UNE SÉMANTIQUE DIFFÉRENTIELLE UNIFIÉE

Louis HÉBERT
Université du Québec à Rimouski

(Texte publié dans la revue RS/SI, Montréal : Association canadienne de sémiotique, 1996, vol. XVI, n°1-2, p. 275-285)

Le projet de François Rastier est de développer une « sémantique différentielle unifiée », du mot au texte. Quatre moments-livres, pour l'instant, ponctuent son essor[1]. En simplifiant, on dira que Sémantique interprétative (1987) établit les principes fondamentaux et déploie surtout la thématique microsémantique (rattachée au palier du morphème et de la lexie) ; Sens et textualité (1989) traite de la macrosémantique (propre au palier textuel) en introduisant notamment les quatre composantes sémantiques (thématique, dialectique, dialogique et tactique) ; Sémantique et recherches cognitives (1991) inaugure une nouvelle période, préoccupée des questions cognitives et informatiques. Le livre qui nous intéresse ici, Sémantique pour l'analyse : de la linguistique à l'informatique (1994), est marqué principalement par : (1) les théories microsémantiques du lexique des lexies et des morphèmes ; (2) la mésosémantique isosémique (les concordances d'accord et de rection au palier de l'énoncé et de la période) ; (3) l'approfondissement de l'hypothèse d'une perception sémantique ; (4) l'extension des quatre composantes textuelles à la méso- et à la microsémantique ; et, bien sûr, (5) l'application informatique. Avec le déploiement de la mésosémantique et de la théorie lexicale, nous semble-t-il, un premier cycle complet de la sémantique interprétative s'achève.

Sémantique pour l'analyse est un ouvrage collectif où chaque auteur signe les sections auxquelles il a contribué. La plupart des chapitres portent la seule signature de F. Rastier.

Font exception : l'avant-propos collectif ; le chapitre IV sur la description du contenu lexical de M. Cavazza ; le chapitre VI sur la grammaire d'unification signé A. Abeillé ; et l'épilogue de Rastier et Cavazza. Cet ouvrage de « sémantique appliquée ou du moins applicable » cherche à faciliter l'application en linguistique informatique (ou linguistique assistée par ordinateur) et en informatique linguistique (dont relève par exemple les analyseurs morphosyntaxiques).

Les applications - qui mettent en oeuvre deux processus fondamentaux, la génération et l'analyse - peuvent se regrouper en cinq catégories : la compréhension, l'indexation (subordonnée, dans l'approche traditionnelle, à une compréhension de la phrase), le résumé, la navigation hypertextuelle, les études typologiques (par exemple les études stylistiques) (p. 205-209).

Ouvrage didactique, il reprend souvent, parfois avec des aménagements importants, la matière des livres (et articles) antérieurs. En cette qualité également, il comporte des exemples d'applications informatiques et d'analyses de textes divers (texte d'expert, notice d'entretien technique, texte de vulgarisation scientifique). Le livre s'adresse « aux linguistes, aux informaticiens, et aux diverses collectivités scientifiques qui pratiquent l'analyse des textes. » (p. XI). C'est à partir du « foyer interprétatif » d'un analyste du plan sémantique des textes littéraires que nous ferons compte rendu.

* * *

Interprétation, sphères et ordres

Dans le premier chapitre, F. Rastier situe les rapports entre linguistique et informatique. En particulier, il présente le réseau relationnel qui définit le texte et dont doit tenir compte toute analyse.

Après avoir dégagé plusieurs acceptions de « langue » et « langage », il discute des conceptions de la compréhension du langage qui prévalent en herméneutique philosophique, en psychologie cognitive et en IA. Puis il propose une formulation de ce problème dans les termes d'une sémantique linguistique : « La compréhension, déliée des réquisits psychologiques, est une interprétation : elle consiste à stipuler, sous la forme de paraphrases intralinguistiques, (1) quels traits sémantiques sont actualisés dans un texte, (2) quelles sont les relations qui les structurent, et (3) quels indices et/ou prescriptions permettent d'actualiser ces traits et d'établir ces relations, qui sont autant de chemins élémentaires pour des parcours interprétatifs. » (pp. 11-12).

La sémantique descriptive se règle sur les principes suivants :

1 - Les textes attestés dans des conditions réelles de communication constituent l'objet empirique de la linguistique. 2. Les textes sont produits et interprétés au sein de pratiques sociales. 3. A chaque type de pratique sociale correspond un type de discours (ex. politique, technique, littéraire). 4. Chaque discours se subdivise en genres (ex. dans le discours médical : l'article scientifique, le résumé d'observation, la lettre au collègue). Tout texte procède d'un genre, et par là relève d'un discours et d'une pratique sociale. (p. 4)

De plus toute pratique sociale se développe dans trois sphères : (1) une sphère physique constituée par les interactions matérielles qui s'y déroulent ; (2) une sphère sémiotique constituée des signes (symboles, icônes et signaux) qui y sont échangés ou mis en jeu ; (3) une sphère des processus mentaux propres aux agents et en général fortement socialisés (p. 4, cf. Rastier, 1991 : 237-243).

