L'AVENIR DE LA LECTURE INTERACTIVE

Alain VUILLEMIN
Université d'Artois


L'avenir de la lecture interactive est-il menacé d'une manière paradoxale par la brusque apparition de ce qu'on appelle les “ livres électroniques ”, les “ e-books ” ? La  question pourra surprendre. L'inquiétude est fondée. Historiquement, la lecture “ numérique ” ou interactive est née au milieu des années 1950 quand les calculateurs de l'époque ont appris à “ lire ”, d'une manière métaphorique, par l'intermédiaire de systèmes de correspondances qui avaient été établis entre les caractères alphanumériques et les valeurs numériques que l'informatique savait seule traiter. Tout texte, en quelque langue que ce fût, pouvait être représenté par des suites de caractères codés en langage binaire en un mode appelé “ texte ”. C'est sur ce principe que furent mises en chantier, à partir des années 1960, les premières bases de données textuelles, notamment le corpus qui a permis en France d'élaborer le Trésor de la langue française , ce dictionnaire de la langue moderne, puis la banque de données Frantext qui a été intégrée depuis au site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Vers 1990 est apparu en matière d'édition électronique une seconde catégorie d'enregistrement dit en mode “ image ”, qui consiste à reproduire des pages de livres ou de manuscrits en fac-simile sous la forme de photographies numérisées. C'est sur ce principe technique que la Bibliothèque Nationale de France a constitué depuis 1996 une “ bibliothèque numérique ” constituée par une collection de 300 000 volumes numérisés [1], dont 80 000 étaient accessibles d'une façon directe par Internet, via le serveur Gallica , en début de l'année 2000. Depuis 1997, enfin, avec l'extension fulgurante du réseau de télécommunication Internet, c'est un autre mode de lecture, “ hypertextuel ” et “ hypermédia ”, qui a contribué à se répandre d'une manière considérable. Dans le domaine littéraire, les premières tentatives d'édition électronique remontent à 1984 lorsque les éditions Voyager tentèrent de diffuser aux États-Unis, sur disquettes, les premiers “ livres étendus ” ou “ expended books ” sur lesquels étaient enregistrés des textes “ enkystés ” en quelque sorte à l'intérieur d'un logiciel de lecture interactif ou assisté par ordinateur. En France, les éditions Larousse en 1992, Ilias en 1994 et Acamédia en 1996, tentèrent d'en introduire le principe. Depuis 1998, aux États-Unis d'abord et en France, depuis le début de l'année 2000, ce sont les “ e-books ” ou les “ livres électroniques ” qui sont présentés par les médias comme le dernier avatar de l'édition électronique. Ces nouveaux “ livres électroniques ” ont même été considérés par certains, comme l'annonce d'un bouleversement radical de la lecture. D'autres [2], au contraire, ont affirmé que ces livres électroniques, loin de constituer une véritable avancée technologique,  constituaient au contraire une régression par rapport à ce que l'informatique avait déjà pu apporter. Qu'en est-il ? Quelles perspectives peut-être contrastées, recèle la lecture numérique, en “ mode image ”, en “ mode hypertexte ” et en “ mode texte ” ?

