BABEL ET LA DIVERSITÉ DES LANGUES

Arild Utaker
Université de Bergen / MSH

(Texte paru dans Forum, octobre 2004, vol. II, n°2, p. 29-39)

1. Introduction

La traduction dont parlent les philosophes modernes n'a pas grand chose à voir avec la pratique effective de la traduction. Traduire présuppose que deux expressions renvoient à un même objet ; le linguiste-observateur qui par exemple entendrait " gavagai " à la vue d'un lapin est donc justifié de penser que cette expression signifie le même animal que " lapin " dans sa propre langue (cf. W. Quine 1960 : 29-31). Alternativement, traduire suppose qu'on partage ou prolonge la tradition à l'intérieur de laquelle le texte qu'on traduit s'insère (comme dans l'herméneutique). Dans les deux cas on considère qu'une traduction récupère et transmet un sens ou un contenu que le langage est censé transmettre ou communiquer. De là, il n'y a qu'un pas à franchir pour conclure que communiquer et traduire, ou lire et traduire, se recouvrent : communiquer veut dire traduire ses pensées, comme lire veut dire traduire (ou interpréter) la pensée de l'auteur. Du même coup traduire (dans son sens usuel et restreint) ne pose aucun problème à une théorie qui comprend justement un langage comme traduction au sens élargi. Or, une telle théorie n'a rien de spécifique à apporter au niveau pratique de la traduction puisqu'elle ne cherche pas à expliquer la pratique des traducteurs. Elle est bouclée par une généralisation du fait de traduire (le langage est traduction par métaphore) d'un côté, et par son application de retour à son point de départ (expliquer une traduction effective) de l'autre.

Briser ce cercle revient à prendre le phénomène de traduction au sérieux et à l'appliquer pour éclairer le fait du langage en général. Je ne suis pas traducteur, mais le peu que j'ai traduit m'a quand même convaincu qu'on ne traduit pas en faisant du mot à mot, une telle traduction s'avère tout simplement impossible. Et s'il s'agit de se traduire soi-même, on pourrait penser qu'écrire d'abord dans sa propre langue, puis se traduire, est une voie efficace. Je suis certain de ne pas être le seul à penser que cette façon de procéder est futile. Il vaut mieux (pour moi) écrire directement en mauvais français que traduire ma pensée telle qu'elle a été formulée en premier lieu en norvégien. Car la difficulté, c'est de ne pas être capable de trouver un correspondant dans ma propre langue à ces " petits mots " qui assurent par l'allure du texte qu'il est bien écrit par un Français et non par un Norvégien. En d'autres termes, la difficulté principale c'est le style et la syntaxe, et non pas les substantifs et les noms. Si on peut rêver d'une traduction à coup de correspondances (comme " hest " veut dire " cheval "), une traduction " style à style " ou " syntaxe à syntaxe " est difficile à concevoir. Je vois mal à quoi elle ressemblerait. Il ne faut pas en conclure que la vraie traduction est impossible, que l'on perd l'essentiel quand on traduit. Une telle conclusion dévoile plutôt une image du langage que la pratique effective de la traduction.

Cette pratique, que nous montre-t-elle ? Traduire (et je m'excuse de généraliser ici ce que j'ai moi-même ressenti) veut dire sauter d'une langue à l'autre. Littéralement sauter en ce sens qu'il n'y a pas un tiers (des objets, un contenu, un monde etc.) qui assure la traduction. Bien sûr, nous avons en commun le monde dans lequel nous vivons, ce qui facilite une traduction, mais si nous prenons au sérieux le fait de traduire - à savoir reconstruire un style dans un idiome différent par des moyens bien différents - il n'y a pas d'instance extérieure aux deux langues (le texte à traduire et le texte traduit) qui assure une telle traduction.