La spécificité de la langue - relativement par exemple à un langage formel, défini par le seul ordre syntagmatique, ou à un code symbolique, comme la signalisation routière, défini par le seul ordre référentiel - est de faire intervenir simultanément quatre ordres de description :

(1) L'ordre syntagmatique est celui de la linéarisation du langage, dans une étendue spatiale et/ou temporelle. (2) L'ordre paradigmatique est celui de l'association codifiée. (3) L'ordre herméneutique est celui des conditions de production et d'interprétation des textes. (4) Dans l'ordre référentiel, la détermination d'une référence présuppose l'interaction des trois autres ordres : « La référence [...] est un processus complexe d'appariement entre une classe de percepts, une classe de représentations (simulacre multimodal), et une classe de signifiés (associée à une classe de signifiants). Cet appariement suscite l'impression référentielle, qui constitue pour le sujet une objectivité. » (p. 19).

Ces ordres de description interagissent de façon complexe. Une théorie donnée - à tort ou à raison - pourra mettre l'accent sur un ou plusieurs ordres et les unir par diverses relations de dominance. Ainsi, selon Rastier, la linguistique contemporaine la plus en vue aurait oblitéré les ordres paradigmatique et herméneutique.

Son ontologie référentielle interdirait la construction de paradigmes structurés, chaque objet représenté ayant son essence propre. En outre, résultat de la domination de l'ordre syntaxique sur l'ordre herméneutique, il suffirait d'appliquer les règles syntaxiques sur les signes pour procéder ensuite à leur interprétation (p. 19).

La sémantique différentielle unifiée privilégie plutôt une herméneutique matérielle, une aporétique interprétation sans recours à un sujet psychologique ou philosophique : « non pas dire qui donne du sens et pourquoi, mais quelles sont les conditions et contraintes linguistiques qui s'imposent alors à quiconque, qu'il les néglige ou qu'il en tienne compte. » (p. 21).


La sémantique différentielle unifiée

Au chapitre deuxième, Rastier situe historiquement, sociologiquement et épistémologiquement les sémantiques linguistiques autonomes (ou linguistiques différentielles) relativement aux autres sémantiques. Il présente également les caractéristiques d'une sémantique différentielle unifiée comme la sémantique interprétative.

En combinant les variables signe / texte, signification (contenu en langue) / sens (contenu en contexte) ; paradigmes épistémologiques référentiel / inférentiel / différentiel, le sémanticien trace un portrait éclairant des recherches sémiotiques et sémantiques (p. 39).

1. Trois problématiques de la signification, centrée sur le signe, dominent l'histoire des idées linguistiques occidentales : a) La problématique de la référence, de tradition aristotélicienne, définit la signification comme une représentation mentale, précisément un concept. Elle est reprise diversement aujourd'hui par la sémantique vériconditionnelle et la sémantique cognitive. b) La problématique de l'inférence, d'origine rhétorique et de tradition augustinienne, définit la signification comme une action intentionnelle de l'esprit, mettant en relation deux signes ou deux objets. Elle est développée aujourd'hui par la pragmatique. c) La problématique de la différence, d'origine sophistique, développée par les synonymistes des Lumières, puis par la sémantique dite structurale, définit la signification comme le résultat d'une catégorisation. 2. Enfin, la problématique du sens prend pour objet le texte, plutôt que le signe, et définit le sens comme interprétation, passive ou active. Elle s'appuie sur les disciplines du texte (droit, théologie, critique littéraire, notamment) et donne lieu à deux sortes de théories : l'herméneutique philosophique, et l'herméneutique philologique. (p. 39)

Les quatre types d'approches sémantiques développés au cours des trente dernières années participent de l'un ou l'autre de ces paradigmes : 1. La sémantique logique ou sémantique vériconditionnelle « s'attache à juger de la vérité des énoncés, et des conditions auxquelles le langage peut dire le vrai ». 2. La sémantique psychologique « définit la signification comme le rapport entre des signes et des représentations ou opérations mentales. » 4. La sémantique linguistique autonome, issue de la linguistique structurale européenne, définit la signification comme un rapport linguistique entre signifiés, dotés de corrélats psychologiques, voire physiques, mais non définis par eux. (pp. 23-25).

La sémantique différentielle unifiée (fondée sur le texte, le sens et la différence) se veut une synthèse des sémantiques linguistiques autonomes. Elle impose à la fois un remembrement théorique et disciplinaire et un remembrement de l'objet (pp. 26-27) : (1) unification des perspectives méthodologiques que sont la production et l'interprétation ; (2) unification de la description de niveaux linguistiques (syntaxe profonde, sémantique et pragmatique intégrée) et de paliers linguistiques (lexie, période et texte définissent une micro-, une méso- et une macrosémantique) ; (3) unification de courants de recherche jusqu'ici séparés : au palier du mot les anciens encyclopédistes et surtout les synonymistes du XVIIIe siècle, les fondateurs de la lexicologie structurale (de Porzig et Weisgerber à Coseriu, Greimas et Pottier), au palier du texte les théoriciens de l'exégèse puis de l'herméneutique (en particulier saint Augustin et Schleirmacher), les folkloristes et mythologues (de Propp à Lévi-Strauss), les narratologues (de Booth à Genette) ; (4) unification des paradigmes épistémologiques sous le primat de la différence (pp. 38-40).