I. La lecture en mode image

L'avenir de la lecture en mode image est ambigu. La Bibliothèque Nationale de France a dépensé de grands efforts pour créer une bibliothèque numérique riche depuis 1996 de près de 300 000 volumes qui sont entièrement numérisés en fac-simile , qui sont consultables en principe, à partir de son site de Tolbiac, à partir de 250 stations de “ lecture assistée par ordinateur ” réparties entre différentes salles spécialisées. D'un côté, les lecteurs ont accès à des reproductions aussi proches que possible des éditions rares ou princeps des collections de la Bibliothèque Nationale de France. D'un autre côté, ils sont censés disposer d'un langage d'annotation qui devrait leur permettre de repérer des fragments d'un texte ou d'une page, d'y associer des commentaires, de regrouper ces observations et, théoriquement, de les conserver sous forme de fichiers informatisés et de pouvoir soit les imprimer à volonté puis de les recopier dur des disquettes. Tel était du moins le principe initial. Dans la pratique, à l'expérience, on constate que les dites “ stations de lecture assistée par ordinateur ” sont dépourvues de lecteurs de disquettes et que les procédures d'impression des travaux sont complexes, ce qui réduit beaucoup l'intérêt de ce type de lecture informatique sur un plan pratique. Sur Internet, via son serveur Gallica , la Bibliothèque Nationale de France propose à la consultation aussi 80 000 de ces volumes en mode image mais seuls les textes bruts sont susceptibles d'être téléchargés ou télé-imprimés. Les lecteurs ordinaires qui recourent à Internet sont privés des ressources du logiciel de “ lecture assistée par ordinateur ” qui est disponible à l’intérieur de la Bibliothèque Nationale de France. Déjà, à partir d'un même corpus de textes, se dessinent de premiers clivages et de premières “ fractures numériques ” entre différentes catégories de lecteurs d’une même institution dans l'accès aux textes, à la lecture numérique, et au-delà, aux nouvelles formes de diffusion de la littérature et des connaissances. Depuis 1996, la Bibliothèque Nationale de France. a cessé d'enrichir ses fonds numérisés d'une manière notable. Quoi qu'il en soit, l'intérêt de la lecture en mode image suppose d'abord que la qualité de la reproduction en fac-similé soit impeccable. Ce n'est pas toujours le cas. L'acte de la lecture n'est pas non plus modifié par l'apport des nouvelles technologies. On continue de “ lire ” une page “ affichée ” exactement comme on “ lisait ” une page “ imprimée ” auparavant. Ce qu'on entend alors par la “ lecture assistée par ordinateur ” permet, tout au plus, d'apporter des annotations autour du texte “ lu ” comme si on ajoutait des notes à l’aide d’un crayon sur les marges d’un livre.

II. La lecture en mode hypertexte

Ce qu'on appelle la lecture en mode hypertexte extrapole des principes de la recherche documentaire assistée par ordinateur dont les méthodes et les concepts ont été définis entre 1965, date où apparurent aux États-Unis les premières “ banques de données ” et 1985, approximativement, quand les termes “ hypertextes ” et “ hypermédias ” ont été fabriqués. La démarche, en effet, consiste à associer des fragments ou “ blocs ” d'informations entre eux par l'intermédiaire d'un “ lien ” ou d'une “ relation ”. Dès 1965, d'ailleurs, le projet Xanadu de Ted Nelson avait déjà entrevu ce que Internet est devenue en cette année 2000, à savoir un gigantesque réseau de bases de données relationnelles, textuelles, hypertextuelles ou hypermédias, organisées en l'équivalent d'une espèce d'immense bibliothèque mondiale, unique. “ Lire ”, ou plutôt “ circuler ” ou “ naviguer ” en mode hypertexte ou hypermédia consiste à aller d'un fragment d'énoncé à un autre ou d'une page d'un texte à un enregistrement sonore ou à des illustrations fixes ou animées. L'acte de la lecture n'est toujours pas fondamentalement transformé. La lecture des textes gagne en étendue et en rapidité. Mais “ lire en mode hypertexte ” revient à “ feuilleter ” très vite d'énormes quantités de documents. La lecture y gagne en extension mais non en profondeur et moins encore en compréhension pour s’exprimer en termes épistémologiques. Encore faudrait-il que la qualité de l'information fût assurée ! Or, Internet nivelle les différences. Les prospectus publicitaires et les références de fond s'y mêlent inextricablement. Il s'y ajoute aussi d'autres inconvénients liés à la surinformation et à la méta-information que l'essor fulgurant d'Internet ne fait qu'aggraver. Le lecteur croule très vite sous des avalanches d'information, fort disparates au demeurant, dont on ne sait plus quoi faire. Que signifie “ lire ” 340 000 pages “ web ” sur Honoré de Balzac par exemple? Ces entraves et ces contradictions restreignent très fortement l'intérêt de ce type de lecture. ”