Pourquoi en est-il ainsi? Si traduire veut dire " sauter ", ceci montre que la diversité des langues est un fait irréductible. Il n'y a pas une langue universelle en dessous d'une langue spécifique ou une pensée plus ou moins universelle transmise par une langue. Il faut, cependant, prendre note du fait que la philosophie du langage ignore la diversité des langues. C'est le langage en général qui est le thème et Quine peut donc parler de la traduction en général (" radical translation ") ; on traduit pour comprendre sa propre langue aussi bien que pour comprendre une langue étrangère. Entre les deux il n'y a pas de différence de principe. En plus, ce qui importe est le lien entre l'expression et la chose (objet) qui assure que traduire (pour Quine et pour beaucoup de philosophes) revient à trouver une expression qui renvoie au même objet. Mais cet amour des philosophes pour les noms et les substantifs a une généalogie tout à fait honorable. Il faut en fait remonter à la Bible qui raconte comment Adam donne des noms aux animaux qui défilent devant ses yeux, et qui par la suite explique la diversité des langues comme une punition ou comme une "chute linguistique ". D'abord les noms nomment les choses d'une manière compréhensible par tous dans une langue parfaite et universelle, puis Dieu a puni les hommes, qui par leur hybris ont voulu construire une tour qui toucherait le ciel. D'où le lien entre deux figures qui ont traversé la pensée linguistique jusqu'à nos jours : les expressions dans une langue renvoient à des objets (qui constituent leur contenu) et une langue renvoie au fond à une langue ou une grammaire universelle. Dans les deux cas il s’agit en effet d'une expression spécifique qui n'est qu'une surface par rapport à ce qui se donne universellement. L'unité du sens et de l'expression et la diversité irréductible des langues sont en revanche ce qui - voici mon argument - est impliqué par le fait de traduction dans son sens radical (à savoir " sauter " d'une langue à l'autre).


2. La tour de Babel

Revenons donc au récit de cette fameuse tour de Babel pour mieux comprendre ce qui empêche une compréhension théorique du langage. La question à laquelle le récit répond est la suivante : " Pourquoi existe-t-il plusieurs langues ? Pourquoi y a-t-il des langues et non pas une langue unique ? " La question surgit bien sûr après Babel. C'est la diversité des langues qui alimente le rêve d'une langue unique, d'une langue du Paradis. En quelque sorte " avant Babel " n'a de sens qu'après, et l'utopie linguistique s'articule donc sur un sentiment que la diversité des langues est une aberration. Cette question reçoit ainsi la réponse inévitable : la diversité des langues est une anomalie. La réponse, cependant, ne découle pas exclusivement de raisons théologiques. Elle persiste si profondément dans les réflexions linguistiques que j'ose émettre l'hypothèse qu'elle s'enracine peut-être au cœur même de notre langue. Car si notre langue indique qu'elle est bel et bien naturelle et universelle il faut conclure que la diversité n'existe qu'empiriquement, à la surface pour ainsi dire. En fait, il y a des langues différentes ; en droit la langue ne sera qu'universelle. Qu'un mot soit un mot norvégien ou qu'il appartienne à une langue particulière n'est donc qu'une surface qui ne dérange pas le mot en tant que signe susceptible de représenter ce qui est universel ou commun à tous, même si l'on parle des langues différentes. En conséquence les mots nous font défaut dans la mesure où ils nous enferment dans leurs particularités. Se débarrasser de ce sort - retrouver une langue vraiment universelle - commande toutes les utopies linguistiques : qu'elle soit une langue perdue, originelle, universelle, logique, artificielle etc. D'où tous les projets de débabélisation - de " Entbabeliesirung " - qui ont marqué la philosophie et la linguistique. La diversité, en somme, ne peut en aucune manière constituer un fait irréductible. Seul un universalisme (en l'occurrence une langue originelle ou une grammaire universelle) peut expliquer à la fois la diversité des langues et les langues spécifiques.

Cependant, l'universalisme représente seulement le côté visible de Babel. Il cache son côté complémentaire qui représente en quelque sorte sa forme négative ; à savoir le particularisme. Car le particularisme implique d'assumer la diversité des langues telle qu'elle a été conçue à partir de notre mythe. La diversité implique forcément que les autres sont incompréhensibles et que par malheur ou par bonheur nous sommes enfermés dans notre propre langue - notre " prison linguistique " - telle qu'elle est liée à notre âme, à notre sol ou à notre culture. Cette pensée a été élaborée à l'intérieur du romantisme allemand. Face à une langue qui prétendait à l'universalité - le Français - les Allemands étaient naturellement amenés à souligner la particularité de leur propre langue en tant que langue nationale. On pouvait ainsi inférer qu'il y a des pensées qui dépendent exclusivement de la langue dans laquelle elles sont formulées, et que la langue allemande dans son lien privilégié avec la langue grecque classique était particulièrement apte pour représenter la pensée philosophique. Pour Heidegger la philosophie dans son idiome grec est même intraduisible. Bien sûr, on peut essayer de traduire, mais une traduction sera nécessairement une vulgarisation par rapport à l'original. D'où son ambition de ne pas traduire mais d'essayer de retourner aux sources, car une traduction risque certainement de perdre le contenu originel. D'un autre côté la figure maîtresse de l'herméneutique - la tradition - n'est pas si loin d'une telle nostalgie. La tradition signifie qu'un texte du passé est présent avec quelques-uns de ses rudiments chez celui qui, grâce à cette tradition, va essayer de l'interpréter dans l'optique d'y retrouver le sens plein. Sans une telle tradition le texte devient incompréhensible et celui qui n'y appartient pas (la langue et la tradition de ses textes) se trouve exclu.

