LA DIALECTIQUE OU L'"ART DE PHILOSOPHER"

Christian BERNER & Denis THOUARD

(Préface à la Dialectique de Schleiermacher, tr. aux Editions du Cerf, Paris, 1997, p. 7-30)

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1. La philosophie comme dialectique

Alors que la philosophie de Hegel, couramment identifiée avec la "pensée dialectique", serait plus justement définie comme une "logique", "le" dialectique n'étant en elle que le moment de la séparation et de l'opposition du mouvement logique, la philosophie <page 8> de Schleiermacher peut légitimement être considérée comme dialectique de part en part. Chez lui en effet, l'opposition des visées de savoir et la contradiction apparemment extérieure ou contingente qu'elles se portent constitue la situation indépassable de l'exercice de la philosophie. La recherche de la vérité est donc à penser comme une réflexion dans l'horizon de l'universalité du savoir cherché en commun, à partir des propositions particulières qui y tendent. Elle n'est nullement le développement immanent d'une contradiction déjà donnée sous une forme immédiate. Cette opération de la réflexion a précisément été stigmatisée par Hegel comme abstraite et vouée à demeurer extérieure à son objet. Les "philosophies de la réflexion" ont selon lui renoncé à l'ambition philosophique d'un savoir véritablement universel (et donc référé au dépassement des points-de-vue que signale le qualificatif "d'absolu") pour confiner l'activité de la pensée aux bornes de la subjectivité finie. L'opposition des prétentions à la vérité est dès lors vouée à se reproduire indéfiniment. Schleiermacher revendique ouvertement ce qui, dans la systématique hégélienne, paraît comme une grave déficience : il prétend que la philosophie, dans la mesure où elle participe à la recherche et à la production du savoir, opère dans l'élément du conflit. Il y a conflit dès qu'il y a une pluralité des représentations qui élèvent la même prétention à la vérité. Il n'est pas nécessaire que des sujets représentants s'opposent, car un même sujet peut avoir à arbitrer entre plusieurs représentations antagonistes, mais c'est le plus souvent le cas. La communauté de savoir se constitue à partir du partage de représentations identiques, s'étend de leur accroissement et demeure effective par leur remise en question qui est appelée par le statut provisoire du savoir commun. La diversité même des prétentions au savoir, signe de la finitude des consciences philosophantes, permet le dépassement critique de la limitation première, puisque la philosophie travaille dans l'horizon d'une construction commune. Dépassement "critique", puisqu'il vaut mieux, pour Schleiermacher, ne pas s'imaginer dans une position privilégiée quand on est un parmi d'autres, et parce que la conscience de la finitude de son propre discours est la marque la plus sûre d'une philosophie qui ne se prend pas à ses propres illusions. A ce compte, la philosophie qui se poserait comme le discours de l'absolu, quelle qu'en soit l'acception précise, succomberait à la plus grave des illusions.

La philosophie de Schleiermacher se présente, en revanche, comme authentiquement dialectique dans la mesure où elle n'entend pas échapper au partage du discours et de la vérité qui lui paraît être <page 9> la condition de la philosophie dans la communauté humaine. Ce partage du discours s'opère nécessairement dans le langage lui-même, et la pensée n'est pas ailleurs qu'en celui-ci. Par là, Schleiermacher renoue avec le sens premier de la dialectique qui permet d'apercevoir dans le langage aussi bien que dans le savoir l'accès à la communauté : " Le langage exprime lui-même ce rapport : penser, parler, proposition, pensée, presque partout la même chose. Dans le grec de la plus belle époque, dialevgesqai : conduire une conversation et philosopher, la dialectique comme organe de la philosophie. "

C'est ainsi que la Dialectique de Schleiermacher garde en mémoire la dialectique platonicienne dont elle reconstruit le mouvement de formation depuis les dialogues socratiques, mais aussi la dialectique aristotélicienne des Topiques, dans la mesure où il s'agit bien d'argumenter dans un domaine où l'assurance du savoir échappe, et dont la tenue même dépend de la rigueur des argumentations. La dialectique platonicienne est à la fois l'art d'accéder aux idées que présente La République et l'art de les relier entre elles qu'expose Le Sophiste.

L'aspect architectonique de la Dialectiquedoit beaucoup à la méditation du Sophiste, à propos duquel Schleiermacher reprend plus particulièrement la question de la communauté des concepts "d'où dépend toute pensée effective et toute vie de la science" ainsi que la structure architectonique de la philosophie : <page 10>

Ce passage est important, car il énonce pour Schleiermacher "l'essence de toute philosophie véritable", et permet de tempérer, par la doctrine de la "présentation indirecte" du savoir, l'inscription univoque de la Dialectiquedans la démarche des "philosophies de la réflexion" modernes. En un sens, Schleiermacher reprendrait à son compte la critique hegelienne du "scepticisme moderne" qui ne serait qu'une variante de l'empirisme, c'est-à-dire une absolutisation de la subjectivité finie; cependant, il réinterprète le platonisme dans un sens qu'on dira plutôt transcendantal que transcendant, fidèle à la lecture de Kant lui-même. Si celui-ci ne passe pas pour un interprète important de Platon, à la différence de Schleiermacher, il prévient au commencement de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure que sa reprise du terme "platonicien" d'idée n'engage pas une rechute dans l'ontologie, mais qu'il en redéfinit l'acception pour en user comme d'un concept de la réflexion. C'est précisément cela qu'il appelle comprendre un auteur "mieux qu'il ne s'est compris lui-même" (A 314) . C'est donc la "structure relationnelle du logos", le mouvement de la réflexion à l'oeuvre chez Platon que reprend Schleiermacher : comment il donne pour contenu aux <page 11> dialogues, mais singulièrement dans Le Sophiste, "l'examen des principes de tout philosopher antérieur", et comment surtout il est montré à Parménide, ancêtre de toute position dogmatique stricte, que "l'être, même dans la puissance supérieure de l'unité de l'être et du connaître, n'est pas accessible à qui part de la simple unité sans multiplicité".