Rastier propose non pas « de faire fusionner les trois paradigmes, mais de traiter, dans le cadre d'une sémantique différentielle, de l'inférence et de la référence. ». Par exemple, l'inférence est traitée (au palier microsémantique) par la théorie des sèmes afférents. La référence est abordée par les concepts d'impression référentielle et de simulacre multimodal.


La microsémantique

Le chapitre III, section la plus étendue, porte sur la microsémantique, la sémantique du palier inférieur du texte qui prend pour limite supérieure la sémie. Elle se divise en trois sections.

(1) La théorie des sèmes : un sème peut être inhérent / afférent sociolectal / afférent contextuel ; spécifique / micro-, méso-, macrogénérique ; actualisé / virtualisé ou neutralisé / virtualisé / actualisé / saillant. (2) La théorie des unités lexicalisées oppose morphème / lexie / phraséologie ; sémème / sémie ; type / occurrence. (3) La théorie des relations contextuelles étudie les catégories de contextes (linguistique / non linguistique ; global / local ; actif / passif ; syntagmatique / paradigmatique ; proche / lointain ; syntagme / période / section (chapitre, chant, etc.) / texte) ; les unités en contexte (les morphèmes hors contexte, dans le contexte de la lexie, ainsi que la lexie en contexte) ; et enfin les opérations interprétatives (actualisation / virtualisation ; activation / inhibition / propagation ; assimilation / dissimilation).

Dans l'exposition de la théorie des sèmes, Rastier reprend pour l'essentiel ses livres antérieurs. Mentionnons cependant un développement important dans la typologie des classes sémantiques (taxèmes, domaines, dimensions) : l'ajout du champ, « ensemble de taxèmes pertinents dans une tâche. » (p. 221). Par exemple, le champ //moyen de transport// comprend des taxèmes (ou classes minimales) comme //'autobus', 'métro', 'RER'//, et //'autocar', 'train'//. A l'opposé des autres classes, le champ relèverait uniquement du discours, et il ne définirait par lui-même aucun type de sème.

Un lexique peut être caractérisé par le palier de complexité où il se situe et le système qui le structure. Les principaux paliers de la complexité lexicale sont le morphème (lexèmes libres ou liés, grammèmes libres ou liés, morphèmes zéro), signe linguistique minimal, et la lexie (simple ou complexe), groupe de morphèmes intégré. Les phraséologies sont des syntagmes ou suites de syntagmes fortement intégrés (ex. : prendre ses désirs pour des réalités). Le mot n'est pas un signe, mais une unité de signifiant, essentiellement graphique.

Le signifié d'un morphème est un sémème, celui d'une lexie une sémie. Enfin, deux statuts sont possibles pour une unité : le type ou l'occurrence. Ainsi, dans le corbeau apprivoisé le sème afférent contextuel /apprivoisé/ doit être représenté dans l'occurrence de 'corbeau', mais non dans son type. Un morphème-type relève du système dialectal (la langue), une lexie-type d'un sociolecte ou d'un idiolecte.

Pour des raisons philosophiques (par exemple, le primat de la référence) le lexique des morphèmes a été peu étudié. La description du lexique des lexies a accordé un privilège exorbitant aux lexies simples pourvues d'un lexème (noms et verbes). Enfin, le lexique des phraséologies, syntagmes ou suites de syntagmes fortement intégrés (ex. : prendre ses désirs pour des réalités), a été insuffisamment étudié.

Rastier propose diverses catégories de contexte : linguistique / non linguistique ; global / local ; actif / passif ; syntagmatique / paradigmatique ; proche / lointain. Notamment, il distingue quatre paliers de contextualité linguistique : le syntagme, la période, la section (chapitre, chant, etc.) et le texte. Le palier global affecte le palier local, éventuellement cette incidence sera médiée par les déterminations propres au(x) palier(s) intermédiaire(s) (p. 64).

Utilisant à des fins didactiques une perspective combinatoire qu'il récuse, Rastier discerne trois stades d'assignation des significations morphémiques (p. 66-68). (1) Hors contexte, même celui du mot, le morphème est pourvu de sèmes spécifiques, par contraste avec d'autres morphèmes, mais d'aucun sème générique (ou seulement de quelques-uns) : « Pour opérer à ce stade, on ne peut véritablement utiliser l'analyse sémique car elle exige des contextes. » (2) Dans le contexte de la lexie, les sèmes ne sont pas simplement conservés, mais actualisés ou virtualisés. En outre, des sèmes domaniaux sont adjoints. (3) Enfin, quand la lexie est décrite en contexte, sa signification se trouve en outre modifiée non seulement par actualisation et virtualisation de sèmes, mais encore par adjonction de sèmes (dits afférents en contexte).