Dépasser l'universalisme et le particularisme demandent d'abord de bien cerner leur sol commun, c'est-à-dire ce qui caractérise celui qui parle aussi bien avant Babel qu'après. Car celui qui parle une langue universelle (une langue du Paradis) et celui qui parle une langue spécifique ont ceci en commun : tous deux ne parlent qu'une langue. Parler veut dire parler une langue bien circonscrite (universelle ou particulière). Je vais appeler cette présupposition monolinguisme. Que le même individu parle plusieurs langues reste donc un fait secondaire et théoriquement insignifiant. A coup sûr, avec un tel individu la confusion de Babel n'aurait pas eu lieu. Aussi les traducteurs viennent toujours après - ils doivent réparer le fait que l'homme est monolingue. Voici la rhétorique qui a le plus souvent entouré la traduction : elle est à la fois nécessaire et impossible. Impossible parce qu'on parle à l'intérieur de son propre idiome - sa propre particularité -, nécessaire parce qu'il faut tout de même communiquer avec les autres. Et Derrida (1996) a beau parler du " monolinguisme de l'autre ", cela ne change pas grand chose. Mais comment changer la direction? Voici mon hypothèse : ne pas considérer la diversité des langues comme une surface par rapport à une langue ou une grammaire universelle, ni promouvoir une langue spécifique en " prison linguistique ou en château linguistique " (ce qui au fond ne fait que reproduire l'exclusivité d'une langue du Paradis).

Si le récit de Babel relève du monolinguisme, appelons " multilinguisme " non pas le fait qu'il y ait plusieurs langues, mais celui que plusieurs langues soient maîtrisées chez le même individu. Tandis que le monolinguisme traite la diversité des langues comme secondaire, selon le multilinguisme il s'agit là d'un point de départ. Ceci implique deux perspectives différentes en ce qui concerne la traduction. A partir du monolinguisme il faut un " pont " - un tiers - pour parler une langue étrangère comme s'il fallait une instance extérieure et commune qui assurerait le transfert d'une langue à l'autre. A partir du multilinguisme un tel pont est superflu car l'individu qui manie plusieurs langues montre par le fait de son existence qu'il ne fait pas un transfert d'une langue à l'autre, mais qu'il s'exprime tout simplement dans des langues différentes. Autrement dit, il ne traduit pas, c'est au contraire la traduction qui y trouve sa condition de réalisation.

En général on peut rapporter le monolinguisme aux distinctions courantes en ce qui concerne les langues. Sans aucun doute, il est lié aux tentatives de rapporter la langue (cette langue que je parle) à des instances extérieures - la pensée, le monde, le contenu, etc. - étant donné que ces rapports sont censés éclairer ou expliquer ma langue, et par là, en deuxième lieu aussi, la traduction. Pensons à la distinction entre l'expression linguistique et le contenu ou le sens dégagé d'une telle expression. L'expression appartient à une langue, mais non pas le sens ou le contenu. Il s'ensuit que traduire revient à trouver une expression qui renvoie au même contenu (soit un objet ou une intention). Comme évoqué plus haut on trouve ce point de vue dans la Bible sous deux versions : Adam qui donne des noms (un objet est le contenu d'un nom), et la punition de Babel où l'expression linguistique interdit l'accès à un contenu qui en principe serait universel. La confusion des langues interdit accès à l'universel, à ce qu'on dit (le contenu ou le sens). Traduire revient donc à retrouver ce qui est caché par l'expression linguistique, s'agit-il de la référence qui appartient à l'expression " gavagai " de Quine ou du sens enfoui dans un texte du passé : parler veut dire traduire ses pensées et traduire (au sens restreint) faire le chemin inverse ; à partir d'une expression retrouver le contenu qui y était associé à l'origine. Mais au lieu d'expliquer le travail effectif en traduction, cette théorie la rend à la limite impossible. Car comment savoir qu'on a réellement référé à l'objet auquel l'expression renvoie (et Quine a raison en insistant sur le fait qu'on ne peut jamais être sûr) ou qu'on a " collé " au contenu enveloppé par un texte - au " sens plein " du texte ? On ne peut pas savoir et il faut en conséquence abandonner la présupposition d'un contenu dégagé d'une expression.