Nourrie par une réflexion sur la dialectique platonicienne, la philosophie de Schleiermacher la réinterprète à partir d'une inspiration kantienne non démentie, partageant avec celui-ci la détermination de "philosophie de la subjectivité" et la revendiquant même, mais, contrairement à la critique de Hegel, refusant sans doute celle "d'idéalisme subjectif". Il reprend de la dialectique kantienne la dénonciation des prétentions de la raison quand elle fonctionne à vide, principalement l'analyse critique de "l'illusion transcendantale". Celle-ci, que Kant tient pour "naturelle et nécessaire" à la raison, consiste dans l'oubli des conditions subjectives de la connaissance, et représente par excellence un cas de régression dogmatique. L'entendement est absorbé par la visée du savoir des choses, des contenus objectifs, oubliant les déterminations subjectives de ces objets, les multiples médiations qui oeuvrent à leur constitution. L'illusion est l'oubli spontané par le sujet connaissant de sa propre intervention dans la constitution même de la connaissance dans l'expérience. La Dialectique kantienne est ainsi une description des égarements de la raison laissée à elle-même et une invite à revenir de manière critique sur le mode de production de la connaissance : la synthèse de l'objectivité. C'est ainsi qu'elle confirme la légitimité de la critiqueétablie dans l'Analytique comme seule voie possible entre dogmatisme et scepticisme. On peut dire que le mouvement général de cette réflexion est repris à son compte par Schleiermacher dans la Dialectique, mais que celui-ci l'inscrit plus délibérément que Kant ne l'avait fait dans l'individualité empirique des sujets connaissants. Le sujet transcendantal de la connaissance est aussi pour lui un sujet parlant, souffrant et agissant, inséré dans une histoire. Cette inscription de la réflexion transcendantale dans l'empiricité historique, avec les problèmes qu'elle soulève, restitue à la dialectique son statut dialogique. Cependant, il convient aussitôt de remarquer qu'il ne s'agit en rien d'un retour de Platon à Socrate et au mythe d'une philosophie immédiatement intuitive. C'est la structure transcendantale de la subjectivité qui se trouve transformée par son lien à l'individualité et à la finitude, et le caractère absolu d'un unique foyer subjectif universel fait place à la pluralité de visées d'une communauté universelle du savoir. Ce décentrement est critique; la Dialectique cherche à l'articuler.
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2. La dialectique dans son contexte

Les histoires de la philosophie accordent rarement une place à la Dialectique de Schleiermacher. La première histoire française de la philosophie allemande après Kant se voit même contrainte de le ranger parmi les "philosophes dissidents", difficiles à classer suivant les catégories historiographiques usuelles. L'accès difficile des textes de la Dialectique que Schleiermacher n'a jamais eu l'occasion de publier lui-même et l'emprise sans doute de la philosophie hegelienne sur les esprits à partir des années 1820, dont Schelling lui-même eut à pâtir, contribuèrent à prolonger une ignorance dont on voudrait montrer qu'elle a appauvri la discussion, réduisant les choix philosophiques fondamentaux à l'alternative entre le système et son refus . Dans la Dialectique, Schleiermacher se propose la même tâche que les autres philosophes postkantiens : achever le système promis par Kant et, par là, répondre au "besoin de philosophie" appelé par les différents dualismes de l'époque. La portée philosophique de l'entreprise de Schleiermacher, mais aussi sa limite, tient à cette problématique qu'il partage avec l'idéalisme : en prenant au sérieux la contingence du sujet fini, il aspire à dépasser l'idéalisme dans le langage de l'idéalisme. En évoquant le "besoin de philosophie" dans son premier écrit public, la Différence des sytèmes de philosophie de Fichte et de Schelling, Hegel reprend les analyses produites par Schleiermacher dans les Discours sur la religion, tout en attendant de la philosophie la réconciliation que promet la religion. Faute d'avoir été suffisamment attentif au déploiement du système du savoir par Schleiermacher, on l'a figé dans la sentimentalité des Discours (1799), et dans leur habillement scolastique dans la Doctrine de la foi(1821). Or, Schleiermacher est conscient depuis longtemps de la nécessité d'articuler philosophiquement les différents domaines du savoir, et après un premier écrit critique consacré à l'examen des principales doctrines morales (1803), il élabore pour son propre compte la figure d'un système.

En outre, il aspire à donner dans la Dialectique un système des connaissances plus complet et plus satisfaisant que ceux de ses contemporains : un système qui ne tombe pas dans le reproche majeur adressé <page 13> aux constructions ou, comme il dit, aux "formules habituelles de la philosophie transcendantale qui veut poser un savoir universel et objectif abstrait de toute individualité, et ne peut de cette façon que garder une forme indéterminée et sans contenu, et [à celles] de la grammaire générale". Le pari est donc de répondre aux mêmes exigences de rigueur et de rationalité que les sytèmes au sens fort, mais sans faire, comme ceux-ci, abstraction des conditions concrètes de réalisation. Le discours philosophique n'est pas sans le sujet qui l'énonce : Schleiermacher n'aura de cesse d'insister sur son historicité, son statut linguistique (Sprachgebundenheit), - sur la tension permanente entre l'énonciation individuelle et l'énoncé transcendantal.

Refusant le subjectivisme de Fichte dans lequel on pouvait craindre, comme Jacobi , un aboutissement nihiliste, et le réalisme de la philosophie de la nature de Schelling, auquel il reproche son abstraction de la subjectivité et son intellectualisme, il veut dépasser leur unilatéralité, comme il l'exprime dès 1802 : "De l'idéalisme sont issues deux théories distinctes. Celle de Fichte, pour laquelle, par sa disposition d'ensemble et son esprit, aucune physique n'est possible; et celle de Schelling, pour laquelle, de la même manière, aucune éthique n'est possible. Par suite, il s'agit de montrer que la physique du dernier tout autant que l'éthique du premier sont forcément mauvaises et vides, abstraction faite du caractère admirable de l'édifice ."