Par exemple lev- comporte le sèmes /ascendant/ par contraste avec baiss- (/descendant/) ; ces deux morphèmes comptent en outre un sème générique commun /mouvement/ : « Pour opérer à ce stade, on ne peut véritablement utiliser l'analyse sémique car elle exige des contextes. Par exemple, si 'lev-' et 'baisse-' constituent une paire, c'est dans un contexte comportant le sème /animé/ (ex. : baisser ou lever le bras) ; dans un contexte comportant le sème /inanimé/, on aura la paire 'mont-' et 'baiss-' (ex. la mer monte ou baisse ; le dollar monte ou baisse ; baisser, monter le son). » 2. Dans le contexte de la lexie, les sèmes ne sont pas simplement conservés, mais actualisés ou virtualisés. Ainsi /mouvement/ est virtualisé dans 'élève', mais actualisé dans certaines acceptions de 'élévation'. En outre, des sèmes domaniaux sont adjoints. Ainsi 'élévation' s'oppose à 'coupe' dans le domaine //architecture// à 'introït', etc., dans le domaine //religion//, à 'bassesse' dans le domaine //morale//. 3. Enfin, quand la lexie est décrite en contexte, sa signification se trouve en outre modifiée non seulement par actualisation et virtualisation de sèmes, mais encore par adjonction de sèmes (dits afférents en contexte).

Trois opérations déterminent le sens des lexies en transformant les significations répertoriées en langue : l'activation des sèmes, leur inhibition, et la propagation des sèmes activés d'un sémème à l'autre. « Ces trois opérations obéissent à des lois de dissimilation ou d'assimilation, qui augmentent ou diminuent les contrastes sémantiques. » (p. 69).

(1) L'inhibition interdit l'actualisation de sèmes inhérents, qui sont alors virtualisés, dans les usages phraséologiques (par exemple, le sème /militaire/ est virtualisé par assimilation dans Rocard monter au créneau mais pas dans Bayard monte au créneau) ou ailleurs (dans un corbeau blanc, /noir/ est virtualisé). (2) L'activation, comme condition nécessaire mais non suffisante, permet l'actualisation des sèmes afférents (les sèmes inhérents sont actualisés par défaut, c'est-à-dire sauf inhibition). (3) La propagation de sèmes intéresse les sèmes afférents en contexte. La qualification et la prédication sont les moyens privilégiés des afférences contextuelles.


La description informatique du contenu lexical (M. Cavazza)

Au chapitre IV, M. Cavazza discute de la mise en oeuvre des aspects descriptifs de la sémantique interprétative dans les traitements automatiques de texte.

Comme la sémantique interprétative est une théorie descriptive et non pas explicative, le cadre épistémologique de l'implémentation sera celui de la simulation et non plus de la démonstration. Contrairement aux approches informatiques traditionnelles, dans l'approche différentielle, « on aura décrit le contenu linguistique et les procédures de traitement qui aboutissent à sa réorganisation avant de proposer des modalités de représentation. » (Cavazza, p. 94). La sémantique interprétative permet de concilier deux types de description : la description statique définit les traits inhérents ; tandis que la description dynamique règle les afférences.

La formalisation nécessaire aux traitements informatiques repose sur une séparation arbitraire entre forme et contenu, justifiée ici par des objectifs techniques, et qui prend des formes différentes. Cavazza aborde les formalismes logiques, lexicaux (par exemple le lexique génératif de Pustejovsky, 1991) et informatiques (par exemple les graphes conceptuels et la programmation logique avec contraintes). Dans la description non automatique, forme et contenu sont indistingués puisque les représentations métalinguistiques (le sème est représenté par une périphrase métalinguistique) sont destinées à des utilisateurs humains : « Dans le cas des traitements automatiques, on va être amené à séparer le contenu et la forme en confiant à un formalisme le soin de recueillir les contenus et d'en permettre différentes recombinaisons (comme la formation de molécules sémiques à partir de différents sémèmes) sur des bases formelles. » (p. 95). Pour des raisons pratiques, toute représentation informatique utilisera des composants non interprétés, élevés au rang de « primitives » de méthode.


La mésosémantique : concordance, accord, dépendance, rection

Dans le chapitre V, sur la mésosémantique, Rastier conteste le primat de la syntaxe au palier de la phrase, privilégie l'isosémie pour décrire des phénomènes dits syntaxiques, propose une typologie des énoncés fondée sur la présence d'isotopies facultative et d'isosémies, et enfin aborde les problèmes de représentation du mésosémantique (notamment par les graphes conceptuels inspirés de Sowa).

La mésosémantique rend compte du palier intermédiaire entre la lexie et le texte, c'est-à-dire de l'espace qui s'étend du syntagme pourvu d'une fonction syntaxique jusqu'à la période, en passant par l'énoncé. Contrairement à la phrase, artefact des linguistes, l'énoncé est pourvu d'un contexte et lié à une situation. La période, premier palier de globalité herméneutique (les genres à une période foisonnent : sonnet, notice d'entretien, etc.), est une « unité textuelle composée de syntagmes qui entretiennent des relations de concordance obligatoire. » (p. 223).

Concordance, accord, dépendance, rection

La place de la sémantique est contestée bien plus au palier traditionnel de la phrase qu'au palier du mot et du texte. Pourtant il convient de mettre fin à la prétendue autonomie de la syntaxe, notamment parce que les concordances isosémiques peuvent rendre compte des phénomènes d'accord et de rection, tout en ne morcelant pas l'ordre syntagmatique du texte.

La typologie rastiérienne distingue les isosémies (Pottier), isotopies prescrites par le système fonctionnel de la langue, et les isotopies proprement dites, facultatives en ce qu'elles relèvent d'autres systèmes de normes.