III. La lecture en mode texte

La lecture en “ mode texte ” est aussi menacée. La plupart des “ e-books ” présentés à l'état de prototype, en mars 2000, au Salon du Livre de Paris, en ignoraient les ressources. Le produit le plus élaboré ne proposait guère comme aide à la recherche que l'équivalent de la fonction “ recherche ” (“ Find ”) des systèmes de traitement de texte. Le standard qui risque de s'imposer dans ce domaine, l'“ Open ebook ”, accentuerait cette tendance. De fait, un “ livre électronique ” est une sorte de “ livre ” ou plutôt d'ordinateur ultra-portable, “ rechargeable ”, qui peut se brancher sur un autre ordinateur lui-même relié à Internet. En se connectant à des sites éditoriaux, on pourra acheter un texte et, en contrepartie d'un droit de péage, le télécharger sur un “ livre électronique ”. Le texte téléchargé sera aussi prisonnier de ce support électronique. Il ne pourra pas être lu sur un autre ordinateur en dehors du dispositif de lecture initial dûment identifié. Il ne pourra pas être reproduit sur un autre “ livre ” ou sur un autre ordinateur. Il ne pourra pas non plus être éventuellement “ lu ” par l'intermédiaire d'autres logiciels de lecture interactive qui pourraient exister par ailleurs, comme les systèmes Hyperbase de l'Institut National de la Langue française, Sato (pour Système d'analyse des textes par ordinateur) de l'Université du Québec à Montréal ou par le logiciel multilingue Wordcruncher , pour ne citer que quelques produits qui circulenr dans les milieux universitaires. Par rapport à tous les résultats acquis en matière d'industries du langage, de traitement avancé des langues et d'élaboration de systèmes de lecture interactifs, les “ livres électroniques ” constituent sans conteste une régression technologique. La diffusion des “ e-books ” risque en effet de priver les lecteurs de la plupart des avantages liés aux textes numériques et aux modes de lecture correspondants. Un autre clivage apparaîtrait aussi entre des illusions de lecture en “ mode texte ”, véhiculées par les “ e-books ”, et des formes de lecture en “ mode texte ” plus élaborées mais réservées à quelques rares érudits et exclues par définition par ces mêmes “ e-books ”. Dans cette perspective, la définition du standard de l'“ Open ebook ” par le National Institute of Standard and Technology aux États-Unis et par un consortium international qui associe Nuvomedia, Softbook Press, Hitachi, Glassbook, Librius, Beterlsmann, Harper Collins Publishers, Penguin Putnam, Simon & Schuster, Time Warner Books et Microsoft, imposera par ses prescriptions et plus encore par ses proscriptions une “ norme ” de lecture numérique appauvrie aussi bien par rapport à ce que proposait le livre traditionnel que par rapport à ce que les technologies nouvelles avaient déjà commencé à apporter à la lecture. Si ce standard s'impose, ce sont toutes les formes de lecture intelligentes ou évoluée en “ mode texte ” qui risquent de se trouver marginalisées ou éliminées.