Schleiermacher ne se départira jamais de cette ironie envers ce qui ne serait que formel, ces constructions parfaitement symétriques que leur caractère fermé et absolu prive par là même de signification. L'oubli du sujet est le reproche décisif que peut élever l'herméneute Schleiermacher contre le système qui paraît alors le plus achevé, à savoir la philosophie de l'identité qu'exploitent Schelling et Hegel. Il rejette également la dialectique abstraite de Fichte qui tend à négliger le monde, et est par là symétriquement suspecte de vacuité. La démarche systématique qui procède par fondation à partir d'un premier principe puis par déduction de l'ensemble des savoirs est vouée au dogmatisme. Bien que grand dialecticien, Fichte lui paraît nettement en retrait par rapport à la dialectique platonicienne : comme Schleiermacher l'écrit plaisamment à Willich, "il croit toujours savoir par avance ce que l'autre peut dire et que cela n'apporte rien" .

Schleiermacher veut penser à la fois l'action libre et la nature, le sujet et le monde, sans sacrifier aucun des termes, et sans surtout abstraire le discours de ses conditions d'énonciation. Sous ses <page14> réserves, il reçoit la philosophie de Schelling comme une avancée dans le sens d'une conciliation entre éthique et physique qui constituaient déjà les deux axes de son système. Dans sa méthodologie en effet, Schelling pose un savoir originaire de l'identité absolue du subjectif et de l'objectif, de l'idéal et du réel, atteint par l'intuition intellectuelle. Ce point d'indifférence contient en lui les aspects différenciés du savoir qui le présentent partiellement, savoir de la nature d'un côté, de l'histoire de l'autre. Schleiermacher pense que la construction de la morale et l'établissement des rapports entre théorie et pratique restent à faire; il reconnaît la légitimité d'ensemble de la sytématisation, mais sans s'accorder, comme Schelling, l'accès immédiat au savoir originaire. A défaut d'un tel accès, force est de penser l'approximation indéfinie d'une telle identité par les savoirs effectifs particuliers. La Dialectique est ainsi la science de la science, la science des premiers principes de l'art de philosopher au sens où elle est d'abord une architectonique des sciences réelles, qui rend raison de leur organisation et fonde ainsi leur système. Schleiermacher ne rejette donc pas la démarche systématique : il la découple de l'ambition d'une fondation absolue du savoir, et de la présupposition d'un savoir absolu. Dès la Dialectiquede 1811, cette intention est clairement énoncée: " Philosopher sur les premiers principes sans égard pour la réalité ne paraît pas être satisfaisant et [est] même dangereux pour la science, en particulier quand cela a pour conséquence une espèce d'opposition entre la spéculation et le savoir réel."

Il s'agit donc de combiner entre eux les savoirs dans une perspective unitaire, en ayant auparavant déterminé la validité des différentes prétentions à la légitimité. Schleiermacher réfute dans la Dialectiquede 1814 les prétentions du dogmatisme qui fonctionne en vase clos, soucieux d'éviter la contradiction pour perséverer dans son être de pure affirmation, mais aussi, et véhémentement, le scepticisme qui renonce sournoisement à la visée de savoir et prétend cependant s'introduire dans les débats qui s'y rapportent.

Le savoir se construit dans l'opposition conflictuelle des interprétations, et la Dialectique est l'art de départager ces prétentions suivant le critère de leur scientificité. La visée d'une intégration toujours plus poussée des savoirs particuliers dans un ensemble systématique unifié la distingue par ailleurs d'une attitude relativiste. Schleiermacher veut croiser deux démarches : la réflexion sur les conditions et la structure interne de tout savoir en général, et la réflexion sur les savoirs particuliers donnés dans l'histoire. L'inscription historique des savoirs est <page 15> propre à une pensée du devenir plutôt que de l'être. Les savoirs du passé sont partie prenante de l'entreprise, ils sont intégrés dans la construction dialoguée de l'ensemble des savoirs et contribuent ainsi à la constitution du savoir futur. Mais cette mise en relation des savoirs répond au même impératif que celui qui favorise la communication des savoirs d'une même époque. Il s'agit toujours de confronter les différentes constructions entre elles et devant le but commun que s'assigne le savoir: la connaissance objective.


3. La place de la "Dialectique" dans le système philosophique de Schleiermacher

Philosophie et religion

Schleiermacher est d'abord un théologien protestant. Mais il revendiquait en même temps une complète indépendance comme philosophe. Aussi devait-il concevoir à la fois l'indépendance et la compatibilité des deux, ce qu'il illustrait volontiers à l'aide de l'image des deux foyers d'une ellipse que seraient la théologie et la philosophie : "Car l'oscillation est la forme générale de toute existence finie, et on prend immédiatement conscience que seuls les foyers de ma propre ellipse produisent cette oscillation [...]. Ma philosophie et ma dogmatique sont donc fermement décidées à ne pas se contredire". Si alors la visée de la dialectique est de dégager la possibilité du savoir en retrouvant ses principes, le savoir philosophique est condamné à la finitude, c'est-à-dire à la modestie, dans la mesure où l'absolu échappe au savoir. C'est là qu'aux yeux de Schleiermacher le savoir humain se fonde sur la conscience religieuse d'un absolu ou de quelque chose de suprême qui habite l'homme. Bien que philosophie et religion ne soient pas identiques, puisqu'en religion le sentiment de la dépendance pure et simple est sentiment de l'existence du fondement transcendant, alors que le fondement transcendant échappe à la saisie réflexive et est, en philosophie, simplement supposé comme condition de possibilité du savoir. Dans la Doctrine de la foi (§ 28,3), <page 16> Schleiermacher voit dans la réflexion sur ce parallélisme entre l'approche religieuse et l'approche dialectique une tâche pour la philosophie : si la "conscience spéculative" est dite "la fonction objective la plus élevée de l'esprit humain" et la "conscience pieuse de soi la fonction subjective suprême", "une contradiction entre les deux atteindrait l'essence de l'homme et une telle contradiction ne peut donc jamais être qu'un malentendu". Alors "surgit pour le savant l'obligation de prendre positivement conscience de l'accord des deux". C'est là ce que réfléchit la partie transcendantale de la Dialectique, sans pour autant que la philosophie verse dans la théologie.

