COMPTE RENDU
DE L'INTRODUCTION À LA LECTURE DE SAUSSURE

Gabriel BERGOUNIOUX
Université d'Orléans

(Paru dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, 2000, n° 52, p. 311-316)

 

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Ce livre, dont le sous-titre malicieux laisserait croire à une présentation, à une invitation à lire Saussure, serait plutôt une tentative de reconstruire la lecture que fait Saussure de la science de son temps, plutôt un «Saussure lecteur» qu'un «lire Saussure». Au lieu de recommencer une analyse de l'œuvre, étendue à tout ce que la patience exégétique et la dévotion structurale ont rendu accessible, bien au-delà des textes consacrés (en particulier du Cours de linguistique générale), Simon Bouquet s'est situé dans une sympathie, une connaissance du projet saussurien qu'il entend restituer à sa triple ambition fondamentale, résumée en ces termes :

(1) une épistémologie de la grammaire comparée (épistémologie s'entendant ici au sens strict de l'étude des conditions de pertinence d'une science existante) ; (2) une réflexion «philosophique» sur le langage (on versa comment le terme de philosophique doit s'entendre chez Saussure - par opposition à ce qu'étiquette aujourd'hui celui d'épistémologie - dans le sens d'une métaphysique) ; (3) une épistémologie programmatique de la linguistique - autrement dit un pari, étayé par les deux configurations précédentes, quant à la scientificité d'une discipline à venir (cette troisième configuration discursive s'articulant sous la forme d'un développement spécifique interne à la seconde). (p. II)

L'entreprise se justifie par la nécessité de remédier aux effets des réductions opérées par Bally et Sechehaye et, à ce titre, ce livre s'apparente à la saga des grands nostoi contemporains. Il y eut des retours à Freud (Lacan), à Marx (Althusser), c'est un retour à Saussure qui nous est proposé afin de restituer à son enseignement ce que la facture du Cours, du fait de la conception des éditeurs, aurait résorbé. S. Bouquet y décèle une avancée majeure en philosophie, une «métaphysique» (le mot sera justifié par après) dont l'effacement serait à la source d'une série de malentendus sur quoi la linguistique, et plus généralement les sciences humaines, vivent encore. «(...) donner à relire Saussure dans sa lettre originale» (p. VII) est donc le propos de ce livre qui se déploie entre un «apparat critique» contenant la recension et la sténographie des sources (p. 11-16) et la bibliographie (p. 375-386).

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En préambule (p. 17-53 ), une ambitieuse réflexion sur le statut des sciences, de la philosophie et sur leurs relations récapitule un parcours historique scandé par les noms de Galilée, Descartes et Kant et aboutit à un classement des savoirs dont les embranchements déclinés font un arbre qui occupe presque en entier la page 56. La conclusion des propositions épistémologiques  soutenues dans ces pages, où le dialogue avec les hypothèses développées par Jean-Claude Milner dans son Introduction à une science du langage sert de pierre   de touche à la réflexion, est d'une certaine manière la justification des deuxième, troisième et quatrième parties. La première, «De la contemplation d'un sphinx à la philosophie d'une science» (p. 55-86), sacrifie aux   contingences du biographique et remémore ce qu'eut de prodigieux le parcours scientifique de Saussure et la longue réflexion solitaire concernant la linguistique générale qui précéda les propositions - occultées par les éditeurs   - d’une philosophie de la linguistique.

La deuxième partie traite de l'épistémologie de la grammaire comparée (p. 87-166). S. Bouquet rappelle quel déficit réflexif a marqué la philologie et le comparatisme. Il montre en quoi le progrès vers une science galiléenne s’accompagne chez Saussure d'une satisfaction aux trois conditions de littéralisation,   de formalisation et d'acceptation de la réfutabilité conquises contre l'évidence spécieuse de conceptions psychologisantes. Une formule exemplaire se lit dans le manuscrit «Sur les difficultés de la terminologie » :

La réfutabilité, interne au fonctionnement de la langue en tant qu'elle est une composante de la conscience linguistique des locuteurs (jugement de grammaticalité), permet d'esquisser un projet d'épistémologie générale pour Ies sciences humaines et sociales, prenant pour modèle les trois concepts de langue simultanément présents dans la réflexion saussurienne. L'un pose l'égalité fonctionnelle de toutes les langues, un autre marque leurs différences, un troisième cherche à établir une définition qui vaille universellement, les trois convergeant  vers une définition unitaire de la langue comme système de signes. Dès lors quel signe est l'union d'un signifiant et d'un signifié, après avoir rappelé dans quels termes il est traité du signifiant, S. Bouquet s'interroge sur le statut du signifié dont la nécessaire autonomie est mise en évidence, pour l'essentiel, à travers le mécanisme de l'analogie. A reprendre les termes de Bloomfield (cité p. 166), la « base théorique d'une science du langage humain» proposée par Saussure serait fondée, plutôt que sur une phonologie, sur une «grammaire du sens ».

«Une métaphysique du signe linguistique» constitue la troisième partie (p. 167-245). Dans un projet d'illustration de la science positive aussi  rigoureux

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que l’est ce livre,  le terme ne manquera pas de réagir. Faut-il rappeler Kant?