3. Saussure : diversité des langues et unité du signe

Vous en trouverez les raisons chez Ferdinand de Saussure. Premièrement, les langues " coupent " le monde (ou le contenu ) différemment. Deuxièmement, une langue dépend de l'unité de l'expression et du sens (ou du contenu). Enfin ces deux thèses impliquent une nouvelle manière de penser la diversité des langues comme la diversité à l'intérieur d'une langue.

Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d'avance, ils auraient chacun, d'une langue à l'autre, des correspondants exacts pour le sens ; or il n'en est pas ainsi. Le français dit indifféremment louer (une maison) pour 'prendre à bail' et 'donner à bail', là où l'allemand emploie deux termes : mieten et vermieten ; il n'y donc pas correspondance exacte des valeurs (Saussure 1968 : 161). Donc, deuxièmement, le sens est immanent à l'expression - n'a pas une vie dans un monde imaginaire et au-dessus de celui-ci - et Saussure abandonne ainsi la conception classique du signe (le signe en tant que

représentation) et arrive à penser l'unité du signe comme une unité du signifiant et du signifié (pour plus de détail, je renvoie à Utaker 2002). Du fait qu'il est immanent à l'expression le sens est relationnel ou différentiel et une langue est un " système de différences ".

Tandis que le monolinguisme détache un contenu (un signifié) d'une expression d'une langue spécifique - d'où le danger d'ethnocentrisme -, ce que décrit Saussure montre qu'aucune langue n'implique un rapport privilégié au contenu (ou à ce qu'on dit dans une langue) et que la diversité des langues nous montre, en revanche, l'illusion de cette distinction (comme l'indique son exemple ci-dessus). L'irréductibilité de la diversité des langues entraîne l'unité de l'expression et du contenu (l'unité du signe). Bien sûr, il ne faut pas oublier que Saussure était suisse - une nation qui ne se définit pas par une langue nationale mais où des langues différentes coexistent. Ce fait l'a peut-être très tôt sauvé de notre tendance spontanée au monolinguisme. S'il en a tiré un argument théorique, je le reconstruis ainsi : la diversité des langues n'est pas un accident survenu aux langues. Une langue est par nature toujours une langue particulière et elle est également vouée à se différencier - à se transformer en langues différentes. Saussure rompt ainsi avec une présupposition commune à l'universalisme et au particularisme ; que la diversité se joue entre les langues et qu'une langue en elle-même est homogène. On présuppose une distinction nette entre unité homogène - une langue - et diversité des langues. En revanche, Saussure introduit la diversité à l'intérieur d'une langue : " Livrée en elle-même, la langue ne connaît que des dialectes dont aucun n'empiète sur les autres, et par là elle reste vouée à un fractionnement indéfini " (Saussure 1968 : 268). Une langue peut bien avoir une unité politique et nationale ou une unité grâce à l'orthographe, mais, linguistiquement, elle existe comme une diversité entre des dialectes plus ou moins différents. En général on parle tous de manière plus ou moins différente, - non pas par défaut, mais par nécessité. Cela montre le flou fondamental d'une langue ; élastique et flexible. Aussi la question de savoir où une langue commence et où elle s'arrête n'a guère de sens. Il n'y a qu'une ligne de variations où imperceptiblement on se retrouve dans une langue bien différente. Parfois je parle mon patois, parfois le dialecte de la capitale, et parfois j'écris des livres. N'oublions pas non plus que la plupart des gens de ce monde (comme c'était naguère le cas autour de la Méditerranée) parlent plusieurs langues.