Philosophie élémentaire

La "dialectique" est la pièce maîtresse du système philosophique de Schleiermacher; elle en est la "philosophie élémentaire", la "doctrine de la science". Pour Schleiermacher, la philosophie compte deux parties, l'éthique et la physique. Et il n'y a en dehors de cela pas d'autre partie. L'éthique étudie l'esprit, la physique la nature. Chacun de ces aspects connaît une approche spéculative et une approche empirique, selon qu'il aborde l'aspect idéal ou réel de la connaissance. La physique a pour objet la nature et cherche à comprendre son action sur la raison, c'est-à-dire la connaissance. L'éthique a pour objet la liberté ou la raison et cherche, à l'inverse de la physique, à comprendre l'action de la raison sur la nature dans une histoire qui est celle du devenir-rationnel de la nature ou, en termes hégéliens, celle de l'effectuation de la raison.

La dialectique, comme science fondamentale, est à la fois une théorie de la pensée et du savoir et une méthode de production de la pensée et du savoir. Elle analyse, c'est là l'objet de sa partie transcendantale, la condition de possibilité du savoir qui est celle de l'accord de la pensée et de l'être; mais elle s'attache aussi, dans sa partie technique, au problème de la connexion des savoirs partiels qui oeuvre tant à la construction du savoir pris comme un tout et à l'évaluation des savoirs particuliers. Au regard des deux aspects de la connaissance, l'éthique et la physique, qui à eux seuls épuisent la philosophie dans sa teneur cognitive, la dialectique a donc un statut <page 17> spécifique. Elle n'est aucun des deux aspects, et pourtant elle n'existe qu'en eux. Comme recherche transcendantale des fondements du savoir (partie transcendantale) et comme méthode de construction de l'unité systématique (partie technique), elle est théorie et méthode de production de la science. Son rôle est donc double : elle relève d'une part d'un projet proprement transcendantal qui est de ramener métaphysique et logique à une unité antérieure et nécessaire ; d'autre part elle est une technique, une méthodologie mise en oeuvre dans les divers champs du savoir garantissant la cohérence des savoirs particuliers. C'est pourquoi si la dialectique domine pour une part l'ensemble du système, il n'est pas facile de lui assigner sa place puisqu'en même temps, comme méthode, elle est mise au service des sciences particulières. Répondant à un souci architectonique, elle est la science qui dégage les conditions du savoir et de son organisation et domine tant les sciences de la nature que les sciences de l'esprit. Si Schleiermacher a développé la science de l'esprit dans son éthique, il n'a par contre jamais développé lui-même de physique, la trouvant accomplie dans la philosophie de la nature de Schelling. A Halle, Schleiermacher concevait même ses cours d'éthique comme le pendant direct des leçons de philosophie de la nature de son ami Henrik Steffens, les Grundzüge der philosophischen Naturwissenschaft (Eléments de la science philosophique de la nature, 1806), auxquels il renvoyait ses étudiants. Dans la mesure cependant où elle est technique d'établissement du savoir, elle se met en revanche au service des sciences particulières, devient organon et, à titre de Kunstlehre, doit procéder de l'éthique puisqu'elle présente les règles rendant possible le devenir de la raison. Elle est donc à la fois moins et plus que la philosophie; elle en est l'art. C'est ainsi que la recherche transcendantale compte plusieurs niveaux qui seuls permettront de rendre compte de la prétention à philosopher. Les conditions transcendantales du savoir sont : le rapport de la pensée à l'être, l'existence de la volonté de savoir, le conflit intersubjectif; partant de là, il faut remonter à l'analyse de l'explicitation, tout en présupposant des structures logiques, des conditions historiques du conflit dans le dialogue, ce qui implique une histoire des concepts pour laquelle l'herméneutique est capitale.

Dialectique et herméneutique

Définie comme "art de la conduite du dialogue authentique", la dialectique entretient un rapport essentiel avec l'herméneutique définie <page 18> comme l'"art de comprendre". L'herméneutique, qui rend possible la compréhension des propositions et des discours, est de ce fait un préalable à toute conduite du dialogue philosophique. L'identité de la pensée et du langage la rend indispensable à l'inscription dialectique des énoncés dans une logique de la vérité. L'herméneutique n'est cependant pas la dialectique, car savoir ce qu'on dit n'est pas savoir si ce qu'on dit est vrai. L'herméneutique relève ainsi de l'intégralité du champ du savoir et ne saurait être cantonnée, suivant un clivage diltheyen bien reçu, à être la méthode propre des sciences de l'esprit. Mais l'herméneutique n'est pas non plus simplement un préalable de la dialectique : si en fin de compte le savoir absolu reste hors de portée, la vérité n'étant jamais définitivement acquise, l'herméneutique doit toujours accompagner le devenir de la raison en vertu de son essentielle historicité. Herméneutique et dialectique sont alors complémentaires dans la mise au jour d'un élan qui habite l'homme où la volonté de comprendre est la forme humaine de la volonté de savoir. Car en effet, si le point de départ de l'herméneutique est la conscience de la non-compréhension, cette conscience est désir de comprendre; et si tout ce qui doit être compris est langage, l'herméneutique a par essence affaire à de la pensée, c'est-à-dire à des propositions qui ne sont autre chose que les jugements qui sont l'objet de la Dialectique.