Pour ce faire, il faudra bien sûr d'abord parvenir à un partage clair entre traits sémantiques et traits syntaxiques. Voici un exemple de distinction des cas sémantiques - que Rastier propose, à la suite de Tesnière, d'appeler actants (p.135) - et des cas morphosyntaxiques (ou de surface) : dans Le pigeon est plumé par la rusée fermière, 'le pigeon' est au nominatif (morphosyntaxique) mais à l'accusatif (sémantique), 'la rusée fermière' à l'agentif (morphosyntaxique) mais à l'ergatif (sémantique) (p. 138).

Les isosémies d'accord ne se réduisent pas à la récurrence de grammèmes liés, et concernent tout aussi bien le contenu des lexèmes, en cela se manifeste l'autonomie des isosémies relativement aux accords morphologiquement définis. Par exemple, dans la grande montagne, le trait inhérent /genre féminin/ (indépendant d'un sème comme /sexe féminin/, par exemple dans la sentinelle) est récurrent dans le contenu des morphèmes -a et -e (que l'on considère comme des marques du genre) mais aussi dans celui de montagne, par l'entremise d'un morphème zéro (p. 120). Si les isosémies d'accord interviennent entre sèmes inhérents, les isosémies de rection s'établissent lorsqu'un sème inhérent conditionne l'actualisation du même sème mais afférent en contexte. Dans « le fermier tue le taureau, 'tue' comprend par défaut le trait casuel /ergatif/. L'actualisation de ce trait inhérent conditionne l'actualisation du même trait /ergatif/ dans le fermier, où il est afférent. » (p. 122). Enfin, il n'existe pas d'isosémies entre sèmes afférents, car ces sèmes ne relèvent pas du système fonctionnel de la langue.

Typologie isotopique des énoncés

Relativement à la problématique limitée ici à certaines isosémies d'accord et de rection, le problème des rapports entre syntaxe et sémantique se réduit à celui des relations entre isosémies et isotopies facultatives. En se limitant aux isotopies facultatives génériques domaniales, Rastier retient cinq cas remarquables : 1. Ni isotopie facultative, ni isosémie ; ex. : Que inutilement Au mais je Bianca cardinal la. 2. Des isosémies mais pas d'isotopie facultative ; ex. : Le silence vertébral indispose le voile licite (Tesnière). 3. Des isosémies et deux isotopies domaniales entrelacées (ici //ville// et //campagne//) ; ex. : Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin (Apollinaire). 4. Une isotopie facultative, mais rupture d'isosémies ; ex. : Le train disparu, la gare part en riant à la recherche du voyageur (Char). 5. Une isotopie facultative (ici //transports//) et des isosémies ; ex. : Le signal vert indique la voie libre (Tesnière).


Mésosémantique et grammaire d'arbres adjoints (TAG) (A. Abeillé)

Au chapitre suivant, Abeillé s'intéresse aux interactions entre le sémantique, le lexical et le syntaxique dans le cadre d'une grammaire d'unification lexicalisée : le formalisme des grammaires d'arbres adjoints (TAG), qui utilise le même langage de représentation (arbres lexicaux ou structures de traits) pour les connaissances syntaxiques et sémantiques : « Une grammaire d'arbres adjoints (ou Tree Adjoining Grammar, notée TAG), est un ensemble fini d'arbres élémentaires combinés par les opérations d'adjonction ou de substitution. » (p. 147).

Utiles pour une analyse sémantique en termes de dépendances lexicales, les arbres de dérivation TAG doivent être enrichis pour rendre compte de phénomènes sémantiques plus complexes comme la portée des quantificateurs ou celle des modifieurs. Abeillé utilise deux modes d'enrichissement des arbres de dérivation TAG : d'abord en les reliant à une représentation sous forme de graphes conceptuels (cf. Sowa, 1984), puis en utilisant une représentation plus sophistiquée, à base d'arbres sémantiques, développée par Shieber et Schabes (1990).

Selon Rastier, les grammaires d'unification offrent de grandes possibilités d'implantations informatiques classiques : elles utilisent des traits sémantiques, hiérarchisent les contraintes sémantiques et celles morphosyntaxiques. En particulier, Abeillé montre qu'elles peuvent tenir compte de la différence entre sèmes inhérents et afférents et décrire les effets de contexte sémantiques au sein du syntagme (p. 139).


La macrosémantique : critères typologiques des genres textuels

Le chapitre VI débute par une définition du texte : « Un texte est une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque. » (p. 168). Le palier du texte constitue le palier de complexité supérieur de l'usage linguistique : « De la même façon que la diversité des langues est le problème fondateur de la linguistique, la diversité des textes fonde la sémantique des textes. » (p. 169).

La textualité, quant à elle, est définie comme l'ensemble des propriétés qui rendent le texte irréductible à une suite d'énoncés.

Comme il n'existe pas de texte sans genre et de genre sans discours, et que la global détermine le local, la sémantique différentielle doit proposer des critères typologiques (sans pour autant produire une typologie in abstracto).