Conclusion

L'avenir de la lecture interactive est très menacé par l'apparition des “ livres électroniques ” pour plusieurs raisons. La première, et la plus fondamentale sans doute, tient à la persistance d'un double préjugé contradictoire à son encontre. D'une part, il existerait une lecture “ traditionnelle ”, “ classique ”, entretenue par les livres imprimés et apprise à l'école, prolongée par la lecture de divertissement et, éventuellement, approfondie lors du travail en bibliothèque. D'autre part, apparaîtraient des formes de lecture “ nouvelles ”, “ sauvages ”, associées aux livres électroniques et à l'édition électronique, mais ignorées par les écoles et confinées à la lecture savante et, en règle générale, plus que boudées par les bibliothèques. L'apport des nouveaux livres électroniques se situerait entre les deux. Là, en résiderait l'innovation. Là, peut-être, n'en existerait-il qu’une illusion. Là, en effet, ne se produira-t-il peut-être qu'une régression, pour ne pas dire une caricature, par rapport à ce que l'informatique a déjà fait la preuve de ce qu’elle pouvait depuis près d'un demi-siècle à la lecture et à la découverte ou à la redécouverte des textes. L'édition et la lecture en “ mode image ” hésitent aussi. La Bibliothèque Nationale de France ne prévoit plus d'enrichir d'une façon indéfinie la bibliothèque numérique qu'elle a constituée entre 1990 et 1996. Les projets de bibliothèques électroniques universelles, internationales, comme le projet Bibliotheca Universalis , marquent le pas. En toute hypothèse, ainsi qu'on l'a analysé, la “ lecture assitée par ordinateur ” de textes qui sont reproduits en “ mode image ” ne fait que mimer l'acte de la lecture ordinaire d'un livre imprimé. Rien n'y est remis en question. Rien n'y est ajouté Rien n’y est bouleversé. La lecture en “ mode hypertexte ” connaît par contre une grande faveur mais, là encore, ce qu'on appelle “ circuler ” ou “ naviguer ” entre des masses colossales de textes ne modifie pas les habitudes de lecture antérieure. L'on feuillette les “ livres ” et les “ textes ” plus rapidement certes. La lecture gagne en rapidité, en étendue, et aussi en superficialité. L'intérêt en est mince quelquefois. En ce qui concerne l'édition ou la lecture en “ mode texte ”, les caractéristiques techniques des premiers produits prototypes de “ livres électroniques ” présentés en mars 2000 au Salon du Livre à Paris laissent penser qu'un autre clivage est peut-être en train de se produire de surcroît en matière de lecture et d'édition en “ mode texte ”. D'une part, la diffusion des “ e-books ” s'efforcerait de prolonger la survie sur des supports transportables, les “ livres électroniques ”, de pratiques de lecture qui transposeront ou qui reproduiront les principes et les démarches de la lecture en “ mode hypertexte ”, et qui seront présentées, la pression des médias aidant, comme l'apport unique, “ révolutionnaire ”, de l'informatique et des nouvelles technologies à la lecture. D'autre part, il subsistera, de-ci, de-là, des formes d'édition et de lecture interactive qui continueront d’être défendues pendant un temps par quelques poignées d'universitaires et de chercheurs qui essaieront de préserver et de protéger des conceptions de l'édition électronique et de la lecture numérique plus fines. Entre temps, les structures du monde de l'édition et la nature d'Internet auront changé : “ la grande bibliothèque d'Internet ”, a-t-on déjà prévu, “ pourrait bien se transformer en un grand ensemble de librairies dont les guichets payants n'offriraient plus que des collections de livres clos sur eux-mêmes ”[3]. L'avenir de la lecture interactive n'aura peut-être été qu'une autre utopie, éphémère, de pionniers trop en avance sur leur temps…


[1] Voir Virbel (Jacques) et Maignien (Yannick) : “ Le livre électronique et le concept de “ station de lecture assitée par ordinateur ” ”, in Vuillemin (Alain) et Lenoble (Michel) eds : Littérature, informatique, lecture : de la lecture assistée par ordinateur à la lecture interactive , Limoges, Pulim, 1999, p. 32-48.

[2] Voir Clément (Jean) : “ Le E-Book est-il le futur du livre ? ”, in Les Savoirs Déroutés , Lyon, Doc Forum-Enssib, 2000, p. 129-141.

[3] Voir Clément (Jean) : “ Le E-Book est-il le futur du livre ? ”, in Les Savoirs Déroutés , Lyon, Doc Forum-Enssib, 2000, p. 137.


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©  juin 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : VUILLEMIN, Alain. L'avenir de la lecture interactive . Texto ! juin 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Vuillemin_Avenir.html>. (Consultée le ...).