Dialectique et éthique

Les rapports entre dialectique et herméneutique reposent donc sur un élan qui pousse l'homme vers le développement de son esprit, de sa raison. Cette réalisation de la raison dans la sphère de l'esprit que Hegel appellera objectif est le domaine de l'éthique. Aussi Schleiermacher déduit-il, et ce dès 1812, l'éthique de la dialectique : la dialectique a pour objet le savoir absolu, sans opposition aucune, alors que les sciences réelles ont affaire à ce qui est opposé et qui se peut ramener à l'antagonisme classique entre nature et raison. L'éthique est l'une des deux sciences réelles, "exposition de l'être fini sous <page 19> la puissance de la raison", la physique étant "l'exposition [de l'être fini] sous la puissance de la nature". L'éthique rend compte de l'histoire dans laquelle l'intelligence, c'est-à-dire l'esprit, se manifeste. Mais si l'éthique peut être dérivée de la dialectique, le rapport entre éthique et dialectique s'inverse dès qu'on envisage l'aspect formel ou technique de cette dernière. En favorisant l'établissement du savoir, la dialectique contribue au progrès de l'effectuation de l'esprit où, comme dans l'Herméneutique, "l'esprit pensant [...] se découvre peu à peu lui-même". Comme parties intégrantes du "processus éthique", l'herméneutique et la dialectique sont des instruments de l'éthique. La dialectique trouve alors son prolongement naturel dans l'éthique qui n'a pas simplement pour tâche de décrire la nature à partir de la raison, mais d'oeuvrer à l'union effective de la nature et de la raison. L'éthique va alors inscrire dans l'existence et dans la formation des communautés historiques le désir de vérité ou la volonté de savoir thématisés par la dialectique.


4. Histoire de la philosophie et dialectique

Schleiermacher est resté comme un théoricien important de l'histoire de la philosophie, et a exercé à travers ses élèves H. Ritter ou C. Braniß une influence significative sur l'historiographie de la philosophie en Allemagne. Refusant d'absorber l'histoire de la philosophie <page 20> dans une philosophie de l'histoire qui se poserait elle-même comme le telosde cette histoire, à la façon de la construction hégélienne, il s'est efforcé de penser ensemble l'historicité de la philosophie et sa visée de vérité. Sans s'accommoder d'un scepticisme facile devant la contradiction rémanente entre les prétentions de la philosophie et les démentis qu'elles connaissent, Schleiermacher s'est efforcé de penser la tension entre la visée universelle de la philosophie et son inscription dans une culture particulière, sa mise en oeuvre par des individus singuliers. La Dialectique est la première prise en compte cohérente du statut historique de la philosophie, à égale distance de l'éclectisme relativiste et conservateur et de la totalisation unifiante. Cet aspect est assez important pour qu'on s'y arrête.

C'est par un dialogue approfondi avec les philosophies du passé que Schleiermacher s'est formé à la philosophie. Depuis ses études à Halle où il traduisit Aristote sous la conduite de J. A. Eberhard, un des pionniers de l'histoire de la philosophie, jusqu'à sa plongée dans Platon, en passant par la confrontation capitale avec Spinoza, la discussion serrée de Kant, Leibniz et Jacobi, la revue des possibilités théoriques passe par l'examen critique des grandes philosophies. La volonté de comprendre la pensée d'autrui qu'attestent les comptes rendus, lettres ou notes non destinées à la publication où il s'explique véritablement avec les philosophes anciens ou contemporains se retrouve dans l'entreprise de la Dialectique : c'est par la confrontation mutuelle des propositions que le savoir peut progresser. Il ne s'agit donc pas pour lui de construire à son tour, après tant d'autres, un système original et par là même stérile, mais de replacer l'activité philosophique dans la dimension commune où se manifeste le mieux son universalité. Schleiermacher a défini très tôt l'inspiration de sa démarche philosophique, à égale distance de l'écueil du sentimentalisme et de celui du systématisme :

On ne s'étonnera donc pas que la première apparition publique de Schleiermacher en tant que philosophe ait été la publication d'une Critique des systèmes éthiques précédents (1803) où il se livre déjà à une logique des positions éthiques qu'il ordonne suivant les grandes questions problématiques de la vertu, du devoir ou des biens. Sa propre Ethique se dégagera du schéma de cet ouvrage et émergera pour ainsi dire de la réflexion critique sur les systèmes existants. Le travail philologique consacré à la philosophie ancienne et surtout aux Présocratiques et à Platon nourrit une réflexion propre, au même titre que la confrontation avec les pensées contemporaines, voire plus facilement. L'élaboration nécessairement plus tardive de la Dialectique par rapport à d'autres parties du système comme l'éthique ou l'herméneutique est ainsi liée à sa nature particulière : elle est en quelque sorte l'autoréflexion des philosophies passées et présentes, et dégage de surcroît l'espace de leur confrontation réglée.

Si l'on peut trouver un caractère fortuit au rassemblement dans le même volume des Oeuvres complètesdes cours sur l'histoire de la philosophie ancienne et moderne et de ceux concernant la dialectique, il se justifie tout à fait quand on considère que la Dialectique présuppose effectivement une certaine conception de "l'histoire de la raison" au sens kantien. Les perspectives finies tendent à converger dans la visée commune du savoir pur, même si cette convergence n'apparaît véritablement sans ambiguïté et surtout sans malentendu qu'une fois le conflit construit et réglé par la dialectique. La contradiction est bien le moteur du savoir, mais elle est portée par les prétentions particulières de chacun à la vérité, et non par l'automouvement du concept, ainsi que Hegel l'avait pensé. Comme celui-ci toutefois, Schleiermacher pense bien que la contradiction porte en elle le critère de la vérité, mais plus prudent que lui, il considère qu'on ne peut guère prévoir qui portera la contradiction, comment il le fera, ni surtout où cela mènera.

Etant à la fois méthode et pratique du savoir, la Dialectique est donc par excellence la philosophie de l'avenir de la philosophie. Non qu'elle se présente jamais comme la philosophie définitive ou comme la philosophie de l'avenir : elle fait au contraire le pari que le travail philosophique, étant commun et historique, n'est jamais terminé. Alors que depuis l'achèvement hegelien du système, de <page 22> nombreuses voix déplorent la fin de la philosophie sous des formes diverses et font de ce thrène l'unique thème possible de la philosophie, la Dialectiquede Schleiermacher pense le caractère constitutivement infini de l'acte de philosopher. Cette prise en compte de la nature active de la philosophie, dans sa double orientation vers une histoire et un avenir à constituer dans la régulation des conflits, fait de la Dialectique davantage une métaphilosophie, une pensée de l'activité philosophante et connaissante, qu'une philosophie parmi d'autres.