«Métaphysique» est déclaré l'équivalent de ce que sommeraient une philosophie (point de vue extérieur à la linguistique) et une épistémologie (point de vue intérieur à la linguistique). Afin de le justifier, S. Bouquet procède à la collation de l'ensemble des textes, publics ou inédits, à la recherche d'occurrences du terme «philosophie» systématiquement effacé du Cours. Les relations de la philosophie dans le dispositif saussurien avec la sémiologie permettent de relever trois propriétés qui distinguent celle-ci de la sémiotique des Encyclopédistes: la reconnaissance d'une autonomie de la morpho-syntaxe, le rôle accordé à l'arbitraire du signe et la production du concept de valeur. Ces spécificités justifient et esquissent les perspectives d'une grammaire générale.

«Le programme d'une grammaire du sens» (p. 247-345) constitue une quatrième partie dont je ne partage pas les conclusions; la suite de ce compte rendu sera donc tout de sympathie: nous souffrirons ensemble. Partant de l'homologie (ou, selon le terme de Kurylowicz cité par S. Bouquet, l'isomorphisme) des propriétés du signifiant et du signifié, le projet saussurien comprendrait une linguistique de la langue et une linguistique de la parole, réunissant une phonétique et une sémantique, chacune devant être traitée synchroniquement et diachroniquement. La conviction qu'une sémantique de Saussure existe, qu'elle est omniprésente dans les textes où elle n'aurait pas été décelée, oriente la démonstration de S. Bouquet. On commentera à ce sujet une partie de la note 2 de la page 258 (la note est très longue) :

Suivent cinq citations d'où il ressort, confirmant celle qui précède, que la phonologie d'une langue peut se ramener à un tableau raisonné, ce qui n’est pas dire que la théorie phonologique soit réductible à ce résultat ou qu'elle puisse être contenue en une ou deux planches. Une chose sont les sons d’une langue, une autre est l'analyse qui permet de les déterminer, de les caractériser et de les décrire. Saussure y fut particulièrement attentif comme le montre l'édition des manuscrits de Harvard - étudiés par Jakobson (1969) et Herman Parret (1993) dans les CFS - en un recueil intitulé précisément Phonétique par Maria Pia Marchese (Unipress, Padoue, décembre 1995).

De même, la légitimité d'une linguistique de la parole, appuyée sur un ensemble de références cohérentes et dûment consignées, citées avec exactitude, devient plus problématique si l'on prend en compte que l'un des textes invoqués, le «Rapport sur la création d'une chaire de stylistique», perd de sa pertinence du fait de ses conditions de production. Saussure y manifeste moins un intérêt passionné pour cette discipline qu'il ne dresse un argumentaire pour convaincre ses pairs de créer une chaire en faveur d'un de ses élèves. Propos de circonstance qu'il n'est pas forcément licite de prendre pour argent comptant. De même quand le terme «grammaire» est considéré, chez Saussure, comme un équivalent de «sémantique» alors que les exemples invoqués, et qui sont judicieux et convaincants, en feraient plutôt un synonyme de « système » (cf. discussion aux pages 273-277).

La suite de l'ouvrage articule à nouveaux frais certains thèmes majeurs :

Concernant l'arbitraire du signe, S Bouquet démontre que la source des discussions vient d'un malentendu inhérent à la présentation adoptée dans le Cours qui propose « arbitraire du signe » quant aurait dû être écrit « arbitraire

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du signifiant » . Le relevé des citations concernant les relations signifiant/signifié, les discussions sur la valeur (en présentant les différentes acceptions du mot selon les étapes de la réflexion) et la distinction d'une valeur in praesentia par opposition à une valeur in absentia apparaissent, dans la reprise qui en est faite, comme des outils de réflexion de première importance et qui demeurent opératoires s'ils sont rédimés dans une réflexion épistémologique de la qualité de celle-ci.

Dans l'épilogue, S. Bouquet, parvenu au terme de sa démonstration, propose quatre thèses (on appréciera la note appendue qui démontre la vigilance et les scrupules de son auteur):

De ce projet sémantique, S. Bouquet prolonge l'ambition à l'ensemble des sciences humaines et l'annonce dans les dernières lignes de l'ouvrage :

Alors? Introduction à la lecture de Saussure est selon moi un livre majeur, pour les linguistes et pour tous ceux qui s'intéressent aux sciences humaines. Avec une culture et une allégresse qui ne sont pas si souvent de mise dans notre discipline, il rompt aussi bien avec la vulgate du Cours qu'avec la doxa,

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les routines de l'interprétation. L'ouvrage comprend un versant philologique où les textes de Saussure sont recensés, discutés et commentés avec une science qu’on envie à son auteur et une probité qui échappe à toute discussion. Peu de lectures paraissent aussi stimulantes pour une réflexion d'ensemble sur les développements contemporains de la linguistique, autant par la reconstitution d'une pensée restituée à sa nouveauté, son heuristique, que par l'audace des hypothèses développées. Une qualité d'écriture et une culture accompagnent ce projet. Et puisque c'est un livre de parti pris, au meilleur sens du terme, je me sens libre de déclarer que l'auteur a emporté ma conviction jusqu'à la quatrième (et la dernière) partie non comprise. Une sémantique saussurienne ne me semble toujours pas transparaître sans sollicitation dans le corpus de l'oeuvre. Est-ce la fascination pour la réflexion de Milner ou l'intuition d'une science totale de l'interprétation qui infléchit le raisonnement vers cette «métaphysique » ? En tout cas, felix culpa si ceci nous vaut d'autres textes et le plaisir salubre d’être réfuté par S. Bouquet.


NOTES

[1] De façon systématique tout au long de ce livre et de façon non systématique par Saussure.


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©  mars 2003 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BERGOUNIOUX, Gabriel. Compte rendu de l'"Introduction à la lecture de Saussure". Texto ! mars 2003 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Bergounioux_CR.html>. (Consultée le ...).