Rastier rejette les critères fonctionnels anthropologiques et philosophiques qui fondent habituellement les typologies des discours et des textes (en particulier, celles de Longacre, de Beaugrande et Dressler, de Greimas et d'Adam). Il leur substitue, sans hypothèse universaliste, des critères sémantiques qui permettent une typologie ouverte (le nombre des fonctions dialectiques, des genres, des discours n'étant pas fixé a priori). En tant que « programme de prescriptions positives ou négatives (et de licences) qui règlent la production et l'interprétation des textes » (p. 222), un genre est défini sémantiquement par des interactions normées entre les quatre composantes du niveau sémantique (p. 183).

Corrélativement « Les caractères particuliers de chaque texte sont définis par une interaction propre de ses composantes sémantiques, qui spécifie l'interaction définitoire du genre » (p. 183) :

1 - La thématique rend compte des contenus investis, c'est-à-dire du secteur de l'univers sémantique mis en oeuvre dans le texte. [...] 2 - La dialectique rend compte des intervalles temporels dans le temps représenté, de la succession des états entre ces intervalles, et du déroulement aspectuel des processus dans ces intervalles. 3 - La dialogique rend compte des modalités, notamment énonciatives et évaluatives, ainsi que des espaces modaux qu'elles décrivent. [...] 4 – La tactique rend compte de la disposition séquentielle du signifié. (p. 40)

Dans ce dispositif hétérarchique (sans directionnalité), chacune des composantes est simultanément en interaction avec les autres. Chaque unité sémantique peut être caractérisée en fonction des quatre composantes, aux trois paliers d'analyse, grâce aux trois degrés de systématicité (dialecte, sociolecte et idiolecte) et selon les quatre ordres de la description linguistique.

Chaque composante est en affinité particulière mais non exclusive avec un ordre : thématique et paradigmatique, tactique et syntagmatique, dialectique et référentiel, dialogique et herméneutique (p. 186).

Si complexes ou si abstraites que soient les unités et les relations dans les quatre composantes, elles restent analysables en sèmes et sont dérivées par diverses opérations méthodologiques des unités et des relations des paliers mésosémantique et microsémantique.

Voici, par exemple, comment Rastier caractérise la notice d'entretien d'un avion qu'il analyse.

(1) Une thématique fixe (isotopie générique de champ unique, molécules sémiques invariables et correspondant à des lexicalisations à fort recouvrement (ex. la cuve du filtre/la cuve)).

(2) Dans la dialectique, l'inventaire des acteurs est fixe (il n'y a pas création ni disparition d'acteurs). Les fonctions sont réversibles (ex. déposer/reposer, défreiner/freiner) et leur succession est ordonnée fixement.

(3) La dialogique se caractérise par une prépondérance du factuel (plutôt que du contrefactuel ou du possible) et les foyers énonciatif et interprétatif sont fixes.

(4) La tactique ne correspond à aucune succession temporelle dans la première partie (outillage et ingrédients), mais à une succession stricte dans la seconde (échange des éléments filtrants) (p. 183).

Les composantes sont susceptibles d'interactions binaires. Ainsi, la thématique et la tactique sont nécessaires dans tout texte : c'est le cas limite de certaines énumérations. Les autres interactions binaires attestées sont thématique/dialogique et thématique/dialectique. Enfin, Rastier appelle l'étude des interactions ternaires et quaternaires.


L'« ouverture sémiotique » (F. Rastier et M. Cavazza)

En guise d'épilogue, Rastier et Cavazza présentent notamment les directions de recherches prévisibles de la sémantique interprétative (les composants sémantiques, les fonctions syntaxiques, les stratégies interprétatives), de sa mise de sa mise en oeuvre informatique et les directions que pourraient prendre, en tenant compte de la sémantique différentielle, les traitements automatiques du « langage naturel », l'IA et les recherches cognitives.

Pour mieux s'intégrer à la vie sociale, les systèmes informatiques devront passer de « machines symboliques » (au sens étroit du terme) à « machines sémiotiques ». Ce changement de problématique suppose un développement de la sémiotique dans trois directions : (1) la sémiotique multimodale, (2) la sémiotique des pratiques sociales, laquelle suppose (3) une sémiotique des cultures (« une culture peut très bien être définie comme un système hiérarchisé de pratiques sociales » (p. 211)).

La sémiotique multimodale - nécessaire en informatique devant les interfaces multimodales, la réalité virtuelle ou augmentée - étudie « L'interaction entre le contenu linguistique et les contenus véhiculés par d'autres modalités sémiotiques » (p. 212). Rastier et Cavazza distinguent multimédia, multimodalité et polysémiotique. Le terme de multimodalité confond deux sortes d'interaction : celle de canaux perceptifs différents et celle de systèmes sémiotiques différents. En effet, l'interaction de canaux perceptifs différents peut ne convoquer qu'un seul système de signes (une même langue, par exemple, dans les conversions automatiques graphèmes-phonèmes). Comme les notions de multimodalité et de multimédia ne réfèrent qu'au plan de l'expression, il faut faire intervenir la notion de polysémiotique. Pour la sémantique linguistique se pose alors la question de la spécificité du sens linguistique : il est certes distinct, mais compatible avec le sens d'autres sémiotiques :

Mais cette compatibilité ne préjuge aucunement de l'existence d'un niveau conceptuel amodal. Nous avons formulé au contraire l'hypothèse de représentations multimodales, qui sont des corrélats psychiques des perceptions multimodales, comme des parcours interprétatifs polysémiotiques. (p. 212)

Ce cadre théorique devrait permettre de décrire les parcours interprétatifs quels qu'ils soient, multimédia, multimodaux et/ou polysémiotiques (p. 213).