Cela s'atteste en particulier dans son rapport au langage : Schleiermacher fait de l'histoire des concepts une partie prenante de la philosophie, l'exercice courant de son autoréflexion. Le savoir est une construction historique, et n'est pas séparable des instruments conceptuels mis en oeuvre, comme la redétermination des concepts à la suite d'une transformation importante du savoir ou des représentations. Un esprit linguistique créateur peut imposer ou favoriser une signification inédite à certains concepts. Tout jugement détermine un nouveau concept, et constitue ainsi l'opération de la pensée en acte. Les concepts obtenus sont alors disponibles pour de nouvelles opérations de jugement. Le travail de redétermination des mots en concepts, qui est sans cesse à reprendre, sanctionne l'historicité de la pensée. Cette conscience de la dimension herméneutique du savoir se rencontre en notre siècle dans des projets comme celui des archives pour l'histoire des concepts. La conscience de l'historicité des savoirs et des instruments du savoir permet de maintenir celui-ci actif, savoir philosophique su, et non savoir traditionnel passivement reçu . Dans son rapport à l'histoire du savoir, la philosophie assume ici sa dimension herméneutique, sans toutefois s'y réduire. Elle est inséparablement critique, orientée vers l'évaluation des savoirs existants et de leur prétention même à la "scientificité". La Dialectique de Schleiermacher est ainsi la philosophie consciente de son histoire et non pas la philosophie fondue dans l'histoire; celle qui dépose sa prétention à un savoir définitif, mais non l'exigence d'un savoir pur; celle qui fait véritablement droit au sujet qui l'anime parce que justement elle se fonde sur sa limitation; celle qui surmonte le désarroi que pourrait causer la reconnaissance de la finitude du sujet par le recours à la multiplicité des sujets.
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5. L'actualité de la Dialectique

Les premiers effets

S'attacher aujourd'hui à la Dialectiquede Schleiermacher ne relève pas d'un souci simplement antiquaire visant à enrichir la collection des "philosophies élémentaires" de l'idéalisme allemand d'une version longtemps restée dans l'ombre des grands systèmes. Car tant dans sa recherche que dans ses résultats, la dialectique de Schleiermacher a connu des effets durables et souvent même devancé, par ses options, des orientations contemporaines. D'un côté en effet, elle a eu des répercussions dans le domaine de la théologie protestante qui lui a consacré de loin le plus grand nombre d'études. Elle s'efforçait le plus souvent de scruter jusqu'où la raison pouvait aller à la rencontre de la foi, et concluait par l'aveu d'une docte ignorance: la "dialectique est une doctrine du Dieu caché, inconnu. La nécessité de se taire face à Dieu est l'intellection la plus haute que puisse procurer le dialecticien". D'un autre côté, la dialectique a aussi joué un rôle souvent méconnu dans la constitution de la pensée philosophique allemande, en dépit de l'état unanimement jugé insuffisant de son édition. L'influence de la dialectique est attestée non seulement chez Heinrich Ritter, Friedrich Ueberweg, mais encore chez Trendelenburg dont l'un des maîtres n'était autre que August Twesten, élève de Schleiermacher qui devait lui succéder à la chaire de théologie de l'Université de Berlin. Schleiermacher a joué à ce titre un rôle non négligeable dans la critique de Hegel au XIXe, critique qui serait encore à reconstituer avec précision dans une perspective historienne jusqu'à son importance pour le neokantisme de Bade à travers la personne de Jonas Cohn.

Dilthey et les objectivations de l'esprit

Dilthey, qui toute sa vie fréquenta les oeuvres de Schleiermacher, reconstitue l'édification du savoir en rapportant explicitement sa logique de la connaissance à la Dialectiquede Schleiermacher : il faut, écrit-il, partir de ce qui, dans le monde, m'affecte [Lebensbezug], tablant ainsi sur l'existence du monde en dehors de ma pensée. Or cet être-affecté se transforme en affect, affect qui en est mon appropriation <page 24> [Erlebnis]. La reconstruction de ces affects, sous la forme de leur autobiographie, donne une unité de vie [Lebenszusammenhang] dont l'objectivation produit un savoir offert en partage, une expérience [Lebenserfahrung] qui ne m'appartient plus à moi seul, et vise ainsi une structure ou unité idéelle. Cette démarche dans la constitution d'objectivations doit sa structure à la Dialectique dans laquelle Dilthey reconnaît la première logique dans une perspective de la théorie de la connaissance : "nous entendons par là une fondation de la science réelle qui prend le problème de la connaissance humaine pour point de départ et développe dans le cours de sa résolution les formes, les lois et les méthodes de la pensée à titre de moyen pour produire cette connaissance." On est alors en présence d'une diversité de savoirs objectivés en conflit, chacun rendant compte du réel conformément à son élaboration, c'est-à-dire aux jugements et aux concepts qui ont présidé à sa constitution. Certes, s'attachant au sciences de l'esprit, Dilthey élargit le domaine d'application de la dialectique à l'ensemble des objectivations de l'esprit. Ce qui, pour Schleiermacher, est du ressort de l'Ethique. Mais c'est probablement en héritant de la dimension historique de la pensée de Schleiermacher que Dilthey parvient à se démarquer de Hegel. Il ne s'autorise pas, en effet, comme ce dernier, de la totalité comprise comme esprit pour comprendre les objectivations particulières : "nous ne pouvons inscrire l'esprit objectif dans une construction idéale: il nous faut bien plutôt prendre pour base sa réalité historique".

Une pensée du dialogue

La dialectique de Schleiermacher met en évidence le caractère profondément dialogique du savoir, puisque pensée et langage coïncident et que l'authentique pensée est indissociable de son expression: "Communiquer est [...] la première loi de toute aspiration à la connaissance, et la nature même a sans ambiguïté exprimé cette loi <page 25> en interdisant de produire un quelconque contenu scientifique, serait-ce pour soi, sans recourir à la langue". Ce faisant, Schleiermacher retrouve la thèse fondamentale de Kant : "penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?" Afin que le savoir soit effectivement dialogique, le dialogue doit être réel, rendant possible un échange, ce qui présuppose une différence initiale dont l'une des formes sera le conflit. L'introduction de 1833 en thématisera avec précision les conditions. Il faut qu'il y ait authentique contradiction entre des représentations ou pensées prétendant à la validité suivant une vérité cognitive ainsi que communauté des règles avec anticipation d'un aplanissement [Schlichtung] du conflit, c'est-à-dire d'un accord. Ces présupposés n'étaient pas toujours respectés chez Platon, dans les oeuvres duquel Schleiermacher découvre le modèle du dialogue dialectique, étant donné la docilité de la plupart des interlocuteurs de Socrate, à l'exception de ceux qui, comme le fougueux Calliclès, ne reconnaissaient pas même les règles les plus élémentaires du dialogue telles que Socrate les expose, par exemple, à Polos. Si l'essence du savoir, qui est l'objet de la dialectique, trouve son point de départ dans sa nature conflictuelle, il existe plusieurs façons de faire ressortir cette caractéristique et d'envisager la fin du conflit.