4. La paraphrase

Cette situation rend le plus souvent la traduction au sens restreint superflu. On peut bien discuter de la façon de savoir s'il faut traduire le danois en norvégien ou le norvégien - " bokmål " - en néo-norvégien. Avec un peu d'effort on se comprend. Si j'accentue ici un peu trop mon argument, la raison est simplement que je vais essayer de rapporter la traduction à un phénomène linguistique élémentaire qui n'a rien à voir avec le fait que de temps en temps il faut traduire d'une langue à l'autre ou même d'un dialecte à l'autre. Pour moi-même je ne traduis pas entre mes différents emplois du langage ou entre mes différents dialectes ; il n'y a pas un rapport de traduction entre eux. En revanche, parler ou écrire est constamment lié à la paraphrase. On se répète, on cherche ses mots, on veut mieux exprimer sa pensée, on cherche des synonymes pour varier son discours, etc. Pourtant, l'importance théorique de ce phénomène ne ressort véritablement que si l'on accepte l'unité du signe selon Saussure. Car une paraphrase se fait toujours à partir d'une suite linguistique ; un mot ou une phrase qu'on cherche à dire autrement, et non pas à partir d'un contenu ou d'un signifié détaché d'une expression. C'est pourquoi la paraphrase ne peut pas être effectuée ou jugée à partir d'un tiers (un contenu) qui en assure l'opportunité. On ne peut que juger qu'une telle phrase sonne mieux qu'une autre, c'est-à-dire on ne peut que comparer sans que la comparaison soit en elle-même jugée en fonction d'une instance incomparable qui puisse valider une équivalence entre une phrase et sa traduction.

Se paraphraser c'est donc se traduire (pour soi-même comme pour les autres), ou je paraphrase l'autre pour le comprendre. Par exemple, un jeune homme à côté de moi dans le café où je suis en train de préparer ma conférence parle dans son portable et termine sa conversation téléphonique par ces mots : " à tout " (je transcrirai plutôt : " à toute "). C'est la première fois que j'entends une telle locution et je la paraphrase immédiatement dans mon for intérieur comme " à tout à l'heure ". Traduire d'une langue à l'autre est bien sûr beaucoup plus difficile, mais au fond le phénomène reste le même : paraphraser un texte ou un discours. Si l'on objecte que la paraphrase ne reproduit pas le sens ou le contenu donné à l'origine, ma réponse a été qu'un tel contenu n'existe pas. Au mieux, il est un mirage produit par le monolinguisme. Ce qui existe est par contre l'unité de l'expression et du sens (l'unité du signe) ; et traduire celle-ci consiste à trouver une autre expression avec peut-être un sens légèrement différent sans que cela empêche de dire " la même chose " avec de nouveaux signes. Pour une telle tâche, il n'y aura jamais une solution unique, mais certainement des solutions meilleures que d'autres. Et qui plus est, une traduction peut être supérieure à l'original. Mais cela ne doit pas constituer une objection. Car une paraphrase contient nécessairement un élément créatif. Traduire un texte, c'est le faire vivre dans une langue qui n'est pas celle de son origine.


5. Conclusion

Une langue n'est pas un vase clos par rapport aux langues étrangères. Elle n'est pas seulement en elle-même une diversité, elle est aussi ouverte aux échanges avec d'autres langues. Ces échanges tout comme les traductions ne sont pas des effets d'une langue ou d'une pensée déjà faite. Dire ceci relève du monolinguisme qui nous enferme dans une alternative, qui pour des raisons politiques comme pour des raisons théoriques sont mauvaises (l'universalisme face au particularisme). Car les échanges et les traductions ne sont pas ce qui découle d'une langue ou d'une pensée déjà faite, mais tout comme les paraphrases, sont ce qui crée la langue ou la pensée.

Il n'y pas une langue privilégiée ni un sens ou un contenu détaché d'une langue. La paraphrase et le multilinguisme nous aident à reconnaître que cette situation n'a rien à voir avec le particularisme et le relativisme qui hantent la pensée issue de l’universalisme. Il faut des langues (l'anglais ne suffit pas), sinon la mondialisation risque d'étouffer notre seule issue : le cosmopolitisme. Dans cette situation il ne faut pas seulement des traducteurs, il nous faut aussi une théorie du langage enfin instruite par la pratique effective de la traduction.


BIBLIOGRAPHIE

Derrida, J. Le monolinguisme de l'autre, Paris, Galilée, 1996.

Quine, W.V.O. Word and object, Cambridge, MIT Press, 1960.

Saussure, F. Cours de linguistique générale, Paris, Payot, (1968).

Utaker, A. La philosophie du langage : une archéologie saussurienne, Paris, PUF, 2002.


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©  septembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : UTAKER, Arild. Babel et la diversité des langues. Texto! [en ligne]. Septembre 2005, vol. X, n°3. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Utaker_Babel.html>. (Consultée le ...).