Pour aborder le problème des interactions polysémiotiques, plusieurs voies s'ouvrent : une sémiotique des signes, une sémiotique des systèmes de signes, une sémiotique des processus.

(1) Une typologie des signes ne saurait suffire : le type d'un signe varie avec les situations et les modes d'interprétation, « Ainsi un index pourra fonctionner comme symbole ou comme icône selon les contextes. » (p. 212).

(2) La typologie des systèmes de signes complète et dépasse celle des signes, mais elle néglige le caractère polysémiotique des langues : un signe de ponctuation ne fonctionne pas comme un morphème ; un type de morphème comme un autre type de morphème ; un morphème comme une lexie ; etc.

(3) En fait, « la sémiotique des systèmes doit être régie par une sémiotique des processus » (p 213), laquelle exige une réflexion sur les interactions des instances systématiques régissantes (par exemple les degrés de systématicité (dialecte, sociolecte, idiolecte), les composantes sémantiques, les ordres de description).

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Sémantique pour l'analyse, comme les autres ouvrages de Rastier, met en oeuvre un rationalisme empirique (opposé au « rationalisme dogmatique ») et un nominalisme méthodologique. Bien qu'il se distingue par son didactisme (nous ne nous en plaindrons pas), il manifeste les mêmes qualités : originalité, érudition, vision polyscopique (polysémiotique !) des phénomènes, approche globale mais non universaliste, souci de décrire le particulier, critique redoutable des hypostases théoriques, interdisciplinarité tempérée, etc.

Paradoxalement, certaines des qualités de la théorie en entravent la diffusion. Ainsi, l'antiuniversalisme de principe interdit la constitution de rassurants inventaires universels, fermés et limités dans le nombre et la nature de leurs éléments. Prenons la dialectique : l'inventaire des actants, acteurs, rôles, fonctions, agonistes, etc., est relatif à la culture, au discours, au genre, au corpus sélectionné et aux objectifs de la description... Alors que Greimas postule l'existence de seulement quatre agonistes (qu'il appelle actants), Rastier appelle à les faire « proliférer ».

Quelques propositions théoriques nous paraissent devoir être précisées. Nous présenterons ici trois zones d'ombre.

(1) Les relations entre instances de codification (dialecte, sociolecte, idiolecte) et la typologie des composants (sèmes inhérents, afférents sociolectaux et afférents idiolectaux). « L'idiolecte est un système de normes textuelles propres à un émetteur.[2]» (1989 : 49).

Comme les sèmes afférents ne sont pas définis par le dialecte et qu'il n'existe que deux types de sèmes afférents, tout sème afférent non sociolectal serait idiolectal.

Relèveraient de l'idiolecte les sèmes obtenus par deux voies différentes. D'une part seraient idiolectaux les sèmes actualisés par toute prédication ou qualification : « Par qualification ou par prédication, elles [les normes idiolectales] peuvent adjoindre à la signification d'un mot les sèmes les moins prévisibles. » (p. 60). D'autre part, certains sèmes afférents non sociolectaux ne sont produits par aucune qualification ou prédication (du moins dans le texte analysé) : ainsi Rastier (1989 : 233) démontre que 'écume' contient dans plusieurs poèmes de Mallarmé le sème mésogénérique /littérature/, cet interprétant l'autorise à actualiser le sème dans ce sémème de Salut. Les instances de codification définissent, nous semble-t-il, des unités-type (mais relèvent de la langue seulement les unités dialectales) dont la pertinence déborde le texte analysé (contrairement aux molécules sémiques qui peuvent s'y limiter). S'il en est bien ainsi, une prédication ou une qualification ne produit un sème idiolectal que dans la mesure où elle explicite le contenu d'une unité-type idiolectale ; de la même manière un topos, axiome normatif sous-tendant une afférence sociolectale, peut être explicité ou non dans un texte (cf. 1989 : 63).

(2) Le statut des unités globales, plus précisément des thèmes composés (formés de deux sèmes et plus). Un thème est-il défini seulement par une co-récurrence d'au moins deux sèmes ? Toute co-récurrence - par exemple d'un sème spécifique et d'un sème générique, ou de deux sèmes génériques de type de classes différents - définit-elle un thème ou doit-elle, pour ce faire, être « structurée » ? Le thème est, d'une part, défini comme « un ensemble structuré de sèmes » (p. 177) et, d'autre part, on envisage des thèmes génériques composés ou simples (p. 177). Il semble exclu qu'un thème simple ou composé soit mixte, à la fois générique et spécifique, même si l'isotopie mixte appartient à la typologie isotopique (cf. 1987). Pour Rastier, les thèmes spécifiques sont toujours formés d'un groupe structuré de sèmes non nécessairement lexicalisé, appelé molécule sémique. Puisque les molécules ne seraient faites que de sèmes spécifiques (cela reste à étayer) toute molécule est un thème spécifique, voire tout thème est une molécule : « Un «thème», quand il peut être défini sémantiquement, n'est autre qu'une molécule sémique. » (p. 223). Cette dernière définition paraît plus une redéfinition de la notion classique de thème qu'une explicitation du nouveau sens que prend le mot dans la sémantique interprétative. Au sens le plus général, il nous semble que toute récurrence, ou co-récurrence, de sèmes génériques (même de types de classe différents) et/ou spécifiques définit un thème. Parmi ces thèmes, certains sont structurés, c'est-à-dire qu'ils acquièrent une pertinence pour la description en apparaissant comme des formes prégnantes. C'est le cas en particulier des thèmes homogènes, qu'ils soient génériques ou spécifiques. L'homogénéité générique / spécifique s'accorde avec la conception morphosémantique du texte. Cette opposition est alors homologable à une série d'oppositions : fond / forme, continu / discontinu, global / localisé, voire unicité / multiplicité (la grande densité des isotopies génériques induit l'impression de leur unicité et de leur continuité).

