HEMÉNEUTIQUE MATÉRIELLE ET ARTÉFACTURE :
DES MACHINES QUI PENSENT AUX MACHINES QUI DONNENT À PENSER

Critique du formalisme en Intelligence Artificielle

Bruno BACHIMONT

(Résumé de thèse, 1996)


Notre travail est une « critique du formalisme en intelligence artificielle » (IA) qui vise à le dépasser en proposant d'une part une méthodologie, l'« artéfacture », fondée sur d'autres principes et d'autre part une philosophie du sens, l'« herméneutique matérielle », qui justifie et explicite ces principes.

Dans son projet de construire des systèmes à base de connaissances (SBC) effectuant des tâches ou résolvant des problèmes dans des domaines de spécialité, l'IA doit déterminer quelles connaissances sont nécessaires pour traiter ces problèmes ou tâches et définir comment les rendre exploitables informatiquement, c'est-à-dire les opérationnaliser. Le principal problème que rencontre l'IA pour réaliser ce projet et qui mobilise l'essentiel de l'effort méthodologique, est que la plupart des connaissances dont on dispose sont exprimées en langue naturelle. Le problème que l'IA doit alors affronter dans la conception de SBC est de définir la nature de ces connaissances pour déterminer la manière de les opérationnaliser. Or, dans ce cadre, l'IA trouve dans le formalisme à la fois une conception philosophique de la connaissance et une théorie scientifique des systèmes informatiques qui lui permettent de formuler un programme méthodologique de recherche pour la conception de SBC.

Le formalisme fournit en effet un principe de modélisation selon lequel la caractérisation des connaissances exprimées en langue consiste dans leur formalisation ou axiomatisation, c'est-à-dire leur représentation dans un langage formel. Par ailleurs, le formalisme fournit un principe d'effectivité dans la mesure où un langage formel implique, du fait de son formalisme, une opérationnalisation possible. Par conséquent, le formalisme affirme, en tant que théorie de la connaissance, que toute connaissance n'est une connaissance que si elle est formelle, justifiant ainsi le fait que l'IA fonde sesSBC sur des représentations formelles, et affirme en tant que théorie des systèmes informatiques que ces représentations, formulées dans un langage de programmation, sont de fait opérationnelles. Le formalisme fournit un cadre épistémologique de référence pour l'IA qui, justifiant par principe la démarche consistant à opérationnaliser des représentations formelles des connaissances, reste ininterrogé. Or, en pratique, il s'avère que si l'IA réussit à modéliser des domaines de spécialité, elle ne le doit pas à une approche formelle.

Notre critique du formalisme part en effet du constat négatif selon lequel les connaissances exprimées en langue ne sont pas modélisables formellement dans la mesure où, entre autres, étant non compositionnelles, leur transcription dans un formalisme syntaxique formel, compositionnel par définition, ne permet pas de rendre compte de leur sémantique. Le formalisme n'est donc pas une théorie de la connaissance sur laquelle l'IA peut se fonder puisque les représentations obtenues ainsi ne sont pas des modèles du domaine.

Le dépassement du formalisme vient d'un autre constat, positif celui-ci, selon lequel les représentations formelles obtenues en suivant une approche formaliste fonctionnent néanmoins comme des modèles du domaine. Si ces modèles sont des modèles du domaine, et c'est en cela qu'il faut sortir de l'approche formaliste, ce n'est pas parce qu'ils le dénotent, c'est-à-dire parce qu'ils l'axiomatisent en un système formel qui dénote le domaine ou y fait référence. Si les représentations formelles de l'IA sont des modèles, cela tient à deux faits. D'une part, les représentations formelles sont formulées en utilisant pour leur signature fonctionnelle et relationnelle des unités linguistiques empruntées à la langue naturelle : le symbolisme des systèmes formels emprunte la signifiance du symbolisme de la langue. Cela implique que les représentations formelles sont spontanément interprétables par tout spécialiste du domaine. D'autre part, les représentations formelles sont opérationnelles, c'est-à-dire qu'elles sont effectives et mises en oeuvre dans un système informatique. Cette effectivité permet de produire dynamiquement des relations entre signifiants symboliques dont l'interprétabilité en langue permet la constitution et la caractérisation des connaissances du domaine. Le processus computationnel actualise le potentiel inférentiel du système formel et explicite des liens formels dont l'interprétation constitue de nouvelles connaissances qui seraient restées implicites sinon. L'effectivité du symbolique permet d'élaborer et de construire un système des connaissances du domaine, c'est-à-dire un modèle.