Logique de la connaissance et savoir conflictuel

A condition de ne pas confondre conflit et diversité, la constitution polémique du savoir permet des rapprochements saisissants avec la pensée contemporaine. Ainsi, par exemple, avec le "rationalisme critique" <page 26> défendu par K. Popper ou H. Albert. Ses thèses principales peuvent être ramenées aux trois caractéristiques suivantes : 1/ le réalisme critique, qui affirme qu'il existe une réalité connaissable et indépendante du sujet ; 2/ le faillibilisme conséquent, qui dit la raison humaine faillible et qu'il nous est impossible de garantir la vérité de nos connaissances ; 3/ le rationalisme méthodologique, qui s'oriente sur l'idée d'un examen critique et l'idée régulatrice de la vérité. Puisque toute théorie est fausse en puissance, l'accord toujours visé est ainsi indéfiniment différé. Apparaît alors une pluralité de savoirs dont la logique qui préside à leur succession doit être dégagée. La difficulté tient, comme l'avait relevé Thomas Kuhn dans son analyse de la structure des révolutions scientifiques, à l'hétérogénéité des divers savoirs dès qu'il y a changement de paradigme, les théories devenant incommensurables. Car si, en période de "science normale", les scientifiques s'accordent sur une théorie, des thèses métaphysiques, des opérations formelles, des options méthodologiques (critères de vérification et de falsification) et des stratégies de recherche, qui constituent toutes ensemble un paradigme, la discussion critique des théories scientifiques préconisée par le "rationalisme critique" présuppose une distanciation, un recul par rapport au paradigme initial. Mais, dans une telle perspective holiste, un dialogue entre paradigmes est-il possible en dépit de leurs différences ? Et si les paradigmes restent incommensurables, ne peut-on pas être invité à se ranger du côté des conséquences radicales tirées par Paul Feyerabend, conséquences qui se dressent contre la méthode et ne voient dans la science qu'une aventure intellectuelle affranchie de toute règle ?

Il y a incontestablement dans la dialectique de Schleiermacher une réflexion sur l'inachèvement principiel de tout savoir : les fondements ultimes échappent à la raison et ne sont donnés que dans le sentiment, le sentiment de Dieu qui garantit le rapport à la réalité et la correspondance entre nos pensées et la structure du réel. De ce fait, le savoir absolu, que la dialectique devait non seulement rendre possible mais encore permettre d'effectuer à titre de technique, n'est pas à portée humaine : l'homme doit se contenter de la critique comme ersatz du savoir. De discipline technique qu'elle devait être suivant sa fondation, <page 27> la dialectique devient une discipline critique et l'établissement du savoir est soumis à la perpétuelle possibilité de sa contestation, la raison découvrant en son sein même la vertu du conflit. En cette inflexion, la dialectique nous présente, de façon fort moderne, la légitimité des prétentions de la raison, tout en tenant compte et en intégrant ses inévitables limites.

Mais une telle conséquence, qui transforme sans cesse le fonds ontologique des théories, rend de fait difficile la circulation du savoir. C'est là une difficulté principielle à laquelle se heurtait, par exemple, le problématicisme d'Ugo Spirito. Si penser, c'est objecter, poser des affirmations particulières au nom d'une radicale historicisation du savoir dans l'idéal de la science, ne risque-t-on pas le scepticisme? Dans le débat qui l'oppose au dialogisme de Guido Calogero, Schleiermacher serait cependant du côté de ce dernier qui écrit : "Ici apparaît [...] le thème d'une compréhension authentique qui est le propre de l'esprit de dialogue et qui, sous sa déformation dans un sens heuristique, agonistique et polémique, est aussi le propre de l'historicisme dialectique". Le dialogue authentique, même dans sa dimension agonistique, présuppose des règles qui seules peuvent rendre possible la perspective d'une fin du conflit.

L'analyse des conditions de possibilité du dialogue pour fonder la possibilité du savoir n'est alors pas sans faire penser à la transformation de la philosophie thématisée par K.-O. Apel. Plus d'ailleurs qu'à la théorie de l'agir communicationnel de Jürgen Habermas, dont on l'a rapprochée parfois, car pour Schleiermacher, la dialectique s'intéresse au domaine du savoir où la vérité recherchée est la connaissance de ce qui est. Il ne s'agit donc pas en général d'une théorie de la raison communicationnelle ou de l'argumentation. Les différents régimes de discours, relatifs aux sphères de l'"esprit objectif", seront davantage thématisés dans l'Ethique. Mais la Dialectique, en fondant l'authentique art de philosopher, de la recherche de la vérité, sur la dimension de la pensée pure, est effectivement conduite à s'interroger sur les conditions de possibilité du dialogue véritable. On sait que pour K.-O. Apel, la réflexion "transcendantale-pragmatique" doit mettre en évidence les principes du discours rationnel auxquels le sujet de l'argumentation doit nécessairement se conformer, la structure de la fondation réflexive tenant à l'"indépassable reconnaissance, depuis toujours effectuée, des présuppositions de l'argumentation". C'est dans le même sens que Schleiermacher lui aussi réfléchit <page 28> aux conditions de l'échange argumenté dans une "situation idéale de parole" (Habermas) inscrite dans le cadre d'une "communauté de communication idéale" (Apel). Et, comme chez Apel, la dialectique ainsi conçue renvoie par essence à une "éthique communicationnelle" qui nourrit la motivation de la recherche de la vérité. Mais la fondation d'une éthique, qui est au coeur de la préoccupation de Apel, n'est pas l'objet de la dialectique de Schleiermacher qui reste d'abord une théorie de la science.