(3) L'unification des paradigmes épistémologiques, en particulier le traitement du problème de la référence au sein du paradigme différentiel. Nous avons proposé ailleurs (Hébert, 1995), à partir d'un rectangle sémiotique (signifiant, signifié, concept, référent), une typologie des parcours référentiels. Un parcours référentiel est l'ensemble de termes et de relations qui mènent du signifiant au référent. Il appert que la sémantique interprétative opte pour un parcours tétradique, distinguant le signifié du concept. Nous avons tenté, par la suite, de dégager et de préciser l'entièreté du parcours. Participent directement de ce parcours, outre le signifiant et le signifié, les termes suivants : l'impression référentielle (1987), l'image mentale (1989), le simulacre multimodal (1991), les percepts (1991) ; on peut également distinguer les percepts de leur objet. Ces cinq notions de même que leurs relations restent pour une part à éclaircir. Abordons ici quatre de ces termes. La notion d'image mentale, trop restrictive, se voit précisée par celle, postérieure, de simulacre multimodal (1991 : 207). Elle s'interprète alors de trois manières. Dans la mesure où les modalités sensorielles sont indissociables des modalités culturelles (1991 : 207), on peut la considérer, au sens restreint, comme l'une des espèces de simulacre multimodal : il s'agit d'une représentation sensoriellement monomodale, visuelle évidemment[3]. On peut encore la considérer comme la partie d'un simulacre multimodal qui met en jeu la modalité visuelle. Enfin, en vertu de l'importance chez l'homme de la modalité visuelle, elle devient, au sens large, synonyme de simulacre multimodal. Un certain flottement semble subsister dans la notion d'impression référentielle, dont l'appellation fut préférée à celle, inutilement péjorative, d'illusion référentielle popularisée par Barthes et Riffaterre (1989 : 245). Elle est tantôt assimilée au simulacre - « représentation mentale contrainte par l'interprétation d'une suite linguistique. Cette représentation peut s'interpréter comme un simulacre multimodal. » (p. 222, au glossaire) -, fût-ce comme l'une de ses espèces - « L'impression référentielle, simulacre multimodal à caractère perceptif, est le produit d'une élaboration psychologique des signifiés. » (1991) - ; tantôt produite par un appariement dont participe le simulacre (p. 19, au passage cité plus haut)[4]. Il importe que la sémantique interprétative mette au point sa théorie référentielle, ne serait-ce que pour répondre à l'obsession de la tradition occidentale face à la référence.


NOTES

[1] Essais de sémiotique discursive (1973) préfigure à certains égards Sens et textualité (1989), notamment pour ce qui est du niveau événementiel de la dialectique (cf. 1989 : 72 et suivantes).

[2] Rastier (1990 : 22) précise ailleurs : « Par idiolectales j'entends non seulement les normes individuelles, mais les normes collectives privées (langage câlin, familial, etc.). ».

[3] En ce cas, un simulacre peut s'avérer sensoriellement monomodal, et ce type de simulacre pourrait reposer sur une modalité autre que visuelle. Ajoutons qu'il n'existe pas, selon la sémantique interprétative, de niveau conceptuel amodal (Rastier, 1991 : 212).

[4] La citation suivante rassemble les trois notions problématiques : la référence « s'établit par la constitution d'impressions référentielles, sortes d'images mentales que nous avons définies comme des simulacres multimodaux. » (p. 18).


BIBLIOGRAPHIE

HÉBERT, L. 1995. Sémantique interprétative et nom propre, Thèse de Doctorat, Quebec, U. Laval.

PUSTEJOVSKY, J. 1991. The Generative Lexicon, Computational Linguistics, 17, 4.

RASTIER, F. 1987. Sémantique interprétative, Paris : PUF.

RASTIER, F. 1989. Sens et textualité, Paris : Hachette.

RASTIER, F. 1990, La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique, Nouveaux Actes Sémiotiques, 9, p. 5-53.

RASTIER, F. 1991. Sémantique et recherches cognitives, Paris : PUF. 

SHIEBER, S., SCHABES, Y. 1990. Synchronous Tree Adjoining grammars, Actes 13° COLING, Helsinki, vol. 3, p. 253-260.

SOWA, J. 1984. Conceptual structures, Information processing in mind and machine, New York : Addison Wesley.


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©  septembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : HÉBERT, Louis. Une sémantique différentielle unifiée. Texto ! septembre 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Hebert_CR.html>. (Consultée le ...).