seulement la ‘mémoire lexicale’, comme relevant de niveaux de généricité immédiatement sensibles (eux aussi) à l’innovation, et plus généralement à la variation contingente. Si l’on suppose alors un étagement dynamique du procès d’énonciation, avec une co-existence de diverses « phases » dans la construction du sens, il devient possible d’apprécier les variations suivant différents ordres concurrents de généricité.

[44] Les approches sémiotiques du discours proposent des cadres descriptifs de la praxis énonciative, qui cherchent à donner forme à l’intentionnalité des sujets engagés dans l’activité de langage (Fontanille 2003 [1999]). Une théorie linguistique des formes sémantiques, qui en principe ne traite l’intentionnalité des énonciateurs que comme un plan de détermination parmi d’autres, pourrait néanmoins apporter ici une contribution, en aidant à préciser dans un idiome théorique compatible les conditions linguistiques de la formation du champ thématique. En relation plus directe avec le thème du continu, on doit aussi mentionner le modèle de la structure tensive de Fontanille et Zilberberg (1998), dans lequel toute valeur se définit à partir de deux gradients de valence intense et extense, corrélés au sein d’une catégorie (cf. aussi Fontanille, 2003, pp. 69-77).

[45] Avec P. Cadiot, nous nous y attachons par exemple avec une étude en cours sur les proverbes (2004, à paraître).

[46] Missire (2004, à paraître). L’isotopie a été plutôt conçue initialement comme récurrence de sèmes, eux-mêmes évoqués sur un mode discrétisé, sans autre considération. Comme l’a montré naguère J. Petitot, la traduction continuiste-catastrophiste du concept différentiel de sème se présente comme une application directe de la schématisation thomienne du concept général de structure (1985, pp. 214-221). Elle ne pose donc pas de problème de principe, si ce n’est en raison de la diversité de facture de ce que l’on a historiquement regroupé sous le nom de sème (classèmes, sèmes nucléaires, etc.). Le concept d’isotopie, introduit par Greimas (1967), généralisé ensuite par Rastier (1972), est bien sûr étroitement solidaire de celui de sème – voire le co-définit, si l’on prend un point de vue inter-textuel sur la récurrence sémique. Pour une discussion des écarts subsistant entre notre théorie des formes sémantiques et la SI de F. Rastier, cf. Cadiot & Visetti (2001a, pp. 128-130), et Visetti (2002, p. 95, note 52, où la question d’une reformulation continuiste des isotopies se trouve évoquée).


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©  juin 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : VISETTI, Yves-Marie. Le Continu en sémantique : une question de formes. Texto ! juin 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Visetti/Visetti_Continu.html>. (Consultée le ...).