La dialectique, qui a pour objet le savoir pur, porte en effet sur la connaissance en général. Et si Schleiermacher est un penseur de l'herméneutique, c'est que le savoir renvoie au comprendre et à l'interprétation, puisque la pensée, même celle des scientifiques, s'accomplit dans le dialogue et qu'il faut par suite comprendre les propositions pour savoir ou juger de leur teneur. En ce sens, l'herméneutique sera essentielle au développement du savoir, le dialogue ayant dans la constitution de la connaissance un rôle constitutif.

Le problème de la vérité

Le problème de la vérité dans le cadre de la connaissance scientifique reconduit ainsi vers un "problématicisme" : la vérité n'est pas dans l'adéquation de la pensée et du réel, mais toute entière dans l'affirmation. En cela, toute nouvelle vérité reste ouverte et problématique, l'échange des arguments permettant une compréhension progressive des choses et des hommes. Et le dialogue véritable visé par la dialectique invite à déterminer les conditions de possibilité d'une reconnaissance minimale dans un espace d'échange, c'est-à-dire à déterminer le degré de communauté requis pour une authentique communication. Car en effet, ce n'est qu'à être réinséré dans le dialogue et dans la dialectique que le problème de la vérité trouve un nouvel élan. Au début de la recherche dialectique, deux critères sont avancés par Schleiermacher pour juger du savoir ou de sa vérité : 1°) l'identité de la production de la pensée en tous, c'est-à-dire l'accord des sujets connaissants et 2°) le rapport du savoir à l'être. Se trouvaient ainsi réunies une théorie consensuelle de la vérité et la théorie classique de l'adaequatio. Or si, pour l'homme, le second critère est invérifiable, renvoyé au fonds du sentiment de Dieu qui garantit le rapport au réel ou que nous assemblons nos concepts suivant l'ordre des choses réelles, c'est vers le premier critère qu'on aura tendance à se tourner. La vérité fondée sur la correspondance de l'être et de la pensée est une thèse métaphysique, qu'il ne faut certes pas rejeter, mais qui ne saurait être établie avec certitude, alors que le premier critère, celui de l'identité dans la construction de la pensée, peut être éprouvé dans la discussion, dans l'argumentation et la communication. C'est en privilégiant ce premier critère, le second disparaissant progressivement, que la raison <page 29> communicationnelle, marquée par le tournant linguistique, se trouve fondée. Et c'est bien la perte du second critère, celui du rapport au réel, qui rapproche la dialectique d'une philosophie où la vérité cède sa place à la certitude, au sentiment de conviction que Schleiermacher reprend à Kant. Ce sentiment repose en fin de compte sur une dimension pratique : comprendre une signification, la saisir ou la fixer, c'est interrompre le jugement et l'achever dans un concept, ce qui relève d'une décision fondée sur le sentiment d'être parvenu à une compréhension qui me permet, au sein de l'histoire et à un moment défini, de m'orienter et de diriger mon action. Rien n'interdit la reprise ultérieure des concepts dans des jugements qui lui insufflent la vie de l'esprit. Et si la pensée vise à épouser un système des concepts rendant compte du monde tel qu'il est, la perte de la garantie de l'adaequatioen fait essentiellement une logique du jugement. Le second critère de la vérité rejoint alors la volonté et ouvre sur l'éthique. Le savoir et sa quête se trouvent dès lors inscrits dans une communauté de communication où, la vérité ne pouvant jamais être prouvée, il s'agit, et l'affinité avec la "nouvelle rhétorique" de Chaïm Perelmann est ici patente, non pas de persuader, mais de convaincre. Cet élan vers la vérité permet de rattacher la raison, comme faculté de connaissance, à la faculté de l'âme dans son ensemble qu'est la faculté de désirer. Comme pour K.-O. Apel, il faut anticiper la possibilité d'un dépassement du conflit, qui est le moteur du dialogue. Ce qui ne signifie pas que tout conflit puisse effectivement être définitivement dépassé, car il n'y a pas, pour nous autres hommes, d'établissement définitif du savoir. Pris dans l'histoire, dans un lieu, une société et un temps donnés, notre savoir en porte les traces. Mais l'anticipation de la disparition du conflit est néanmoins nécessaire, si l'on veut éviter la fatalité du relativisme ou du scepticisme qui n'est pas l'option de Schleiermacher.

L'espérance de la raison

La dialectique de Schleiermacher apparaît donc comme la mise en forme de la volonté de philosopher dans l'établissement de la recherche du savoir pur ; elle est réflexion sur la dimension constitutive de la volonté de penser, du Denkenwollen. La vertu du conflit et l'éthique <page 30> de la discussion retrouvent ainsi l'essence du dialogue platonicien auquel Schleiermacher était attaché. Dans leur fonction pédagogique, les dialogues de Platon thématisent l'élan, l'éros philosophique qui se nourrit de l'échange avec d'autres points de vue possibles. Et c'est en cela que consiste la dialectique : essentiellement un exercice de contestation, de critique des pensées, qui donne toute sa portée à une éthique du conflit à la condition que celui-ci soit dûment construit. Ce qui importe, en matière de pensée, c'est le procédé, non le résultat, la circulation du savoir en devenir et non la paresse dogmatique du savoir acquis. Schleiermacher est toujours l'avocat d'une pensée d'une extrême exigence: de même que la non-compréhension réfléchie se nourrit de l'espérance de comprendre, de même l'espérance de liberté se fonde dans la dépendance pure et simple et le désir de savoir dans un non-savoir conflictuel. Comme accomplissement de ce désir de savoir, la dialectique non seulement ouvre une voie éthique au "devoir du dialogue", fondé sur l'impératif de l'"écoute patiente des témoins" mais manifeste encore l'espérance en l'accomplissement de la raison.

Aux Editions du Cerf


 1997.

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