Notre travail consiste donc, à partir du constat négatif de l'inadéquation d'une approche formaliste, à la dépasser en conservant ce que le constat positif établit comme faisant sa force : un symbolisme emprunté à la langue naturelle qui conjugue l'interprétabilité et l'effectivité du symbolique.

Notre première partie formule les principes d'une IA construite sur ce constat et les met en oeuvre dans le cadre de la problématique des « ontologies ». L'enjeu essentiel d'une telle approche est de pouvoir contrôler l'interprétation linguistique du système formel qui en fait un modèle du domaine : les principes caractérisent donc ce que doit être un système formel automatique pour qu'il puisse s'interpréter linguistiquement en termes de connaissances du domaine, et ce que doivent être les expressions linguistiques des connaissances du domaine pour qu'elles puissent se représenter en un système formel. Une telle IA prend le nom d'« artéfacture » dans la mesure où l'artefact informatique, du fait de son caractère symbolique et effectif, devient un support pour la constitution et l'élaboration de connaissances sur le domaine, c'est-à-dire un outil pour la modélisation du domaine. En d'autres termes, l'artéfacture permet à son utilisateur d'acquérir des connaissances sur le domaine, lui donnant les moyens de penser sur le domaine, au lieu de rechercher à se substituer à lui en concevant une machine qui pense.

Notre deuxième partie a pour objectif de comprendre ce constat positif. Elle entreprend une réflexion plus spéculative pour formuler une théorie de la connaissance qui, s'efforçant de comprendre pourquoi des représentations formelles peuvent modéliser un domaine sans le dénoter, rende compte de la possibilité de l'artéfacture. En particulier, il est nécessaire de comprendre d'une part ce que signifie l'effectivité des représentations formelles et d'autre part leur interprétabilité, c'est-à-dire le fait qu'un utilisateur sache leur donner du sens. Il est donc nécessaire d'entreprendre une philosophie de l'informatique et une philosophie de la connaissance. Puisqu'il faut comprendre le statut de ce qui est effectif et qu'il ne peut être question d'adopter le formalisme comme philosophie pour comprendre le formalisme comme science de l'effectivité ou informatique, nous recourons à une perspective transcendantale kantienne pour mener cette réflexion qui nous amène à poser que l'informatique est une science de la nature, en un sens élargi. En d'autres termes, le calcul doit être considéré comme un objet « naturel », c'est-à-dire comme un objet « matériel » au sens où il appartient à ce que produit la nature. D'autre part, il nous faut comprendre ce que signifie le sens pour un esprit humain qui en investit les représentations formelles qu'il considère. Nous adoptons dans ce but une approche phénoménologique en mobilisant la phénoménologie husserlienne.

Tant l'approche kantienne de l'informatique que l'approche phénoménologique de la connaissance débouchent sur une conception de la connaissance comme constituée par la matière qui la véhicule : toute connaissance n'est connaissance que si elle est inscrite (en un sens à préciser) sur un support matériel qui la constitue. Une telle conception aboutit au projet d'une herméneutique matérielle dont nous ne faisons qu'esquisser quelques traits généraux. Ces deux thèses, (i) l'informatique est une science de la nature, (ii) toute connaissance repose sur la médiation d'une inscription matérielle, donnent ensemble la problématique de l'artéfacture : si le calcul est un objet matériel, on peut le considérer comme un support matériel dynamique d'inscription et donc on peut considérer les artefacts informatiques comme des supports dynamiques matériels d'inscription pour étudier la constitution des connaissances qu'ils autorisent. C'est ainsi que l'artéfacture est le nom qu'il faut donner à l'IA conçue dans le cadre d'une herméneutique matérielle.

Discussion


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©  décembre 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BACHIMONT, Bruno. Herméneutique matérielle et artéfacture : des machines qui pensent aux machines qui donnent à penser. Texto ! décembre 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Bachimont_Hermen.html>. (Consultée le ...).